"Notre culture" distingue les édifices religieux des édifices séculiers depuis l’époque des Lumières. La vérité séculière, une vérité rationnelle et vérifiable, qui a obtenu le statut de savoir objectif. fait figure d'autorité absolue alors que la religion ne préserve son autorité qu'auprès des croyants volontaires., Les musées appartiennent à ce champ de savoir séculier à cause des disciplines scientifiques et humaines qui leur sont rattachées (archéologie, histoire de l'art) et aussi parce qu'ils sont les gardiens de la mémoire culturelle officielle de la société.
Pourtant, si l'on associe d’ordinaire, les rituels aux pratiques religieuses et magiques, nos sociétés soi-disant rationnelles sont remplies de situations et d'événements ritualisés. Nous construisons des lieux qui représentent publiquement nos croyances à propos de l'ordre du monde, à propos de son passé et de son présent, et la place de l'individu dans ce monde. Les musées sont d'excellents exemples de ce genre de constructions symboliques. Contrôler un musée signifie contrôler la représentation de la société et de ses plus importantes valeurs et vérités. C'est au XVIIIe que les critiques et les philosophes ont démontré de l'intérêt pour l'expérience visuelle et qu'ils ont commencé à attribuer aux oeuvres d'art le pouvoir de transformer les gens qui les regardent spirituellement, moralement et émotivement. le développement des musées est une conséquence de cet intérêt des philosophes pour le pouvoir esthétique et moral des oeuvres d'art. L'intérêt au XVIIIe siècle pour l'expérience artistique et esthétique dénote une tendance générale à doter le monde séculier de nouvelles valeurs.
La mémoire collective a besoin de s’appuyer sur des repères spatiaux pour se perpétuer. Le « lieu de mémoire », popularisé par Pierre Nora, est la matérialisation de la mémoire, son inscription spatiale, ayant pour but de figer, ou plutôt d’ancrer le temps et «d’ enfermer le maximum de sens dans le minimum de signes » La patrimonialisation est une mise en relation d’une société, d’un espace, de valeurs au travers d’une mémoire commune ; « toute société localisée s’efforce d’ancrer son rapport spatial dans la longue durée, réelle ou mythifiée », et, pour ce faire, elle « mobilise des éléments forts variés qu’elle érige en valeurs patrimoniales ainsi les artefacts et les œuvres d’art.
Les artefacts(objets fabriqués) se distinguent généralement des oeuvres d'art tant au niveau conceptuel que comme objets de musée. La distinction reflète la division entre anthropologie et histoire de l'art (et critique d'art). Elle reflète traditionnellement la hiérarchie entre société non-occidentale et occidentale : la première produit des objets qui n'obtiennent aux yeux des occidentaux que le statut d'artefact alors que la seconde produit ce qu'on considère de l'art. Cette distinction repose sur l'idée que seules les oeuvres d'art possèdent les qualités philosophiques et spirituelles suffisantes leur permettant d'être isolées pour la contemplation esthétique. Selon cette logique, l'œuvre d'art trouve sa place dans les musées d'art qui sont là pour que les visiteurs puissent la contempler et l'artefact trouve sa place dans les musées ethnographiques, anthropologiques ou d'histoire naturelle où il peut être étudié comme spécimen scientifique.
Il y a quelques années, cette catégorisation hiérarchique a été pourtant remise en question par l'octroi du statut d'œuvre d'art à certains artefacts ( sculptures africaines ou océaniennes, peintures aborigènes). , par l’action du politique, des marchands d’art et des collectionneurs: d'où la création d'ailes ou de sections d'art primitif dans les musées d'art.(pavillon des sessions au louvre, musée Branly).
l'art « Primitif » désormais « art premier » reste pourtant toujours appréhendé à partir d’une alternative :soit se laisser guider par l'œil esthétiquement discriminateur au nom de quelque concept de beauté universelle, soit se perdre sous un amas de « coutumes tribales » pour découvrir la fonction utilitaire ou rituelle des objets en question.
On considère en général que ces deux options sont incompatibles surtout dans le contexte des présentations muséales (les conservateurs sont sensés choisir entre la « beauté » et la « valeur ethnologique » de leur matériau) et la promotion des arts premiers n’a fait que glisser un certain nombre d’artefacts dans la catégorie des chefs d’œuvre universels de l’humanité, selon nos propres critères
Par une alchimie subtile , l’objet choisi est promu œuvre d’art , alors que dans les sociétés en question il n’est parfois plus qu’un « déchet »(c’est le cas de certains masques dogon ou comme on la vu des masques sulka .
