« Or, ce n'est ni dans la nature, ni au-delà de la nature que le Merveilleux existe, mais intérieurement à l'homme, dans la région la plus lointaine en apparence, mais sans doute en réalité la plus proche de lui-même, celle dont les territoires échappent à cette atroce féodalité des causes qui déciment ses fiefs humains à grands coups d'édits rationnels et de potences pragmatiques. Car le Merveilleux n'est autre que le feu brûlant au cœur de l'homme, la lueur imaginaire d'absolu qu'il tire de son essence et projette sur les ternes événements dont les effluves se font jour jusqu'à ce qu'il est convenu d'appeler son esprit, par les pores de son corps. Il est aussi l'attrait puissant qu'exercé l'inexplicable, la poussée impérieuse qui fait souvent préférer la gratuité à toute espèce d'explication, la force primitive de l'esprit, enfin, celle qui se manifeste bien avant que se soit encore formé l'esprit critique, et qui ne peut trouver son origine que dans les profondeurs de l'inconscience ou dans la nuit des temps.» michel leiris
À Paul Éluard qui déclarait que les peintres surréalistes avaient pour objet de « montrer qu'il n'y a pas de dualisme entre l'imagination et la réalité », Leiris répondait en abondant dans son sens : « L'homme total est celui pour qui réel et imaginaire ne font qu'un ». Connaître la totalité, l'état total (comme l'écrit Leiris), serait-ce alors se mouvoir dans la surréalité qui, selon Breton, réconcilie rêve et réalité, atteindre à ce « point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement . Michel Leiris écrit
II y a longtemps que je considère comme seuls réellement valables les Œuvres à ambition «totalitaire», j'entends : ceux dans lesquels l'auteur vise à exprimer en totalité sa conception du monde ou de la vie» ou tout ce qu'il sait de lui-même. Or les livres «totalitaires» types sont les livres sacrés. »
Les surréalistes avaient retenu (partiellement) le message de Rimbaud dans ses deux lettres, dites du « voyant ». la poésie ne pouvait être un but en soi, mais un moyen de connaissance (le Grand Jeu), et aussi, dans le même mouvement, un moyen de transformation, moyen d’accéder à ce qu’on appelle aujourd’hui le Symbolique : le cercle de la Totalité, la sphère de l'identité absolue du cosmos et du logos, l'union des mots et des choses, des hommes entre eux, des hommes et de la nature, de l'être au monde. Le poète, celui qui crée au sens étymologique, détient par le Verbe la faculté d'agir sur les choses, de créer en nommant. C'est en ce sens que Rimbaud, dans une longue tradition a pu se croire l'« égal de Dieu », et son rival prométhéen : « le poète est vraiment voleur de feu ».
« Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences.
Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant ! - Car il arrive à l'inconnu ! Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues !
En ce sens, Rimbaud serait le Poète par excellence parce que, plus que tout autre, il a voulu la poésie capable de changer la vie. Tant qu'il en a eu la force, il a couru derrière l'idée d'une "poésie objective", qui lui permettrait de comprendre le monde et d'agir sur le réel, de "relever" les Déluges, de "réinventer l'amour", d'accomplir "la magique étude du bonheur". Il a voulu "trouver une langue" faisant appel à tous les sens, ouverte à tous les jeux. Il s'est ingénié à retourner et détourner les vieilles maximes pour les jeter à la tête du « Vieux Monde ». la Révolte et l'Utopie.
Cette quête de la totalité présente chez Rimbaud et chez Leiris se renverse pourtant en découverte de la dualité et du déchirement : la dualité est la condition même de l'existence individuelle ; naître, c'est déjà se séparer du Tout pour s'insérer dans un univers où règne la division, le morcellement. La dualité, abordée sous cet angle, est l'image même de la tension propre à toute existence séparée, propre à la vie, donc ; aussi ne peut-on connaître la totalité que sous forme de simulacre, sous peine de passer dans la mort sans retour ; ou, pour être plus précis, il faut dire que la totalité, pour mériter son nom, doit elle-même conjuguer vie et mort.
Comment rendre nécessaire le désordre d'une vie ? Comment doter de sens ce qui est le fruit du hasard. En effet, là où l'œuvre d'art vise à l'accomplissement et à la justification le sujet se découvre voué à l'inachèvement et à la déception : « je est un autre » . l’entreprise autobiographique de Leiris sera ainsi la révélation de ce personnage pourtant tué, par chacune des confidences qu'il fait à son propos : un nécessaire et joyeux massacre : Le moi social, le moi domestiqué, , le moi mythologique qui fabrique des illusions de grandeur et de puissance afin de se cacher ses terreurs et sa dépendance, le moi soumis au temps et à la mort, chaque fois « double » abusif qu'il s'agit de ridiculiser et de vaincre .si l’on veut veut parvenir à l’ âge d'homme ». le moi est alors l'ennemi intime. On n’en finit jamais de renouer les fils de sa propre vie !
