Les êtres mythologiques du Temps du Rêve ont également créé les êtres humains destinés à leur succéder sur terre.
Les relations qui unissent hommes, animaux et êtres du Temps du Rêve diffèrent d'une région à l'autre de l'Australie. Dans la mythologie de la Terre d'Arnhem, la création de l'homme semble être survenue assez tardivement au sein du processus de création du monde, même si les ancêtres ont toujours eu des attributs humains. Les premiers hommes vinrent au monde parfaitement formés et nés du corps des ancêtres de sexe féminin. Les femmes ancestrales sont souvent représentées enceintes d'enfants mais aussi d'objets sacrés; un acte rituel était nécessaire pour ouvrir leur vulve et leur permettre d'accoucher. Selon le lieu, des intervenants différents leur viennent en aide : un bec d'oiseau, une patte d'émeu ou un bâton à fouir. Dans toute la Terre d'Arnhem centrale et orientale, les enfants de la moitié Dhuwa sont nés des sœurs Djang'kawu.
L es sœurs Djang'kawu commencèrent leur périple à l'est. Elles quittèrent l'île mythique de Buralku à bord de leur pirogue et atteignirent le littoral de la Terre d'Arnhem baigné par les rayons du soleil levant. Dans certaines versions du mythe, les sœurs étaient accompagnées de leur frère. Après avoir accosté, elles tirèrent leur pirogue sur la plage et dressèrent leur campement. Deux bâtons à fouir les aidaient dans leur marche, un dans chaque main. Une fois le camp établi, elles creusèrent un puits dans le sol à l'aide de leurs bâtons. Ensuite, elles les plantèrent à côté du puits où ils se transformèrent en arbres. Elles consacrèrent alors beaucoup de temps à explorer le paysage et à nommer les lieux avant de finir par se coucher sous un nganymara, grand tapis de pandanus conique destiné à faire de l'ombre. Là, elles donnèrent naissance à de nombreux enfants et objets sacrés. Elles se rendirent ensuite dans un autre endroit et répétèrent ces gestes jusqu'au moment où, ayant peuplé le paysage, elles mirent un terme à leur périple.
Dans la plupart des régions de l'Australie centrale, les êtres humains semblent avoir été créés à un stade antérieur. Ils apparaissaient le plus souvent dans le paysage comme des « objets trouvés » et partiellement formés. Les actions des ancêtres leur donnaient leur aspect définitif. À mi-chemin entre l'homme et l'animal, ils pouvaient devenir l'un ou l'autre. Un mythe de la région du lac Eyre, en Australie centrale, raconte que les premiers hommes sortirent d'un grand trou creusé dans le sol au lac Perigundi et qu'ils séchèrent au soleil avant d'avoir la force de se disperser dans le paysage.
Ce monde des origines humaines est celui d'embryons partiellement aboutis qui ont le pouvoir d'engendrer différentes formes de vie. La division entre monde ancestral et monde humain est ambiguë car les formes changent d'état. Les puissances créatrices responsables de la genèse d'une forme donnée sous-tendent chaque mythe. Les forces ancestrales surgissent dans un monde indifférencié. Mais leur existence donne au monde sa complexité et son organisation : les caractéristiques du paysage apparaissent et les hommes se distinguent des animaux. Les mythes expliquent la création des choses à partir du néant, un peu à l'image de notre Big Bang. Quand on remonte dans le temps, les différences entre les êtres s'amenuisent et les parentés se font plus visibles; les humains ne sont pas si différents des animaux, après tout, et la découpe des montagnes atteste de la marque du temps et de l'action des ancêtres sur le paysage. Le totémisme - lien spécifique entre les êtres humains et les espèces animales - représente en partie l'expression d'une foi en une origine commune des êtres et en un partage
de la matière dans l'univers. Ces récits de la création sont des évocations poétiques de l'origine des peuples et de la société ; ils ont trait à la logique de la similitude et de la différence, aux processus naturels ainsi qu'aux certitudes et incertitudes du présent sur l'évolution du monde. Ils racontent des physiologies émergentes, mais aussi des désirs naissants.
Les êtres humains sont des récurrences de la présence des ancêtres sur terre. Quand ces derniers quittèrent la surface de la terre pour regagner le Temps du Rêve, ils laissèrent derrière eux des flux de pouvoir spirituel et des traces de leur passage qui, encore aujourd'hui, affectent la vie terrestre. C'est peut-être par la conception spirituelle que s'établit le lien le plus fort avec le monde ancestral. Dans l'Australie aborigène, les relations sexuelles ne suffisent pas à créer une nouvelle génération d'hommes. La conception requiert l'intervention du spirituel, et ce sont les esprits de la conception qui donnent aux hommes leur identité spirituelle. Dans certains lieux, les ancêtres laissèrent derrière eux des « réservoirs » de puissance spirituelle. Ces lieux avaient été les témoins de la violente transformation d'un ancêtre en élément du paysage - source, grotte ou point d'eau. Les représentations des esprits de la conception varient selon les régions mais, quelle que soit leur forme, on les croit partout capables de pénétrer une femme pour provoquer une conception. Ces esprits sont également invoqués lors de rites associés à certaines cérémonies de la fécondité. Le plus souvent, ils attendent dans les eaux d'un puits ou d'un ruisseau, ou dans l'air d'un site sacré.
