Le plus beau papillon que j'aie jamais épinglé brise le verre brusquement et vient danser dans l'azur... Maintenant, il faut que je le rattrape, mais je ne suis pas équipé pour ce genre d'exercice. Ou, plus exactement, je voudrais bien, mais ma formation intellectuelle me l'interdit. [...] Je voudrais bien, lorsque la jeune fille(la nymphe antique) au pas léger approche, me laisser emporter gaiement avec elle, mais ces emportements ne sont pas pour moi.
Issu d'une riche famille de banquiers juifs, A.WARBURG entre à l'Université de Bonn en 1886 pour y étudier l'histoire de l'art à laquelle il consacrera sa vie (la légende veut qu'il ait abandonné l'héritage familial au profit de son frère en échange de l'engagement de celui-ci à lui fournir tous les ouvrages qui lui seraient nécessaires). Ouvert à de nombreuses approches (philosophie, anthropologie, histoire de l'art, psychologie,...), il est tenu pour le fondateur visionnaire (mal compris ou trahi ) de l'iconographie, une nouvelle méthode d'analyse qui consiste, selon l'auteur, à « opérer une décomposition [de l'œuvre] qui en fera apparaître clairement l'hétérogénéité matérielle ou essentielle ». il mettra ainsi l’histoire de l’art « en mouvement », ouvrant une multiplicité d’objets d’analyse, de voies nouvelles d’interprétation.
Ses travaux le conduisent à devenir un spécialiste de la Renaissance où il retrouve dans l'étude de cette période cette même idée que Nietzsche avait développé, quant à l'art antique grec, dans La Naissance de la tragédie, qui y voit apparaître une civilisation prise entre une raison(logos) symbolisée par Apollon et une passion(pathos) représentée par Dionysos. Nietzsche proposait la tragédie comme matrice de l’art, qui nous enfante comme êtres de culture. La tragédie répète la naissance de l’art par la douleur pour nous transmettre l’Antiquité : le NachlebeN.(la survivance)
En 1893, dans son premier texte publié, «La Naissance de Vénus et Le Printemps de Botticelli, enquête sur les représentations de l'Antiquité dans la première Renaissance italienne », Warburg reprend la question traditionnelle du retour à l'antique et de son interprétation par les artistes de la Renaissance, et lui donne une inflexion paradoxale : traitant de la présence des figures mythologiques dans la peinture florentine, il concentre son étude sur la manière dont les artistes ont représenté le mouvement. Selon lui, ce n'est pas le corps immobile et bien équilibré qui a servi, comme le voulait l'histoire de l'art, de modèle à l'imitation de l'Antiquité, mais le corps pris dans un jeu de forces qu'il ne maîtrise pas et qui le font apparaître les membres tordus dans la lutte ou sous l'emprise de la douleur, la chevelure dénouée et les vêtements flottants sous l'effet de la course ou du vent. » Dans les deux tableaux analysés, les personnages sont impassibles, mais tous les draps et les chevelures bougent sous l’effet du vent. Il y a donc ici tension entre immobilité et mouvement
Ces ménades dansantes, consciemment imitées, apparues pour la première fois dans les œuvres de Donatello et de Fra Filippo, redéfinissent le style antique en exprimant une vie plus mouvementée, cette vie qui anime la Judith, l'ange de Raphaël qui accompagne Tobie ou encore la Salomé dansante, ces figures ailées qui s'envoleront des ateliers de Pollaiuolo, de Verrocchio, de Botticelli ou de Ghirlandai1. »
Ainsi la nymphe antique, la ménade dyonisiaque « survit » dans la fresque du Ghirlandaio dans l’église de Santa Maria Novella à Florence WARBURG la pousuivra jusque dans son délire : « :mais où t’ai-je déjà vu ? Je la vois en permanence : toujours différente et toujours dans des lieux différents, et continuellement je me souviens d’autres situations dans lesquelles je l’ai vue »
- En insistant sur les phénomènes de transition plutôt que sur le traitement des corps au repos, sur ce qui divise la figure plutôt que sur ce qui la rassemble, sur le devenir plutôt que sur la forme arrêtée, Warburg renversait les principes de l'esthétique et la hiérarchie des arts qui en procède : au modèle fourni par la sculpture il substitue celui de la danse, mettant l'accent sur la dimension scénique et temporelle des œuvres. Les artistes de la Renaissance n'ont pas retenu dans les formes antiques une association de la substance et de l'immobilité, un privilège accordé à l'être sur le devenir: un privilège de la sérénité par la « belle forme », ils y ont au contraire reconnu une tension, une mise en question de la comparution idéale des corps dans le visible. Leurs œuvres portent la trace d'une force qui n'est pas d'harmonie mais de contradiction, une force qui déstabilise la figure plus qu'elle ne la rassemble. servait de modèle au beau idéal se transforme, interprétée par les artistes modernes, en ménades aux gestes convulsifs et aux transports violents:
- Nietzsche avait donné la formule de cette mutation vingt ans auparavant lorsqu'il décrivait l'irruption des forces dionysiaques au sein de l'équilibre et de la symétrie apolliniennes comme celle d'une puissance extatique au sein de la conception contemplative du monde : de cette contradiction ouverte devait naître selon lui la tragédie attique, comme la réalisation la plus achevée de la culture grecque. De cette tension, Warburg entendait faire le principe du rapport des artistes modernes au passé : ceux-ci ont révélé, sous l'apparence limpide des œuvres de l'Antiquité classique, le conflit des deux puissances antagonistes dont elles procèdent et qui les conditionne.
