Note de lecture : marc auge : un ethnologue dans le metro.
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Elle descend toujours à Sèvres-Babylone
Et j'admire sa grâce indolente et félonne
Quand pensive un instant elle marque le pas
A l'angle du couloir de la correspondance
Avant de s'élancer de sa marche qui danse
Vers des plaisirs pervers que je ne connais pas . Armand Camargue Croquis Parisiens
a l’instar d’un peintre aborigène remémorant sur le sol ou sur une toile, l’itinéraire mythique et souterrain d’un «Rêve », celui des ancêtres, façonneurs de paysages, l’auteur imagine un anthropologue découvrant l’espace mythique du métro parisien.
Un diable boiteux à la mesure du siècle, qui décalotterait d'un coup l'agglomération parisienne sur toute sa surface, découvrirait un bien étrange agencement, gigantesque jeu de société, labyrinthe aux innombrables issues, dispositif scénique, plutôt, mais démultiplié : plusieurs dizaines de plateaux en effet non seulement se répartissent en réseau sur toute l'étendue de la zone urbaine et périurbaine mais s'étagent sur plusieurs niveaux, envahis à intervalles réguliers par une foule plus ou moins compacte de figurants de tous ordres obéissant à quelque mystérieux metteur en scène, dieu architecte de cet univers souterrain. Son regard s'attacherait d'abord, comme fait le nôtre, à l'enchevêtrement savant des lignes. Peut-être ensuite, rêvant, un rien cynique, à l'uniformité probable des solitudes humaines, contemplerait-il un instant avec l'indulgence résignée d'un dieu d'Homère, comme nous avons été tentés de le faire, le visage incertain de tel ou tel passager prisonnier dans son wagon. Mais sans doute serait-il vite attiré et retenu par le spectacle grouillant des nœuds compliqués qui attachent les lignes les unes aux autres, nœuds de couloirs et d'escaliers parcourus en tous sens par des individus qui donnent l'impression de savoir où ils vont. « A quoi cela correspond-il ? » se demanderait-il en jouant sur le mot « correspondance », et, se prenant au jeu, peut-être ajouterait-il : « A quoi cela correspond-il de changer tous les jours, de recommencer tous les jours à changer pour prendre la même direction ? »
Mais quel rapport peut y y avoir entre un pisteur aborigène pour qui les empreintes du paysage sont les signes « du temps du rêve, et qui inscrit sa démarche dans les pas des ancêtres , et l’usager quotidien des couloirs du métro parisien , perdu dans la foule solitaire ?
Cette question paraîtra assurément saugrenue à tous ceux d’abord qui s’indigneront d’un rapprochement possible entre le bénéficiaire d’une haute technologie et un indigène proche de l’age de pierre, un primitif désormais voué d’ailleurs à l’acculturation et à l’alcoolisme.
Mais elle indignera aussi par un renversement tout aussi symptomatique, tous ceux qui contempteurs, du « métro, boulot, dodo », y verront un blasphème envers le sage des sociétés premières (au sens cette fois de fondamentales), dont nous consommons les peintures acryliques ( à des prix exorbitants), dans une fascination de l’exotisme et de l’étrangeté.
Les deux se rejoignent d’ailleurs dans l’idée qu’il s’agit de l’Autre, d’un Autre qui pensons nous, que ce soit pour le mépriser ou l’encenser, n’entretient cependant (et heureusement ?)aucun rapport réel avec nous.
Pourtant non seulement le rapprochement est possible, mais il entraîne avec lui toute une problématique nouvelle et féconde de l’anthropologie et de l’altérité.
Une intervenante à un colloque (en tant que femme et que noire) interpellait ainsi l’anthropologue conférencier :
: "l’anthropologie doit mourir pour que nous, Africains, puissions enfin retrouver notre identité".
Aucun individu, en effet, comme aucun groupe n’acceptent désormais d’être définis simplement comme l’ autre de quelqu’un (ou comparé à une culture étalon) . Tous revendiquent par contre d’être pleinement quelqu’un.
Faut-il donc comme le voulait l’intervenante que l’anthropologie meure pour que vive l’identité
Nombre de représentants de l’anthropologie se sont toujours réclamés du principe d’altérité comme "le lieu fondamental constitutif de l’anthropologie. L’origine du mot se rattache au bas latin alteritas, de la racine alter, c'est-à-dire "autre", et qui fait état de l'usage principalement philosophique du terme, référant au "fait d'être un autre", au "caractère de ce qui est autre".
