Quand en 1936, Césaire retourne pour les vacances aux Antilles, c’est pour les redécouvrir d’un œil nouveau, avec l’œil de l’ étudiant vivant à Paris, mais également à l’aune du concept de la Négritude. De cette vision naîtra le « Cahier d’un retour au pays natal », Le poème sera publié une première fois en France en 1939, puis en 46, 47, et enfin en 1956, par les éditions « Présence Africaine ». (Césaire rencontrera plus tard André Breton, qui enthousiasmé par sa poésie préfacera la première édition complète, parue en 1946) .
Au bout du petit matin, une autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, une maison minuscule qui abrite en ses entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la turbulence de mes six frères et soeurs, une petite maison cruelle dont l'intransigeance affole nos fins de mois et mon père fantasque grignoté d'une seule misère, je n'ai jamais su laquelle, qu'une imprévisible sorcellerie assoupit en mélancolique tendresse ou exalte en hautes flammes de colère; et ma mère dont les jambes pour notre faim inlassable pédalent, pédalent de jour, de nuit, je suis même réveillé la nuit par ces jambes inlassables qui pédalent la nuit et la morsure âpre dans la chair molle de la nuit d'une Singer que ma mère pédale, pédale pour notre faim et de jour et de nuit. »
Conçu comme un anti-poème, une sorte de poème en prose à la manière d' Une saison en enfer de Rimbaud et des Chants de Maldoror de Lautréamont, le Cahier d'un retour au pays natal est un long texte de 75 pages. Autobiographique comme le mot "cahier" dans le titre le laisse entendre, évoquant quelque carnet ou journal intime, cet ouvrage raconte en effet un parcours initiatique qui conduit le narrateur-récitant du rejet de soi-même, de son histoire et de sa géographie ("cette ville inerte et ses au-delà de lèpres, de consomption, de famines, de peurs tapies dans les ravines...") à l'acceptation de sa race et de sa négritude.
Composé pour lutter contre le déracinement de l'exil, le Cahier peut se lire en effet comme une quête orphique : plongée aux abîmes de la mauvaise foi, descente aux enfers de l'oppression raciale, pour y conquérir la fierté d'être nègre, annoncée par l'image de "Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu'elle croyait à son humanité, Plus poète que théoricien, Césaire a toujours défini la négritude selon le mouvement qui anime son poème : prise de conscience et acceptation de soi, pour coïncider avec l'émergence d'une parole enfin rendue à elle-même.
Le Cahier n’est pas un texte de description réaliste.Ce n’est pas un texte d’exaltation triomphaliste, pourtant il sera une des sources des inspirations de la diaspora africaine.Il s’y trame une poétique tragique, et sans aucune complaisance, de la géographie et de l’histoire de ce pays à soi-même encore inconnu, et, pour la première fois dans nos littératures, une communication, une relation, de ce même pays, avec les civilisations d’Afrique, les histoires enfin sues d’Haïti et des noirs des Etats-Unis, des peuples andins et d’Amérique du sud, avec les souffrances du monde, sa passion et son tremblement.
Des mots ? Quand nous manions des quartiers de monde,
quand nous épousons des continents en délire, quand nous
forçons de fumantes portes, des mots, ah oui, des mots ! Mais
des mots de sang frais, des mots qui sont des raz-de-marée et
des érésipèles et des paludismes et les laves et des feux de
brousse, et des flambées de chair, et des flambées de villes...
La fréquentation des surréalistes, en particulier l’amitié avec André Breton et Paul Eluard d’une part, ainsi que les rapports très intimes avec Léopold Sédar Senghor et avec le peintre cubain Wifredo Lam d’autre part, aident à comprendre qu’il y a là une connivence entre des poétiques occidentales modernes, toutes de contestation et de révolution du langage, et des poétiques nègres, dont les inspirations (la puissance du rythme, le merveilleux, la démesure, l’humour, la fusion originelle et la fondation cosmique de la parole, ainsi que les procédés : d’accumulation, d’assonance, de vertige, etc) se rencontrent sans se confondre.