On peut rétrospectivement identifier l'esprit qui a présidé à une conception. Une femme signale qu'elle est enceinte et sent le bébé remuer dans son ventre. Son mari et ses parents vont repenser aux événements passés qui ont pu déclencher la conception. La femme peut avoir nagé dans un point d'eau proche d'un site du Rêve ou avoir participé avec ferveur à une cérémonie. Le plus souvent, c'est un événement dangereux ou inhabituel que l'on retient. Le mari peut avoir tué un kangourou qui avait un foie particulièrement développé, ou sa femme peut avoir fait cuire un goanna bien gras. L'homme aura pris sa pirogue et manqué de se faire renverser par une baleine, son chien se sera peut-être fait attraper par un crocodile. De tels faits indiquent qu'un ancêtre particulier- kangourou, goanna, baleine ou crocodile - est à l'origine de la conception. Dès que l'enfant naît, on l'examine attentivement pour trouver des signes de confirmation - une cicatrice là où le chien s'est fait happer, une marque sur la jambe
L'esprit de la conception établit avec le monde ancestral un lien qui ne cesse de se renforcer tout au long de la vie de l'individu. En vieillissant, hommes et femmes participent davantage aux cérémonies et sont initiés aux différentes phases des rituels. Lors de chaque étape initiatique, on dessine sur le corps des initiés certaines peintures), puis on les frotte avec des objets sacrés. Ils découvrent certaines sculptures cérémonielles et l'on chante à leur attention. Par ces actions, perçues comme des apparitions tangibles des puissances spirituelles, les ancêtres entrent en contact avec les initiés. En vieillissant, les humains ressemblent davantage aux ancêtres ; ils ont absorbé la substance du passé ancestral et sont sur le point de vivre à nouveau dans le monde du Rêve. Lorsqu'un décès survient, il est nécessaire pour la survie de l'âme du mort, mais aussi pour la continuité du Rêve, que celle-ci retourne dans le monde des esprits. Les rites funéraires doivent alors s'assurer que l'âme retourne dans le passé ancestral pour rejoindre les « réserves » de pouvoir spirituel dont elle est issue. Dès que son voyage est achevé, elle devient une source de puissance spirituelle. Nombre d'âmes reviennent sous forme d'esprits de la conception pour donner naissance à une nouvelle génération.
Ce cycle spirituel se rencontre dans toute l'Australie, même s'il existe de nombreuses variantes d'une région à l'autre. Dans certains cas, le processus est associé à un modèle quasi explicite de réincarnation. Pour les Arrernte, les êtres humains sont nés d'objets sacrés, les tywerrenge (churinga), qui eux-mêmes venaient du corps des ancêtres. Aujourd'hui chaque individu est associé à un tywerrenge spécifique, qui consiste en une plaque de pierre ovale gravée et sacrée, représentant la part spirituelle de la vie d'un être. Au moment de la mort, l'esprit rejoint l'ancêtre dont l'objet sacré n'est qu'une manifestation. En conséquence, une nouvelle personne naîtra du même esprit ancestral, sera identifiée avec le même objet sacré et sera, d'une certaine façon, la réincarnation de celle qui l'a précédée.
En Terre d'Arnhem occidentale, le lien qui unit l'identité spirituelle et individuelle d'une personne à certains ancêtres est moins fort. Même s'il existe également des sites de conception (djang) associés aux actions de certains ancêtres, l'identité spirituelle d'un individu se développe de manière complexe tout au long de sa vie lorsqu'il se déplace d'un lieu à un autre et quand il participe aux cérémonies en l'honneur de différents ancêtres. Quand la mort
survient, l'esprit regagne aussi le monde des ancêtres mais il le fait en reproduisant les déplacements du défunt opérés au cours de sa vie. L'aide de nombreux ancêtres est requise pour réintégrer l'esprit au Temps du Rêve. En Terre d'Arnhem orientale, le voyage de l'esprit est tout aussi complexe. Comme dans de nombreuses autres régions de l'Australie, les Aborigènes pensent que l'âme est divisible ou que l'être est constitué de différentes entités spirituelles : une part de l'âme peut, par exemple, revenir au site de conception tandis que les autres peuvent se rendre vers la terre des morts ou s'élever jusqu'aux étoiles de la Voie lactée.
Les Yolngu de la Terre d'Arnhem ont élaboré un important répertoire d'images du voyage de l'âme des morts, toutes intimement liées les unes aux autres. Dans certains cas, l'âme arrive à destination portée par les flots gonflés des rivières à la saison humide. Emportée par les eaux, elle doit éviter de se faire harponner comme un poisson, manger par un oiseau ou prendre dans une nasse. Dans leurs rituels funéraires, l'âme est parfois représentée sous la forme d'un poisson-chat qui va vers l'aval pour trouver le sanctuaire des points d'eau ombragés. Toutefois, le parcours est dangereux : le poisson-chat peut rencontrer l'oiseau qui descend en piqué et plonge dans l'eau pour attraper sa proie. Ainsi, on retrouve parfois sur les cercueils creusés dans des troncs d'arbre des Yirritja des poissons-chats, des oiseaux plongeurs ou des tortues à long cou qui symbolisent l'âme. Une fois les ossements déposés dans le cercueil, on exécute des danses au cours desquelles de longs rhombes figurant les oiseaux plongeurs en vol tournent à toute allure au-dessus de la tête des participants. D'autres danseurs évoquent les poissons-chats qui s'enfuient, terrorisés.
Les conceptions aborigènes du monde des esprits sont complexes (c'est d'ailleurs le cas dans la plupart des sociétés). Les mythes et les pratiques rituelles permettent d'appréhender le problème de la mort ; ils sont nécessairement imprécis. Comme le dit un jour l'artiste yolngu Dundiwuy Wanambià propos de l'après mort : « Nous ne saurons que lorsque nous mourrons.
Les mythes et les rituels sont des métaphores de ce qui pourrait être, ils tentent de concrétiser des processus qui ne surviennent qu'à la lisière de l'imagination .
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