Malraux, a été l’un des principaux théoriciens de cette métamorphose. La thèse principale de La Métamorphose des dieux et du Musée imaginaire, reste que tout objet est éligible au registre des oeuvres d'art, quelle que soit son origine, quelle que soit son époque
Aux yeux de Malraux, l’art est un anti-destin et se libère des circonstances de sa production et de l’histoire qui le voit naître, du temps des hommes pour en reconnaître l’énigme dans l’intemporel. « L’humanité la plus simple en face de la mort » L’art se présente à la fois, comme une réponse à la mort, un élément du vivre ensemble et une condition de la communauté humaine. Cette réponse est volontaire , voire volontariste, parce que « l’œuvre d’art n’est pas seulement un objet mais une rencontre avec le temps », elle a besoin de nous pour revivre de notre désir, de notre volonté : « L’héritage ne se transmet pas, il se conquiert »
Pour Malraux, les œuvres nous atteignent à travers leur présence et leur métamorphose. La notion même de « présence », selon lui, en porte témoignage — puisqu’elle sépare l’œuvre de l’objet, donc de l’histoire. C’est elle qui caractérise les œuvres d’art, et qui fait qu’il existe bien des œuvres d’art du passé, mais qu’il n’existe pas d’œuvre d’art passée. Toute œuvre est, par la métamorphose, « délivrée » de son appartenance première, et c’est en ce sens qu’elle nous parle, c’est-à-dire nous émeut. elle tente de saisir une continuité en perpétuelle création d’elle-même, étrangère à toute remontée à une hypothétique signification d’origine. C’est cette métamorphose, par laquelle la statue d’un dieu — passant ainsi du temple au musée — devient pour nous une sculpture, qui assure sa transcendance à l’égard du temps. Si l’art est un « anti-destin », c’est sans doute parce qu’il n’a cessé, depuis ses origines, de lutter contre le temps, que ce soit par la catégorie d’éternité, par celle d’immortalité ou, à terme, par la catégorie d’intemporalité mais c’est aussi, d’un même mouvement, parce qu’avec l’intemporel c’est l’art lui-même qui se révèle comme cet absolu (surmonde) auquel les hommes ont cru subordonner leurs créations. Ce terme de surmonde est évidemment calqué sur le mot métaphysique. Il désigne la réalité qui est au-delà de l'apparence, du monde réel, à laquelle la création artistique a été, de tout temps, ordonnée. D'abord identifié à l'éternité (le sacré), puis à l'immortalité (la Beauté), ce surmonde s'est révélé à terme n'être autre que l'art lui-même C'est dire que toute définition de l'art qui ignorerait sa dimension métaphysique manquerait l'essentiel. C'est le cas, bien sûr, de l'art pour l'art qui « fut le masque de l'art comme énigme ‘
Dénaturant la célèbre formule de m.denis, Malraux en retourne la signification :( réduction du tableau à sa dimension purement esthétique) : « Un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs, assemblées selon l’ordre qui les émancipe du temps. »
Et c’est notre volonté qui impose aux figures du passé leur nouvelle métamorphose. Toute œuvre devient symbole, tout art est possibilité de résurrection, nous offrant ici et maintenant une toute autre sonorité que celle entendue par ceux qui la contemplaient au cœur de civilisations différentes de la nôtre. L’œuvre d’art se détache de ses origines pour venir prendre place dans le Musée Imaginaire. Pour Malraux, comme pour Baudelaire, c’est le lecteur qui fait le poème ou comme le déclarait Marcel Duchamp : « Ce sont les regardeurs qui font le tableau ». Notre regard, informé par une culture, réunit des objets que jusque-là l’histoire de l’art distinguait : une statue maya, un masque nègre, un relief khmer, un buste grec.
