Les modalités particulières du mal de vivre, le genre du thérapeute, la nature de la formation mentale, le mode d'expression de celle-ci et les manœuvres qu'elle permet aux partenaires de la thérapie, tous ces éléments sont codés culturellement : il revient, précisément, à l’anthropologie de les décrire et de les comparer..
Pour introduire toute une problématique de la croyance et de l’efficacité symbolique. l’on quittera, le temps d’une analogie paradoxale, les territoires chamaniques pour notre bocage mayennais (c’est à moins de 100kms de chez moi )avec l’ethnologue j.favret-saada. (les mots, les sorts, la mort).
Quand des malheurs à répétition et sans rapport frappent une famille de ce territoire rural , finit par surgir une question angoissante. N'y en aurait-il pas, par hasard, qui te voudraient du mal ? question qui finit par mener en dernier recours à l’appel au services du « dés ensorceleur », mercenaire du combat magique qui affrontera le sorcier présumé à la place de son client.
Libre à chacun de penser qu’on est encore en présence d’une population rurale arriérée et superstitieuse, dupe des charlatans à l’instar des ethnies « primitives »,dupes des chamanes ;L’agriculture y est pourtant moderne et compétitive,les fermes ont tout le confort possible et recourent désormais aux technologies de la communication. Tout problème est abordé en recourant aux services d’un expert, médecin , vétérinaire mécanicien. Dans le Bocage, la sorcellerie est pourtant invoquée in fine (en privé, car en public, on la désavoue) quand une ferme vient à se trouver plongée dans un état de crise permanent. On attribue alors aux « sorts » ceux des malheurs qui se répètent sans raison dans l'exploitation : les bêtes et les gens deviennent stériles, tombent malades ou meurent, les vaches avortent ou tarissent, les végétaux pourrissent ou sèchent, les bâtiments brûlent ou s'effondrent, les machines se détraquent, les ventes ratent. Les fermiers ont beau recourir aux spécialistes (médecin, vétérinaire, mécanicien...), ceux-ci déclarent n'y rien comprendre.
Chaque désensorceleur a ses propres méthodes de désenvoûtement, ses propres façons de faire et de parler qu'il a rodées au cours d'années de pratique solitaire, en s'inspirant à la fois de l'enseignement de son initiateur et d'un petit nombre de « livres » qui sont tombés entre ses mains. simplement les rituels antiques se perpétuent désormais sans signification explicite, les « livres magiques » sont évoquées sans que quiconque les ait vus .mais à l’instar des voyages et des combats du chaman le désensorceleur mène une lutte « à mort » (et parfois en meurt !)
Ne sommes nous pas ici en présence de ce que Freud appelait justement l'inquiétante étrangeté ?.Lorsque le familier et ses objets deviennent tout à coup et de manière répétée anxiogènes sans que l’angoisse puisse se dissiper par une analyse intellectuelle.(ressort de nos films d’horreur comme de l’œuvre de Kafka).
Comment penser le malheur ? Comment faire face à l'aléatoire ? Nulle société ne peut se dérober à la réalité du désordre. Chamanisme possession, magie sont donc autant de réponses singulières à ces questions qui caractérisent notre condition humaine En fixant sur les puissances invisibles la responsabilité de l'aléatoire qui affecte les hommes, le chamanisme et la possession font ipso facto des pathologies individuelles comme des catastrophes collectives des événements inscrits dans l'ordre naturel des choses. Le désordre n'est ni hasard ni abomination ; il est tragiquement normal.
David le breton écrit à propos de l’efficacité symbolique :
« Une trame ininterrompue de sens et de valeurs nourrit la correspondance entre l’homme et le monde et entre les hommes eux-mêmes. Elle commande aussi ses efficacités. «
Le réel est un système de connaissance et d’action, il n’est pas une rêverie détachée de l’épaisseur du monde ou un exercice d’école auquel seule excellerait la rationalité occidentale, maîtresse du vrai et du faux, juge indulgente des illusions nourries par les autres sociétés. Tout système symbolique est système d’efficacité. La nature est toujours transformée en donnée culturelle, en terrain d’alliance et d’action pour une société ou un groupe donnés, dans une époque elle-même délimitée. Si le pansement de secret ou le désorcellement coexistent au sein de la même société, avec les vols dans l’espace ou l’informatique, c’est parce qu’entre ces pratiques culturelles, il n’y a pas progrès, mais différence de vision du monde, différence d’éthique sociale. Le savoir bio-médical le plus en pointe ne réfute en rien le savoir du magnétiseur ou du radiésthésiste, ni l’inverse. Et nos sociétés multiculturelles, profondément hétérogènes, nous apprennent dans les faits à penser de plus en plus le monde dans l’inclusion des théories qui cherchent à l’élucider chacune de son point de vue, et non plus dans l’exclusive. Multiplier les approches les unes par les autres plutôt que de faire de l’une la restriction de l’autre.
Lorsque l'inquiétante étrangeté menace de tout submerger, alors la parole du chamane-possédé apparaît nécessaire comme l’est sa participation à un contre-monde. Le jeu liturgique qu'il conduit ne peut être que bouleversement de l'ordre habituel des choses car il s'exécute seulement lors de situations critiques, inquiétantes et liées au seuil ou « situations limite »s .celles ci étant fréquemment assimilées, selon l’anthropologue, à la mort, à l'obscurité, à la bisexualité et au monde sauvage. Ces états de crise sont jugés suffisamment menaçants et désagrégeants pour que les sociétés développent une contre-structure sociale destinée à préserver la cohésion communautaire. Les grands rituels publics et saisonniers visent à conjurer collectivement l'insécurité écologique. Le culte de Nya est la réponse des Minyanka à la perspective de la sécheresse, le vaudou celle des paysans haïtiens contre l'éventualité d'une mauvaise récolte des ignames (mais surtout contre cette perte d’identité sans retour que fut l’esclavage). Les cérémonies chamaniques sont le mécanisme de défense des Sibériens contre le non-retour du gibier après le dégel et celui des Kalash contre l'épizootie et les inondations. Assurer l'intégrité de la société exige aussi que soit répliqué à la mort mystérieuse, à la maladie persistante des individus, c'est-à-dire autant de désordres ponctuels qui fragilisent directement le lien social. L'angoisse et la souffrance dénuées de sens sont de puissants ferments de décomposition
Il est donc impératif qu'un espace rituel permette de réaffirmer ce « lien humain essentiel et générique sans lequel il ne pourrait y avoir aucune société bertrand hell ». Dans cette optique, les rituels du chamanisme peuvent être lus, comme la réponse sociale propre à renforcer le sentiment de communauté face au spectre de l'infortune et de l'aléatoire.
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. L'expérience personnelle du malheur fournit le déclic pour porter un autre regard sur la condition humaine. négocier avec la surnature et construire progressivement une relation avec des alliés invisibles revient en définitive à s'affirmer acteur de sa propre destinée. L'homme ici-bas est seul face à la réalité de sa tragique condition, à lui de ne pas se laisser couler. À défaut d'infléchir le cours des événements, il a le pouvoir de leur donner un sens sans y voir seulement l'implacable toute-puissance du fatum, que celui-ci revête les traits d'un Dieu aussi inflexible que distant ou ceux du hasard de l'évolution des espèces ou du climat.
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