- l la notion de Pathosformel — la « formule de pathétique » -un des concepts fondamentaux de warburg restituait à la Renaissance du XVe siècle sa violence pathétique première en sorte que les notions chronologiques de maniérisme ou de baroque s'en trouvaient sérieusement reconsidérées ; en sorte que, symétriquement, la notion de classicisme de voyait privée de cette « hauteur idéale » qui, rassure les esthètes.
Puis à partir de 1895, s'insère un double épisode qui permet de comprendre l'orientation étrange que Warburg donne à sa recherche au tournant du siècle.
En 1895, l'historien publie l'analyse minutieuse d'une suite d'intermèdes montés en 1589 à Florence, à la cour des Médicis, à l'occasion du mariage de l'archiduc Ferdinand et de Christine de Lorraine, spectacles associant la danse, le théâtre, la musique et le chant .. Il reconnaît dans ces spectacles fastueux qui marquent l'un des sommets de la culture maniériste et auxquels il accorde un intérêt moins historique que méthodologique, la formule scénographique de la transformation du monde en représentation qu'il allait mettre à l'épreuve de la peinture dans ses études. L'année même où paraissait son étude des Intermezzi, Warburg entreprenait un voyage en Amérique qui devait le mener jusque dans les mesas du Nouveau-Mexique et de l'Arizona chez les indiens hopis. Il découvre la poterie, puis les poupées katchinas et assiste finalement à des danses au cours desquelles il vit des personnages costumés jouant le rôle d'intermédiaires entre les hommes et les puissances de la nature et cherchant à conjurer ou à domestiquer les forces à l'œuvre dans le monde au moyen de la représentation mimétique. Il est très frappé par ces cérémonies notamment le «rituel du serpent», où, au cours d'une danse masquée, le serpent vivant est «initié» et mué en éclair, annonciateur de la bienfaisante pluie , ainsi que par le pouvoir que les hopis attribuent aux images.Il a l'impression de rencontrer une culture située entre magie et raison, où causalité logique et causalité fantastique restent en synchronie.
« Leurs danses des masques ne sont pas un jeu mais la réponse, sous sa forme païenne » primitive », à la question du pourquoi des choses : le caractère incompréhensible des événements de la nature pousse l'Indien, dans sa recherche d'un sens, à s'identifier personnellement à la cause des choses. Instinctivement, il substitue à l'effet inexplicable la cause sous sa forme la plus tangible et la plus réelle »
.Les phénomènes qu'il avait étudiés dans les intermèdes florentins réapparaissaient à ses yeux dans les performances indiennes sous une forme effective en tant que représentations de forces énigmatiques empruntant, pour s'exprimer, le registre de la figure humaine.
Au cours de l'année 1918, Warburg rassemble des documents afin de comprendre le conflit qui se déroule sous ses yeux et, au sortir de la Première Guerre mondiale, finit par se croire le responsable de son déclenchement. Commence dès lors une période de folie qui durera jusqu'en 1923 ; Pendant la Grande Guerre, le chercheur abandonna tous ses travaux en cours pour accumuler le plus possible d’informations sur ce conflit. Dans cette folle quête, il entraîna toute sa famille qui triait et classait les informations. Son état empirait jusqu’au jour où il sortit un pistolet pour éliminer sa famille avant que les autres ne puissent le faire
Sa folie,qualifiée de « psychose aiguë », se manifeste par des angoisses, un sentiment de persécution et des passages délirants (il entend les cris de sa famille sous la torture, croit que la viande qui lui est servie est la chair de ses enfants).
