« Le rôle de l'ethnologie historiciste tient à la possibilité de poser des problèmes dont la solution conduise à l'élargissement de la conscience qu'a de soi notre civilisation. Ce n'est qu'ainsi que l'ethnologie peut concourir, pour la part qui lui revient, à la formation d'un humanisme plus vaste et se racheter de la vanité à laquelle se condamne un savoir purement naturaliste.
Une interprétation historiciste du magisme(le monde magique) doit se constituer en tant qu'accroissement réel de notre conscience d'historien, en général ; elle doit donc être prête et ouverte à la conquête de nouvelles dimensions spirituelles, ainsi qu'à une nouvelle articulation, voire au remodelage complet de la méthode historique à la lumière des expériences nouvelles. De même qu'aux XIVe et XVe siècles, le « retour » au monde classique favorisa la découverte d'une « humanité » bien plus riche et consciente que celle qui eut cours et même progressa au sein de l'unité théologico-religieuse du Moyen Âge, de même notre retour au magique doit favoriser le progrès de la conscience de soi de la culture occidentale, en l'épurant de certaines instances polémiques qui placent encore une limite à son historicisme, et en l'ouvrant à cette piété historique envers l'archaïque, qui est la meilleure prophylaxie contre l'idolâtrie antihistorique des archaïsmes. » ERNESTO DE MARTINO .LE MONDE MAGIQUE. LES EMPECHEURS DE PENSER EN ROND
Ernesto De Martino est un historien des religions et ethnologue italien, né à Naples le 1er décembre 1908, et mort d'un cancer à Rome le 9 mai 1965.
Il existe un paradoxe français de son œuvre comme le souligne d. Fabre(un rendez vous manqué .ernesto de martino et sa réception en France)
« L'accueil réservé a De Martino est par certains aspects extraordinaire dans ces années soixante, qui ne voient presque jamais les sciences sociales italiennes franchir la frontière des Alpes [...]. En moins de huit ans (entre octobre 1963 et septembre 1971) sont publiés : Italie du Sud et magie, La terre du remords, Le monde magique. Cette série de publications fait de Ernesto De Martino, en ce moment, l'ethnologue le plus traduit en français, après Frazer et Malinowski ». Bref, « Exceptionnelle, centrale, dense mais éphémère: ainsi pourrait-on définir la présence démartinienne dans le paysage éditorial français. »
Fabre attribue l'intérêt français pour De Martino à une conjoncture particulière de la vie intellectuelle de l'époque. Plus précisément, il s'agit de la concordance des thèmes et des problèmes traités par De Martino avec ceux qu’à la même époque, explore un courant précis de l'ethnologie française représenté par Roger Bastide, Michel Leiris et Alfred Métraux. Il s'agit d'auteurs sensibles aux assises de l'existentialisme et, plus précisément, à la problématique de la personne envisagée sous différents angles : de l'ambiguïté des états de conscience dans le cadre de la transe extatique à la phénoménologie de la dépossession de soi. (cf mes articles correspondants )À ce thème de la « personne » s'ajoutent, pour D. Fabre, deux autres lieux de réflexion partagés par De Martino et ses interlocuteurs français. D'abord, l'étude des carrefours culturels, ces formations en réseau où convergent niveaux sociaux et formes idéologiques hétérogènes. Ensuite, la question de 1' engagement de l'intellectuel, et le problème de la pratique (ressenti très vivement, surtout chez Leiris et Métraux).
De martino va prendre place dans les prestigieuse collection gallimard au coté de benveniste, louis dumont et michel foucault. Au cœur même du dispositif intellectuel d'une époque où les sciences humaines commencent à jouir, en France, du plus haut prestige.
