Aujourd'hui, la thérapie est l'activité principale des chamanes, parfois la seule.
On dit parfois que cette fonction du chamane, pourtant générale, serait venue plus tard, s'ajoutant ou se substituant à la fonction cynégétique, censée originelle. La tendance fondant l'acte thérapeutique, qui voudrait que depuis des temps reculés l'être humain essaie de soulager la souffrance d'un semblable, serait-elle donc postérieure à l'idée que l'on puisse agir sur le monde afin d'obtenir du gibier? Aurait-elle été étrangère aux sociétés de chasse ? Le débat reste ouvert.
Notons pour l'instant que les sociétés chamaniques donnent peu de preuves de l'efficacité de l'action de leurs chamanes sur le gibier. En revanche, elles en avancent d'innombrables lorsqu'il s'agit de confirmer leur efficacité thérapeutique. Il est important aussi de remarquer que les sociétés de chasseurs établissent des relations causales entre la chasse et la maladie : Chez les Bouriates, par exemple une catégorie directement associée à la chasse est celle des maladies causées aux chasseurs par les esprits donneurs de gibier qu'ils ont spoliés
Deux conceptions de la maladie somatique ou psychique recoupent la distinction habituelle entre chamanisme et possession.: elle peut être interprétée comme un manque, attribué en général à un rapt, une altération ou une métamorphose de l'âme, ou bien comme un trop, dû à l'introduction dans le corps d'un élément pathogène. À cette duplicité répondent deux types de thérapies, l'endorcisme et l'exorcisme). Le retour de la partie absente, c'est l'endorcisme. L'exorcisme est le rejet du principe perturbateur.
Ces deux techniques coexistent souvent. Si la recherche de l'âme reste le thème majeur de la littérature chamanique, le chamane peut aussi sucer la partie atteinte pour en extraire le mal, le matérialiser, l'exhiber, ce qui peut également donner lieu à de beaux récits. Un chamane toungouse racontera par exemple comment il a envoyé son esprit-bécasse et son esprit-oie ôter d'un coup de bec un esprit pathogène hors du corps d'un malade.
Mais le chamane met parfois en œuvre des stratégies thérapeutiques plus particulières. Aussi étranges qu'imaginatives, elles reflètent des conceptions spécifiques de la maladie, de la souffrance, du corps, de la société et du monde.
En Sibérie, le chamane toungouse remédierait à la stérilité en dérobant des âmes dans le monde-autre). La maladie serait une « couche obscure et mince » recouvrant le corps du malade. Le chamane doit la déchirer. Pour cela, il convoque des animaux qui perforent et qui mordent : la tortue, l'anguille, l'écureuil
Sur ces exemples, notre science médicale juge de haut la thérapie chamanique lorsqu'il s'agit de maladies somatiques, même si elle crédite d'efficacité certaines des plantes médicinales dont nombre de chamanes accompagnent leurs cures. Elle est plus modérée si les troubles sont d'ordre psychosomatique.
A ce propos donald sandler (rituels de guérison chez les navajos) classe les arts de guérir des différentes cultures, en les divisant en deux grandes catégories (toute guérison comportant inévitablement au moins un peu des deux): la guérison scientifique et la guérison symbolique. en règle générale, dans une société donnée, l'une est ouvertement favorisée hautement prisée, tandis que l'autre est reléguée à une place nettement inférieure. De ce point de vue, notre conception de la médecine et celle des Navajos sont aux antipodes l'une de l’autre.
La guérison scientifique peut également être appelée guérison objective, ou rationnelle. Elle s'appuie sur des observations empiriques pour constituer une solide base de connaissances anatomiques, physiologiques et pharmacologiques. Elle concentre son attention sur des organes particuliers, rarement sur le corps humain considéré comme un tout, et elle utilise des méthodes testées et éprouvées. Elle dispose d'une vaste panoplie de techniques hautement spécialisées, allant des interventions chirurgicales et des examens biochimiques de laboratoire d'une extrême précision à l'emploi de médications internes et externes dont l'efficacité a été expérimentalement démontrée.
Parce que la biologie de l'homme est globalement la même pour toute l'espèce, la médecine scientifique est par nature transculturelle. Elle peut guérir aussi bien, dans ses limites propres, un aborigène d'Australie qu'un employé de bureau américain. Les praticiens de la médecine scientifique travaillent sur des principes et des faits, non sur des croyances. C'est là leur force, mais aussi leur faiblesse, parce que ce type de thérapie, bien que naturellement sans égale sur le « corps machine » n'est pas suffisante. Un fait scientifique ignore les valeurs humaines. Il peut guérir un organe malade), mais il ne peut satisfaire l'individu dans sa recherche de l'harmonie avec son entourage et de la paix au plus profond de lui-même.
Chaque culture (y compris la notre) dispose donc d'un autre type de médecine, qui est symbolique et ne s'appuie pas sur une connaissance scientifique détaillée des divers organes du corps humain. On peut parler à son sujet de thérapie ou de guérison culturelle, car elle tire ses symboles d'une culture spécifique, et les résultats qu'elle obtient dépendent de l'identification des patients avec des forces surnaturelles (ou intrapsychiques) grâce à la médiation des symboles.
La cause de la maladie et les soins qu'elle réclame sont déduits de leur vision mythique du monde, et sont perçus dans le cadre surnaturel plus vaste de la signification d'une vie. Le chamane ou le « medecine-man connaît parfaitement les rites et croyances.
Il en découle que cette méthode ne peut pas être transculturelle. Sa transmission d'une culture à une autre n'est possible que dans des conditions très particulières. Dans une culture différente de la sienne, toutes les connaissances péniblement acquises par un homme-médecine, toutes ses « recettes », seraient pratiquement sans valeur ; pire encore, elles seraient incomprises et condamnées. Le patient doit partager la plupart des croyances fondamentales de l’homme-médecine et de sa culture pour que la guérison symbolique puisse se produire.