Le Professeur warburg présentait déjà pendant l'enfance des signes d'angoisses et d'obsession ; étudiant, il avait des idées franchement délirantes, accompagnées de
craintes et de rituels obsessionnels, etc., ce qui entravait beaucoup sa production littéraire. Sur ces bases, une grave psychose s'est déclarée en 1918,
Cet état était accompagné d'une excitation psychomotrice intense qui perdure encore actuellement, quoique soumise à de fortes variations. Ici, il est en enfermé, mais durant l'après-midi, il est souvent suffisamment calme pour recevoir visites, venir chez nous pour prendre le thé, faire des excursions, etc. Actuellement il est encore accaparé par ses craintes et ses manœuvres défensives à la limite du délire, de sorte que, malgré un fonctionnement absolument intact de sa logique formelle, il ne reste aucune place pour une activité dans le domaine scientifique. Il s'intéresse à tout, juge avec une grande pertinence les choses et les gens sa mémoire est excellente, mais on n'arrive à le fixer sur des sujets scientifiques que dans un temps fort limité. L.BIESWANGER
Après avoir été interné pendant trois années dans une clinique d'Hambourg, il intègre la clinique Bellevue située en Suisse, où il sera donc suivi par Ludwig Bieswanger, un disciple de Sigmund Freud.
« II pratique un culte avec les phalènes et les petits papillons qui volent la nuit dans sa chambre. Il parle avec eux des heures durant. Il les nomme ses «petites âmes vivantes » leur confie ses plaintes. Il raconte à un phalène le déclanchement de sa maladie :.
En 1923, Warburg propose un marché incroyable à l'équipe thérapeutique : s'il parvient à produire un travail scientifique, ceux-ci devront l'autoriser à mettre un terme à son séjour dans l'établissement. Le 21 avril, il présente à un public composé tout autant de soignants que de patients de la clinique, une conférence sur les rituels des indiens Hopis, qu'il mettra en relation avec le sacrifice, le débat sur la civilisation mais aussi encore avec l'art du Quattrocento. Son exposé insiste notamment sur le haut degré de la civilisation hopi dont les rites procèdent d'une nécessité pratique (exemple, faire venir la pluie) et se situent au niveau symbolique (le serpent n'est pas réellement sacrifié, mais « intégré » par le geste de le prendre dans sa bouche et relâché dans la nature pour aller « porter le message
· Le serpent, pour les Hopis, est à la fois un danger et un remède, un démon et messager, un intercesseur, qu’on laisse aller, après la cérémonie, vers les quatre points cardinaux pour que la pluie vienne, avec l’éclair. Mais cette ambivalence, comme le montre Warburg dans sa seconde partie, capitale, de sa conférence se retrouve dans l’image du serpent dans la culture grecque : si un serpent monstrueux étouffe Laocoon et ses fils lors de la guerre de Troie, c’est un serpent salvateur qui s’enroule autour du bâton d’Asclépios, le dieu de la guérison, l’Esculape des Romains ; la même ambivalence se retrouve dans la religion chrétienne avec le serpent tentateur et le serpent de Moïse. Il existerait ainsi un « paganisme éternel », indestructible, mais ambivalent, dont les images permettent à l’homme de faire face aux angoisses et aux interrogations qui viennent le hanter ; mais, en même temps, ce paganisme peut connaître de véritables métamorphoses, peut muer en quelque sorte, par un processus de symbolisation caractéristique de l’évolution humaine. La conclusion de la conférence est d’une tonalité assez sombre, et la tension est perceptible ; elle s’achève sur la victoire de la technologie qui a chassé les pratiques magiques, qui a dissipé la peur de l’éclair et des serpents, en domestiquant l’électricité, désormais prisonnière d’un serpent de cuivre, mais qui n’a pas pour autant résolu les énigmes de l’existence, qui prive même parfois les hommes de la possibilité de faire face symboliquement à ces énigmes et aux peurs qu’elles suscitent.
· le paganisme symbolique des danses indiennes devait éclairer d’un jour nouveau la Grèce antique, avec ses ménades extatiques et ses nymphes en transe, comme la Renaissance elle-même. Il s’agit finalement d’expliquer pourquoi l’homme moderne se révèle incapable de surmonter ce que Freud appelait le « malaise » de la civilisation, et, d’une certaine manière, pourquoi il se trouve désarmé devant certaines angoisses. Warburg ne se fait pas d’illusion sur la possibilité de retrouver une véritable humanité primitive, et il perçoit, bien ce qu’il appelle la « contamination » de la culture indienne, tant par le catholicisme espagnol que par la modernité américaine ; il cherche plutôt à mettre en évidence le caractère schizophrénique de la civilisation occidentale : aussi s’intéresse-t-il, dans l’un et l’autre cas, aux détails, aux symptômes, aux incongruités, qui montrent notamment, dans l’héritage classique et chrétien, la « survivance » et la persistance des dieux païens, de leurs images chargées de sens et de pathétique.