Césaire n’est surréaliste que parce qu’il a fondé dans sa négritude, et non pas le contraire. Cette négritude est à la fois de réveil de la mémoire et d’appel prémonitoire à une renaissance, elle précède en quelque sorte la floraison des négritudes modernes de la diaspora africaine, en ce sens elle diffère de celle de Senghor qui veut procèder d’une communauté millénaire, pour en résumer la sagesse. La poétique d’Aimé Césaire est toute de volcans et d’éruptions, parcourue des flots de la souffrance nègre, avec parfois une surprenante tendresse.
Et moi, et moi,
moi qui chantais le poing dur
Il faut savoir jusqu'où je poussai la lâcheté.
Un soir dans un tramway en face de moi, un nègre.
C'était un nègre grand comme un pongo qui
essayait de se faire tout petit sur un banc..
Un nègre dont les yeux roulaient une lassitude sanguinolente.
Un nègre sans pudeur et ses orteils ricanaient
de façon assez puante au fond de la tanière entrebâillée de ses souliers.
La misère, on ne pouvait pas dire, s'était donné
un mal fou pour l'achever
Elle avait creusé l'orbite, l'avait fardée d'un
fard de poussière et de chassie mêlées.
Elle avait tendu l'espace vide entre l'accroche-
ment solide des mâchoires et les pommettes d'une
vielle joue décatie.
Elle avait planté dessus les
petits pieux luisants d'une barbe de plusieurs
jours.
Elle avait affolé le cuir, voûté le dos.
Et l'ensemble faisait parfaitement un nègre
hideux, un nègre grognon, un nègre mélancolique,
un nègre affalé, ses mains réunies en prière
sur un bâton noueux.
Un nègre enseveli dans une
vieille veste élimée. Un nègre comique et laid
et des femmes derrière moi ricanaient en le regardant.
Il était comique et laid,
comique et laid pour sûr.
J'arborai un grand sourire complice
Ma lâcheté retrouvée!
Le terme « Négritude » a connu un grand succès après la Seconde Guerre Mondiale parce ce qu’il représentait à la fois une révolte contre le colonialisme, la glorification du passé africain et une nostalgie vis-à-vis de la beauté et de l’harmonie de la société africaine traditionnelle. Il est pourtant remis en question et discuté de nos jours en particulier par les écrivains tenants de l’Antillanité et de la Créolité (Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau ,Edouard Glissant et Raphaël Confiant ).Il est et demeure désuet pour ces derniers parce qu’il appartient à un passé esclavagiste, colonialiste et plus franco-africain que caribéen. Certes, ils en reconnaissent l’importance comme moment historique originaire : « cri, cri originel surgi du bateau négrier et à la vibration duquel vient s’enraciner notre littérature, » selon chamoiseau. a la négritude, ils opposent pourtant le « métissage » refusant l’essentialisme qui supposait qu'existait en chaque Martiniquais un gisement d'africanité, et en tout homme noir une solidarité verticale qui le relierait de manière obligée à l'Afrique... Critique qui a en particulier reproché à Césaire d'avoir choisi dans la civilisation antillaise une seule de ses composantes, au détriment des autres. à l'instar d'Edouard Glissant, ils contestent la vision monolithique de la négritude. Ainsi, au début des années 1980, Glissant propose le concept d'antillanité pour décrire l'identité antillaise en ne s'appuyant pas uniquement sur l'expérience des descendants d'esclaves africains, mais intégrant l'apport des Caraïbes, des colons européens, des indiens d'Indes, des chinois et des syriens. Ainsi, selon Confiant, le concept de créolité fait référence au terme Créole, qui vient de l'espagnol criollo (lequel dérive du latin creare) et signifie simplement "né aux Amériques).
P. chamoiseau résume pour sa part ce courant :
«Mon oeuvre a l'ambition d'aider les Martiniquais à renouer avec ce passé pour acquérir la confiance à la croisée de tous les chemins planétaires -- caraïbes, africains, français, anglais, espagnols, chinois, indiens, syriens --, la Martinique a accueilli toutes les cultures du monde. Un monde dont l'unicité n'est pas la vertu première mais qui assume quand même ses différences.
«Ce n'est pas parce que j'ai la peau noire que le mot nègre me résume, poursuit l'écrivain. Mon imaginaire est habité par le monde amérindien, par la réalité des Amériques, par la présence de la solidarité que j'ai avec l'histoire de l'Afrique noire, par le monde indien qui me traverse, par le monde européen qui m'a dominé et qui continue de le faire.» Qui permettra à tous de sortir de cette logique de dominés.»