Une ombre va très vite pourtant nuancer ce tableau. Aujourd'hui, trente ans après, alors même que les oeuvres anthropologiques qui se côtoyaient dans le riche catalogue de ces années-là sont passées au rang de classiques, toujours cités, utilisés et réédités, De Martino a disparu pendant un grand moment,. Le monde magique, publié par Marabout en 1971, fit l’objet d’une critique élogieuse de Mircea Eliade, puis « tomba dans un puits de silence » selon d.fabre. Cet intérêt soutenu, d'une part, cet effacement assez rapide, de l'autre, laissent pressentir une inscription très particulière dans l'espace intellectuel, comme si « l'apparition de De Martino avait coïncidé avec un moment de réaménagement, dans une conjoncture de crise. » le réaménagement opéré devait donner ensuite naissance au structuralisme de levi strauss et lacan autour des concepts de symbolique et d’inconscient structural toujours déjà la. Toute autre était l’œuvre existentielle, historiciste et marxiste de l’auteur italien ; d’où son effacement.
En 1999 pourtant, sont rééditées les trois œuvres majeures d’Ernesto De Martino. Certains dans la presse ont salué alors un « décrypteur de crises » ou un « Galilée de la pensée ethnologique » Cette réapparition, après trente ans d’oubli, suscite des controverses et blesse les dogmatismes environnants.
La réapparition de de martino apparaît comme une occasion particulière, pour l’anthropologie française, de renouveler en particulier les approches de ces objets classiques que sont le chamanisme, la magie, la croyance, et d’envisager l’esprit humain avec une autre vitalité (il en est de même d’aby warburg quant à l’histoire de l’art). Comment De Martino est-il perçu aujourd’hui ?
Écrit durant la seconde guerre mondiale et publié en 1948, le Monde magique (Il mondo magico) est le livre dans lequel Ernesto De Martino élabore quelques unes des idées centrales de son œuvre.) Les pratiques magiques sont abordées comme des «techniques» psychosociales destinées à protéger la «présence de l’homme» dans son monde, thème fondamental de sa pensée. "L'intérêt dominant du monde magique n'est pas de réaliser des formes particulières de la vie spirituelle, mais de conquérir et de consolider » »l'être au monde » élémentaire, ou « présence » de la personne. La fragilité d'une "présence" est contrôlée par la pratique magique, dans une dynamique de crise et de rachat ou rétablissement (riscatto).d.m. définit le "magique comme un mouvement, un progrès dans la forme suprême de l'unité de la conscience de soi".
Dans la préface au Monde magique, De Martino écrit que l’objet de son étude a été choisi non pour son exotisme, mais parce qu’il est un problème « unifiant », exigeant du chercheur une capacité à se situer dans toute la trajectoire qui a conduit du monde magique à la culture moderne. L’Occidental a oublié par quelles bifurcations il est passé, pour asseoir la culture qui est la sienne au terme d’une « polémique anti-magique ». L’anthropologue doit réparer cet oubli. Cette façon d’aborder les choses soumet à l’analyse « non plus seulement l’objet [le monde magique], mais aussi la manière occidentale de l’aborder » S’interroger sur la « réalité » des pouvoirs magiques, c’est du même coup s’interroger sur ce qu’est, pour nous, la réalité.
Ainsi, dans Le monde magique, comme dans Italie du Sud et magie, l’attention portée à la polémique anti-magique sur laquelle s’est établie la culture européenne permet d’éviter le piège d’un ethnocentrisme naïf.Celui qui interroge la « réalité des pouvoirs magiques » ne peut se contenter d’une dénégation, sous prétexte que, dans notre culture, la polémique anti-magique a tranché. Ethnologie et humanisme sont par là indissociables. L’ethnologie n’est plus conçue alors comme la « science des cultures autres que la nôtre », mais, fondamentalement, comme la « science du rapport entre nous et les autres cultures » L’essentiel du problème n’est pas d’évaluer les pratiques magiques en elles-mêmes comme illusoires ou non, mais de comprendre la dynamique des rapports qu’elles entretiennent avec la « force d’expansion » de la culture dominante. Le « magisme « semble en effet constituer un anti-monde par rapport au monde historique de la raison et de la science qui est le nôtre ; il s'offre à nous comme une sorte de démenti ou de défi lancé aux assises rationnelles de la civilisation occidentale. Ce défi demande à être relevé, car il nous permet de soumettre à vérification notre appareil conceptuel marqué par la philosophie rationaliste et la science moderne. De Martino n’invite pas à renoncer à la raison et aux choix culturels qui nous définissent, mais à problématiser ceux-ci.