- Toute l’histoire de l’art warburgienne, jusque dans les ultimes exemples de son atlas Mnemosyne – agglutination des foules romaines acclamant en 1929 le concordat entre le dictateur Mussolini et le pape Pie XI, pas orchestré des Gardes suisses, hiératisme du dignitaire japonais se faisant harakiri, élégance classique, de la joueuse de golf ou déchaînements collectifs organisés en temps de pogroms, apparaît comme une interrogation sur la manière dont les hommes dansent leurs symboles, leurs affects et leurs croyances pour se transmettre, dans la longue durée, les formes culturelles de ces mouvements psychiques et corporels que Warburg nommait Pathosformeln, les « formules de pathos » Faut-il s’étonner, dès lors, qu’un historien des « survivances de l’Antiquité ait consacré tant d’attention à cette danse rituelle que les Indiens Hopi exécutent chaque année dans un extraordinaire corps à corps avec les venimeux serpents du désert ?
- L’intuition centrale, pour cette approche de l’art selon le point de vue des gestes humains, n’était pas de considérer la danse comme un art aussi important que l’architecture, la peinture ou la sculpture, ce qui va de soi plutôt de considérer les « beaux-arts » en général comme un certain rapport à la danse qu’exécutent les corps dans presque toutes les circonstances importantes de la vie.
Nietzsche n’avait-il pas commencé par déplorer la séparation « théorique » – c’est-à-dire, dans son esprit, abstraite et académique – des différents territoires artistiques
« Nous sommes malheureusement accoutumés à jouir des arts dans l’isolement : absurdité des galeries de peinture et des salles de concert. Les arts isolés sont un triste travers moderne
L'enquête ethnographique, à la lumière de la conférence de Kreuzlingen, apparaît sans doute comme une remontée dans le temps, une exploration du passé au terme de laquelle la Renaissance florentine peut surgir dans une lumière plus nette. Mais cette enquête est surtout une introspection, un retour du sujet sur lui-même(sur sa propre folie) et sur les procédures de connaissance qu'il engage. De même qu’il s’intéressait au passage de la nature à une forme de culture à travers l’assignation d’une angoisse non maîtrisée à des causes devenues, d’un coup, repérables et fixées, en même temps il établissait un parallèle avec ses propres efforts visant à endiguer les forces naturelles qui faisaient de lui un être en pleine dérive
« L'homme est un être des lointains » : la formule de Nietzsche reste, un principe de méthode. Warburg avait compris que l'expérience de l'altérité est nécessaire pour interpréter le familier, que la distance géographique est une métaphore du passé - intime et personnel autant qu'historique et collectif - et le voyage, une technique d'anamnèse. Le motif « exotique », permettant à l'historien de comprendre et de contrôler les opérations qu'il met en œuvre, cessait d'être simplement l'objet de la recherche pour devenir son reflet, ouvrant le savoir à la conscience de l'altérité.
Le résultat convainc les thérapeutes et Warburg sort de clinique. Il continue sa recherche en travaillant sur un ouvrage inachevé appelé Mnemosyne, jusqu'à sa mort due à une crise cardiaque survenue en 1929.
Il laisse derrière lui un héritage important, malgré la modestie de ses publications, ainsi qu'une vaste bibliothèque qu'il constitua tout au long de sa vie comprenant 80 000 ouvrages et située en 2006 à l'Institut Warburg à Londres. La constitution de cette bibliothèque occupa Warburg toute sa vie. Depuis les premières acquisitions de livres rares, en passant par les photos prises ou achetées, les dessins d’enfants, les manuscrits, films, revues et cartes postales, la bibliothèque n’a jamais cessé de grandir en accumulant différentes sources qui servaient à sa recherche.