L’amateur d’art est créateur de création : il redonne vie à l’œuvre. « Il n’est pas vrai que qui que ce soit au monde ait jamais compris la musique parce qu’on lui a expliqué la Neuvième Symphonie. Que qui que ce soit au monde ait jamais aimé la poésie parce qu’on lui a expliqué Victor Hugo. Aimer la poésie, c’est qu’un garçon, fût-il quasi illettré, mais qui aime une femme, entende un jour : “lorsque nous dormirons tous deux dans l’attitude que donne aux morts pensifs la forme du tombeau” et qu’alors il sache ce qu’est un poète »
Dans la filiation de Malraux et en matière d’art premier, on dit souvent que les créateurs eux-mêmes ne s'intéressent pas aux distinctions esthétiques qui définissent l'art véritable. Henri Kamer a formalisé cette théorie en avançant que l'art africain « n'a pas été conçu comme tel par son créateur. L'"objet" fabriqué en Afrique [...] s'est transformé en "objet d'art" à son arrivée en Europe». Daniel Thomas note la même impression quand il dit que « l'art aborigène est devenu art, pour les milieux artistiques européen et australien, dans les années quarante. Auparavant, c'était de l'anthropologie». Et Jacques Maquet, qui fait sienne la distinction d'André Malraux entre « art par destination » et « art par métamorphose » place l'Art « Primitif « dans la seconde catégorie : « Les objets auxquels nous avons donné l'étiquette d'"art primitif" n'étaient pas de l'art pour ceux qui les avaient fabriqués. [...] Dans la réalité élaborée par les hommes et les femmes ne connaissant pas l'écriture, l'art n'était ni une catégorie linguistique ni une pratique sociale.
La conception de Malraux se veut par ailleurs consciemment politique (et j.chirac se situera délibérément dans cette filiation dans sa promotion des arts premiers). L'art et la culture valent comme possibilité de communion pour des civilisations sans Dieu et, dans notre civilisation, ils relèvent d'une problématique et non d'une esthétique. Cette problématique est celle du pouvoir de la culture à fonder un sentiment d'appartenance, à donner un élan à un vivre ensemble, à partager les mêmes croyances et les mêmes valeurs. l'art n'a donc pas une fonction d'évasion, mais de possession, il ne s'agit pas de posséder les œuvres par le biais de la connaissance mais de s’approprier le destin « L'héritage culturel n'est pas l'ensemble des œuvres que les hommes doivent respecter mais celles qui peuvent les aider à vivre. […] Tout le destin de l'art, tout le destin de ce que les hommes ont mis sous le mot culture, tient en une seule idée : transformer le destin en conscience »
La place de l’art dans les politiques culturelles publiques est resté héritière de Malraux : elle s’est construite, d’une part, sur la réception esthétique rapportée à un certain type d’objet, l’œuvre artistique et, d’autre part, sur l’idée que la jouissance esthétique est universelle et qu’elle n’apporte aucune connaissance ni sur l’objet de la jouissance ni sur celui qui en est le sujet
Cette conception réductrice a eu pour effet premier de borner les politiques culturelles à l’intérieur des formes déjà reconnues par les institutions. En visant prioritairement des œuvres relevant de classements qui ordonnent et hiérarchisent les pratiques culturelles, les politiques publiques contribuent à maintenir les ségrégations et les échelles normatives de valeur. De plus, le processus de démocratisation se développant dans un champ où l’objet d’art est une marchandise, ce processus s’évalue selon des logiques quantitatives de diffusion. L’autre effet de cette assimilation est un effet d’aveuglement. Les politiques culturelles demeurent enfermées dans un point de vue sur l’art qui ne retient de l’esthétique( kantienne )que ses éléments les plus contestables : en premier lieu, la réduction du jugement esthétique au jugement de goût (émotion esthétique) sur les œuvres, en second lieu, l’illusion de la dimension universelle de l’exercice de cette faculté.
Le travail du philosophe africain ,Jean-Godefroy Bidima,(l’art negro-africain) constitue justement une approche critique de la « projection sur l’art africain du triomphalisme de la lecture occidentale de l’art » conduisant celui là à n’être qu’un appendice d’une certaine lecture de l’histoire de l’art occidental. Reprenant d’une centaine façon la conception de Malraux, mais pour la renverser de manière critique ,bidima replace, comme lui, le traitement fait à l’art africain « dans le combat pour un modèle générateur d'une vision du monde »
« L'amour ou la haine de l'art africain n’étaient pas, ne sont pas, adressés à l'art en lui-même, mais à la vision du monde qui le présupposait. L'intérêt pour l'art africain est un combat politique d'une vision du monde conquérante qui continue son combat économique par une guerre des représentations ».