C’est dire que l’auteur ne sombre ni dans le mysticisme, ni dans la nostalgie exotique, ni dans le retour à l’origine : pour lui, la « vision du monde » magique des civilisations traditionnelles repose sur l'idée qu'une énergie impersonnelle peut être maîtrisée par le sujet humain, utilisée ou détournée à son profit. (voir articles sur le fétiche ou le vaudou)Une telle attitude ne témoigne ni d'un sentiment de dépendance et d'assujettissement de l'homme à cette force, ni d'un élan mystique quelconque. De Martino affirme du même coup son éloignement de l'irrationalisme, de l'idée que la vie religieuse contiendrait quelque chose d'ineffable, d'irréductible à toute définition rationnelle.
Ce qu’on appelle l’historisme de de martino consiste à relier l’histoire des religions et l’ethnologie, l’insertion organique d’une pratique dans sa culture, le rapport entre psychisme et histoire .Les phénomènes sont abordés non comme des objets par un sujet connaissant mais comme des réalités vivantes produites et perçues par des acteurs.
L’anthropologue s’interroge : quel type de psychisme, quel type de drame vivent les hommes qui perpétuent les pratiques magiques ?
« La sympathie magique entre ordre naturel et ordre humain n'est pas compréhensible si l’on on ne se réfère pas a cette Weltanschauung (vision du monde) particulière. Le monde de la magie est dominé par la figure du sujet exalté et fortifié dans l’action (dans la pratique magique)[...] Dans cette expérience proprement magique, on peut-on retrouver cette perte de sa propre autonomie, de ce " soi-même", ce besoin "de se laisser prendre et soutenir et presque vivre", qui seraient a la racine de la religion ".
La thèse irrationaliste a eu certes ses mérites (le dépassement de l'évolutionnisme, l’adhésion de l’historien au point de vue du croyant, pour saisir de l’intérieur l'expérience religieuse). Il reste qu'un véritable concept de "religion" est nécessaire - un concept qui soit a la fois universel et concret, susceptible de nous rendre intelligible l'histoire des religions un concept ne peut être élaboré par l'homme qu'a condition qu'il exprime une activité, un besoin humain, une tension ou un élan spirituel concret. » LE MONDE MAGIQUE
Il s’agit pour De Martino de « comprendre et faire comprendre » que les faits culturels qu’il étudie ne sont pas « des superstitions détériorées, ni de simples et inertes “survivances
” Au contraire, leur persistance jusque dans les années 1950 révélait « le maintien de conditions ancestrales de misère psychologique et culturelle dans une population rurale du Sud exclue et exploitée » par la vie précaire des paysans du Mezzogiorno et la méconnaissance de tout le « négatif » de leur histoire. En regard du drame historique des paysans, les comportements magiques « ne sont pas la démonstration d’une autre logique, mais seulement l’adaptation de la cohérence technique de l’homme avec cette fin particulière qui est la protection de la présence individuelle en train de se perdre. Par rapport à un tel rôle, les techniques magiques déploient une cohérence qui, en soi, n’est pas moindre que celle employée pour le contrôle réaliste de la nature. L’équivoque naît lorsqu’on juge la magie sur le même plan et par rapport à la même finalité que la science moderne »
Au centre la notion de « drame » humain : des conditions de vie précaires, des événements non maîtrisables menacent l’instauration de la « présence » (ma capacité d’établir la synthèse de mes expériences et des représentations, d’être un sujet). Face au drame ou à l’aléatoire catastrophique, la conscience se trouve fragilisée : c’est l’état de labilité, qui est la menace de perdre la « présence » et d’être jeté en dehors de l’histoire, double perte de l’histoire d’ailleurs !: C’est là qu’entre en scène la notion de « dispositif mythico-rituel » par lequel De Martino désigne l’ensemble des techniques qui permettent de restaurer la présence ,au prix ,il est vrai ,d’une autre deshistorisation.