Warburg classait ses documents non pas par ordre alphabétique ou arithmétique, comme les bibliothèques faisaient et font encore de nos jours, mais selon ses intérêts et son système de pensée momentané, au point de changer régulièrement l’ordre de ses livres pour chaque variation des méthodes de recherche. Sa bibliothèque était toujours en mouvement avec lui, sous la loi du « bon voisinage », selon laquelle les solutions de ses problèmes n’étaient pas dans le livre qu’il cherchait, mais dans le livre d’à côté, car chaque recherche tend vers une réponse en amenant d’autres questions ; bibliothèque de travail, mais aussi bibliothèque en travail.,dont Fritz Saxl son assistant a dit qu'elle était, avant toute chose, un espace de questions, un lieu pour documenter des problèmes, réseau complexe au « sommet » se trouvait la question du temps et de l'histoire : « II s'agit là d'une bibliothèque de questions, et son caractère spécifique consiste justement en ce que son classement oblige à entrer dans les problèmes. Au sommet (an der Spitze) de la bibliothèque se trouve la section de philosophie de l'histoire. »
Imaginée par Warburg dès 1889, mise sur pieds entre 1900 et 1906, cette bibliothèque constitua donc une sorte de « grand œuvre » où il construisait son «espace de pensée» Dans cet espace l'histoire de l'art comme discipline académique subissait l'épreuve d'une désorientation réglée : partout où existaient des frontières entre disciplines, la bibliothèque cherchait à établir des liens. G didi huberman écrit à ce propos :
On comprend mieux en quoi une bibliothèque ainsi conçue pouvait produire ses effets de déplacement. Une attitude heuristique - c'est-à-dire une expérience de pensée non précédée par l'axiome de son résultat - guidait l'incessant travail de sa recomposition. Comment organiser l'interdisciplinarité ? Cela supposait, une fois encore, la conjonction difficile des rouages philologiques et des grains de sable philosophiques. Cela supposait la mise en place d'une véritable archéologie des savoirs liés à ce qu'on nomme aujourd'hui les « sciences humaines », une archéologie théorique déjà centrée sur la double question des formes et des symboles
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L’entreprise de Warburg, relève d’une anthropologie de la culture occidentale dans laquelle une pluralité de disciplines comme la philologie, l’ethnologie mais aussi la biologie et l’histoire convergent pour répondre à une question qui lui semble fondamentale: Comprendre une image ? .
Les modèles évolutionnistes historiques standard et toujours à l’oeuvre– passé et présent, anciennes et nouvelles, obsolescences et renaissances, moderne et postmoderne – échouent à décrire la complexité. L’expérience qu’il fait du « primitif »- le primitif n’est pas le passé premier dans une linéarité, il n’est pas non plus l’autre perdu et retrouvé par une nostalgie du primordial, contrecoup du dégoût de la civilisation(, ni d’ailleurs l’art premier qu’on finirait par retrouver dans un musée imaginaire)- celle finalement dont on pourrait trouver les paradigmes dans les « rêves » aborigènes ou dans les rythmes et tissages africains (et qui se fera dans la rencontre avec les indiens hopis) les paradigmes du serpent, des entrelacs ou du labyrinthe(bibliothèque) nous enseigne qu’il faut se mettre, en regardant l’œuvre, à l’écoute de sa teneur temporelle, une polyrythmie dont elle est toute tissée. Façon d’interroger, au cœur même de leur histoire, la mémoire à l’œuvre dans les images de la culture. l’ analyse ethnographique des manières de penser et d’agir des Indiens, lui donna en retour l’idée de penser ensemble deux événements totalement distants (ce qu’on appellera le montage par attractions) : « Sans l’étude de leur culture primitive, je n’aurais jamais été en mesure de donner un fondement élargi à la psychologie de la Renaissance »,
Son positionnement anthropologique – ne plus dissocier le savoir du croire et de l’agir des membres d’une société –est à la base de sa technique d’analyse. il a su modifier la façon classique d’appréhender une image, puisque ce problème de la survivance ne se pose plus seulement en rapport à l’esthétique d’une image, mais il intègre désormais le culturel et le social de sa production. Le concept d’analyse warburgien rend désormais impossible la séparation de la forme et du contenu. Il ne s’agit donc plus simplement de savoir ce que signifie une image puisqu’il faut avant tout se pencher sur sa vie et sa transmission.
Il s’agit pour lui de repérer la trace, la survivance d’une culture dans une autre. Ce positionnement lui a permis de sortir de l’opposition trop primaire entre sociétés traditionnelles et sociétés modernes, et de restituer la complexité des interactions possibles.
