LA POSSESSION ET SES ASPECTS THEATRAUX CHEZ LES ETHIOPIENS DE GONDAR.
Note de lecture M.LEIRIS,L'AFRIQUE FANTOME.
« Or, ce n'est ni dans la nature, ni au-delà de la nature que le Merveilleux existe, mais intérieurement à l'homme, dans la région la plus lointaine en apparence, mais sans doute en réalité la plus proche de lui-même, celle dont les territoires échappent à cette atroce féodalité des causes qui déciment ses fiefs humains à grands coups d'édits rationnels et de potences pragmatiques. Car le Merveilleux n'est autre que le feu brûlant au cœur de l'homme, la lueur imaginaire d'absolu qu'il tire de son essence et projette sur les ternes événements dont les effluves se font jour jusqu'à ce qu'il est convenu d'appeler son esprit, par les pores de son corps. Il est aussi l'attrait puissant qu'exercé l'inexplicable, la poussée impérieuse qui fait souvent préférer la gratuité à toute espèce d'explication, la force primitive de l'esprit.
En Gondar,Abyssinie, lors de l'expédition, Dakar/Djibouti, M.Leiris raconte, fasciné, sa rencontre avec le culte des Zar (génies analogues aux loas du vaudou haïtien) .
Il avait été subjugué d'emblée par la vision de la prêtresse Màlkam Ayyâhu, transfigurée en fanfaronnant capitan par une explosion de poudre, puis en minaudante servante (lorsque ses hôtes avaient été sur le départ. Il conclut son premier article de présentation panoramique du culte sur la théâtralité des transes - «des comportements tout faits, à mi-chemin de la vie et du théâtre», des «états ambigus où il semble impossible de doser quelle part de convention et quelle part de sincérité entrent dans la manière d'être de l'acteur». Vingt ans plus tard, il ouvrait La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar par la citation de ces premiers propos sur la théâtralité de la possession, plaçant ainsi dans leur continuité son nouvel ouvrage où il analysait les transes possessives avec la même minutie inspirée dont il avait fait preuve dans ses descriptions à vif.
Le scientifique, l'objectif d'un côté, et le poétique, le subjectif, le désir de l'autre. Il n'y aurait qu'à mettre un peu d'ordre, à séparer le pêle-mêle dans la vie. Or l'une des forces de l'œuvre de Leiris est précisément dans la continuité d'une écriture mêlant des registres multiples. Ainsi sa description ethnographique de la possession est à lire avec en filigrane l'histoire de son désir pour Emmawwayes, «la princesse au pur visage de cire», fille de la prêtresse et participant au culte : désir qu'il vit comme s'il était lui-même possédé.
Une idée (que j'ai déjà caressée) prend corps en moi, écrit-il le 6 septembre: offrir une bête en sacrifice à Emmawwayes et participer à la Cérémonie. »
Survient bientôt la déception, devant le phénomène, devant le voyage vécu comme évasion, devant les impasses de l'ethnologie, enfin déception du désir lui-même :
«Tant que j'étais hors du jeu, tout - effectivement - n'était pour moi que "jeu" (tantôt comédie vaine, tantôt spectacle fascinant) et je me dispersais en dérisoires velléités de rentrer dans ce jeu chaque fois que me pesait par trop mon rôle d'observateur idéal des expériences de physique»
Quelques années plus tard, dans la mouvance d'une réflexion sur le sacré, il écrira Miroir de la tauromachie où il focalisera son attention sur les situations constituant «des sortes de nœuds ou points critiques que l'on pourrait géométriquement représenter comme les lieux où l'on se sent tangent au monde et à soi-même» et qui tirent leur force «de nous mettre en contact avec ce qu'il y a au fond de nous de plus intime, en temps ordinaire de plus trouble sinon de plus impénétrablement caché».
huttes de paille et de pierre dans des ruines s'écroulant en morceaux
Des jours durant j'y fus amoureux d'une Abyssine
claire comme la paille
froide comme la pierre
Sa voix si pure me tordait bras et jambes
À sa vue ma tête se lézardait
et mon cœur s'écroulait
lui aussi comme une ruine. »
À ce propos, il oppose les civilisations où ces «remuements souterrains» parviennent à s'extérioriser aux nôtres, où ce processus est si entravé qu'«aux yeux de certains, les conjonctures les plu$ catastrophiques peuvent apparaître les plus désirables, parce qu'elles auraient du moins le pouvoir de mettre enjeu notre existence, dans sa totalité.
Pour l'auteur le monde des zar est un monde intermédiaire : «Idée du "monde intermédiaire", Monde incertain qui prend place entre le monde spirituel et le monde matériel ; anthropologiquement, domaine de la vie affective, situé entre le domaine de l'esprit et le domaine du corps. Monde du je "fantastique", qui sera le monde du rêve, de la poésie, de l'amour, etc.
Une institution telle que celle des zar abyssins marque bien ce confluent, comment s'associent à l'idée de possession par ces créatures fantastiques que sont les génies, des choses qui relèvent de l'action théâtrale, de l'inspiration poétique, de l'érotisme (sous forme de prostitution rituelle, par exemple), à l'instar de la maison du zar, à la fois église, hôpital, café-concert, dancing, voire même bordel.
