Ce texte destiné à présenter les photos de Hans Sylvester peut être lu en complément de mes articles sur l’anthropologie du corps « la chair du monde ».(cliquer sur la catégorie corps)
« Définir l'esprit comme l’autre côté du corps — Nous n'avons pas idée d'un esprit qui ne serait pas doublé d'un corps, qui ne s'établirait pas sur ce sol — « L'autre côté » veut dire que le corps, en tant qu'il a cet autre côté, n'est pas descriptible en termes objectifs, en termes d'en soi, — que cet autre côté est vraiment l'autre côté du corps, déborde en lui (Ueberschreiten), empiète sur lui, est caché en lui, — et en même temps a besoin de lui, se termine en lui, s'ancre en lui. Il y a un corps de l'esprit, et un esprit du corps et un chiasme entre eux. La notion essentielle pour une telle philosophie est celle de la chair, qui n'est pas le corps objectif, qui n'est pas non plus le corps pensé par l'âme (Descartes) comme sien, qui est le sensible au double sens de ce qu'on sent et ce qui sent. Ce qu'on sent = la chose sensible, le monde sensible = le corrélat de mon corps actif, ce qui lui « répond » — Ce qui sent = je ne puis poser un seul sensible sans le poser comme arraché à ma chair, prélevé sur ma chair, et ma chair elle-même est un des sensibles en lequel se fait une inscription de tous les autres, sensible pivot auquel participent tous les autres, sensible-clé, sensible dimen-sionnel. Mon corps est au plus haut point ce qu'est toute chose : un ceci dimensionnel… »
« II n'y a pas coïncidence du voyant et du visible. Mais chacun emprunte à l'autre, prend ou empiète sur l'autre, se croise avec l'autre, est en chiasme avec l'autre.
Les choses me touchent comme je les touche et me touche : chair du monde — distincte de ma chair : la double inscription dehors et dedans.. L'unité préalable moi-monde, monde et ses parties, parties de mon corps, unité avant ségrégation, avant dimensions multiples,: mais il y a d'abord leur lien profond par non-différence Voyant-visible = projection-introjection II faut qu'ils soient l'un et l'autre abstraits d'une seule étoffe.
Le chiasme vérité de l'harmonie préétablie » m.merleau ponty le visible et l’invisible .gallimard
« La peinture n'est jamais tout à fait hors du temps, parce qu'elle est toujours dans le charnel.
On sent peut-être mieux maintenant tout ce que porte ce petit mot : voir. La vision n'est pas un certain mode de la pensée ou présence à soi : c'est le moyen qui m'est donné d'être absent de moi-même, d'assister du dedans, à la fission de l'Etre, au terme de laquelle seulement je me ferme sur
moi."
" Les peintres l'ont toujours su. Vinci invoque une « science picturale » qui ne parle pas par mots (et encore bien moins par nombres), mais par des œuvres qui existent dans le visible • à la manière des choses naturelles, et qui pourtant se communique par elles « à toutes les générations de l'univers ». Cette science silencieuse, qui, dira Rilke à propos de Rodin, fait passer dans l'œuvre les formes des choses « non décachetées » elle vient de l'œil et s'adresse à l'œil. Il faut comprendre l'œil comme la « fenêtre de l'âme ». « L'œil... par qui la beauté de l'univers est révélée à notre contemplation, est d'une telle excellence que quiconque se résignerait à sa perte se priverait de connaître toutes les œuvres de la nature dont la vue fait demeurer l'âme contente dans la prison du corps, grâce aux yeux qui lui représentent l'infinie variété de la création : qui les perd abandonne cette âme dans une obscure prison où cesse toute espérance de revoir le soleil, lumière de l'univers.
m.merleau-ponty. L’œil et l’esprit
Dans les sociétés occidentales, on estime couramment que le corps humain est un objet relevant seulement de la biologie ou de la physiologie, et que sa réalité matérielle doit être pensée d'une façon indépendante des représentations sociales. Elle repose sur une conception particulière de la personne, celle qui fait dire au sujet "Mon corps" sur le modèle de la possession. Cette représentation s'est construite au fil de l'histoire occidentale accompagnant l'émergence de l'individualisme. En vertu de la longue tradition philosophico-religieuse de la séparation de l'âme et du corps, ce dernier ressortit au domaine de la connaissance objective, tandis que l'appréhension du psychisme serait soumise à la fluctuation des représentations.
