« Les hommes et les dieux se ressemblent et ils ont besoin les uns des autres : les hommes de l'indulgence et de la faveur des dieux, les dieux des offrandes et des sacrifices des hommes. » (Marc Auge, Le Dieu-Objet)
L’ethnographie ne peut éviter l'épineuse question des "fétiches" et du "fétichisme". Ces mots ont été tellement galvaudés que la plupart des anthropologues actuels évitent de les utiliser. Mais dans bien des séminaires d'anthropologie, ils viennent spontanément aux lèvres, accompagnés d'un petit signe figurant les guillemets pour signaler que l'orateur n'est pas dupe de leurs connotations encombrantes.
Il y a plus de soixante ans que Mauss écrivait : « La notion de fétiche doit [...] disparaître définitivement de la science», elle «ne correspond a rien de défini », elle n'a rien de premier ni d'explicatif puisque « l'objet qui sert de fétiche n'est jamais, quoi qu'on en ait dit, un objet quelconque, choisi arbitrairement, mais il est toujours défini par le code de la magie ou de la religion »
Rappelons que Fétiche vient du portugais fetisso ou feitizo, et signifie, comme dit Littré, objet « fée », enchanté et pour cette raison vénéré .il signifie aussi originellement "chose fabriquée".
Utilisé par les marchands du 15ème siècle pour désigner les charmes magiques et les amulettes africaines, il est passé dans le français colonial. C'est en 1760 que le Président de Brosses, dans son livre intitulé "Du culte des dieux fétiches" , l'introduisit dans la toute littérature ethnographique. Pour lui, il s'agissait d'une forme première de religion qui se caractérise par l'adoration directe d'objets. Comme l'a fait remarquer Jean Pouillon, de Brosses souligne (à juste titre) l'absence de médiation : "il n'y a rien derrière le fétiche et qui serait symbolisé par lui"
Le fétichisme apparaît alors comme le culte de choses inanimées, ou plutôt, qui sont, pour nous et en vérité selon nous, inanimées, mais qui sont, pour le « sauvage » et à tort, douées d'une force mystérieuse. Ou encore le fétichisme est la négation de l'écart entre l'objet et ce dont il est le véhicule. "objet naturel, animal divinisé, bois, pierre, idole grossière qufadorent les nègres"littre
Peut-être le mot, expurgé de tout préjugé évolutionniste aurait-il pu s'y maintenir et gagner en précision s'il n'avait connu par la suite un énorme succès dans la vulgate de la réflexion contemporaine. Comme le mot mythe, il est devenu une expression à la mode, mise à toutes les sauces, et qui résiste mal à la banalisation et aux dérives de sens. Aujourd'hui, dès qu'une cause est prise pour une autre dans quelque domaine que ce soit, on crie au fétichisme "fétichisme de l'écologie», "fétichisme de la sociabilité"---
Ces conceptions du fétichisme ont en commun d'y voir une absurdité, puisque, même pour Comte qui reconnaît chez le fétichiste « une certaine activité spéculative », il s'agit cependant « d'une sorte d'hallucination permanente et commune où, par l'empire exagéré de la vie affective sur la vie intellectuelle, les plus absurdes croyances peuvent altérer profondément l'observation directe de presque tous les phénomènes ». Dans tous les cas, l'erreur du fétichiste est une erreur d'attribution, mais pour Marx, elle consiste à attribuer un statut de chose à ce qui n'en est pas une, tandis qu'à l'inverse, elle consiste pour Comte et pour Hegel à attribuer un statut d'être animé à ce qui ne l’est pas, pendant que pour Freud elle est de mettre une réalité là où il n'y en a pas. C'est dire que le mécanisme d'une erreur qui prend des formes si différentes ne suffit pas à définir le fétichisme en lui-même
Mais pourquoi celui-ci? Qu'avait-il donc de commode ou de séduisant pour que positivistes, marxistes, psychanalystes, entre bien d'autres, l'aient emprunté directement ou non, consciemment ou non, à un « philosophe » de l'époque des Lumières et, à travers lui, aux navigateurs portugais qui pourtant, en forgeant le terme, ne montraient guère que mépris et incompréhension pour des cultes et des modes de pensée étrangers
aux leurs? Il est clair que l'histoire de cette notion est celle de malentendus, d'oublis, et de glissements de sens, mais les glissements de sens ont aussi un sens.
Les anthropologues héritent d'un mot qui a servi à la sociologie évolutionniste pour définir un stade primitif de l'histoire des idées, au marxisme pour dénoncer les masques de la société marchande, et à la psychanalyse pour caractériser un type de perversion sexuelle. Comment désormais parler de fétichisme sans ressentir un certain malaise ?