« Toujours la même chose : je n'existe pas, je ne suis pas un homme, puisqu'il n'y a pas un homme, puisqu'il n'y a rien qui puisse me faire oublier que je dois mourir et rien non plus pour l'amour - ou le goût - de quoi je sois capable d'affronter la mort. La question est ainsi posée par moi : rien ne peut valoir que je meure, puisque c'est précisément le fait qu'il y ait ma mort qui dévalorise tout.
Je n'ai plus aucun espoir d'échapper à cet imbécile dilemme. »leiris. journal
Toute l'œuvre autobiographique de Michel Leiris témoignera ainsi d’un savoir paradoxal qui naît de ce défaut de maîtrise. Il voudra percer sa réalité, l'encorner,(miroir de la tauromachie) pour à la fin la jouer, la mettre en scène car, où mieux qu'au théâtre, ou dans l'arène, ne se dira selon lui la vérité dans l’illusion dans les masques, dans les mises en scène ou dans les rituels vus également comme une forme théâtrale. Leiris a compris qu'il est impossible de montrer la totalité de l’être dans la platitude Il faut bouger autour du JE, il ne faut pas se placer toujours au même endroit pour le considérer. Mais comment tourner autour de soi ?
Il y avait chez Rimbaud une même exigence de vérité et de liberté quoique d’une totale radicalité. : « »Posséder la vérité dans une âme et un corps ». Pendant ses années d'apprentissage, il a conduit sa vie et son œuvre comme une fable sur la difficulté de vivre à la hauteur de ses rêves. La poésie n'était pas une occupation qui puisse s'ajouter à une autre, un de ces suppléments d'âme à l'aide desquels les hommes cherchent à compenser une vie "monotone et imméritée». Il ne concevait pas la littérature comme un reflet de la vie mais comme une arme pour la changer, une mesure de salut. Et, probablement, à défaut d'une révolution sociale dont l'espoir s'était éloigné avec l'écrasement de la Commune, était-elle devenue peu à peu pour lui une vie de substitution, un refuge. Il s'y était engagé tout entier : la poésie était l'échappatoire à "nos horreurs économiques" l'"occasion unique de dégager nos sens" Aussi, lorsque Rimbaud eut fait l'amère expérience de l'inefficacité de cet instrument, sous le triple rapport de la révolte sociale, de la vie affective et de la subsistance matérielle, il ne pouvait liquider l'entreprise qu’avec la même farouche détermination qu'il avait mise à s'y lancer. Il ne pouvait, et dès l’âge de 20ans, que jouer la scène de sa mort littéraire, selon le scénario que ses textes avaient depuis longtemps préfiguré : Le Bateau ivre, l'Adieu d'Une Saison en enfer, le Départ des Illuminations, ... La lettre du Voyant, déjà ... : Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables: viendront d'autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé. Il en fut bien ainsi : "Je ne m'occupe plus de ça !" (déclaration de Rimbaud à Delahaye en 1879, au témoignage de ce dernier).
Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer ! le bateau ivre
Assez vu. La vision s'est rencontrée à tous les airs.
Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
Assez connu. Les arrêts de la vie. — Ô Rumeurs et Visions !
Départ dans l'affection et le bruit neufs !
Ma journée est finie. Je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons. Les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer, surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant ! ILLUMINATIONS
En octobre 1873, la vie littéraire de Rimbaud est apparemment finie .Il veut être précepteur, ingénieur ; le commerce et les sciences l'attirent. En mars 1875,il est à Stuttgart où il étudie la langue allemande, Les années ultérieures seront marquées par de perpétuels déplacements - Vienne, Java, Stockholm, Chypre... –il semble que désormais l’anime un constant désir d’aller plus loin comme si l'horizon géographique sans cesse repoussé devait livrer un secret, résoudre l'énigme de sa vie. Il partit, en effet, pour aboutir en Abyssinie, à Harrar, vivant de hasards, sans argent, bonimenteur de cirques nomades, débardeur dans les ports, racoleur de troupes coloniales, soldat lui-même en Malaisie, puis déserteur, marchand, ouvrier Donc il part. Il court. Il marche. Il navigue. en Orient, dans les îles, vagabond de tous les chemins. II veut savoir tout le visage de la terre.
