Sur le terrain, l'ethnologue est accueilli, observé, épié, manœuvré par la population qu'il étudie, et qui, en retour, le jauge. Il n'est pas le seul à déployer des stratégies dans la relation... et d'en jouer. L'accent porte ainsi sur la réciprocité de la mise en scène de Soi et de l'Autre tant par l'ethnologue que par ses partenaires sur le terrain. L'enquête ethnologique est un jeu qui se joue nécessairement à plusieurs. Ses règles et ses enjeux évoluent au gré de l'immersion et de la perception de l'altérité réciproque, toujours présente, même dans le cas d'une enquête " chez soi ". Tous sujets d'un même terrain, les acteurs - l'ethnologue comme ses partenaires - négocient des positions mouvantes autour du contexte et de l'imaginaire de l'enquête.
Dieu d’eau paraît en 1946 mais il fait suite à de nombreux travaux et recherches menés sur le terrain (les falaises de Bandiagara) à partir de 1931, année de départ de la mission Dakar-Djibouti. Mais, c’est au sein de la Société des Africanistes (1930) et autour de son Journal (1931) que s’organise sous l’impulsion de Marcel Griaule la nébuleuse africaniste : ethnologues, muséographes, administrateurs, missionnaires, voyageurs. Le début des années trente apparaît alors comme un moment clé de l’histoire de l’africanisme lors duquel se constitue une ethnologie originale dont les travaux sur les Dogons sont à l’origine d’une tradition d’anthropologie religieuse .
Scène primitive et événement mythique
En 1946, MARCEL GRIAULE s’établit en pays dogon pour une mission qui durera trois mois et demi. l'équipe, restreinte, comprend, outre Griaule, trois autres chercheurs, Solange de Ganay, Germaine Dieterlen et la jeune étudiante Geneviève Griaule, alors âgée de vingt-deux ans.
L'équipe s'installe à Ogol-du-Haut, la partie "haute" des villages des Ogol, plus communément appelés Sangha,.
Un jour, l'improbable se produit. L'on vient chercher Griaule sous un prétexte, la vente d'une amulette dont il ne sera plus jamais question. Devant sa porte, un vieillard aveugle l'attend. Ogotemmêli
Se place ainsi un moment « miraculeux » dans l’histoire de l’ethnologie et dans l’existence de Griaule et qui culmine avec la publication de Dieu d’eau en 1948, un an après la mort de celui (Ogotemmêli) qui a ouvert à Griaule le chemin qui conduit, par étapes, de la « parole de face » à la « parole claire », stade ultime de la connaissance profonde des choses.
. La connaissance ne se transmet qu'à ceux qui sont prêts à la recevoir, de la même manière qu'elle ne peut être transmise que par un initié, un sage, dépositaire de la tradition. " Griaule rappelle ainsi qu’à la suite de la blessure de chasse qui l’a rendu aveugle, Ogotemmêli a approfondi des connaissances dont il devait l’essentiel à son grand-père et à son père :
« […] après son accident, il avait appris davantage encore. Replié sur lui-même, sur ses autels et sur chaque parole entendue, il était devenu l’un des plus puissants esprits des Falaises […]
Ogotemmêli apparemment sait qui est Griaule ; on lui a rapporté ses recherches, de même que son assiduité à comprendre le religieux. S'il le fait venir ce jour-là, avec l'accord du conseil des anciens de Sanga, c'est parce qu'il estime qu'il en sait suffisamment pour accéder au niveau supérieur de la connaissance. Le vieil initié commence par choisir avec soin le lieu de ce premier entretien, à l'abri des oreilles indiscrètes, puis il attend, dans cette position familière, assis, le visage penché, les mains croisées au-dessus de la tête. car le vieux Chasseur avait la réputation d’être devenu « l’un des plus puissants esprits des falaises » Celui-ci s’était donc fait une opinion positive des recherches menées sur le terrain et voulait instruire les Blancs de son savoir transmis par son grand-père, puis par son père. Les entretiens auront alors lieu dans la maison d’Ogotemmêli, dans le plus grand secret car une des difficultés de l’enquête sera de faire attention à tous, des enfants au Hogon, de « l’inconcevable curiosité » des femmes à la « sottise » des hommes (). Il fut alors laborieux de trouver l’endroit adéquat qui permettrait de s’isoler et plus encore, d’être systématiquement attentifs au moindre bruit suspect qui trahirait une présence. Ainsi, dans presque chacun des chapitres, on parle « d’autres oreilles », parfois immatérielles, il faut alors chuchoter afin que la voix soit presque imperceptible, surtout lorsqu’il s’agit d’évoquer le Lébé car son prêtre, le Hogon habite la maison qui se situe derrière celle du vieux Chasseur la discrétion pour évoquer la cosmogonie est liée au rôle fondamental que joue la parole chez les Dogon) . Une autre difficulté apparaît immédiatement à Ogotemmêli, il se demande comment instruire un Blanc, cette question restera en suspens mais le sergent Koguem se chargera des traductions lors de ces entretiens libres -chaque jour, l’Aveugle décide du thème de la journée en suivant un ordre précis- mais presque semi-directifs puisque Griaule relance son interlocuteur et lui pose des questions précises : il consigne chaque soir le compte-rendu des informations recueillies dans la journée.