En effet, pratiques chamaniques, lamentations funéraires et formules magiques relèvent, en tant que rites, de l’instauration d’une « comparaison symbolique » entre l’événement actuel et un modèle situé en dehors de l’histoire (le mythe) », comparaison grâce à laquelle l’événement perd son caractère angoissant. Le sujet se retrouve dans un « régime d’existence protégé » qui lui permet à nouveau d’affronter la contingence historique
Ainsi, comme nous allons le voir, s’explique la mimésis cérémonielle du vécu de possession et d’impuissance , identifié mythiquement à la tarentule empoisonneuse. La perte de la présence du fait de la « maladie », du malheur, des difficultés psychiques, prend la forme de l'identification du sujet "malade" à la tarentule mythique. Ensuite, cette dissociation est surmontée lorsque les rôles de maître et de victime se renversent, jusqu'au moment où la victime parvient à maîtriser et à réintégrer la crise. (Mimant la tarentule dans la danse, le possédé la tue par la danse)
Cette rapide introduction a pour sens de manifester l’actualité des enjeux: Enjeux ethnologiques, puisque la possession et la transe, le chamanisme, l’usage des états modifiés de conscience sont encore des questions ardemment débattues et auxquels l’œuvre apporte des réponses en évitant le mépris rationaliste ou la plongée dans l’occultisme ; enjeux méthodologiques, notamment si l’on prend acte des réticences parfois formulées quant à la pertinence d’appliquer l’arsenal philosophique à l’approche du terrain ; enjeux transdisciplinaires, qui montrent l’intérêt d’une interrogation documentée sur les sciences du psychisme, et les réactions qu’elle soulève. Enjeux philosophiques et épistémologiques, enfin, dans la mesure où toute anthropologie s’interroge sur l’homme : ne refouler aucune des approches appartenant à l’histoire de la pensée demeure un gage de liberté.
■ On peut s’apercevoir de l’originalité du » penseur énergumène « (expression qui selon Didi-Hubermann caractérise des penseurs comme Warburg ou Benjamin) à l’exemple célèbre du « tarentisme » :
Après la guerre, De Martino commence à s'intéresser à l'ethnographie de la société du sud de l'Italie
. De cette période parfois appelée « méridionaliste », relèvent les œuvres les plus connues du grand public : en particulier terre du REMORDS. De Martino arrive à la recherche de terrain comme moyen de vérification de sa réflexion théorique et méthodologique .L'aspect le plus innovant de sa recherche fut l'approche multidisciplinaire qui le porta à constituer une équipe. Par exemple la « Terre du remords » portant sur le phénomène du « tarentisme » ou tarentulisme constitue la synthèse de ses recherches sur un territoire donné (la région de Salente (Salento) .Il était accompagné d'un médecin, d'un psychiatre, d'une psychologue, d'un historien des religions, d’un anthropologue des cultures, d'un ethnomusicologue et enfin, d'un documentaliste de cinéma. Pour l'étude du tarentisme furent utilisés aussi des films tournés entre Copertino, Nardò et Galatina.
On pourra aussi mesurer le talent littéraire de de martino
LA DANSE DE LA TARENTULE/
Apercevant un groupe de gens devant un basso, nous comprîmes aussitôt qu'il s'agissait de la maison d'où provenait la musique ; nous pressâmes le pas et, arrivés devant la porte, nous frayâmes un passage parmi les gens, répondant par un sourire aux nombreux regards qui semblaient demander : « Qui sont ces étrangers ? » Et finalement, de but en blanc, passant du jour à la nuit, nous nous trouvâmes brutalement transportés dans une autre planète.