Le corps fonctionne donc à la manière d'une borne frontière pour distinguer chaque individu. L'isolement du corps au sein des sociétés occidentales témoigne d'une trame sociale où l'homme est coupé du cosmos, coupé des autres et coupé de lui-même. La distinction du corps et de la présence humaine est l'héritage historique du retrait conjugué dans la conception de la personne de la communauté (les autres) et du cosmos et l'effet de la coupure opérée au sein même de l'homme. Facteur d'individuation au plan social, au plan des représentations, le corps est dissocié du sujet et perçu comme l'un de ses attributs. Le corps devient un avoir, un double. Dans nos sociétés occidentales le déploiement du vocabulaire anatomique qui accompagne la progression des dissections anatomiques est révélateur d'une vision du monde où la personne est refermée sur elle même, il ne trouve nulle référence hors de lui même, nulle racine hors de sa sphère, sinon parfois justement pour nommer tel individu ayant mis en évidence telle structure organique. Il traduit également la rupture ontologique entre le cosmos et le corps. Le corps de la modernité, celui qui résulte du recul des traditions populaires et savantes médiévales et de l'avènement de l'individualisme occidental marque la clôture du sujet sur lui-même, son affirmation d'existence aux yeux des autres. Le corps occidental qui identifie l'individu est un interrupteur, il autorise l'énonciation de la différence individuelle.
A l’inverse, les travaux anthropologiques – aussi bien que les études historiques retrouvant la phénoménologie de Merleau-Ponty,– ont décrit l'extrême variabilité, selon les sociétés, des conceptions du corps, de son traitement social, de sa relation avec autrui et avec le monde, la pensée occidentale n'apparaissant en cette matière pas plus « rationnelle » que celle des sociétés qu’on concevait comme primitives. Dans ces société traditionnelles, le corps est relieur, il unit l'homme au groupe et au cosmos à la chair de l'homme et de la chair du monde travers un tissu de correspondances
Toutes les cultures connues, font du corps une partie intégrante du social. Il est au cœur des pratiques magiques et thérapeutiques comme des croyances religieuses ou des mythologies. Il est inclus dans des systèmes de représentation où se mêlent imaginaires collectifs, observations empiriques, savoir-faire et interprétations. Dans toute « pensée sauvage » qui est aussi une pensée du double, différents niveaux de la réalité, antinomiques pour nous, sont appréhendés dans une même cohérence d'ensemble.
L'écriture du corps, son façonnement par les signes de la culture, qu'il s'agisse de la chair elle-même ou des manières de la vêtir, du traitement des cheveux ou de la pilosité, est une donnée élémentaire de la condition humaine. L'homme n'est pas un animal qui s'installe dans le monde sans le déranger, il le modifie, il s'approprie la matière de son existence. Jamais l'homme n'existe à l'état sauvage, il est toujours immergé dans une culture, c'est-à-dire un univers de sens et de valeurs. Sa peau est une surface d'inscription. Les marques corporelles n'ont de signification que dans un contexte culturel précis, et ne peuvent en être soustraites sans perdre leur sens originel. L'une de leurs premières destinations est d'arracher l'être humain à l'indistinction en l'isolant de la nature ou des autres espèces animales. Claude Lévi-Strauss a constaté chez les Kadiwéu du Brésil qu'«il fallait être peint pour être homme : celui qui restait à l'état de nature ne se distinguait pas de la brute ». Maintes sociétés traditionnelles réservent un statut inférieur à l'homme et à la femme non marqués ; ils demeurent en deçà de la communauté qui exige le parachèvement symbolique de la personne, ils échappent au sort commun, ils ne peuvent se marier. En Polynésie, où la personne n'était pas d'emblée enracinée dans sa chair, mais composée de fragments reliés entre eux, le corps était formé d'entités susceptibles d'être dangereuses pour l'individu ou les autres. Ainsi le tatouage venait-il sceller la personne dans sa chair. «Le processus consistant à envelopper d'images [...] fournissait au guerrier une peau ou une coquille supplémentaire. Les frontières entre les espèces relèvent d'une dimension symbolique, elles sont un fait d'interprétation des communautés humaines bien plus qu'un trait d'évidence. Par son intervention sur l'enfant, le groupe l'humanise, inscrit les frontières symboliques entre lui et ceux qui demeurent à la périphérie de la communauté des hommes.
