Note de lecture : Anne doguet : « se montrer dogon les mises
en scène de l'identité ethnique »
Depuis plusieurs décennies, le mythe anthropologique dogon se fissure et une réflexion épistémologique visant à déconstruire les recherches menées dans la région s’est imposée. Néanmoins, l’image « grand public » de cette société ne semble pas affectée du même discrédit. Dans la presse, écrite comme audiovisuelle, les Dogon jouissent toujours de leur notoriété en tant que société traditionnelle, immuable et harmonieuse. Relevant à l’évidence de l’utopie, ces qualités construites dans l’imaginaire folklorique semblent fonder une sorte de spécificité ethnique et culturelle. Ces représentations perdurent dans la littérature vulgarisatrice, qui au fil du temps reproduit le même discours enchanteur. Alors la question se pose de leur maintien in situ, les visiteurs se pressant en pays dogon pour y recueillir les derniers vestiges d’une Afrique authentique menacée de disparition.
Les regards extérieurs ont pour effet de déterminer chez toute population observée une présentation de soi et donc une mise en scène. Le succès durable de la société dogon suppose donc le succès de cette mise en scéne: les « Dogons doivent se montrer dogons » et les interlocuteurs locaux ont intérêt à préserver une identité ethnique spécifique aux yeux des touristes, des ethnologues ainsi que de nombreuses agences de coopération internationale.
En pays dogon, la mise en valeur de spécificités culturelles a suscité un foisonnement exceptionnel d’écrits ethnologiques qui ont fait de ce peuple l’archétype des sociétés traditionnelles africaines. Métamorphosés sous la plume d’anthropologues français en savants détenteurs d’une riche et profonde cosmogonie, les Dogon bénéficient d’une image exceptionnelle auprès du public occidental. Parallèlement, les intermédiaires dogons de cette construction se sont montrés complaisants ou même directifs dans le processus d’ethnologisation de leur culture. Comme le montre l’article précédent, leurs réticences apparentes s’avérent souvent un moyen de susciter l’intérêt des chercheurs pour le caractère prétendu ésotérique de leur savoir
L’anthropologie a depuis établi son autocritique mais la promotion touristique s’est elle rapidement emparée de cette construction pour faire des Dogon un des vestiges des premiers temps de l’humanité. Devenus une destination privilégiée des visiteurs du Mali, voire de l’Afrique de l’Ouest, certains villages dogons tirent de cette activité des revenus monétaires importants, bien que très inégalement répartis. Les sculptures dogons, par exemple, en tant qu’objets-référence de pureté et d’authenticité artistique, sont devenues une valeur sûre sur le marché des arts « primitifs .
L’analyse d’Anne Doguet développe les élèments principaux de la théatralisation identaire :
« Mentionnons brièvement le caractère pittoresque de la position géographique. L’immense paroi abrupte que constituent les falaises de Bandiagara, coupée de failles et couverte d’éboulis à la base, abrite de nombreux petits villages mêlant petites maisons de terre, greniers aux toits coniques et sanctuaires aux formes insolites, qui semblent s’intégrer naturellement dans le décor environnant. Le charme naturel et architectural des sites a sans aucun doute contribué à la perception, auprès des visiteurs étrangers, d’une aura d’harmonie flottant dans la région. Ce sentiment a pu être accentué par le déploiement de certaines conduites sociales. En effet, l’organisation de la société dogon accorde un privilège dans la vie publique aux attitudes conciliantes et respectueuses de l’usage au détriment des pulsions personnelles. Dans de multiples circonstances, les individus doivent ainsi s’identifier à l’image requise par la situation en maîtrisant les attitudes de leur personnage social. Cette théâtralisation de la vie publique crée l’image d’une conformité exemplaire à la règle, même si le dissentiment trouve son lieu d’expression dans d’autres moments. Contester ou contrecarrer les normes officielles est bien entendu possible, mais ces règles sont compensées dans un ordre social sous-jacent à la structure de surface et beaucoup moins visible que l’ordre théorique qui prévaut dans les aspects immédiatement mis en scène de la culture. Ce qui frappe au premier abord l’œil de l’étranger, c’est le consensus social. L’individu adopte publiquement une position de soumission au réseau de relations rigides dans lequel il est enserré »
si des antagonismes émaillent la vie sociale, un œil non averti ne retiendra donc que les aspects paisibles des relations et s’émerveillera devant les bénédictions et les salutations interminables entendues de toutes parts. Par contre les illusions d’un certain nombre de chercheurs sont moins compréhensibles sauf à pointer des positions de savoir et de pouvoir : « qui serait le maître des mots ? », sinon l’herméneute ou le décrypteur des mythes. L’école griaulienne a ainsi fait du mythe et du symbole ses principaux centres d’intérêt et au point d’en inhiber l’étude de la vie. « Les ethnologues s’en seraient alors tenus à l’ordre superficiel de la société, composée d’actes et de propos conformes à un modèle répétitif et harmonieux, sans examiner les réalités souterraines de l’ordre social qui ne les préoccupaient pas »