Comme le fait Malraux , l’auteur privilégie moins la production des œuvres que leur réception qui assure à l'œuvre d'art une bonne part de communicabilité :
« Le rattachement aux symbolismes, à la naturalité et à tous les mythes permet de comprendre un objet d'art à partir de sa condition de possibilité qu'est sa genèse. Mais celle-ci doit aussi s'assumer par la gestation de l'objet d'art hors de son lieu de production. il est plutôt question d'une alchimie spéciale qui fait d'un produit le producteur d'une valeur ajoutée et d'une plus-value »
Suivant l’école de francfort (adorno) ou encore w.benjamin l’auteur étudie cette alchimie comme. transformation de la valeur « cultuelle ou existentielle en esthétique/culturelle puis en valeur économique qui constitue l'une des composantes du phénomène de L’Industrie culturelle décrite par Adorno et Horkheimer. Cette dernière serait liée à la marchandisation du monde.
La nouvelle marchandise ici s'appelle le folklore (qui, lui-même, est, sur le plan idéologique, le nivellement de la dynamique culturelle en un objet figé appropriable) qui prolonge » le vieux fantasme de l'exotisme comme défouloir, faire-valoir et dépotoir de tous les appétits et de quelques frustration … Ces « sociétés de culture », mais au fond très mercantiles, produisent des habitudes de regard chez les consommateurs d'art africain, aussi bien en Occident qu'en Afrique et, à terme, on retrouve le consensus d'un art africain innocent, doux, tribal, mythologique, originel et magique »
Etudiant les diverses opérations propres à cette alchimie bidima dénonce en premier lieu « l'enterrement symbolique du producteur ». Les objets d'art africain, contrairement à ce qui se passe à propos des objets d'art occidental, sont souvent vendus ou exposés sans référence aux auteurs. on dira: «voici un masque Teké, Beti », mais on ne détermine pas exactement qui en a été l'auteur. A travers le gommage des producteurs et l'indexation sur la tribu, pour le philosophe se profilent diverses occultations idéologiques
· pensée unanimiste attribuée aux Africains.: l'Africain étant supposé avoir une pensée collectiviste , incapable de dire «je», il suffit d'identifier dans quelle collectivité une œuvre a été produite pour en savoir l’essentiel ; à la limite, l'auteur (le Sujet) n'importe pas, ce qui compte, c'est le groupe qui détermine tout. l'individu en Afrique n'existe pas, seul le groupe existe, et le sculpteur, incapable de pensée, d'inspiration et d'aspiration personnelles, ne parlerait et ne sculpterait qu'au nom de la tribu, contre laquelle il ne pourra jamais aller, ,
· « on refuse de prendre l'œuvre comme un écho qui renvoie à un cri ». S'en tenir à la seule provenance institutionnelle/tribale d'une sculpture, c'est oublier que celle-ci fut peut-être un contrepoint et une contradiction au sein du continuum tribal. L'œuvre est d'abord liée à une subjectivité, avec son histoire, sa sensibilité et sa position personnelle de classe ou de caste au sein d'une tribu ou d'un État africain.
· S'agissant des thèmes traités, ils seraient subsumés sous le goût de l'archaïque. Tout domaine d'étude est examiné, s'agissant des sociétés africaines, dans une perspective régressive, où une pratique sociale est toujours ramenée vers l'arrière, vers les temps immémoriaux, vers un originaire qui serait la séquence inaugurale.: les sociétés africaines sont conformes au modèle mythique, où l'unanimisme, la répétition et le conformisme expliquent tout. Balandier, a critiqué cette saisie fixiste du social africain et conclut que cette ethnologie ne fait attention qu'aux invariants et à l'immobile afin de figer le mouvement dans un « perpétuel présent ethnographique ».
Les arts premiers auraient une fonction répétitive au sein d'une société consensuelle, des sociétés africaines qui ignorent l'histoire, c'est-à-dire le mouvement. Cette conception pourrait expliquer désir de connaissance et d'appropriation de l'art des Africains par les Occidentaux parce que nourrissant plusieurs fantasmes. Dans « l’art negro-africain » , bidima les énumère :
· Fantasme de régénération : l’européen, nourri de l'art grec, mâtiné de culture judéo-chrétienne et aspirant à la maîtrise technique du réel, se serait penché sur l'art africain par déception et par pis-aller. l'Occident, ayant connu une déshumanisation techniciste chercherait, par les formes de vie qu'il croyait préconceptuelles, à reprendre un nouveau souffle en intégrant un art issu des cultures qui n'ont connu ni un désenchantement du monde ni la rationalité instrumentale. Comment pourrait on se plaindre de cet ouverture apparente à l'autre ?. En fait, écrit bidima l'art africain, venant d'une contrée supposée « sans histoire », devra entrer dans l'Histoire de l'art par le truchement des comparaisons que l'Occidental fera. « On court donc vers cet art afin de lui ménager une place dans l'histoire de l'art écrite par des Occidentaux limités dans leur histoire et leur géographie ».