Le concept remonte en fait à hegel dans L'Encyclopédie philosophique pour qui l'altérité désignerait "la structure essentielle de toute réalité ou de toute détermination finie" Selon Hegel, "Les choses finies (...) sont finies dans la mesure où elles n’ont pas complètement en elles-mêmes la réalité de leur concept, mais ont besoin d’autres pour cela". L’altérité peut être donc être explorée, comme révélateur d’un processus d’identification.
Il est connu et reconnu que l’anthropologie, en tant que discipline distincte, est née du colonialisme. À l’origine de l’anthropologie sociale et culturelle, l’autre est exotique, associé à un étranger qui n’est pas sans exercer une certaine fascination.
L’anthropologie se développe dans les premiers temps autour d’un objet spécifique, les sociétés autres, d’abord envisagées d’un point de vue évolutionniste, c’est-à-dire en raison d’un degré plus ou moins prononcé de primitivisme, en comparaison avec les sociétés dites avancées d’où s’originent les observateurs. Puis, la discipline adopte progressivement une vision synchronique de l’altérité, où les sociétés exotiques sont vues non plus comme des stades plus ou moins antérieurs à la modernité mais comme des voies parallèles.
S’établit alors la grande tradition de l’anthropologie sociale et culturelle, à laquelle l’oeuvre de Claude Lévi-Strauss est invariablement associée, tant au sein de la discipline que dans l’ensemble des champs scientifique et intellectuel. Et pour Lévi-Strauss, comme pour la majorité des anthropologues du siècle, l’anthropologie est l’étude des cultures de l’intérieur, par des observateurs de l’extérieur. L’auteur del’Anthropologie structurale deux (1973) conçoit un "autre" absolu , absolument autre , qui ne peut évidemment être conçu dans la situation où une société est étudiée par un de ses membres.
"(...)s’il est vrai, comme Mauss nous l’a appris, que l’ethnologie est un mode original de connaissance plutôt qu’une source de connaissances particulières, nous en conclurons seulement qu’aujourd’hui, l’ethnologie s’administre de deux manières : à l’état pur, et à l’état dilué. Chercher à l’approfondir là où sa méthode se mélange à d’autres méthodes, où son objet se confond avec d’autres objets, n’est pas le fait d’une saine attitude scientifique."
La notion de pureté est une clé de l’oeuvre de Lévi-Strauss (héritage bachelardien de la coupure épistémologique, jointe à une certaine mythologie roussauste). En termes lévi-straussiens, l’anthropologie pure n’est possible que dans les limites d’un rapport d’observation dont l’optimisation est assurée par le statut d’étranger de l’observateur au sein de la communauté étudiée. L’étranger" doit être entendu dans ce contexte comme membre d’une société moderne et "communauté étudiée" comme société échappant à la modernité. Il y a donc là implication d’un double niveau de pureté, où la relation pure est conditionnelle à un observateur et à un objet ayant été en quelque sorte protégés l’un de l’autre.
"Certains, parmi nous, se consacrent à l’étude de sociétés peu nombreuses, d’un très bas niveau technique et économique, et dont les institutions politiques offrent une grande simplicité. Rien n’autorise à reconnaître en elles une image des sociétés humaines à leur début, mais, sous cette forme dépouillée, elles exposent, peut-être mieux que des sociétés plus complexes, les ressorts intimes de toute vie sociale et quelques-unes de ses conditions qu’on peut tenir pour essentielles."
"(...) toute recherche scientifique postule un dualisme de l’observateur et de son objet. (...) Si les sciences sociales et humaines sont véritablement des sciences, elles doivent préserver ce dualisme, qu’elles déplacent seulement pour l’installer au sein même de l’homme : la coupure passant alors entre l’homme qui observe et celui ou ceux qui sont observés."
Or, cette recherche de la pureté dans la distance et, pourrait-on dire, dans l’exotisme ne serait elle pas génératrice de limites pour la discipline elle-même
Il semble en effet que cette orientation ait produit une anthropologie des sociétés industrialisées qui s’est intéressé aux phénomènes de périphérie, aux groupes et aux individus marginaux. Ainsi, l’anthropologie aurait toujours tendance à marginaliser ce qu’elle touche. Un des effets de cette distance, méthodologiquement entretenue, est certainement d’idéaliser l’autre, c’est-à-dire de renforcer la relation d’altérité au point de ne pas se sentir concerné par son vis-à-vis.