Il est vrai que Césaire s’est volontiers rangé du côté de la pureté et de l'authenticité .Face à la culture antillaise, il s'est souvent montré peu enthousiaste, se plaignant du «retard» culturel martiniquais, évoquant « l'insaveur » et l’ inauthentique qui caractériseraient le monde antillais, refusant par exemple dans sa polémique la thèse du métissage : les cultures se caractérisaient pour lui par leur « style » et elles ne sauraient donc se mêler : de là la nécessité de revenir aux sources, en l'occurrence à l'Afrique mère. Tout en portant lui-même à leur plus haut niveau, mais en tant que « Noir », ce qui n'est pas le moindre des paradoxes, la langue et la culture littéraire françaises.
Il ne faudrait pas cependant en rester là : Césaire a multiplié les déclarations à distance de l’essentialisme ethnique lorsqu'il réfléchit à la conscience d'être noir qui implique une solidarité qui ne doit pas s'exercer en fonction de la couleur de la peau, mais d'une communauté de culture et d'histoire. il a affirmé plusieurs reprises qu'il n'y a rien de biologique dans la négritude, tout bonnement née de l'expérience de l'oppression et de la réification, se donnant pour simple tâche de relever une dignité bafouée sur le lieu même où celles-ci s'étaient exercées, à savoir la couleur de la peau : « il n'y a pas de négritude prédéterminée, il n'y a pas de substance : il y a une histoire et une histoire vivante. » La négritude n'aurait sans doute pas eu l'occasion d'avoir lieu si ce n'était pas déroulée auparavant une histoire de l'oppression...
Césaire revient sur son concept dans une conférence donnée à MIAMI :
« il ne faut pas que le mot ethnicity nous égare. En fait, la négritude n’est pas essentiellement de l'ordre du biologique. De toute évidence, par-delà le biologique immédiat, elle fait référence à quelque chose de plus profond, très exactement à une somme d'expériences vécues qui ont fini par définir et caractériser une des formes de l'humaine destinée telle que l'histoire l'a faite : c’est une des formes historiques de la condition faite à l'homme.
En effet, il suffit de s’interroger sur le commun dénominateur qui réunit, ici à Miami, les participants à ce congrès, pour s’apercevoir que ce qu’ils ont en commun, c’est non pas forcément une couleur de peau, mais le fait qu’ ils se rattachent d'une manière ou d'une autre à des groupes humains qui ont subi les pires violences de l'histoire, des groupes qui ont souffert et souvent souffrent encore d’être marginalisés et opprimés. Je me souviens encore de mon ahurissement lorsque, pour la première fois au Québec, J’ai vu à une vitrine de librairie un livre dont le titre m’a paru sur le coup ahurissant. Le titre, c'était Nous autres Nègres blancs d'Amérique. Bien entendu, j'ai souri de l'exagération mais je me suis dit: «Eh bien, cet auteur, même s'il exagère, a du moins compris la négritude, »
Mais, me dira-t-on, que devient dans tout cela la fameuse notion d'ethnicity que vous avez mise en bonne place dans l'exposé des motifs de ce congés et sur laquelle vous nous appelez à méditer ?
Notre engagement n’a de sens que s’il s'agît d'un ré-enracinement certes, mais aussi d'un épanouissement, d'un dépassement et de la conquête d'une nouvelle et plus large fraternité….
je dirais donc non pas ethnicity, mais identity (identité), et qui désigne bien ce qu’ il désigne ce qui est fondamental, ce sur quoi tout le reste s'édifie et peut s'édifier, le noyau dur et irréductible, ce qui donne à un homme, à une culture, à une civilisation, sa tournure propre, son style et son irréductible singularité….
C'est tout cela qu'a été la négritude: recherche de notre identité, affirmation de notre droit à la différence, sommation faite à tous d'une reconnaissance de ce droit et du respect de notre personnalité communautaire….
Je sais bien que cette notion d'identité est aujourd'hui contestée ou combattue par certains qui feignent de voir dans notre hantise identitaire une sorte de complaisance à soi-même annihilante et paralysante. Pour ma part, je n 'en crois rien.