· Le fantasme de Jonas , emprunté à Bachelard : ) Celui-ci se caractériserait par le retour au sein, au ventre, à ce stade premier qui englobe et nourrit en même temps, à l'enveloppe originelle et primordiale. » Regarder vers l'art primitif serait pour l'Européen toucher à un stade préoccidental de la culture ». une œuvre d'anamnèse où l'art africain servirait d'occasion. S'ensuivrait donc un exotisme qui se décline comme l'appropriation et la mise en scène d'un espace primordial où la vigueur originelle n'a pas encore subit la corrosion du temps. Cette identification se double d'une tentative paradoxale de décrire ce qu'est l'autre de la culture occidentale tout en exaltant l'irréductible distance. Il est question, avec l'art africain, de construire des contre-modèles primitifs idéalisés destinés à souligner par contraste les errances du monde « civilisé ». C'est la tradition du « bon sauvage » bien connue depuis Montaigne et Rousseau.
L'indicible (et l’on retrouve ici Malraux): Un autre préjugé, lié à cette vue éternitaire, consisterait à trouver dans l'art africain l'expression de l'indicible: une sorte de théologie négative où Dieu est affirmé par défaut. Pour l'Allemand Leuzinger qui s'appuie sur La philosophie bantoue du R.P. Tempels, le secret de l'art africain se trouve dans une conception vitaliste, énergétique et religieuse du monde. « L'art, expression visible de l'invisible et du surnaturel pour le Noir, est... propre à être incorporé aux... actes du culte: « Le Noir ne se représente pas le grand Dieu sous forme d'image; mais, aux fils de Dieu... (le) couple astral de la tribu, il prépare une demeure... par ses œuvres d'art.» Une figure (ou figurine) ne sera pas un fétiche, mais une «allégorie»; toute effigie est allégorique. A travers cette vue sur l'art africain, nous retrouvons les thèmes mystiques des théologies négatives en Occident: l'irreprésentabilité de Dieu, l'émanation et l'allégorie. L'art africain est ici un écran sur lequel se projette une théologie négative qui feint de s'ignorer !
La conclusion du livre est que Les arts africains devenus «folklores» et «marchandises» conduisent à la stagnation de la culture africaine et à la consumation des arts africains :
« Cette fausseté de la marchandise implique le renvoi de l'objet d'art africain hors du temps, dans une sorte d'anachronicité, on ne lit plus l'objet d'art de manière critique, il est légende en lui-même (il est Dogon, et ça suffit !). Tant qu'on ne concevra pas le musée comme une « structure d'appel »' susceptible de réaliser la jonction entre l'objet d'art, ses propriétés et les diverses « attentes » du milieu social et politique, il ne sera qu'un cimetière d'une culture anesthésiée ».
l ’approche occidentale donnerait la part belle à l’art des dignitaires tribaux et de la société « normale ».