Des œuvres Warburg voulait, comprendre la« vie »,la « force » ou « puissance » (l'art n'était pas pour une simple question de goût,ou d’ œil de connaisseur/esthete mais bien une question vitale). L'histoire, elle non plus, n'était pas pour lui une simple question chronologique, mais bien un remous, un débat de la « vie » dans la longue durée des cultures. Façon de réaffirmer que l'historien n'est pas en position de pure et simple maîtrise sur son objet de savoir mais qu'il en est partie prenante, et de façon vitale L'historien - ou le philosophe - de l'art n'est pas devant son objet, en effet, comme devant n'importe quoi d'objectivable de connaissable, de rejetable à distance dans le pur passé de l'histoire. Nous sommes, devant chaque œuvre, concernés, impliqués dans quelque chose qui n'est pas une chose exactement, mais plutôt une force vitale que nous ne pouvons réduire à ses éléments objectifs. . Ce qui est retenu, ici, n'est autre que la leçon nietzschéenne fondamentale : l'art n'est pas « désintéressé .
- Warburg sera parti de son propre dégoût quant à une « histoire de l'art esthétisante » pour montrer combien l'art de la renaissance lui-même ne fut « vital » qu'à intégrer des éléments d'impureté, de laideur, de douleur et de mort. Il nous introduit aux paradoxes constitutifs de l’image elle-même (et de sa primitivité): sa capacité de revenance, de hantise , sa structure de symptôme où se mêlent latences et crises, répétitions et différences, refoulements et après-coups
- Il y a un lien entre la force psychique « primitive », la «vie» des images, leur «nature de fantôme», leur «capacité de revenance, de hantise» et le pouvoir de blesser ou de guérir.
Qu’est-ce qui fait en définitive qu’une image survit et devient trace d’une culture? (ce qui constituerait sa véritable primitivité. )L’étrangeté et le pathétique sont les deux réponses avancées par Aby Warburg. Elles sont les seules à posséder le pouvoir d’intensifier un geste, le sortant ainsi du refoulé d’une culture, pour le faire accéder à l’ordre d’une survivance, d’une image indestructible comme dans le cas dans le cas du serpent. L’image pour devenir« image-trace », « image-survivance » doit donc toucher son regardeur et peut-être plus encore, le ravir, l’emporter de manière quasi physique.
Pour Warburg, en effet, l'image constituait un « phénomène anthropologique total », une cristallisation, une condensation particulièrement significatives de ce qu'est une « culture » (à un moment de son histoire. Voilà ce qu'il faut d'abord comprendre dans l'idée, à d'une « puissance mythopoïétique de l'image. Et voilà pourquoi il n'éprouvait aucune contradiction « disciplinaire » à orienter ses études sur les « formules pathétiques » de la Renaissance - les Pathosformeln, ces gestes intensifiés dans la représentation par le recours à des formules visuelles de l'Antiquité classique - vers des recherches sur les mimiques sociales, la chorégraphie, la mode vestimentaire, les conduites festives ou les codes de salutation
Bref, l'image n'était pas à dissocier de ‘agir global des membres d'une société. Ni du savoir propre à une époque. Ni, bien sûr, du croire : là réside un autre élément essentiel de l'invention warburgienne, qui fut d'ouvrir l'histoire de l'art au « continent noir » de l'efficacité magique - mais aussi liturgique, juridique ou politique - des images :
« [...] l'une des vraies tâches de l'histoire de l'art (Kunstgeschichte) est bien de faire entrer dans le cadre d'une étude historique approfondie ces créations issues des régions mal éclairées de la littérature de propagande politico-religieuse ; en effet, c'est la seule manière de saisir dans toute son étendue l'une des plus importantes questions de la recherche scientifique sur les civilisations et les styles.
la« science de la culture » raconte, par exemple, qu'un genre des beaux-arts nommé « portrait » émerge à la Renaissance grâce au triomphe humaniste de l'individu et au progrès des techniques mimétiques ; mais elle racontera aussi une autre histoire, selon le temps bien plus complexe d'un recroisement - un entrelacs, une surdétermination - de la magie antique et païenne (survivances de l'imago romaine), de la liturgie médiévale et chrétienne (pratique des ex voto sous forme d'effigies) ainsi que des données artistiques et intellectuelles propres au Quattrocento ; alors, le portrait se transfigurera sous nos yeux, devenant le support anthropologique d'une « puissance mythopoïétique » dont l'histoire de l'art s'était montrée incapable de rendre compte.
De tout cela naît un savoir nouveau : en manière de conclusion à cette approche biographique, on peut citer le propos de g.didi-hubermann .(l’image survivante ed de minuit)
Si la bibliothèque de Warburg résiste si bien au temps, c'est que les fantômes des questions posées par lui n'ont trouvé ni clôture, ni repos. Ernst Cassirer a écrit, dans son éloge funèbre de l'historien, une page magnifique sur le caractère auratique d'une bibliothèque à la fois si privée et si ouverte, «habitée» qu'elle pouvait être de ces « configurations spirituelles originelles: Warburg a multiplié les liens entre les savoirs c'est-à-dire entre les réponses possibles à la folle surdétermination des images - et, dans cette multiplication, il a probablement rêvé de ne pas choisir, de différer, de ne rien couper, de prendre le temps de tout prendre en compte : folie. Comment s'orienter dans un nœud de problèmes ? Comment s'orienter dans la « soupe d'anguilles » du déterminisme des images ?
