Dans son exercice courant, le chamanisme n'est ni une liturgie ni une recherche personnelle. Il répond à une demande sociale, il a un but pratique. Mais qui bénéficie des dons et de l'action du chamane ? Quelle place la communauté lui donne-t-elle ?
Le chamane est souvent qualifié d'un terme qui veut dire « celui-qui-voit » ou, à la fois, « celui-qui-sait » et « celui-qui-peut ». Et il s'agit d'un savoir et d'un pouvoir différents de ceux des gens ordinaires, car il concerne la face secrète du monde. On exige de lui qu'il exerce sa pensée et son imagination pour dire le pourquoi et le comment des infortunes. On lui demande aussi de veiller à l'équilibre du monde et au bien-être des hommes.
La fonction chamanique implique une large culture, de grandes qualités d'expression et une bonne connaissance du contexte. Lors d'un rite de chasse, d'une cure thérapeutique, d'une séance de divination, le chamane puise dans les mythes, qu'il met en actes, des éléments qui éclairent le problème qui lui est soumis ou justifient les actions qu'il a entreprises. Il dit ou mime les allées et venues de son âme ou de ses auxiliaires, leurs visites aux êtres du monde-autre, marquées par des manœuvres de séduction, de luttes, de tractations. Devant organiser des rituels sous divers prétextes - chasse, maladie, guerre, mort -, le chamane peut aussi être l'animateur de la vie sociale, surtout dans des communautés où l'habitat est dispersé. La séance chamanique est une occasion de réunion et de distraction, encore plus appréciée quand le chamane la présente comme un spectacle, avec tours de passe-passe, déclamations, mimiques, prouesses physiques... Les spécialistes des peuples sibériens et amérindiens ont maintes fois souligné sa valeur esthétique et le grand pouvoir de fascination qu'elle exerçait sur le public.
Un rituel chamanique comme exemple : texte extrait de bertrand hell .possession et chamanisme. champs. flammarion
« suivons une cérémonie dirigée par Kuat, littéralement « celui qui a le pouvoir », un chamane kazakh. Nous sommes en 1994 dans la région d'Almaty. Kuat est le dépositaire d'une longue tradition chamanique que ni l'islamisation du Kazakhstan depuis le XIIe siècle, ni l'emprise de l'idéologie soviétique ne parvinrent, loin s'en faut, à interrompre. Une grande yourte a été dressée dans la steppe : lors de ce rituel collectif, plusieurs patients seront traités ensemble durant la nuit et une foule importante de villageois doit former un grand cercle autour d'eux, fixant ainsi le cadre spatial du voyage visible du chamane.
Conduit par le grand tambour de Kuat, une première danse extatique soude l'assistance. La chorégraphie est soigneusement codifiée et les personnes à soigner vont se signaler par leurs gestes désordonnés. Le chamane les calme aussitôt en leur soufflant sur la tête avant de les obliger à s'allonger au sol. Une fois tous les patients couchés, le chamane mime les différentes mutations corporelles qui l'affectent. Il est tour à tour l’aigle majestueux, le loup chassant ou le serpent ondulant
Ses alliés les esprits animaux ainsi mobilisés, Kuat peut entreprendre son voyage, épisode central de tout rituel chamanique. L'initié se rend dans les espaces où régnent les entités invisibles pour les hommes ordinaires mais dont l'action influe sur la destinée de toute chose terrestre. Là doivent être cherchées les causes des infortunes qui frappent l'humanité. Les forces agissantes sont multiformes, leur nature est variable. Il peut s'agir de génies anthropomorphisés ou d'avatars de dieux, d'ancêtres prestigieux ou de malmorts en quête de repos, de maîtres des animaux ou de souffles primordiaux. Ces forces constituent le monde de « la surnature », terme auquel la spécialiste du chamanisme sibérien Roberte Hamayon propose de rendre toute la force de son étymologie : « La surnature n'est "au-dessus" ou en amont de la nature qu'en ce qu'elle l'anime et détermine sa "vie" ; si elle est la composante symbolique de la nature, elle ne s'exprime qu'à travers elle : autrement dit, tout être surnaturel a une forme naturelle »
À présent, Kuat donne des signes tangibles de son voyage. Toujours en dansant, il « joue » avec le feu, marchant sur des braises, posant des fers rougis sur la langue. Dans l'assistance, chacun peut constater que le corps de l'initié peut être « offert » aux esprits sans dommage, et que la possession est pleinement maîtrisée. Mais déjà les assistants approchent les moutons : le temps du sacrifice est venu. Le chamane égorge les animaux et aussitôt il extrait le cœur encore palpitant pour le brandir au-dessus de la tête et du thorax de chaque patient. Une règle s'impose : le sang doit abondamment maculer le malade.
Le jour va se lever et Kuat doit réintégrer le monde terrestre. Ce retour est difficile, le corps du chamane en témoigne. Tremblements, suffocations et complaintes ponctuent cette phase. Le rituel chamanique s'achève le lendemain par la consommation de la viande sacrificielle. C'est au cours de ce repas que le chamane révèle ses prédictions concernant les patients et leur famille, mais aussi la communauté villageoise dans son ensemble. Chaque malade doit emmener la tête, les omoplates et le sternum de la victime animale et les enterrer soigneusement dans son jardin. La racine du mal ne sera définitivement extirpée que lorsque ces os seront complètement blanchis. »
Superbe photographie que la première en noir et blanc.
Toi, qui a une connaissance des chamanes que je n'ai pas, qu'en penses-tu lorsqu'on parle de Joseph Beuys comme d'un «chamane» ? Est-ce approprié ? Transposable ?
Rédigé par : holb | dimanche 14 jan 2007 à 21h37
J'ai toujours apprécié la conception "d'art élargi" de J.Beus ainsi que son projet de réconciliation de l'homme avec son environnement ou de l'homme avec son corps.Je sympathise ave son refus d'un art de la distinction (sociale).
Quant à la question embarassante que tu me poses j'aurai tendance à répondre par la négative.Le chamanisme est à la mode..comme le boudhisme ou d'autres formes de spiritualités ou d'ésotérismes importés. Je pense que la raison profonde réside dans la crise du sens et la culture de l'individualisation à" l'ère du vide".Les systèmes symboliques comme le chamanisme sont des "bricolages" rituels destiné à faire face au malheur, comme les sorciers du Berry ou de Mayenne.
Pourtant, si l'on se doit de comprendre l'efficacité symbolique , il n'en reste pas moins que les sociétés produisent des univers symboliques différents face à leur environnement et qui enchevêtrent la vie quotidienne des acteurs, rendant possible le lien social, potentialisant des énergies, animant le milieu où ils existent et le rendant propice à accueillir une entreprise humaine donnée.Ceci ne signifie ni qu'on puisse transposer simplement ces univers symboliques, ni les unifier, ni non plus d'ailleurs les réduire à une altérité fascinante et mystérieuse.
En fonction de ces remarques? je ne pense pas qu'un occidental puisse être chamane à moins d'être "pris" comme dit J.Favret-Saada c'est à dire d'être totalement immergé dans le système symbolique en question avec les initiations que cela comporte.
Le primitivisme, l'art brut etc..ont permis une contestation du système symbolique de l'art occidental(l'exorcisme de Picasso).
Dire, par contre ,de l'artiste que c'est un "initié" n'est sans doute qu'une métaphore.
Rédigé par : Yvan | mardi 16 jan 2007 à 16h38