Ce que Griaule pense découvrir alors, jour après jour, entretien après entretien, c'est une vertigineuse cohérence de l'organisation chez les Dogon, vertigineuse parce qu'elle est parfaite, parce que tout s'explique, tout est lié, tout est symbole. Le moindre aspect de la vie renvoie à l'ensemble, à la conception de l'univers, ramène immanquablement au divin, comme l'architecture d'une maison ou celle d'un grenier à grain qui évoquent toutes deux le système du monde, les peintures sur les sanctuaires, le rôle du chef religieux, le Hogon, celui, également symbolique, du forgeron, la redistribution de la force vitale dans le rite du sacrifice, la cérémonie qui a lieu avant la récolte du mil, les jeux des enfants, les danses, la société des masques, les correspondances établies entre les êtres, les objets, les animaux, et leur classement en catégories qui constituent une explication de l'univers1. Seuls quelques initiés savent la vraie signification de certains gestes du quotidien, de certaines paroles, des cérémonies, mais le peuple dogon dans son entier vit avec un sens aigu du symbole et du sacré, dans le respect de cette organisation mise en place par les huit Ancêtres. "En travaillant avec Ogotemmêli, mon père a découvert des étymologies passionnantes du point de vue de la symbolique, et il me demandait alors d'étudier de près certains termes", se souvient Geneviève Calame-Griaule, qui cite en exemple le mot soy (tissu) interprété comme soi (c'est la parole), que Griaule avait noté pendant un entretien sur la révélation de la parole par le tissage.
A son retour de mission, Griaule s'empresse de répandre la bonne nouvelle. Il a l'idée d'un livre littéraire, Dieu d'eau, sans l'appareil scientifique habituel, qui donnera à voir, au plus grand nombre, la mythologie dogon, mais le projet, trop immense, ne peut apaiser pour l'heure son enthousiasme . Il commence donc par rédiger dans l'urgence deux articles sur ce récit mythique, sans allusion au contexte, ni même à Ogotemmêli. En évoquant l'union du Dieu Amma, le Ciel, et de la Mère primordiale, la Terre, la naissance du fils incestueux et perturbateur de la création, Yourougou, puis du rédempteur sacrifié, le couple Nommo, Griaule montre qu'il s'agit là d'une cosmogonie véritable, une mythologie tout aussi intéressante, complexe et respectable que les autres, celles, dit-il souvent, "de la Grèce et de la Rome antiques, de l'Egypte, de la Chine ou de l'Inde". Dès lors, Griaule est animé tout entier par la volonté de faire connaître la grandeur de ces civilisations dites "primitives", considérées avec mépris par des Occidentaux imbus d'eux-mêmes, figés dans leurs préjugés et leur ignorance. Il s'indigne : "L'habitude est très généralement répandue en France d'aborder les problèmes de la mentalité des populations «non civilisées» avec assurance. Les non-civilisés - terme poli -, les sauvages - terme courant - sont de grands enfants, des simples, des arriérés, des anthropophages2" ; il multiplie les déclarations : "C'est donc une sorte de grande religion, de grande pensée cohérente qui se dessine dans les savanes occidentales.
Savoir initiatique ou ethnofiction ? APPROCHE CRITIQUE
On ne peut pourtant que souligner en premier lieu ( quels que soient les défauts, qu’on verra par la suite) que ces travaux ont eu, à l'époque coloniale, un immense mérite, celui de donner une dignité à des ensembles humains à qui était déniée la possibilité même de posséder une culture. Que ceci ait été payé parfois de « l'invention des cultures dogon », bambara ou malinké n'ôte rien à ce mérite, car il s'agissait du seul moyen de les sortir des ténèbres dans lesquelles les avait plongés la condition d'indigène telle qu'elle avait été définie par le colonisateur. Là résidait la seule possibilité de les faire sortir de l'indistinction coloniale et de les faire exister humainement. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que les intéressés dogon, bambara ou malinké aient témoigné, en retour, une reconnaissance sans bornes à leurs pères et mères spirituels en puisant allègrement dans le réservoir immense offert par leurs oeuvres.