Il y a une autre façon de poser la question, de déplacer les choses. Un autre style, un autre tempo. C'est perdre - ou plutôt faire semblant de perdre - son temps. C'est agir à côté, par impulsion. C'est bifurquer soudain. Ne plus rien différer. C'est aller directement à la rencontre des différences. C'est partir sur le terrain. Mais bifurquer, c'est autre chose aller sur place, accepter l'épreuve existentielle des questions que l'on se pose.
Il s'agit, en fait, d'expérimenter sur soi-même un déplacement du point de vue : déplacer sa position de sujet afin de pouvoir se donner les moyens de déplacer la définition de son objet. Warburg a invoqué, pour son voyage au Nouveau-Mexique, des raisons qu'il qualifiait lui-même de « romantiques »( la question de savoir ce qu'il y chercha exactement - et ce qu'il y trouva - demeure, jusqu'à un certain point, en suspens. Si l'on s'accorde à reconnaître l'importance méthodologique d'un tel, il faut se demander quel genre d'objet Warburg a pu rencontrer lors de ce voyage : quel genre d'objet propice à déplacer l'objet « art » que contient l'expression même d'« histoire de l'art ». Demandons-nous, symétriquement, quel genre de temps Warburg expérimentait là, qui fût propice à déplacer l'«histoire » telle qu'on l'entend généralement dans l'expression « histoire de l'art ».
Quel genre d'objet Warburg rencontrait-il donc sur ce terrain d'expérience ? Quelque chose qui, probablement, demeurait encore - c'était en 1895 - innommé. Quelque chose qui fût image, mais aussi acte (corporel, social) et symbole (psychique, culturel). Une « soupe d'anguilles » théorique, en somme. Un amas de serpent - celui-là même qui grouille en acte dans le rituel d'Oraibi, celui-là même qui darde en symbole ses éclairs célestes celui-là, encore, qui traverse en image la vision de stalactites reptiliennes du Nouveau-Mexique ou les torsades d'un retable baroque devant lequel prient quelques Indiens à Acoma.
Il cherchait une parité ou une disparité relativement à ses objets de travail occidentaux, florentins, renaissants. Était-il là pour établir une analogie avec la Renaissance, avec ses fêtes, ses représentations d'Apollon et du serpent Python, ses éléments dionysiaques et païens Ou bien était-il là pour expérimenter un renversement complet du point de vue occidental et classique,? La réponse devrait être dialectique : c'est dans l’« incorporation visible de l'étrangeté » - que Warburg chercha sans doute une base, non pas commune et archétypale, mais différentielle et comparative, aux polarités que manifestaient, selon lui, tout phénomène de culture.
En quoi cet objet était-il donc propice à déplacer l'objet « art » que vise traditionnellement la discipline de l'histoire de l'art ? En ce qu'il n'était pas un objet, justement, mais un complexe - voire un amas, un conglomérat ou un rhizome - de relations. Telle est, sans doute, la principale raison de l'engagement passionné que Warburg manifesta, toute sa vie durant, à l'endroit des questions anthropologiques. Ancrer les images et les œuvres d'art dans le champ des questions anthropologiques (alors que le discours dominant actuellement du monde des arts premiers est justement de vouloir métamorphoser l’objet anthropologique en œuvre d’art dans une véritable religiosité de l’art)était une première façon de déplacer, mais aussi d'engager l'histoire de l'art vers ses propres « problèmes fondamentaux ».
Warburg en ceci a bien « mis l'histoire de l'art en mouvement », mais il a fait bien plus, bien pire que cela. D'abord, il a « mis en mouvement » pour excéder par avance le cadre disciplinaire du savoir qu'il contribuait à fonder : je ne parle pas seulement de l'extension considérable liée au projet même d'une « science de la culture*\ je ne parle pas seulement d'une dimension philosophique dont l'histoire de l'art académique se débarrasse aujourd'hui en créant l'entité séparée des « théoriciens de l'art » ; je parle précisément du caractère de «montage des attractions» que sa pensée met en œuvre à tous niveaux.