Quand on considère ainsi le corps comme un élément au sein de systèmes symboliques variables, comme participant à l'édification d'une personne sociale, d'un membre conforme à l'image que son groupe institue comme normale, on se trouve dans une perspective radicalement différente de celle des conceptions modernes, pour qui le corps est une totalité autonome. La surface externe du corps humain est aussi l'objet d'une évaluation sociale variable. La sémiologie de l'appartenance sociale revêt ainsi des formes variées, qui consistent fréquemment en un marquage tégumentaire : pour être socialement approuvés, les corps sont « retravaillés ». La capacité (au sens juridique) d'occuper certains statuts ou de remplir certains rôles, sexuels par exemple, ne s'effectue qu'au prix de l'exhibition d'un corps immédiatement signifiant, laquelle permet de situer d'emblée l'appartenance ethnique ou la position sociale d'un individu.
On connait l’anecdote célèbre de Maurice Leenhardt interrogeant un vieillard sur l’apport de la civilisation occidentale au contact des mentalités traditionnelles canaques. Celui ci lui répond à la grande stupeur de l'ethnologue: " Ce que vous nous avez apporté ", c'est le corps ". Le Mélanésien conquis même de façon rudimentaire à ces valeurs nouvelles, découvre son corps comme conséquence de son individualisation qui reproduit sous une forme atténuée celle des sociétés occidentales. Les frontières délimitées par son corps le distinguent désormais en partie de ses compagnons
Telle n’était pas la pensée traditionnelle canaque : Dans la société mélanésienne que décrit Leenhardt la notion de personne structurée au tour du " moi, personnellement je " de nos sociétés occidentales était sans consistance. Le corps est en liaison avec l'univers végétal, et entre les vivants et les morts il n'existe pas davantage de frontière. La mort n'est pas conçue par les Canaques sous la forme de l'anéantissement, elle marque l'accès à une autre forme d'existence où le défunt peut prendre la place d'un animal, d'un arbre, d'un esprit, ou même revenir dans le village ou la ville et se mêler aux vivants .D'autre part, de son vivant, chaque homme n'existe que dans ses relations aux autres. L'homme ne tient son épaisseur, sa consistance, que dans la somme de ses liens avec ses partenaires. L'existence canaque est celle d'un foyer d'échange au sein d'une communauté .La notion de personne au sens occidental du terme comme le corps, identifié comme " réalité " autonome ,ne sont donc pas repérables dans la sociabilité et les représentations sociales canaques
La chair de l'homme emprunte au règne végétal. Parcelle non détachée de l'univers qui le baigne, elle entrelace son existence aux arbres, aux fruits, aux plantes, immergée dans un tissu de correspondances où la chair de l'homme et la chair du monde échangent leurs composantes. La partie dure de l'homme, son ossature est nommée du même terme que le coeur du bois, le même mot désigne les débris de coraux rejetés sur les plages. Les coquilles terrestres ou marines servent à identifier les os enveloppants tels que le crâne. La chair et les muscles renvoient à la pulpe ou au noyau des fruits. Les reins et les autres viscères portent le nom d'un fruit qui leur ressemble. Les poumons dont la forme rappelle celle de l'arbre totémique des Canaques sont identifiés sous ce nom. Les intestins renvoient aux entrelacs de lianes qui densifient la forêt. Le corps apparaît comme une autre forme du végétal ou le végétal comme une forme extérieure de la chair. Pas de frontières décelables entre ces deux univers.