Je pense à une identité non pas archaïsante, dévoreuse de soi-même, mais dévorante du monde, c 'est-à-dire faisant main-basse sur tout le présent pour mieux réévaluer le passé et, plus encore, pour préparer le futur. Car enfin, comment mesurer le chemin parcouru si on ne sait ni d'où l'on vient ni où l'on veut aller. Qu 'on y pense. Nous avons bataillé durement, Senghor et moi, contre la déculturation et contre l'acculturation. Eh bien, je dis que tourner le dos à l'identité, c'est nous y ramener et c'est se livrer sans défense à un mot qui a encore sa valeur : c’est se livrer à l'aliénation. Je vois bien que certains, hantés par le noble idéal de l'universel, répugnent à ce qui peut apparaître sinon comme une prison ou un ghetto du moins comme une limitation.
Je vois bien que certains, hantés par le noble idéal de l'universel, répugnent à ce qui peut apparaître sinon comme une prison ou un ghetto du moins comme une limitation.
Pour ma part, je n’ai pas cette conception carcérale de l'identité.
L'universel, oui. Mais il y a belle lurette que Hegel nous en a montré le chemin: l'universel, bien sûr; mais non par négation, mais comme approfondissement de notre propre singularité..
Maintenir le cap sur l'identité -je vous en donne l'assurance - ce n’est ni tourner le dos au monde ni faire sécession au monde, ni bouder l'avenir, ni s'enliser dans une sorte de solipsisme communautaire ou dans le ressentiment… »
En guise de conclusion, l’hommage ému de P.chamoiseau à l’annonce du décès d’aimé Césaire :
« C'est toute parole, toute célébration, toute explication, qui, à l'amorce même de leur profération, s'écroulent au dérisoire. Ici le seul avocat, le seul rempart contre les bêtises hostiles ou bienveillantes: c'est l'œuvre. L'œuvre dans son infinie clameur qui nous incline d'abord vers le silence. C'est ne rien savoir de l'œuvre de Césaire que de la penser soucieuse d'être défendue, célébrée, avivée. Elle est là. Elle irrigue non seulement notre esprit, mais notre rapport au monde, mais les combats que nous menons, et dans lesquels nous recherchons encore la plus juste posture…
Le magnifique combat césairien s'est toujours effectué du côté de la vie. Je veux dire: du bord de la beauté. Lorsqu'il a fallu se lever contre la frappe occidentale, invalider le chant colonialiste, ramasser le mot «nègre» et le porter en étendard; qu'il s'est agi de prendre en charge toute l'Afrique, violée, perdue, martyrisée, rayée de l'Histoire et des humanités, et la hisser sur ses épaules en fils aîné du monde; qu'il a fallu revenir vers ce petit pays natal, cette «extrême trompeuse désolée eschare» sur la mer caraïbe, et assumer «l'affreuse inanité»; qu'il a fallu fixer sans défaillir la damnation ontologique de l'esclavage de type américain, eh bien Césaire ne s'est jamais trompé. Son cri (sa colère, sa fougue, son exigence) s'en est toujours remis aux armes miraculeuses de la voyance, de la musique, du rythme, du déraillement génésique «des grandes communications et des grandes combustions», et donc de la beauté.
…Ce qu'il disait contre le colonialisme, ou pour conjurer la damnation de l'Afrique et du nègre, il le puisait dans la contemplation voyante, clairvoyante, des mornes, des arbres, des fleurs, des oiseaux, des mangroves, de sa petite Martinique. «Je rêve, écrivait-il, d'un bec étourdi d'hibiscus et de vierges sentences violettes.» Contrairement aux poètes doudouistes qui, à force de beauté creuse, l'avaient rapetissée, la Martinique césairienne, fit exploser la hideur coloniale, et s'ouvrit alors, sous son œil laminaire, jusqu'à l'ampleur du monde en sa totalité. «Le monde se défait. Mais je suis le monde. Le monde véritablement pour la première fois total.» …. »
A quoi servent les poètes? À rien, et c'est tant mieux.
Mais ils aident à vivre, et à se battre en guerrier sans jamais offusquer la beauté. René Char disait qu'un poète ne doit pas laisser des preuves de son passage, mais des traces, car «seules les traces font rêver». Seules les traces, nous libèrent. Césaire ? Ma liberté. Mon rêve de liberté.
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