En fait, toute une théorie de l’image, de l’icône ainsi que les querelles historiques autour de leur statut (l’iconoclasme) restent sous jacente à la dépréciation du fétichisme
le catholique portugais qui ne voyait pas de difficulté à affirmer la présence de son dieu dans l'hostie sans dire pour autant que ce dieu était l'hostie même, répugnait à prêter au « sauvage » la même capacité;. Il se peut aussi que le croyant ait eu, sans se l'avouer, quelque peine à admettre le dogme de la présence réelle et à sortir des difficultés qu'il entraîne, et que, les projetant sur l'indigène, il estima alors que ce dernier ne pouvait même pas les affronter. Craignant pour lui-même la confusion de l'objet et du dieu, il l'attribua à l'autre. Dans cette hypothèse, le fétichisme des « nègres » aurait été surtout celui que les découvreurs chrétiens de l'Afrique, du fait de leurs propres croyances, redoutaient inconsciemment pour eux-mêmes
Tant que l'image n'a pas encore été clairement rattachée à cette faculté propre à l'homme de créer consciemment par l'imitation des oeuvres qui n'ont pas d'autre réalité que leur semblance, dont tout l'être est de faux semblant, quel est le statut de l'image ? Comment fonctionne-t-elle ? Quel est son rapport avec cela même qu'elle figure ou évoque ?
La réponse de notre culture combinant le progressisme des lumières , la tradition religieuse monothéiste et l’autonomie de l’art a été de dessiner en réponse un schéma évolutionniste décrivant le cheminement de l’idole antique vers la représentation consciente dont l’art constituerait le dernier avatar(ainsi les fétiches « primitifs se trouvent ils magnifiés et métamorphosés par leur entrée dans nos « musées imaginaires » )on irait ainsi de la présentification de l'invisible à l'imitation de l'apparence, de l'actualisation à la représentation.
Dans les premiers temps, l'image divine serait instituée pour actualiser, présentifier des puissances autrement invisibles, pour "assigner une place dans notre monde à des entités de l'au-delà" , permettant ainsi d'"établir avec la puissance sacrée, à travers ce qui la figure, d'une manière ou d'une autre, une véritable communication, un contact authentique ; son ambition serait de rendre présente cette puissance, pour la mettre à la disposition des hommes, dans des formes rituellement requises". Entre les Ve et IVe siècles, l'avènement de la mimésis corrigera le statut de l'idole divine pour mener "à l'image proprement dite. C'est-à-dire à l'image conçue comme un artifice imitatif reproduisant sous forme de faux-semblant l'apparence extérieure des choses réelles". Une fois transformée en représentation figurée, l'idole perd ainsi ses pouvoirs divins :
Elle n'a plus d'autre réalité que son apparence, plus d'autre fonction rituelle que d'être vue. (...). On ne lui demande plus d'opérer dans le monde comme une force efficace, mais d'agir sur les yeux du spectateur, de traduire pour lui de façon visible la présence invisible du dieu (...). Libéré du rituel (...), le symbole divin s'est transformé en une "image" du dieu l.jp.vernant
Selon ce schéma où toute forme part du stade le plus simple pour se complexifier progressivement, les premiers types de figuration divine auraient été des formes naturelles et brutes, des pierres ou des arbres, peu à peu travaillées en pilier ou colonne, et lentement humanisées pour aboutir à la figure anthropomorphe, conçue comme l'expression la plus adéquate et la plus achevée du divin.
Le concept même d'évolution est fondamentalement occidental. Notre prise de conscience de l'altérité a longtemps été soumise à ce schéma évolutionniste. Cette transformation de l'objet du pouvoir "en image impersonnelle d'une divinité faite pour être vue" nous a finalement menés à exclure toute autre approche de l'objet_dieu ou du dieu-objet, transformant notamment le "fétichisme" en une dérive aberrante de l'idolâtrie. A l’inverse de l’évolution décrite ci-dessus, tout culte qui ne s’élèverait pas à l’abstraction et à la représentation serait rechute ou maintien dans la primitivité.
même si ce schéma est démenti désormais par les chercheurs, il reste souvent développé dans les textes les plus récents dès lors qu’ils admettent sans précaution tout l’impensé du terme fétiche
Je prendrai pour exemples,à l’heure où l’évolutionnisme n’est pourtant plus guère de mise chez les anthropologue, l’article cité ci-dessus de m.onfray au titre évocateur : du fétiche à l’idole. (catalogue de l’exposition « primitifs ? » abbaye de daoulas). Outre ce dernier texte, le catalogue d’une exposition par ailleurs splendide, contient plusieurs autres reprenant la notion traditionnelle de fétiche et de primitivité dont un de l’historien d’art, j.p.zarader
« Si l’on devait étudier le fétiche pour lui-même, il faudrait souligner que celui-ci occupe une place à part au sein du surnaturel : il incarne l’irrationnel et il côtoie l’informe…comparable au mythe, il renvoie à l’obscurité des origines »…
Et l’auteur d’invoquer Malraux :
« Le surnaturel sauvage suggère un chemin fut-il menaçant.il nous mène vers la part brutale du monde à travers la notre, comme le mythe ».