Nb. Le montage des attractions, théorisé au cinéma par eisenstein : consiste à rapprocher par le montage des réalité disjointes. Dans la grève par ex.une vision métaphorique. se crée, à cause du montage qui met en relation des boeufs qui vont à l'abattoir et la répression des grévistes. Ainsi la tâche du cinéma comme art ( tekhnè / ars : savoir-faire et méthode) est-elle d'explorer et d' allégoriser la deuxième nature technique, c'est-à-dire de l'exposer à l'image pour en extraire l'idée, inaccessible à l'expérience vécue.
La pensée de Warburg, pour mettre l'histoire de l'art en mouvement, a dû sur elle-même faire l'expérience, voire l'épreuve, de cette mobilisation. Excéder le cadre épistémologique de la discipline traditionnelle, c'était accéder à un monde ouvert de relations multiples, inouïes, dangereuses même à expérimenter: la nymphe avec le serpent (féminité, animalité), la peinture avec la danse (mouvement représenté, mouvement exécuté), la Florence médicéenne avec le Nouveau-Mexique indien (passé historique, origine au présent), etc. car le symptôme diffracte l'histoire, la démonte en un sens, étant lui-même une conjonction, une collision de temporalités hétérogènes (temps de la structure et temps de la déchirure faite à la structure2.
Inventer un savoir-montage, s'agissant de l'histoire de l'art, c'était renoncer d'un coup aux schémas évolutifs - et téléologiques - en vigueur depuis Vasari: Warburg a pu «monter», et de façon tranchante, Giotto avec Ghirlandaio, il n'essaie jamais de nous faire le roman des « influences » et du « progrès » artistique de l'un à l'autre. Inventer un savoir-montage, c'était La question, on le voit, est bien une question de pathos, et même, osons le dire, de pathologie: l'histoire de l'art est-elle capable de reconnaître jusqu'au bout la position fondatrice de quelqu'un qui demeura presque cinq ans dans un asile psychiatrique, entre « inhibitions de peur » et « agitation psychomotrice » ? De quelqu'un qui « parlait aux papillons» des heures durant, et dont le médecin - qui n'était autre que Ludwig Bieswanger - désespérait de toute guérison ?
Faudra-t-il donc parler de l'histoire de l'art warburgienne comme d'une « discipline pathologique » Admettons que Warburg a produit d'emblée la part maudite, la part nietzschéenne et symptomale de cette « discipline humaniste » qu'il contribuait à fonder, laissant à son disciple Panofsky la tâche plus recommandable, plus efficace en un sens, d'en produire la part triomphante, positive, néo-kantienne, dispensatrice de réponses (et peut-être, en cela, oublieuse au passage de quelques questions principielles3)... Warburg, lui, n'a jamais cessé de reconduire les questions, ce qui lui fit à chaque fois repenser l'ensemble de son savoir, le réorganiser, l'ouvrir à de nouveaux champs : les positivistes, les amateurs de corpus clos appellent cela, de façon méprisante, «papillonner». On pourrait dire de Warburg qu'il n'a jamais réussi à - ou voulu - guérir des images. « Parler aux papillons » des heures durant, n’ était-ce pas, en définitive, interroger l'image comme telle, l'image vivante,l’image-battement qu'un épinglage de naturaliste n'eût fait que nécroser ? N'était-ce pas retrouver, à travers la survivance d'un antique symbolisme, le nœud psychique de la Nymphe, de sa danse, de sa fuite, de son désir, de son aura ? Comment ne pas reconnaître, dans cette fascination pour les papillons, la connivence de l'insecte métamorphique avec la notion même d'image ?
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Merci de cet article passionnant et subtileQuele st le nom de l'auteur ?
V.
Rédigé par : Vivianne | vendredi 07 nov 2008 à 09h07
Quand je lis les textes de Warburg, je ne peux m'empêcher d'éprouver ce que Freud appelle l'inquiétante étrangeté...
Merci pour cette belle synthèse en quatre parties sur Warburg.
Je conseillerai votre blog à mes étudiants que je vais faire plancher sur Joseph Beuys et Bob Wilson.
A bientôt Frédéric Ferney,
J.
Rédigé par : Jean Ibanez | jeudi 01 jan 2009 à 22h51
Le titre de l'article en tous cas est pompé du sous-titre de la préface (signée Georges Didi-Huberman) du livre de Philippe-Alain Michaud : "Aby Warburg et l’image en mouvement", Paris : Macula, 1998 (la préface de Georges Didi-Huberman, « Savoir-mouvement », est pp. 7-20)
Rédigé par : J. | mercredi 08 août 2012 à 11h46