Notons également que Marcel Griaule a fait construire un barrage à Sanga qui a permit à la région de prospérer et que pour lui marquer leur reconnaissance, les Dogon ont enterré -symboliquement- l’auteur comme l’un des leurs.
Enfin, du point de vue de la recherche ethnologique, cet ouvrage est précurseur car il a l’avantage de rendre compte de tous les aspects d’ordre symbolique et matériel qui déterminent les conceptions et les pratiques des Dogon, en mettant en avant de nombreuses interprétations qui font de Dieu d’eau une des « monographies » fondatrices du genre.(Eleonore chapuis). Selon l’article qu’elle consacre à dieu d’eau, l’un des plus grand mérite de l’auteur en tant que chercheur serait la découverte des signes zodiacaux : en réfléchissant à propos du bélier, des jumeaux, du scorpion, des vierges, il se rendit compte que le zodiaque n’était pas inconnu des Dogon (même si ils n’en avaient pas l’utilisation commune que nous lui connaissons actuellement). Il retrouva alors une trace interprétative, un chaînon manquant d’un système de signes qui pose encore des difficultés aux chercheurs quant à son origine, avec la seule connaissance à l’époque d’une large diffusion dans le bassin méditerranéen sans pouvoir en expliquer les sources.
En situant sur le même plan les Dogon et les Bambara d'une part et les Grecs, les Hindous et les Chinois d'autre part, M. Griaule et G. Dieterlen ont hissé, pour le meilleur et pour le pire, ces « peuplades » du Soudan au rang des grandes civilisations de l'Orient et de l'Antiquité
L’anthropologie passionnée qu’a suscitée le peuple dogon et le caractère spéculatif de certains de ses écrits ont été discutés par différents chercheurs, Georges Balandier sera le premier en France à porter un regard critique sur l’œuvre de Griaule. En 1959, il publie dans les Cahiers internationaux de sociologie une critique dense de son école, lui reprochant entre autres un manque de références aux cadres sociaux objectivement observés, un privilège excessif donné aux aspects les plus ordonnés de la société et l’absence de perspective historique dans les analyses.. Le principal reproche que lui fait anthropologie française est l’idéalisation de la culture à laquelle aboutit une étude où se confondent l’univers mythique et la réalité sociale. En effet, que ce soit au niveau des échanges commerciaux avec le Maghreb, de la diffusion de l’arabe écrit, de l’échange des femmes depuis plusieurs siècles et de la véhiculation de l’Islam, on ne peut ignorer que les conceptions religieuses des Dogon et l’ensemble de leur culture n’aient été influencés. « L’idée pure » d’un mythe intrinsèquement lié au canton de Sanga qui ne tient compte ni des relations transversales entre les peuples, ni de l’effet du temps et de la transmission orale demande une révision, d’autant plus nécessaire que le livre se base sur le recueil d’un seul témoignage
En effet, en tous temps, les Dogon furent en situation d’interaction avec des cultures voisines et, de ce fait nécessairement confrontés, le plus souvent sur un mode dominant-dominé, aux traditions dont la culture des “Autres” était porteuse. Cette confrontation commence dès la période pré-coloniale, où les Dogon, dominés par les empires musulmans esclavagistes, ont dû faire le choix entre leur tradition et l’islam et construire leur ethnicité. Ensuite, la colonisation française s’impose et invente les coutumes Dogon qu’elle codifie.
Enfin, la question se pose désormais de la construction d’une ontologie culturelle par l’Ecole Griaule et de ses « effets
Les critiques anglo-saxonnes formulées envers son ouvrage majeur, Dieu d’eau, sont généralement plus poussées que celles des compatriotes de Griaule. James Clifford (1995) s’est ainsi attaché à éclairer le renversement de situation survenu à partir des fameux entretiens avec Ogotemmêli et introduit la problématique de l’important rôle des Dogon eux-mêmes dans l’évolution ethnographique des travaux de Griaule .a paru en 1991 un article d’un hollandais, Van Beek, qui a tenté de vérifier les travaux de Griaule sur le terrain, et les confronte dans « Dogon restudied » avec les données qu’il a lui-même recueillies durant onze ans. Or ses informateurs, qui reconnaissent parfaitement les mythes publiés dans Masques dogons, disent ne jamais avoir entendu parler de la version relatée par Ogotemmêli. Van Beek essaie de reconstruire les composantes du mythe, démontrant l’amalgame opéré entre différentes réalités dogon et européennes. Cet article est d’autant plus précieux qu’il est suivi des commentaires de nombreux auteurs « spécialistes » du monde dogon qui considèrent pour la plupart Dieu d’eau comme le produit d’une interaction entre un chercheur opiniâtre et un informateur intelligent et créatif. Au regard de ces différents commentaires, il est désormais admis que les mythes recueillis après la guerre par Griaule et ses collaborateurs, bien que comprenant de nombreux éléments autochtones, sont des constructions.