m.onfray pour sa part, d’une belle plume, mais qu’on aimerait plus consciente et surtout plus informée et érudite en matière d’anthropologie, se livre à une reconstitution rousseauiste selon le schéma inauguré par le discours sur l’origine de l’inégalité. (rousseau avertissait cependant sans sa Préface qu’il fabriquait un mythe à des fins critiques). On irait ainsi d’une préhistoire primitive marquée par le culte des fétiches à une émancipation laïque de l’art en passant par les diverses sortes d’icônes religieuses. si l’auteur admet qu’une telle reconstitution de l’origine relève de la pure « hypothèse » il ne craint pas cependant de l’étayer sur les sociétés traditionnelles réintroduisant du même coup l’idée même de primitivité et de société sans histoire :
(c’est moi qui souligne dans le texte et qui marque les points d’ interrogation que méritent certains postulats)
« Osons tout de même quelques propositions, en partie parce que les civilisations primitives encore existantes procèdent de logiques et de catégories susceptibles d'extrapolations…. ( ???)
L'aube de l'humanité doit ressembler dans ses modalités essentielles à la forme des civilisations tribales et crépusculaires contemporaines. ( ???) Le balbutiement des premiers hommes s'entend probablement en écho dans les quelques mots prononcés par ces peuples à la mort annoncée. »
.le fétiche serait ainsi une survivance des premiers ages de l’humanité : il marquerait l’angoisse passive du sauvage devant l’inconnu et la mort :
L’évolution spirituelle conduit vraisemblablement (???) d'un animisme sommaire à un panthéisme plus élaboré. D'où une relation primitive à la nature qui suppose l'étonnement, l'inquiétude, l'expectative devant les grands mouvements, les rythmes ou les manifestations climatiques, météorologiques, géologiques, cosmologiques l'humanité s'éprouve en variation sur le thème de l'animalité ou de la bestialité, la vie et la mort se subissent comme des destins incompréhensibles et impossibles à envisager dans le temps déployé….
« Pour autant, ces objets procèdent de ce que j'appellerai le fétiche dont l’étymologie (occidentale !!!) Rappelle l'artifice, le sortilège et l'amulette.
Traces magiques, repères mystérieux, signes indéchiffrables pour l'éternité,( ???) les fétiches caractérisent les premières productions laissées sans explication par des hommes devenus silencieux et morts enveloppés dans les secrets de leurs logiques. Au carrefour de la médecine, de la religion, de la technique et de l'art, ces traces disséminées trahissent furtivement une métaphysique animiste et panthéiste qui confond l'artiste avec la figure de l'artisan et du chaman. Devant ces mains, ces animaux éternellement figés dans une course aux destinations mystérieuses, ces femmes aux fesses monstrueuses, aux hanches larges, aux bassins immenses, aux poitrines abondantes, j'imagine - en projetant moi aussi...- des chants et des invocations, des transes et des danses, des hystéries et des évanouissements, du sang et de l'effroi, des breuvages dionysiaques et des percussions de peaux animales, des tremblements et des cris, des extases et des dieux, puis l'intercession d'un homme placé à égale distance du monde des génies et de l'univers des hommes. »
J’ai cité longuement ces textes du catalogue parce que l’ensemble des préjugés ethnocentriques y sont présents : évolutionnisme du simple au complexe, primitivité historique et survivances tribales, magie au lieu de religion, part obscure, dionysiaque et donc irrationnelle de l’homme propre à ces sociétés, liaison du fétichisme et du chamanisme( ??)