La pièce, l'unique de la misérable demeure, recevait sa lumière de la porte et d'une toute petite fenêtre si haut placée que tout se serait trouvé noyé dans la pénombre si deux bougies n'avaient répandu autour d'elles une vague clarté. Adossé au mur faisant face à l'entrée, un lit en désordre dont le plan était incliné vers le carrelage comme pour faciliter à la personne qui n'aurait pu ou voulu se lever par ses propres forces de glisser jusqu'au sol. Au-dessus de cette étrange couche, quelques images pieuses dans un cadre de fleurs en papier composaient sur le mur un rustique petit autel. à côté du lit, sur la table de chevet, des images de saint Paul et un flacon contenant de l'eau miraculeuse de saint Paul, puisée au puits de Galatina
Pour délimiter le décor du rite ou plutôt le périmètre cérémonial de la danse, un grand drap étendu sur des couvertures recouvrait le carrelage de la pièce et sur ce drap, dans un coin, on avait placé une corbeille pour recueillir les offrandes et des images de saint Pierre et saint Paul, aux couleurs vives. C'est là, dans le limites marquées par la toile blanche, que se tenait la tarentulée, vêtue de blanc, à l'image de la toile sur laquelle elle dansait, la taille serrée par une écharpe, sa chevelure noir épandue en désordre sur ses épaules et retombant sur son visage olivâtre dont on entrevoyait les traits ostentatoirement durs et immobiles et les yeux tantôt ouverts, tante fermés, tandis que le guitariste, l'accordéoniste, le joueur de tambourin et notre barbier-violoniste se produisaient à leur tour dans la mouvante ligne de la thérapie sonore. Transportés comme nous l'étions dans cette autre planète, nous avions tous peine à nous habituer à cette atmosphère et à jouer chacun notre rôle dans cette petite chambre mal aérée, saturée de peu agréables odeurs... Finalement, après avoir fait quelques efforts pour justifier notre présence parmi nos hôtes (nous étions des médecins venus de Rome pour étudier l'étrange maladie), nous fûmes acceptés et nous mêlant au public qi faisait cercle, nous commençâmes à observer à notre aise.
La tarentulée, une jeune femme mariée de vingt-neuf ans, répétait régulièrement un cycle chorégraphique défini (et qui a donné la danse qu’on appelle désormais tarentelle ou pizzica) qu'elle exécutait en partie sur le sol et en partie debout, et qui se terminait toujours par une chute à terre marquant un bref intervalle de repos. À partir de cet intervalle durant lequel le petit orchestre se taisait, les figures se déroulaient de la façon suivante. L'orchestre attaquait la tarentelle et la
tarentulée qui gisait sur le sol montrait aussitôt qu'elle acceptait la musique en remuant la tête en mesure de droite et de gauche, puis, comme si l'onde sonore se propageait par tout son corps, elle commençait à ramper sur le dos en se poussant sur ses jambes fortement arquées et en s'appuyant alternativement sur un talon, puis sur l'autre ; sa tête continuait à battre violemment la mesure et le mouvement des jambes participait rigoureusement au rythme de la tarentelle. Les bras étendus, la tarentulée faisait ainsi le tour du périmètre cérémonial, puis tout à coup, elle se retournait, s'accroupissait, les jambes écartées, immobiles, les bras repliés tantôt sous le buste, tantôt devant elle, la tête suivant toujours le mouvement rythmique, avec sa grande chevelure en désordre. Ces figures mimaient visiblement un être incapable de se tenir debout et qui avance en adhérant presque au sol, c'est-à-dire la tarentule. La danseuse vivait donc son identification avec la tarentule et, asservie à la bête, dansait avec elle, devenait elle-même la bête dansante. À ce moment d'identification totale avec l'araignée, faisait suite le moment de la dissociation ago-nistique : la tarentulée se redressait brusquement et, debout, parcourait plusieurs fois le périmètre cérémonial avec un vif sautillement simple ou double exécuté parfois sur place et