Selon Walter Van Beek, ce parti pris méthodologique a conduit à la “ création collective d’une culture dogon mystagogique ” c’est-à-dire une culture gouvernée par les mythes et dont les “ vrais secrets ” n’étaient connus que de quelques-uns. Ils ont ainsi prétendu avoir découvert “ un ensemble logique de symboles exprimant un système de pensée qui révèle à l’étude une cohérence interne, une sagesse secrète, et une appréhension des réalités ultimes égales à celles que nous, européens estimons avoir atteint. ” (Griaule et Dieterlen, 1954 : 83)
Fait donc question la volonté de construire une altérité culturelle, exotique, en postulant l’homogénéité, la cohérence et la permanence, la “ pureté ” de la culture dogon. Pour en arriver là, il a fallu inventer une “ sagesse secrète ”, présentée comme originale, authentique et complexe, mais qui, chose étrange, n’était pas susceptible d’être expliquée par l’histoire ou l’anthropologie. le mythe suffirait à expliquer la société, ses institutions tout autant que sa culture matérielle. Á l’instar de l’ethnologie ou de la sociologie, le mythe dogon serait un moyen de compréhension de la société dogon tout entière.
On peut toutefois noter que cette médiatisation de la culture ne concerne les individus dogon que de façon inégale. . le pays dogon couvre un vaste territoire s’étendant du sud-est du Mali au Burkina Faso, or un village a été l’objet d’un intérêt nettement plus important que les autres, tant au niveau de la recherche anthropologique qu’au niveau du tourisme. A cheval sur la falaise sud et la plaine dans la région dite Bombou, le village de Sangha constitua le point d’arrêt de la fameuse mission Dakar-Djibouti, première mission ethnographique française qui de 1931 à 1933 traversa quinze pays d’Afrique afin d’enrichir les réserves du Musée du Trocadéro et d’affermir la spécificité de la démarche de l’anthropologie, discipline alors balbutiante. C’est à Sangha que la mission s’arrêta en 1931 et que Marcel Griaule, à sa tête, fut pris d’un coup de cœur pour la culture dogon. C’est à Sangha encore que se succédèrent les différentes missions scientifiques conduites par Griaule et ses successeurs, puis qu’arrivèrent ensuite les touristes en mal d’exotisme. Le terme « dogon » employé ici correspond au village de Sangha et à sa périphérie, zone où les contacts avec les étrangers sont permanents. L’apport financier des missions ethnologiques a entraîné une amélioration des conditions de vie des habitants, concrétisée par la construction en 1950 du barrage de Sangha à l’instigation de Marcel Griaule. Le rôle de médiateur politique qu’a tenu ce dernier entre les Dogon eux-mêmes mais surtout entre eux et l’administration a également pu jouer en leur faveur.
La dimension idéologique à l’œuvre dans l’ethnologisation de leur culture n’a ainsi sans doute pas échappé aux interlocuteurs des chercheurs, qui se sont montrés particulièrement actifs dans le prolongement des enquêtes à leur sujet. Ainsi, la mise en valeur anthropologique de la culture dogon a animé un vif engouement exotique pour cette société.
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"Pour en arriver là, il a fallu inventer une “ sagesse secrète ”, présentée comme originale, authentique et complexe, mais qui, chose étrange, n’était pas susceptible d’être expliquée par l’histoire ou l’anthropologie."
Aujourd'hui le 30 juillet 2008, cette sagesse est explicable (,merci l'histoire).
Je ne suis jamais allé en pays Dogon, je n'en ai jamais rencontré, je ne parle aucune de leur langues (je ne prétend nullement les connaître mieux que vous), mais je vous jure sur mon honneur que j'ai une explication rationnelle et scientifique.
Je souhaiterais en discuter sérieusement avec des spécialistes de cette culture, en particulier des mythes relatés dans l'ouvrage de Marcel Griaule "Dieu d'eau". Certains propos "attribués" à Ogotemmêli (présentées comme incompréhensibles par le narrateur) m'apparaissent clairement explicables à la lumière de découvertes scientifiques récentes.
Voici mon contact:[email protected], je précise que je ne cherche pas d'argent, mais simplement à infirmer ou affiner mon interprétation. Merci.
Rédigé par : Mr ZECLER | mercredi 30 juil 2008 à 19h06