J'ai tous les talents! - Il n'y a personne ici et il y a quelqu'un: je ne voudrais pas répandre mon trésor. - Veut-on des chants nègres, des danses de houris? Veut-on que je disparaisse, que je plonge à la recherche de l'anneau? Veut-on? Je ferai de l'or, des remèdes . lettre de l’enfer
Dans son beau livre, RIMBAUD EN ABYSSINIE ,alain borer combat les interprétations traditionnelles, celles qui, méprisent ce Rimbaud ,surtout celui d'Abyssinie : « un Rimbaud de l'ombre, traître à ses idéaux de jeunesse, contraire en tous points au révolté de la Commune, au nègre qui criait son innocence et son horreur des valeurs occidentales ». Quand Rimbaud cesse d'écrire, il cesse d'intéresser. Poète maudit, on le célèbre, mais « négociant » ! il est disqualifié. On s'interdit même de chercher à savoir, comme si la question était réglée d'avance, ou comme si, sachant déjà, il fallait se cacher quelque partie honteuse. « il ne fit plus rien, dira Verlaine, que de voyager terriblement et de mourir très jeune. »
Borer refuse l'institution d'une coupure entre celui qui fait de la « littérature » et celui qui n'en fait plus, entre celui que l'on peut « comprendre » et celui que l'on
ne comprend plus, « l’africain ». « Ce faisant, ce n'est pas celui qu'elle dit ne pas comprendre ,qu'elle ne comprend pas: c'est l'autre, le «poète», sur lequel elle se méprend, dès qu'elle veut exercer son métier ». Pourtant, ce qui frappe en Rimbaud, vie et œuvre mêlées, c'est moins la dualité du personnage qu'au
contraire l'implacable rigueur, la parfaite consistance entre le texte, le corps et le
destin. On s'étonne que Rimbaud ait effectué à la lettre ce que son texte énonce de toutes parts : le départ en mer, le désert, la marche, le fardeau... » « tout indique bien que c'est le même Rimbaud qui poursuit son destin, tel qu'il l'a décidé à la fin d'Une saison en enfer, celui qui, s'étant cru doué un moment de pouvoirs surnaturels, se disait « rendu au sol, avec (...) la rugueuse réalité à étreindre».
La réalité Rimbaud va l’étreindre dans une quête infinie du provisoire, attendant chaque fois l’occasion de repartir à l’aventure. ayant signé un contrat a Aden, il demande aussitôt à partir pour le Harar tente, de là, des expéditions pour chercher de l'ivoire ; il envisage la possibilité de devenir explorateur ou correspondant d’un journal .La photographie est un autre de ces projets et lui rapportera pense –t-il une petite fortune. Il organise une caravane d’armes pour le roi Ménélik puis renonce au commerce des armes pour fonder une agence commerciale à Harar .Commerçant, Rimbaud a une nouvelle idée par jour : créer une race supérieure de mulets, importer des draps de Sedan, etc. Les premiers mots de la première lettre que l'on puisse lire de lui Afrique, écrit a.borer, et qui déconcerte tant littérateurs et biographes — doit être entendue comme autant d'idées et de projets un moment poursuivis... une page entière, totalisante, de titres de livres qu’il réclame « où s'entendent la détresse dans l’énumération, l'ennui dans l'action, la dérision du savoir pratique, l'absence aride de littérature, le paradoxe de l'élève « surdoué » et du poète « génial » croyant naïvement s'instruire comme avec des cours par correspondance : Mais où s'entendent aussi la continuité du fourmillement des idées et leur succession surprenante, et, intactes, sa curiosité, la boulimie d'action, l'intensité d'énergie dépensée, la dispersion ou la consumation de soi. ».
J’ai le sentiment écrit encore borer que Rimbaud, à Harar, est absent de tout lieu : des maisons où il vécut et qui furent emportées par les pluies, des boutiques et du marché où chevauche notre imaginaire, autant que de cette maison inventée, « Rimbo house » ! qu'il eût peut-être aimé habiter, qui représente son imaginaire à lui, son château poursuivi(il s’agit d’une maison qu’on présente fictivement come celle du poète)
Le lieu de Rimbaud sera à la fois quelque part et nulle part, juste marqué dans sa correspondance par l’indice multiplié des « ici » .La première mention de l'Abyssinie apparaît dans une lettre de 1880 postée d'Aden, le 17 août : « Je suis venu ici » ; Rimbaud arrive à Harar : « Je suis ici » ; il veut partir l'année suivante : « Je ne compte Pas rester1 longtemps ici. » Ici, c'est encore l'Egypte en 1887, ou les derniers jours à Marseille : « j'aurais vite fait ici de prendre le bateau » ( le bateau celui dont il demande l'heure du départ avant de mourir). En tout lieu rêvant de l’ailleurs, Rimbaud semble partout au même endroit, non situé, indifférent. Sa correspondance répéterait-elle à sa façon : « nous ne sommes pas au monde » ? Rimbaud se déplace sans arrêt, mais, au fond, il ne voyage pas. « Au revoir, ici; n'importe où. » Ses voyages sont des abstractions. ».
« Quand repars-tu ? — Le plus tôt possible », répond Rimbaud (jambes étirées sous la table, chapeau, grand verre d'alcool — dans un dessin de Delahaye). Partir. A chaque départ, une nouvelle chance d'exister. Quand on commence à voyager, on ne finit jamais. Après les montagnes, d'autres montagnes… Toute sa vie, Rimbaud cherche. Quoi ? Nous l'ignorons, comme lui sans doute. La quête n'est pas un problème pathologique. Il ne cherche pas quelque chose, mais existe par le seul acte de chercher. Indéfiniment Rimbaud se précède, déporté dans son propre avant. Il est en exode, mais de soi : dépossédé, continûment. La vie de Rimbaud n'apparaît pas comme une construction. Mais ses projets multiples ont une logique de relais. Il se déplace comme le cavalier sur un jeu d'échecs……
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