elle composait de temps en temps plusieurs figures connues de la tarentelle en se servant d'un mouchoir de couleur qu'elle tenait entre ses mains (par exemple, les bras pendants le long des hanches tenant le mouchoir par les deux bouts, les bras tendus en l'air tenant le mouchoir par les deux bouts au-dessus de sa tête ; les bras repliés, l'un en haut, l'autre en bas et en arrière, tenant le mouchoir par les deux bouts derrière son dos, etc.). Durant cette phase comme d'ailleurs durant la phase précédente, la tarentulée observait rigoureusement le rythme, ses pieds en dansant frappaient le sol à la cadence de cinquante fois par dix secondes. Enfin, après un temps variable mais non supérieur à un quart d'heure, le cycle chorégraphique tirait à sa fin
le cercle parcouru par la tarentulée commençait à se restreindre, la stabilité de la danseuse devenait incertaine, le rythme n'était plus suivi avec l'habituelle rigueur et tout se terminait par une caracole frénétique, annonçant la chute prochaine comme causée par un vertige. Les assistants, les bras ouverts, se pressaient autour de la tarentulée pour prévenir une débandade ou une chute dangereuse et s'efforçaient de la recevoir dans leurs bras lorsque, après le vertige de la caracole, la chute avait lieu, en désordre mais sans violence. L'orchestre cessait de jouer, on apportait à la tarentulée un coussin pour y poser sa tête et un verre d'eau ; les musiciens faisaient essuyer leur abondante sueur par les assistants ; puis, au bout d'une pause de dix minutes environ, l'orchestre reprenait l'initiative et le cycle se répétait avec toujours les mêmes phases.
La terre du remords. les empecheurs de penser en rond
On appelle ainsi tarantola ou taranta une grosse araignée brune la lycosa tarentula dont la morsure est censée provoquer chez ceux qui en sont victimes (surtout des femmes) des malaises variés accompagnés d’ un état de dépression physique et morale .Le patient entend alors dans un cadre conventionnel une musique appropriée jouée par un orchestre composé accordéon tambourin violon et guitare la dépression fait alors place une forte agitation motrice .Le malade se met esquisser des pas puis danser accomplissant une série de mouvements rythmés tantôt traditionnels tantôt improvisés tout en poussant des gémissements et des exclamations. Il est également sensible à certaines couleurs dont il se pare parce elles lui rappellent dit-on la couleur de araignée qui est présumée avoir piqué. Le besoin de danser et la sensibilité chromatique se manifestent pendant deux ou trois jours au moment où le malade obtient de saint Paul (considéré ici comme le patron des tarentules) le miracle de la guérison. à partir de ce moment ni musique ni couleurs ne produiront plus sur lui le moindre effet Toutefois les guérisons définitives sont très rares .Chaque année ,au temps de la première morsure , le rimorso qui a en italien le sens de remord et de re-morsure saisit la victime qui est alors de nouveau sensibilisée à la musique et aux couleurs
Le poète Salvatore Quasimodo, prix Nobel de littérature en 1959, composa un texte, à la demande du réalisateur, sur les images du film ,La Taranta de Gianfranco Mingozzi (1962).Celui filma les possédées de la tarentule, enregistrant le traitement domiciliaire du mal par la musique et le pèlerinage des tarentulées à la chapelle de Saint Paul, le 28 et le 29 juin. La démarche du cinéaste reposait sur La Terre du remords, d’ernsto de martino
On peut lire ce texte comme illustration saisissante et commentaire fidèle de l’œuvre de celui ci
"Voici la terre des Pouilles et du Salento, fendue par le soleil et la solitude.
L’homme y chemine sur les lentisques et l’argile.
Depuis des siècles, la pierre, toute pierre, s’y défait et s’y corrode.
Jusqu’aux pierres équarries dressées par l’homme - maisons grossières, églises
où se mesurent la souffrance et l’espérance - qui se dessèchent et s’écroulent
dans le silence.
