Nous devons écrit m.serres dans les « cinq sens » revoir ou revisiter la connexion du global et du local. À la méthode d’une rationalité classique qui uniformise, classifie, fige il oppose une topologie de « l’échangeur » qui complexifie, relativise et dynamise les repères.
Les routes rayonnent autour des villes, venant des cités lointaines et voisines ou allant vers elles ; formant treillis sur le sol, elles drainent les éléments de l'espace. Elles entraînent circulations et flux à la périphérie où se font les mélanges, triages, échanges, marchés. On peut ou non marquer les points ou lieux des triages et mélanges, les échangeurs; on peut ou non isoler le site du centre, les échanges pouvant prendre tout l'espace. La couronne des circonstances et les échangeurs envahissent le lieu ; où trouver maintenant le sujet, la substance, substrat, centre ou capitale?
On reconnaît Hermès à des serpents croisés : espace annelé des communications, totalement décentré, envahissant le centre. »
L’échangeur fait passer la ligne à deux et, pour éviter le carrefour au même plan, à trois dimensions, en son efflorescence. Gauche, droite, entre, boucle, ganse, courbe, haut et bas, dessus, dessous, le nœud explore le lieu... La voie passe entre deux voies et ce faisant ménage d'autres entrevoies. Le nœud pratique des lieux par où peuvent s'engager mille nouveaux nœuds. Le transport du message donne lieu à de nouveaux messages. L'espace foisonne.
Penser l’échangeur suscite des métaphores :celles des nœuds de marine ou du tissage
« Le nœud ou échangeur invente le local par un foisonnement. Retournant sur soi, la voie donc ouvre de nouvelles voies de retour. L'épissure fait boule ou poupée. Tresse, pomme, rosé, bouquet, tête de more ou d'alouette, cul de porc et queue de rat : émergence d'une chose dans un lieu ».
marc auge à la recherche d’une méthode pour l’anthropologie contemporaine rejoint m.serres.
Dans la réalité concrète du monde d'aujourd'hui, les lieux et les espaces, les lieux et les non-lieux s'enchevêtrent, s'interpénètrent. La possibilité du non-lieu n'est jamais absente de quelque lieu que ce soit. « Lieux et non-lieux s'opposent (ou s'appellent) comme les mots et les notions qui permettent de les décrire. Mais les mots à la mode - ceux qui n'avaient pas droit à l'existence il y a une trentaine d'années - sont ceux des non-lieux Ainsi pouvons-nous opposer les réalités du transit (les camps de transit ou les passagers en transit) à celles de la résidence ou de la demeure, l'échangeur (où l'on ne se croise pas) au carrefour (où l'on se rencontre), le passager (que définit sa destination) au voyageur (qui flâne en chemin) - significativement, ceux qui sont encore des voyageurs pour la SNCF deviennent des passagers quand ils prennent le TGV -, l'ensemble (« groupe d'habitations nouvelles », pour le Larousse), où l'on ne vit pas ensemble et qui ne se situe jamais au centre de rien (grands ensembles : symbole des zones dites périphériques), au monument où l'on partage et commémore, la communication (ses codes, ses images, ses stratégies) à la langue (qui se parle). »
« Où le personnage est-il chez lui ? »
Le monde contemporain écrit il du fait de ses transformations accélérées, « appelle le regard anthropologique, une réflexion méthodique et renouvelée sur la catégorie de l’altérité. ».
cette altérité qui nous permettrait de penser notre modernité dans sa complexité et ses contradictions, le paroxe est grand de la trouver auprès de peuples qui marchaient nus, ne construisaient pas de maisons, ne traçaient pas de chemin.
Prétextant ce fait, les colonisateurs anglais ont ainsi déclaré l’Australie « terra nullius » terre inhabitée, niant la réalité aborigène. La colonisation anglaise fut très violente ; massacres, épidémies et déportations. La lente avancée des éleveurs et des chercheurs d'or sur le reste du continent se poursuivit jusqu'au milieu du xxe siècle en menaçant les rares points d'eau des chasseurs aborigènes. les familles survivantes durent chercher refuge dans les fermes d'élevage de bétail, les missions et les réserves. Du point de vue de l'administration australienne, toute forme de « fraternisation entre les races » était interdite, que ce soit entre Aborigènes et « Européens » ou avec des Asiatiques. Quand le gouvernement définit une politique d'« assimilation », il planifia un génocide technique, appelé le «blanchiment» de la race, consistant à marier les enfants à plus clairs qu'eux afin d'éradiquer à terme l'existence des peuples aborigènes.
Pourtant les « tribus »aborigènes avaient bien un territoire propre défini sur la base d'attaches spirituelles avec des sites nommés, points d'eau, rochers, collines, reposant sur des récits sacrés qu'ils mettaient en scène dans des cérémonies . De complexes systèmes fonciers géraient l'usage et la propriété de la terre des groupes qui se distinguaient au sein des centaines de « tribus » différenciées par leurs langues respectives. Hommes et femmes acquéraient par hérédité, initiation ou alliance des droits territoriaux collectifs et individuels, des devoirs rituels associés ainsi qu'un patrimoine de connaissances sur l'organisation cosmologique et sociale de tous les éléments de leur environnement.
