Je ne conçois pas que l'artiste puisse rester un spectateur indifférent, refusant de prendre une option (…). Etre engagé, cela signifie, pour l'artiste, être inséré dans son contexte social, être la chair du peuple, vivre les problèmes de son pays avec intensité,
et en rendre témoignage". Moi Laminaire")
Au total, Césaire a publié plus de quatorze œuvres, recueils de poésies, pièces de théâtre et essais. Parallèlement à une activité politique continue (il conservera son mandat de député pendant 48 ans, et sera maire de Fort-de-France pendant 56 ans), il bâtit son œuvre littéraire : recueils de poésie, toujours marqués au coin du surréalisme (Soleil Coupé en 1948, Corps perdu en 1950, Ferrements en 1960). À partir de 1956, il s'oriente vers le théâtre. Avec Et les Chiens se taisaient, texte fort, réputé impossible à mettre en scène, il explore les drames de la lutte de décolonisation autour du personnage du Rebelle, esclave qui tue son maître puis tombe victime de la trahison. La Tragédie du Roi Christophe (1963), qui connaît un grand succès dans les capitales européennes, est l'occasion pour lui de revenir à l'expérience haïtienne, en mettant en scène les contradiction et les impasses auxquels sont confrontés les pays décolonisés et leurs dirigeants. Une saison au Congo (1966) met en scène la tragédie de Patrice Lumumba, père de l'indépendance du Congo Belge. Une tempête (1969), inspiré de Shakespeare, explore les catégories de l'identité raciale et les schémas de l'aliénation coloniale.
Il est probable que le pouvoir exercé par l'œuvre de Césaire tient à la cohérence de son projet poétique et politique. Il reprend en effet, de poème en poème, d’œuvre en œuvre le même schéma dramatique montrant la destruction d'un monde ancien, l'avènement d'un monde nouveau, se développant sur un réseau d'images clés (images solaires, catastrophes en tout genre, flore et bestiaire du contexte antillais), s'énonçant selon le mode et le temps (impératif et futur) de la révolution annoncée. Chaque poème produit un désastre de mots où s'abîme le désordre colonial sorte de cataclysme propre pourtant à annoncer les promesses de l’avenir. Sans renoncer à ces apocalypses, le dernier recueil de Césaire, Moi, laminaire (1982), laisse percer comme une angoisse de l'échec : les volcans s'y éteignent ; l'enracinement dans la terre natale s'est défait
memoire
« J'habite une blessure sacrée
J’habite des ancêtres imaginaires
J’habite un vouloir obscur
J’habite un long silence
J’habite une soif irrémédiable
J’habite un voyage de mille ans
J’habite une guerre de trois cents ans »
Pour Aimé Césaire, la première tâche de la littérature antillaise est de «prendre en charge le passé», condition pour «éclairer le présent et débusquer l’avenir ». Tout au long de sa vie d'écrivain, il a effectivement mené, à côté de son œuvre poétique, une entreprise d'élucidation historique, qui lui a permis d'affirmer, en 1977 : « Je connais bien l'histoire de ce peuple, je l'ai suivie, je l'ai vécue d'étape en étape. Et ces étapes, je le sais, depuis la cale des négriers, sont des étapes de sueur, de sang, de larmes... » Ce qui lui a permis de participer à sa manière, par des textes et des actions symboliques qui ponctuent son activité d'élu du peuple, à la construction d'une mémoire historique centrée sur la Martinique. par la cohérence et la violence de sa parole, il s’est voulu le mainteneur d'une mémoire meurtrie, mais aussi réveilleur des consciences.
« Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes ; que les pulsations de l "humanité s'arrêtent aux portes de la nègrerie ; que nous sommes un fumier ambulant hideusement prometteur de cannes tendres et de coton soyeux et l'on nous marquait au fer rouge et nous dormions dans nos excréments et l'on nous vendait sur les places. La nuit et la misère camarades, la misère et l'acceptation animale, la nuit bruissante de souffles d'esclaves dilatant sous les pas du christophore la grande mer de misère, la grande mer de sang noir, la grande houle de cannes à sucre et de dividendes, le grand océan d'horreur et de désolation11... »et les chiens se taisaient »
Il faut replacer cette parole au sein des déterminations historiques qui font de lui le héraut d'une revendication se situant dans le cadre d'une pensée coloniale retournée, que dans le même temps elle subvertit .Peut-être une mémoire vive de l'esclavage a-t-elle pu lui être transmise par le canal d'une transmission orale intergénérationnelle ? Césaire est né en 1913, soit 65 ans après l’Abolition, dans une famille modeste de Fort-de-France qui rattachait son origine à un certain Césaire, esclave condamné à mort en 1833 pour avoir fomenté une révolte. Il a donc pu côtoyer, dans sa jeunesse, des vieillards qui étaient nés esclaves. Plus tard, il reconstitua son héritage, repérant dans son ascendance une double tradition familiale de résistance, ses deux lignées, paternelle et maternelle, lui ayant transmis la mémoire des luttes qu'ont menées les esclaves pour conquérir leur liberté; une tradition de lutte politique, une autre de lutte raciale. « Mon rôle est de me souvenir », a-t-il pu dire un jour, se donnant, à partir d'un ancêtre héroïque, une généalogie mythique.
« Je n'ai jamais su de quel coin 'Afrique mon aïeul venait il avait été libéré et avait pris part à une insurrection dans le nord de la Martinique et avait été condamné à mort sous Louis-Philippe. Je sais que Benjamin Constant a pris la parole à la chambre sur l'affaire Césaire. »
Que faire en effet du passé, dans une terre ayant vécu une antique oppression, en un lieu marqué du sceau originel de l'aliénation ? La saisie de l'histoire nécessite un effort, aussi bien pour les élites que pour les masses. Le point de départ est marqué par une rupture irréparable : comment représenter le cours de l'histoire mis en marche par la plantation esclavagiste, qui vous a fait, et comment y résister ? Comment briser l'amnésie collective ? Devant le un mutisme des historiens et à l'absence concomitante d'une mémoire historique, face à l'incomplétude et à la non-histoire qui leur semble caractériser la place du passé dans les sociétés antillaises, Césaire fera appel aux arts de l'imagination
« Que de sang dans ma mémoire ! Dans ma mémoire sont des lagunes. Elles sont couvertes de têtes de morts. Elles ne sont pas couvertes de nénuphars. Dans ma mémoire sont des lagunes. Sur leurs rives ne sont pas étendus des pagnes de femmes. Les nègres-sont-tous-les-mêmes, je-vous-le-dis les vices-tous-les-vices, c'est-moi-qui-vous-le-dis l'odeur-du-nègre, ça-fait-pousser-la-canne !
Rappelez-vous-le-vieux-dicton: battre-un-nègre, c'est le nourrir. » Cahier d'un retour au pays natal
Comment dire ? Quel mot employer ?
Ressentiment ? Non, je ressens l'injustice, mais je ne voudrais pour rien
Au monde troquer ma place pour celle du bourreau et lui rendre en billion
La monnaie de sa pièce sanglante.
Rancune ? Non. Haïr c 'est encore dépendre.
Qu’ 'est-ce que la haine, sinon la bonne pièce de bois attachée au cou de
L’esclave et qui l'empêtre
Ou l'énorme aboiement du chien qui vous prend à la gorge
Et j’ai, une fois pour toutes, refusé moi d'être esclave.
Oh ! rien de tout cela n’est simple.
Pour moi,
Je ne l'accepte ce cri que comme la chimie de l'engrais
Qui ne vaut que s'il meurt
À faire renaître une terre sans pestilence1* Et les chiens se taisaient
NEGRITUDE
"Le mouvement de la Négritude affirme la solidarité des Noirs de la diaspora avec le monde africain."…
"On n’est pas impunément Noir, et que l’on soit français –de culture française-ou que l’on soit de culture américaine, il y a la un fait essentiel : à savoir que l’on est Noir et que cela compte. Voilà la Négritude"….
"Je parle de millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme" …
On me parle de progrès, de "réalisations", de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d'eux-mêmes (...) Moi je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, des cultures confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d'extraordinaires possibilités supprimées (...) Je parle de milliers d'hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l'heure où j'écris, sont entrain de creuser à la main le port d'Abidjan.