"Le sociologue objectivise, de peur d’être dupe. L’ethnologue ne ressent pas cette peur, puisque la société lointaine qu’il étudie ne lui est rien, et qu’il ne se condamne pas, par avance, à en extirper toutes les nuances et tous les détails, et jusqu’aux valeurs; en un mot, tout ce dans quoi l’observateur de sa propre société risque d’être impliqué."
De l’autre comme objet à l’"autrement" comme approche Devant ce qu’il est convenu d’appeler la crise de l’anthropologie et sans être des déçus de l’exotisme" certains anthropologues veulent aujourd’hui pratiquer une anthropologie dont l’objet est une humanité contemporaine où se redéfinissent l’altérité et l’identité, au contact d’une diversité de dimensions en constante composition et recomposition. Ces anthropologues, en tentant de redéfinir la méthode anthropologique à travers leurs pratiques, dirigées principalement, mais non exclusivement + vers leurs propres sociétés, souhaitent l’émergence d’une anthropologie renouvelée, dont les contours sont encore à préciser .L’idée-force en serait de voir autrement ce qui nous est familier, c’est-à-dire de recréer une distance par rapport à l’objet au moyen de l’approche. Pour un ethnologue habitué aux univers exotiques, c’est bien une anthropologie de la platitude qui s’impose quand il tente d’appliquer ses méthodes à la société française. Il ne s’agit plus désormais de se familiariser avec une autre culture inconnue, mais au contraire de créer artificiellement une distance par rapport aux évidences de notre monde quotidien, d’échapper en quelque sorte à cette proximité aveuglante de l’objet." (Abélès 1989 ) Marc Auge va ainsi tenter de tirer leçon à la fois des expériences de recherche en milieu exotique et des recherches dirigées vers les sociétés modernes occidentales. Ainsi, il dira (1989) qu’en étudiant des sociétés éloignées nous avions vu du même dans l’autre et que l’étude de nos sociétés nous a appris qu’il y a aussi de l’autre dans le même. De là, il semblerait évident que l’anthropologie ait construit historiquement sa spécificité : l’étude des questions d’identité et de culture, vues comme indissociables; une spécificité par ailleurs généralement reconnue à l’extérieure de la discipline. "l’objet ultime de la recherche anthropologique (...) est, selon moi, l’étude des procédures de construction du sens à l’oeuvre dans les diverses sociétés et qui dépendent à la fois d’initiatives individuelles et de symboliques collectives Pour préciser davantage, Augé attire l’attention sur le fait que les structures et les processus mis au jour par l’anthropologie dans les sociétés exotiques n’étaient pas totalement étrangers à ce qu’on peut observer aujourd’hui à l’échelle de la planète. Le stade actuel de développement des échanges de biens et d’informations, qui donne lieu à ce que Augé appelle le "rétrécissement de la planète", s’accompagne d’un emballement des processus générateurs d’altérité. Pour Augé, il n’y a plus de société autre, il y a une contemporanéité unique : "le monde lignager et le monde industriel sont non seulement tous deux contemporains mais appartiennent à une même modernité" C’est donc dire que cette contemporanéité implique des réalités nouvelles qui peuvent être appréhendées par la sensibilité particulière de l’anthropologie, telle qu’elle s’est faite au contact premier des sociétés autres. "Or à l’heure des médias et de la mort de l’exotisme, il se produit un court-circuit qui confronte directement chaque individualité à l’image du monde : à la difficile symbolisation des rapports entre hommes succèdent une multiplication et une individualisation des cosmologies qui constituent par elles-mêmes, aux yeux de l’anthropologue, un objet d’études démultiplié, fascinant, paradoxal et inédit." Le défi lancé à l’anthropologie par le monde contemporain (ou "les" mondes), serait donc de comprendre une humanité à la fois intégrée dans un même réseau et engagée dans une diversité de processus d’identification. Pour relever ce défi, les anthropologues devraient selon Augé : "(...) étudier la "crise du sens", la "crise de l’altérité" là où elle se manifeste sous ses formes les plus diverses et éventuellement les moins attendues. Il lui faut choisir des terrains et construire des objets à la croisée des mondes nouveaux où se perd la trace mythique des lieux anciens.") . L’objet de l’anthropologie ne serait donc plus des entités autonomes et isolées mais bien des carrefours, en quelque sorte, des échangeurs où se rencontrent diverses tendances. Remarque qui nous fait retrouver les couloirs du métros, les lignes et leurs « correspondances ».
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