Comme sally price étudiant l’art des « marrons » (esclaves révoltés), comme on peut étudier les peintres du vaudou haitien, à l’art des dignitaires, bidima oppose « l’art des marges », (les mascarades yoruba ,les poteries de l’artiste sénégalaise seyni camara, « dont la bizarrerie narre l’aventure existentielle des communautés sénégalaises et non l’ethnie diola »
« La spécificité de notre livre consiste à montrer que ce qu'on a jusque-là présenté aux yeux du monde comme art africain n'est qu'une partie de cet art (l'art). Il manque sa « part maudite » : l'art des marginaux et des exclus Une société en gestation secrète des fuites. C'est dans les marges que le refoulé et l'expulsé persistent et consistent. Or, dans l'art africain, le regard a été orienté vers une société africaine « normale ». Ce qui a été présenté comme art africain, c'est l'art officiel des dignitaires tribaux de la société bien-pensante. Une société produit toujours une culture de la frange et, dans ces marges, les exclus élaborent des stratégies de débordement. Ce qui fut oublié dans la présentation des arts africains, c'est l'art des marginaux de ces sociétés africaines. C'est le bricolage marginal qui, dans sa poétique, reformule souvent, tout en les subvertissant, aussi bien l'art que la société son support. …. La société dans son mouvement laisse des traces derrière elle (la tradition) et expulse des pratiques à côté et hors d'elle (l'exclusion). On s'est donc trop occupé de l'art africain comme trace en laissant l’Expulsé de côté. Or, pour sauver l’expérience vécue africaine, toutes les pratiques doivent être reconsidérées. Peut-être, par ces marges, par ces franges (elles ne sont pas exclusives !), trouvera-t-on le principe de renouvellement des sociétés africaines ! »
Cet « art des marges » pourrait retrouver l’anthropologie nouvelle, non plus une antrhopologie d’une altérité figée dans un exotisme pur mais une anthropologie des mondes contemporains comme la définit MARC AUGE/
Le défi lancé à l’anthropologie par le monde contemporain (ou "les" mondes), serait donc de comprendre une humanité à la fois intégrée dans un même réseau et engagée dans une diversité de processus d’identification. Pour relever ce défi, les anthropologues devraient selon Augé :
"(...) étudier la "crise du sens", la "crise de l’altérité" là où elle se manifeste sous ses formes les plus diverses et éventuellement les moins attendues. Il lui faut choisir des terrains et construire des objets à la croisée des mondes nouveaux où se perd la trace mythique des lieux anciens.")
. L’objet de l’anthropologie ne serait donc plus des entités autonomes et isolées mais bien des carrefours, en quelque sorte, des échangeurs où se rencontrent diverses tendances.
« Le monde de l’art change » alors que les arts premiers risquent de se figer dans leur intemporalité. On voit également apparaître une nouvelle tendance à estomper les catégories qui distinguaient les « beaux-arts » des « arts folkloriques » ou « populaires », tout comme celles qui séparaient l'« art » et l'« artisanat », le « primitif » et le « moderne », la Culture et les cultures. À leur place, on trouve des réflexions sur l'interdépendance de ces différentes catégories et une déconstruction de leurs origines. Enfin, les territoires sacrés de l'histoire de l'art, où l'authenticité des œuvres, certifiée par des experts, occupait la place d'honneur, sont peu à peu envahis par l'attention portée aux copies, aux faux et à d'autres formes dérivées.
Une métaphore, écrit sally pric,e dans arts primitifs regards civilisés, inspirée par les commentateurs récents qui ont cherché à capter l'essence de ce « monde de l'art » contemporain, évoque un scénario peuplé de voyageurs, avec ou sans valises culturelles.
Cet intérêt croissant amène à examiner tout ce qui est exclu quand on présente l'art de telle ou telle culture comme si celle-ci fonctionnait en autarcie. Les « affinités » entre Picasso et les masques africains ou l'engouement des Surréalistes pour l'art océanien au début du XXe siècle pouvaient être analysés en fonction d'un « ici » (salons, galeries, musées et ateliers de l'Europe et des États-Unis) et d'un « là-bas » (villages et hameaux au fin fond des pays du tiers-monde), entre lesquels les objets sélectionnés ont fait un aller simple. « Aujourd'hui, par contre, les voies sont très embouteillées et les influences font l'aller et retour entre espaces géographiques, disciplinaires et médiatiques, traversant les couches sociales, les frontières culturelles et les catégories qui offrent une structure non équivoque au « monde de l'art » d'hier. L'inspiration que Picasso a trouvée dans les masques africains pour peindre Les Demoiselles d'Avignon a donné une nouvelle orientation à l'histoire de l'art européen, mais près d'un siècle plus tard les appropriations artistiques sont devenues plus diverses et plus polymorphes.
« The Picnic at Giverny,de l'artiste afro-américain FAITH RINGOLD?,par exemple, évoque Le Déjeuner sur l'herbe de Manet, mais dans un jardin emprunté aux Nymphéas de Monet, donnant à Picasso le rôle de modèle (nu) pendant que onze personnalités féminines (chacune identifiée dans le texte encadrant la scène) animent leur pique-nique grâce à une discussion sur le rôle des femmes dans le monde de l'art6. Ou encore : entre les mains de l'artiste américain d'origine haïtienne, Jean-Michel Basquiat, qui s'inspira de Pollock, Rauschenberg et de Kooning d'un côté et des « mecs qui taguent les trains » de l'autre, « un tableau dans lequel il se dépeint en train d'échanger des coups de poing avec Andy Warhol n'est ni si innocent ni si badin que l'on pourrait penser ».
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