Aimé Césaire a été un bon élève du lycée Schœlcher : on l'envoie en France pour préparer l'École normale supérieure, où il est reçu en 1935. Pendant ses années parisiennes, il s'occupe de l'Association des étudiants martiniquais, lie amitié avec Léopold Sédar Senghor. Césaire dira plus tard qu’en rencontrant Senghor, il a rencontré l’Afrique, et a perçu d’une nouvelle façon ce continent pourtant déclaré irrémédiablement sauvage.
Césaire et Senghor deviennent très proches, sont influencés par les écrivains noirs américains de la « Harlem Renaissance » Ils s’intéressent également aux travaux d’anthropologues tels que Léo Frobenius ou Maurice Delafosse, qui leurs semblent moins hostiles et moins méprisants vis à vis des cultures africaines.
Ces interrogations feront de Césaire, de Senghor ainsi que d’un de leurs camarades, le guyanais Léon Gontran Damas, les inventeurs du courant de la Négritude.
Ils publient le journal « L’Etudiant Noir » qui paraîtra au cours des années 1935-1936 (6 numéros en deux ans) dans lequel ils défendent ce concept et essayent de créer un pont entre les étudiants africains et les étudiants originaires de la Caraïbe vivant à Paris. Il s’agissait notamment de corriger le préjugé que les étudiants antillais avaient vis à vis des africains qu’on leur avait appris à considérer comme des sauvages. Ils voulaient affirmer par leurs écrits et leurs poèmes la grandeur de l'histoire et de la civilisation noires face au monde occidental qui les avait jusque là dévalorisées. S’ils refusaient l'existence d'une essence noire ils voulaient pourtant faire de leur identité nègre et de l'ensemble des valeurs culturelles du monde noir une source de fierté. Construit contre le projet colonial français, le projet de la négritude est plus culturel que politique. Il s'agit, au delà d'une vision partisane et raciale du monde, d'un humanisme actif et concret, à destination des tous les opprimés de la planète. Césaire déclare en effet: «Je suis de la race de ceux qu'on opprime». Le projet, a raconté Césaire, était de chercher, par-delà les couches de la civilisation, «le nègre en nous». Leur idée secrète : «Nègre je suis et nègre je resterai… Mais Senghor et moi, nous nous sommes toujours gardés de tomber dans le racisme noir.» Il ajoutait : «Aucun de nous n’est en marge de la culture universelle. Elle existe, elle est là et elle peut nous enrichir. Elle peut aussi nous perdre. C’est à chacun de faire le travail.»
…C'était en 1932, à peu prés, je suis allé m'inscrire à la Sorbonne… le lendemain, à Louis-Le-Grand, je fais la connaissance de Senghor… pendant cinq ou six ans, nous ne nous sommes pratiquement pas quittés, et il a eu une grosse influence sur moi. Il m'a aidé à analyser et à gommer ce côté négatif qui était ma haine d'une société martiniquaise… profondément aliénée… Senghor m'a révélé tout un monde, ça été pour moi la révélation de l'Afrique… il remplissait le vide que j'éprouvais… par lui, j'ai très bien senti que mon vrai monde, c'était quand même le monde africain…J'ai débouché sur la poésie, parce que c'était un moyen d'expression qui s'écartait du discours rationnel. La poésie, telle que je la concevais, que je la conçois encore, c'est la plongée dans la vérité de l'être. Si notre être superficiel est européen, et plus précisément français, je considère que notre vérité profonde est africaine. Il s'agissait de retrouver notre être profond et de l'exprimer par le verbe : c'était forcément une poésie abyssale…cette poésie était arme parce que c'était le refus de cet état superficiel et le refus du monde du mensonge… c'était la plongée en moi-même et une façon de faire éclater l'oppression dont nous étions victimes. C'est un peu comme le volcan : il entasse sa lave et son feu pendant un siècle, et un beau jour, tout ça pète, tout cela ressort… Et c'était ma poésie, c'était ça « Cahier d'un retour au pays natal
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