De longs itinéraires commerciaux reliés en réseau formaient des chaînes de don et de contre-don entre les groupes de la côte, des plateaux et du désert. L'incroyable diversité culturelle du continent a ainsi été, dans l'échange et la circulation d'objets, de rites et d'idées pratiquement de part en part de cet immense continent, grand comme quatorze fois la France. Les Aborigènes échangeaient entre eux du tabac et de l'ocre contre des armes et des outils en bois, en pierre ou en os, ainsi que des artefacts réservés aux rites, telles les cordes en cheveux utilisées pour fabriquer des ceintures, des coiffes et des structures sacrées. Ils se transmettaient aussi des chants, des danses et des cérémonies entières Au cours des initiations, les enfants des deux sexes recevaient la responsabilité d'un répertoire de chants et de danses, apprenant par l'expérience des rites et des parcours de survie à mettre en lien les éléments de la Loi, ensemble de savoirs et de règles concernant la reproduction de la nature, de la culture et du cosmos. une alliance, une promesse de mariage
l 'univers de références aborigène est la terre comme support de traces, soit un univers d'apparence plane où s'inscrivent des empreintes d'animaux, de plantes, d'hommes et de leurs ancêtres sacrés pensés comme éternels sous forme d'hybrides des règnes animaux, végétaux et minéraux : c'est là que se situe l'immanence de la spiritualité des pisteurs chasseurs-cueilleurs aborigènes. La terre est perçue comme une multitude de traces, points discontinus ou reliés par des itinéraires géographiques qui se déploient en récits et cycles de chants. Mais il est dit qu'en chaque point de ces lieux sacrés on accède à une même dimension partagée par tous, le Dreaming, le « reve ». Cet espace-temps d'ancêtres cosmiques éternels et sacrés offre une image du sacré qui réconcilie transcendance et immanence, l'esprit du cosmos et l'esprit du corps. La relation entre le rêve et le sacré ne relève pas tant d'une symbolique que d'un principe spatial, celui d'une géométrie topologique.
Le Temps du Rêve correspond à un mot ou à un ensemble de mots dans plusieurs langues aborigènes : on donne souvent en exemple wangarr en yolngu, djukurrpa en warlpiri ou altyerrenge en arrente C'est en traduisant à partir de l'arrernte ce concept que Baldwin Spencer et F. J. Gillen utilisèrent pour la première fois en 1896 l'expression « Temps du Rêve ». Ils expliquèrent dans une publication que le mot altyerrenge s'appliquait à des événements associés aux ancêtres des temps mythiques et aux représentations de cette époque. Le mot altyerra signifie aussi « rêve », et le suffixe -enge évoque la possession, l'appartenance. La traduction littérale aurait pu être « qui appartient aux rêves », ou « relatif aux rêves » mais, afin de différencier ce concept des rêves quotidiens et pour insister sur le lien avec le passé ancestral, Spencer et Gillen créèrent l'expression « Temps du Rêve ». Il serait erroné de voir là la traduction littérale d'un terme équivalent dans toutes les langues aborigènes. Le mot wangarr par exemple, utilisé par les personnes parlant le yolngu en Terre d'Arnhem orientale, ne peut être littéralement traduit par «Temps du Rêve », et certains Yolngu vont jusqu'à penser que le mot « rêve » est inapproprié : le wangarr n'est pas un rêve mais une réalité. Il ne faut donc pas comprendre les expressions « Temps du Rêve » et « Rêve » dans le sens ordinaire qu'elles revêtent en français : elles font référence à un concept religieux unique et complexe.
Le rêve existe indépendamment du temps linéaire de la vie quotidienne ou de la séquence temporelle des événements historiques. Il acquiert le sens de temps parce qu'il était là au commencement, mais aussi parce qu'il sous-tend le présent et détermine le futur; c'est un temps au sens où, à une époque, n'existait que le Temps du Rêve.
Mais le Temps du Rêve n'a jamais cessé d'être et, du point de vue du présent, c'est autant une caractéristique de l'avenir que du passé. Enfin, le Temps du Rêve intéresse autant l'espace que le temps - il se réfère à des origines et à des pouvoirs insérés au sein d'objets, d'êtres ou de lieux.
Ainsi chez les WALPIRI du désert central :
Au cœur du continent australien se déploie l’immense désert ranami dont/les gardiens spirituels sont les warlpin. ils racontent des histoires sous forme de mythes, de chants, de peintures et de danses pour des milliers de traits du/paysage, dunes de sable blanc, plaines d'herbes jaunes, rochers rouges, trous d'eau, lits de ruissellement sont les balises du passage des jukurrpa ou Kuruuarri, êtres ancestraux qui ont sillonné la terre en surface ou en sous-sol
Jukurrpa renvoie à une conception très complexe du Rêve comme mémoire en action, alors que kuruwarri désigne l'empreinte, la marque laissée par ces êtres ancestraux et éternels aux noms de Rêve : Serpent Arc-en-ciel, Hommes Kangourou, Peuples Nuages ou Ignames, Frères Vent ou Femmes Bâton à fouir. Dans leurs déplacements, tous ces héros ont en effet marqué le territoire d'une multitude de sites naturels : points d'eau, rochers et colline, gisement d'ocrés. Les Warlpiri, comme les autres Aborigènes d'Australie qui se distinguent par plus de deux cents langues et autant de dialectes, identifient ces lieux-dits à des lieux sacrés reliés entre eux par des pistes formant une géographie à la fois physique, mentale et spirituelle, fondement de leur culture et de toutes les manifestations du vivant.