En 1950 Leiris va entamer un dialogue sur la transe avec Métraux qui travaille à son livre sur le vaudou. Ce dialogue est probablement à l'origine de la rédaction de « La Possession et ses aspects théâtraux ».
Le livre est focalisé sur les états situés entre possession authentique et artifice, simplement qualifiés jusqu'alors d'ambigus ou d'intermédiaires. Leiris propose d'en rendre compte avec la notion nouvelle de «théâtre vécu». L'apparence contradictoire de cette expression est à proportion de celle des situations visées.
A quelle conception du théâtre se réfère-t-il ? Un théâtre de rôles: «Le zar ressemble à son cheval», théâtralisation conçue comme stylisation ou symbolisation d'une manière d'être.
Il se réfère à Sartre qui définit l'homme : « comme un être qui est ce qu'il n'est pas et n'est pas ce qu'il est ».Cette définition de la « mauvaise foi » sartrienne » rejoint la désillusion de l'auteur et l'idée du bovarysme.
En poussant ainsi à l'extrême la théâtralité de la possession, Leiris fait de celle-ci un phénomène fondamentalement esthétique. Mais à la différence du théâtre occidental, cet art n'est pas coupé du vécu et des désirs quotidiens, puisqu'il en est la stylisation immédiate, et, pour autant que les spectateurs puissent être eux-mêmes pris à tout moment, il est un «moment privilégié» de la société où «c'est la vie collective elle-même qui prend forme de théâtre», comptant ainsi au nombre de ces faits sociaux totaux à l'étude desquels appelait Marcel Mauss.
Textes :
Des deux témoignages qui viennent d'être cités, l'on peut d'ores et déjà retenir, d'une part, que dans la vie publique, la possession par le zar prendrait en mainte occasion une allure ouvertement spectaculaire, ceux et celles qui passent pour affligés de ce mal jouant le rôle de baladins qui s'exhibent à la foule ; d'autre part, que dans la vie privée, dès l'instant qu'une personne réputée possédée est regardée comme agissant en tant que zar, quand elle se livre à telle conduite ou tel ensemble de conduites, les génies supposés possesseurs équivaudraient, pratiquement, à des figurations symboliques de ces groupes de conduites et se présenteraient, en somme, comme des personnages mythiques constituant les pivots de multiples actions dont leur intervention fait autant de petits drames. Il est permis de relever que dans la Grèce ancienne c'est à un culte à base de possession, celui de Dionysos, qu'est liée l'apparition de genres théâtraux comme le dithyrambe et le drame satyrique ou silénique. Ce lien admis, on est tenté d'aller plus loin et de regarder comme de même ordre les génies possesseurs éthiopiens - qui non seulement sont des types mais donnent une couleur dramatique aux actions accomplies en leur nom - et des figures appartenant proprement au domaine du théâtre, telles celles qu'incarnaient les acteurs romains des antiques Atellanes ou, en des temps plus récents, leurs successeurs italiens de la commedia dell'arte:
Des caractères modelés par la tradition et qui gardent une certaine fixité à travers les intrigues diverses dans lesquelles ils sont insérés, à chacun d'entre eux correspondant un registre particulier de comportements dans lequel l'acteur puise, au gré de son improvisation. Dans l'état actuel de nos connaissances, la possession par le zar apparaîtrait, d'un côté, comme participant du spectacle de la façon la plus directe, du fait qu'elle est prétexte à des danses et à des chants publics ; d'un autre côté, comme méritant à quelque degré le qualificatif de « théâtrale », en raison non seulement de ce qu'il entre, dès le principe, de conventionnel dans ses formes définies par le rituel mais encore de la façon dont on y voit intervenir un lot de personnalités imaginaires aux traits donnés une fois pour toutes, que le patient représente d'une manière objective, parfois même muni (notons-le par surcroît) de parures ou d'accessoires spéciaux qui marquent, comme pourrait le faire un masque, l'effacement du porteur derrière l'entité dont il a à jouer le rôle.
Vécu par l'acteur (qui n'a pas grand-peine à se mettre, comme on dit, dans la peau du rôle, encouragé qu'il est par l'ambiance et par sa propre croyance en la réalité du zar en tant qu'esprit se manifestant normalement par possession), ce théâtre d'une espèce assez particulière, puisqu'il ne peut jamais avouer sa nature théâtrale, est vécu également par le spectateur. D'un instant à l'autre, ce dernier peut en effet être possédé lui aussi et, de toute manière, il n'est jamais un pur observateur vu que non seulement il contribue par ses battements de mains ou par son chant à l'évocation des esprits mais que, une fois ceux-ci «descendus», il a commerce avec eux bien loin d'être tenu à distance par ceux qui les incarnent. Même s'il n'est pas à son tour possédé et n'intervient que secondairement, le spectateur ainsi mis en cause participe à un événement et le vit avec ses protagonistes, au lieu d'en être le simple témoin passif. Grâce à cette participation de tous, à cette osmose constante entre acteurs et public, de telles manifestations (quoique en rupture avec le cours ordinaire des choses) ne se situent pas, à la manière de manifestations proprement théâtrales, dans une sphère particulière où les êtres qui y évoluent sont séparés des autres et se trouvent, de ce fait, en marge de la vie.
Il s'agirait, en somme, de moments privilégiés où c'est la vie collective elle-même qui prend forme de théâtre. ;
Les commentaires récents