Un homme-médecine navajole en donnaait la confirmarion : « Si le malade a vraiment confiance en moi, je peux le guérir. S'il n'a pas confiance, c'est son problème. Lorsqu'une personne est mordue par un serpent, par exemple, on peut utiliser des chants et certaines prières, mais si elle n'y croit pas suffisamment, tout cela ne servira à rien. » Le patient est en grande partie responsable de la réussite de la cure, et la fonction sociale de celle-ci est fréquemment importante, parce que seul le consensus de la communauté, formant une unité culturelle, peut conférer une valeur agissante à ses symboles.
Si par contre, le scepticisme ou des conflits avec d'autres modes de pensée jettent le discrédit sur la symbolique, les fondements mêmes du système de guérison s'effondrent. Toute action de l’homme sur son environnement se soutient d’un système de sens et de valeurs et n’y a pas d’expérience pure du monde naturel. Toute description du monde est une symbolisation, c’est-à-dire une interprétation, dont la valeur se mesure au degré d’adhésion qu’elle suscite dans le collectif et aux efficacités qu’elle est susceptible de produire aux regards des attentes communes qu’elle a créées. L’homme ne vit pas dans un univers purement matériel, il vit dans un univers de sens et de valeurs. E. Cassirer en souligne bien la singularité en écrivant que "comparé aux animaux, l’homme ne vit pas seulement dans une réalité plus vaste, il vit pour ainsi dire dans une nouvelle dimension de la réalité" La biologie de l’homme autorise le jeu de la différence, elle ne commande pas le contenu de cette différence. En découle la diversité infinie des cultures et l’hétérogénéité interne des sociétés occidentales qui ne sont pas davantage unifiées autour d’une même conception des significations et des limites de la réalité. En un mot, la nature n’est pas seulement nature, elle est autre chose, matière de symbole que n’épuise aucun savoir partiel qu’il soit culturel ou scientifique (mais les sciences aussi sont filles des cultures). Une trame ininterrompue de sens et de valeurs nourrit la correspondance entre l’homme et le monde et entre les hommes eux-mêmes. Elle commande aussi ses efficacités.
Si, dans la société occidentale, le médecin est un notable, l'allié des esprits est lui, symboliquement et socialement, un marginal. On peut évoquer dans la grèce ancienne la figure de Dionysos « Étranger dans la cité » Le chamane-possédé semble marqué de la même étrangeté que celle caractérisant Dionysos, le mangeur de chair crue, le conducteur de la possession des Bacchantes, ce dieu des exclus dont le culte brouillait les figures de l'ordre établi dans la Grèce ancienne. Le guérisseur négro-colombien qui s'indianise et s'ensauvage, le chef initié zarma, touareg ou gnawa mettent en avant leur condition d'esclave : tous les maîtres du désordre et du chaos se présentent effectivement comme d'authentiques étrangers dans la cité. Dans les sociétés pluri-ethniques, par exemple dans le monde créole, cette position leur permet de jouer le rôle de « passeur culturel ». Grâce à leurs pratiques thérapeutiques hybrides et pragmatiques, ils s'imposent comme les spécialistes du transculturel et savent user des zones de lumière d'une culture pour éclairer les zones d'ombre propres à une autre. Étranges et étrangers, certes, mais au cœur de la cité.
Si le chamanisme et la possession doivent être étroitement associés à la marginalité transgressive, il s'agit toujours d'une marge intérieure. C'est la raison pour laquelle la reconnaissance de l'efficacité thérapeutique des cultes est largement partagée au sein de toute la société, au-delà des frontières sociales et religieuses. À l'évidence, clowns sacrés des Sioux ou bouffons de Nya appartiennent pleinement à leur communauté.
Une logique extériorisante est à l’œuvre et consiste à situer l'origine de la pathologie en dehors de la personne souffrante. Ce n'est pas le cycle hormonal qui est en cause lorsque la femme a des hémorragies, mais la colère de Sidi Hamou le Rouge,. Les hallucinations de l'homme ne découlent pas de l'altération de son cerveau, mais sont le signe d'une élection par Mimoun le Noir. Cette référence à des agents extérieurs et identifiables est un instrument à part entière de l'efficacité thérapeutique, et nombre d'études ethnologiques insistent sur l'importance du phénomène de déculpabilisation totale du malade qui en résulte.
Une telle projection sur un Autre qui possède est-elle médicalement utile ?
Le corps n’échappe pas à la règle qui fait de toute chose un effet de la prégnance sociale et culturelle, à l’intérieur de limites infiniment variables. Il n’existe pas une nature du corps, mais une condition de l’homme impliquant une condition corporelle changeante d’un lieu et d’un temps à l’autre. Ici, on marche sur le feu au cours d’un rite religieux, ailleurs on soigne les brûlures en récitant une oraison et en soufflant sur la blessure, on guérit des maladies en régulant les énergies perturbées d’un homme malade par le seul contact physique, là on soigne en négociant avec les dieux la guérison par l’intermédiaire de la transe ou de la possession, on voit sur le sable l’avenir d’un homme. On soigne en greffant à un malade incurable un cœur sain venu d’un donneur décédé les heures précédentes. Par l’action d’une molécule on dynamise la vitalité ou l’on efface l’angoisse, etc...
Il n’y a pas plus de nature de l’homme ou de nature du monde que de nature du corps. Les sociétés humaines construisent le sens et la forme de l’univers où elles se meuvent. Et les limites de l’action de l’homme sur son environnement sont d’abord des limites de sens, avant d’être des limites objectives.
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