Ces voyageurs mythiques ne font pas partie d'un passé révolu et sont toujours des Rêves en devenir car leur esprit s'attarde encore dans leurs sites terrestres, et leur essence matérielle se reproduit tant dans /îes hommes que dans les espèces animales et végétales ou encore les phénomènes comme le feu et la pluie qui les identifient. Certains héros de Rêve ont aussi une empreinte céleste : les Hommes Arbre du Rêve Homme Initié sont associés à la Voie lactée, les Deux Hommes ancêtres des chamans, qui prennent la forme de tornades ou de lézards, sont liés aux deux galaxies des Nuages de Magellan, leurs Sept Sœurs sont devenues les Pléiades.
Les empreintes kuruwarri des Rêves désignent à la fois toute peinture qui retranscrit de manière codée les parcours mythiques des êtres ancestraux, et ces récits racontés ou cryptés dans des cycles de chants qui, telles «dès épopées, scandent ces voyages de lieu en lieu.
Les mythes :
Dans la plupart des systèmes de croyance aborigènes - pour ne pas dire dans tous - le monde a été créé bien avant l'apparition des humains. On dit souvent qu'au commencement la terre était plate et vide. Les ancêtres émergèrent du sein de la terre et commencèrent à façonner le monde.
Ces êtres étaient protéiformes et pouvaient transformer leur propre corps. Leur allure rappelait, pour certains, celle de créatures comme le kangourou, l'émeu, l'opossum, la chenille ou la larve ; pour d'autres, elle évoquait des choses inanimées comme les arbres ou les rochers ; pour d'autres encore, des compositions complexes comme le feu de broussailles ou la ruche et le miel. Mais cette forme importait peu puisque ces êtres n'étaient pas soumis aux contraintes du quotidien. S'ils étaient rochers, ils pouvaient courir; arbres, ils pouvaient marcher; poissons, se déplacer sur la terre ferme ou plonger sous sa surface. Très souvent, un ancêtre se transformait d'animal en homme ou en forme inanimée ; il pouvait nager comme un poisson ou sauter comme un kangourou, marcher comme une personne, chanter ou accomplir des rituels, puis devenir un rocher.
Chaque action des ancêtres eut des répercussions sur la configuration du paysage. Les lieux d'où ils émergèrent du sol devinrent des points d'eau ou des entrées de grottes ; là où ils marchèrent, s'écoulèrent des cours d'eau ; et les arbres se mirent à pousser là où ils avaient enfoncé leur bâton à fouir dans le sol. Ils vivaient comme les hommes mais avec plus de panache, aussi leurs actions avaient-elles de tout autres conséquences. De formidables batailles opposèrent des clans d'ancêtres : des collines ayant la forme de leur corps apparurent là où ils étaient morts et leur sang donna naissance à des lacs. Au fil du temps, le paysage se modela et se métamorphosa, aussi longtemps que les ancêtres vécurent à la surface de la terre. Quand ils abattaient des arbres, cela dessinait une cicatrice sur le flanc des collines ; quand ils traversaient une rivière, ils laissaient derrière eux une barre rocheuse; et quand ils lançaient leur boomerang, ils creusaient un trou dans une colline
Chaque zone du paysage est donc étroitement associée aux ancêtres, aussi les droits des habitants d'une zone varient-ils en fonction des liens qu'ils sont censés avoir avec leurs ancêtres. Quand une personne dresse la carte mythologique d'un site particulier, cette carte n'a rien de définitif. Elle varie en fonction du lien qu'entretient cette personne avec sa terre, de ses droits territoriaux, de son degré d'initiation spirituelle, ou de sa connaissance des mythes.
« L'ensemble de la création, de toute vie humaine, est répertorié dans le paysage auquel les ancêtres sont inextricablement associés. Presque tout ce qui existe a sa place dans le Temps du Rêve, qu'il s'agisse d'un animal tel que le kangourou ou l'émeu, d'un objet comme le lanceur, la pointe de pierre ou la coiffe de cérémonie, d'une pratique rituelle comme la circoncision ou même d'une maladie comme le rhume ou la variole. Et tout ce qui a sa place dans le Temps du Rêve correspond sur terre à un lieu donné : une colline est en réalité le corps métamorphosé d'un kangourou, des pierres ont jailli autrefois du corps d'un ancêtre, et ainsi de suite.
On ne peut donc découvrir l’aspect cartographique d’une peinture qu’en comprenant qu’il ne s’agit pas là d’une représentation topographique mais de symboles et de concepts »
Les peintures sont des représentations de la géographie totémique
(howard murphy.L'ART ABORIGENE.PHAIDON)
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