L’ironie de l’histoire, c’est que l’auteur du texte, par ailleurs chantre du paganisme et de l’Athéologie, obéit ici justement à des cadres théologiques forgés par l’occident et dont on ne se débarrasse pas d’un trait de plume
ce sont ces cadres souligne jean bazin dans son article sur les « choses dieux » : " (in "Le temps de la réflexion", le corps des dieux 1987, p. 253 ss.)qui font du fétichisme un culte incompris et qu’on déprécie
« J’aurais plutôt tendance à croire que si le « fétichisme » nous apparait si impensable, c'est en vertu d'une théologie implicite qui définit d'avance le pensable…
se définirait du même coup comme perversion tout comportement qui prend l'image pour le dieu (idolâtrie), l'objet de culte pour l'objet du culte (fétichisme), le représentant pour le représenté. Par un quiproquo, ou plutôt un quidpro quo, qui paraît évidemment relever de la confusion mentale ou de la régression infantile, le « fétichiste» pratique ce que le président de Brosses appelait le « culte direct » : en niant « l'écart entre l'objet et ce dont il est le véhicule », il voue une adoration fascinée à une surface sans fond et sans miroir, puisque « derrière le fétiche », il n'y a plus « rien qui serait symbolisé par lui1». Ce défaut d'accommodation dans la représentation semblerait inévitablement relever d'une pathologie du religieux…
Mais se peut-il vraiment que des humains prennent des choses pour des dieux? Le « fétichisme» est-il une religion effectivement pratiquée ou une projection de l'imaginaire occidental susceptible de se dissiper sous l'éclairage de notre autocritique? »
N'est-il pas surprenant et remarquable qu'au tournant du siècle, les pratiques de sociétés identifiées comme "primitives" aient inspiré les théories chargées d'expliquer le comportement de l'homme moderne ? Le fait relève sans doute, selon la formule de Claude Lévi-Strauss, de ce "sentiment contradictoire de présence et d'étrangeté" que suscitent chez nous les usages exotiques (Lévi-Strauss, 1962: 277)
A cette première question s’ajoute l’embarras des anthropologues qui aimeraient se débarrasser du terme mais qui doivent aussi rendre compte de ce qui constitue la nature propre du fétiche : la reconnaissance d’une puissance de l’objet : la présence ajoutée à l’étrangeté
L'histoire du terme n'est donc pas achevée. S'il "n'est pas certain que les objets "forts" de tous les peuples de la terre soient justiciables d'un même concept", les chercheurs reconnaissent volontiers "qu'il correspond, en dépit de ses défauts, à quelque chose de terriblement présent pour la désignation de laquelle nous ne savons encore nous référer à aucun concept adéquat. (...). Une élimination pure et simple de la notion de fétiche (...) nous laisserait par ailleurs bien dépourvus en face de faits essentiels, absolument incontournables en Afrique noire». En somme : comment s'y dérober (et faut-il s'y dérober) ? A de surgy
Les Africains ne s'entourent pas de "fétiches" sans le savoir. Ils les adoptent délibérément, en assumant certains risques, dans le cadre d'institutions disposant à cet effet de spécialistes et en se référant aux codes symboliques de la société à laquelle ils appartiennent.
Loin d’être les survivants du balbutiement des premiers âges, Il est reconnu qu’ils n'idolâtrent pas n'importe quoi, adhèrent à des systèmes religieux fort complexes et ne sont pas moins attachés que nous aux valeurs spirituelles. Ils entretiennent cependant avec des objets sacrés ou jugés puissants des relations singulièrement fortes, dignes de requérir notre attention.
Ainsi, selon a. de surgy,les objets nommés fétiches ne comportent pas moins de cinq acceptions complexes et différentes : a) corps animés ou inanimés, ou phénomènes naturels, distingués du reste de l'environnement du fait qu'ils éveillent en l'homme de salutaires ou nobles sentiments, b) représentations ou symboles de divinités ou de grands ancêtres, c) lieux de fixation d'esprits de la nature ou d'âmes des défunts, d) objets manifestant par eux-mêmes un pouvoir magique ou permettant à certaines personnes, ou aux divinités auxquels ils sont consacrés, d'exercer un tel pouvoir, e) enfin objets simplement nécessaires à l'exécution de sortes de drames rituels.
. « Un fétiche n'est jamais le simple reflet, dont son utilisateur serait dupe, de causes effectives qui opéreraient dans l'inconscient individuel ou collectif. Loin de résulter d'une objectivation passive à laquelle certains sujets se livreraient sans s'en rendre compte, il est le fruit d'un travail d'objectivation nécessitant le recours à des outils appropriés et permettant d'intervenir, sous contrôle de la volonté, à des niveaux irrationnels ou émotionnels difficilement maîtrisables ».
Des objets singuliers, appelés par Jean Bazin "choses-dieux, se trouvent ainsi révérés et redoutés à l'égal des dieux bien qu'ils aient été composés par les hommes ou choisis à leur initiative. ils y sont soignés, nourris et abreuvés à titre d'organes sacrés et vivants, indispensables à l'efficacité d'agents immatériels néanmoins autonomes. Les hommes
surtout osent y exercer de l'ascendance sur la plupart des entités dont ils sollicitent le jugement ou des secours, s'adressant à elles sur un ton de commandement plus que de prière et n'hésitant pas à les menacer de rejet s'ils ne reçoivent pas satisfaction.
Ces objets « enchantés » permettent de maintenant repenser le "fétichisme" non comme une aberrante conséquence d'un raisonnement défectueux mais comme une philosophie souveraine.
(a suivre)
Les commentaires récents