Les actes quotidiens des villageois ne viennent en rien contredire les cosmogonies recueillies, censées être réservées à un tout petit nombre d’initiés. Comme on l’a vu dans l’article précédent, « Il est ainsi aisément imaginable que la présence des ethnologues n’ait produit qu’un spectacle identitaire réduit, puisque joué seulement par quelques informateurs privilégiés. Néanmoins, le regard des ethnologues s’est rapidement conjugué avec celui d’autres visiteurs, beaucoup plus avides d’images significatives. »
Selon Anne Doguet, Le phénomène touristique a débuté en pays dogon après la Deuxième Guerre mondiale pour connaître un grand essor au lendemain de l’indépendance malienne (1960)., « aujourd’hui, les touristes cherchent la preuve de la pérennité des traditions et viennent inconsciemment reconnaître les lieux que les illustrations des reportages sur la culture dogon leur ont donnés à voir. »
En pays dogon, l’objet de la quête touristique réside dans la vision de la culture et les chasseurs d’images sont pilotés par un petit nombre d’habitants qui consacrent toute leur énergie à les satisfaire. Mis à part les personnes directement impliquées dans les activités touristiques, et avant tout les guides, les villageois dogon entrent rarement en contact avec les visiteurs et vaquent à leurs occupations quotidiennes sans paraître leur prêter aucune attention. Rares sont de toutes façons les touristes qui se déplacent sans guide et les visiteurs rétifs sont généralement convaincus par un argument imparable : les villages sont parsemés de lieux sacrés et interdits dont la pénétration constitue une profanation offusquante tant pour les villageois que pour les ancêtres. les étrangers s’aventurent peu en dehors des chemins indiqués et empruntent en fin de compte des parcours très balisés
L’exemple privilégié qu’analyse l’auteur est celui du masque :
L’image spirituelle des Dogon possesseurs de cosmogonies exceptionnelles s’est progressivement concrétisée dans l’image matérielle des Dogon acteurs d’une tradition immuable, celle des danses masquées. Amateurs d’exotisme de tous bords ont ainsi projeté dans l’objet la représentation utopique de la société dogon coupée de l’évolution du monde. En même temps, lorsque le masque fit l’objet d’un regain d’intérêt anthropologique, ce n’est plus qu’à la lumière des savantes cosmogonies qu’il fut réinterprété. Éclatantes de mouvements et de couleurs, les danses attirèrent l’œil des touristes et devinrent le symbole de la tradition immuable des Dogon.
Pour Anne doguet , les danses masquées, au contraire de la stabilité apparente de surface de l’ordre social, constituent en fait des moments subversifs.
Les masques renversent en effet les hiérarchies, au niveau des générations comme des lignages. Ils autorisent simultanément certains comportements prohibés dans la vie quotidienne. Les danses constituent par exemple un lieu d’expression de la compétitivité ou de la sorcellerie. Enfin, s’inscrivant dans un processus d’évolution permanente où émergent des figures inédites et disparaissent des éléments désuets, le masque figure un contre-modèle de la répétition et de l’harmonie et constitue un des ressorts de l’élan culturel, en même temps qu’un terrain d’aménagement critique des normes.
Or constate l’auteur, la composition et les réactions du public peuvent en effet être déterminantes pour l’allure des danses. Or à Sangha, les évolutions formelles et thématiques des objets ont montré ces dernières années une progressive correspondance entre masques attendus et masques regardés. La possibilité de créer un masque au thème ou à la forme inédits est ainsi écartée et seuls les objets classiques figurent dans le corps du ballet. C’est dire que les mises en scène folkloriques et rituelles du masque se sont peu à peu imprégnées de la conception touristique de l’objet-symbole. En ce sens, on peut supposer qu’en s’exposant aux regards extérieurs, les jeunes villageois auraient peu à peu assimilé la vision folklorique de la tradition, qui parfois transparaît également dans leur discours. Les jeunes danseurs, dont l’intention est de satisfaire le public étranger, reconstituent un rituel propre à l’imaginaire colonial : aucune trace d’évolution ne transparaît dans ce folklore qui ne conserve que les moments les plus spectaculaires de la représentation En survalorisant les récits locaux légitimant la force des coutumes, les ethnologues, relayés par les touristes, ont pu leur donner corps.
Conceptions endogènes et exogènes du masque se sont ainsi stabilisées dans une fixité artistique, qui pourrait traduire une cristallisation identitaire.
A Sangha, alors que les danses de l’áva ont toujours donné forme à des éléments apparus au fil de l’évolution de la culture, il paraît aujourd’hui inenvisageable de sculpter un masque qui n’aurait jamais figuré dans le corps du ballet. Ceux qui sont nés le plus récemment (dont les masques du touriste et de l’ethnologue !) disparaissent au profit des modèles « classiques » figurant dans tous les ouvrages. Les éléments qui témoignaient de l’extrême dynamisme de l’áva sont précisément ceux que les jeunes danseurs refusent aujourd’hui. L’art des masques traduit ainsi dans une certaine mesure une conception unifiante de la tradition, conception qui découle de l’orientation spécifique des travaux ethnologiques sur leur société
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