L’eau est avare, même celle qui vient du ciel. Le sabot des animaux bat un
temps aux changements imperceptibles.
Les couleurs sont blanches, noires, rouille.
Terre venimeuse, terre vénéneuse : la fournaise y fait surgir l’araignée de la folie
et de l’absence. La bête s’infiltre dans le sang des corps délicats qui ne
connaissent que le travail aride de la terre, et détruit la moindre paix du jour.
C’est ici, dans les épis du blé, dans les feuilles du tabac, que pousse la
superstition, la terreur, l’angoisse d’un sort jeté peut-être, un sort domestique.
Les génies païens de la maison semblent avoir résisté à la profonde
métamorphose qu’une civilisation millénaire tente d’imposer.
La lourde saison des Grecs, l’été, s’insinue comme une poussière et dessèche
l’eau des puits. L’éclat de la lumière blanche déchire les yeux, l’ennui pénètre à
l’intérieur des hommes, pousse ses sentiments vers l’irrationnel, déforme ses
instincts
Les tarentulées disent que le mal se manifeste d’abord par l’ennui. C’est un mal
que l’on guérit par la cadence d’une musique puissamment rythmée et répétitive
et par la danse de la petite araignée, la tarentelle.
Les instruments de la cure sont le violon, l’accordéon et le tambourin.
Le violoniste est barbier.
Le tambourineur est paysan.
L’accordéoniste porte les morts en terre.
La tarentulée se fait araignée. Elle devient l’araignée qui est en elle. Sa pensée
devient rythme pur et de ses mouvements presque mécaniques surgissent des
figures de libération, parcourues encore d’ombres désespérées.
La femme est debout maintenant, luttant contre l’araignée, s’imaginant l’écraser
et la tuer du pied qui bat la danse.
Pas après pas, elle cherche l’équilibre de son esprit, s’approchant du vertige
selon une courbe musicale de plus en plus vibrante, jusqu’à la perte des sens.
La possédée a demandé à saint Paul si elle doit poursuivre sa torture rythmée
ou si la grâce du repos lui a été accordée. Le saint demande à la femme
l’offrande d’une messe, mais la malade refuse : son coeur exige d’abord un signe
qui éloigne la tourmente maléfique.
douleur ancienne, les défaites de l’âme, la blessure des tarentulées, auront été
évoquées, déversées et défaites pour un équilibre qui durera jusqu’au
renouvellement de la morsure, jusqu’à la récolte nouvelle.
Et le 28 juin de chaque année, sous le soleil, alors que les chars déplacent des
bruits sourds de pierres déchirées, de torrents, pierre sur pierre, couleur de feu,
les tarentulées et celles qui ont été délivrées du mal arrivent à la chapelle de
Saint Paul.
Elles ont l’espoir d’entendre prononcées par les fortes lèvres du saint une parole
qui anéantisse toute force maléfique sous deux pierres posées en croix.
C’est un grand jour pour les tarentulées.
Une fois l’an, elles secouent le fardeau de leurs souffrances, de leur anonymat
social, de la privation de leurs droits élémentaires, et elles disent leur désespoir
à la foule des spectateurs.
D’autres femme arrivent encore. Chaque année l’espoir d’une guérison s’éveille
dans leur âme.
La morsure, et sa répétition, est un mal qui résiste âprement.
La nuit est tombée.
Une dernière tarentulée vient se joindre aux autres, qui se sont serrées pour
prier dans la chapelle.
Ici, le tarentisme a commencé de mourir.
Musique et danse interdites par la piété chrétienne,
désarticulée la rigueur du rythme et de la mélodie, multiplié le risque de
contagion, dans le fourmillement des malades, à la chapelle de Saint Paul, le
tarentisme amorce son déclin.
Ce qui pouvait passer pour une chorégraphie ou un folklore appartient
désormais à la seule psychiatrie.
Dans l’évolution contemporaine du monde, cet ancien héritage du moyen-âge vit
désormais sa dernière heure."
A suivre)
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