« Le corps humain inspira, dans les cultures occidentales, maints chefs-d'œuvre de la peinture et de la sculpture. L'image intemporelle qu'il projette, celle d'une nudité sublimée, se trouve aussi au cœur des arts de l'Afrique noire. Mais là, plus qu'ailleurs, c'est sur le corps lui-même que s'appliqua la créativité des hommes et des femmes.
Quelles que soient la tradition et l'habileté dont elles relèvent, ces pratiques nous déconcertent et éveillent le souvenir de certaines expériences troublantes : celles du Body Art ou de la Figuration libre impliquant le corps en tant que support plastique. De même, la pratique de la peinture corporelle par le mouvement hippie, dans les années 70, ou celle des tatouages par des adeptes de plus en plus nombreux, en Europe et aux États-Unis, sont perçues comme des actes étranges, parce que signes d'un désir de marginalité.
À l'inverse, pour la plupart des peuples africains, peintures et scarifications sont vecteurs de communication et facteurs d'intégration, qu'ils s'effectuent dans l'ordre du social ou du spirituel."
"Car ces marques, qui travaillent le corps, coexistent avec d'autres formes d'expression se révélant notamment à travers les déformations du crâne, l'élaboration des coiffures, les perforations des oreilles, du nez et de lbijoux en métal ou en ivoire. Ces attributs placent le corps au premier plan de la médiation et le définissent, d'un point de vue sémiologique, comme le lieu d'émergence d'une multitude de signes.
Toutes ces parures nous parlent des hommes et des femmes. Elles nous racontent leur histoire, leur devenir, dont le sens se définit d'abord par rapport à un lieu, un village, un groupe, une ethnie ou un clan, un état, nubilité, grossesse ou deuil. Mais ces individus, chefs ou guerriers, sont soucieux de gagner ou de conserver le pouvoir ou de tendre à la plus haute connaissance, désir des initiés, des officiants de cultes ou des devins. Lorsque les plus grands ont l'ambition d'atteindre l'essence des dieux et d'accéder au secret de l'éternité, ils se parent de perles de corail, comme les souverains de l'ancien royaume du Bénin ou se couvrent d'or, tels les rois ashanti. » Christiane falgayrettes-leveau .corps sublimes. dapper
Une illustration plus récente de ce qui précède, mais déjà menacée par la guerre et le tourisme peut se rencontrer encore en Afrique avec la vallée de l’Omo et ses peuples... L'Omo est une rivière éthiopienne, au carrefour des frontières avec le Soudan et le Kenya , et qui se jette dans le lac Turkana par un delta. Pays de nomades et de pasteurs semi nomades, Hamers, Mursis, Karos, Surma.
Jamais raflés par les marchands d'esclaves, ni colonisés, ni christianisés, ni islamisés, considérés comme primitifs par le gouvernement d'Addis-Abeba, les peuples de l'Omo, vivent de l'élevage du bétail.
« De l’âge de huit ans jusqu’à la quarantaine, les membres d’une dizaine de tribus, - Hammer ou Karo – se peignent le corps et les cheveux, d’un rien, d’une poignée de terre, d’un mélange de beurre liquide et d’ocre, de la poussière de bouse de leurs vaches à longues cornes ou des cendres anthracite de leur feu de camp. Une feuille d’arbuste, des plumes de roseau blanc, une grappe de baies jaunes, un bout de calebasse brisée, tout devient art et parure. Les hommes marchent nus, les femmes jamais, le sexe couvert d’une ceinture de perles de plomb, ni puritains, ni libertins. Ils saignent leurs vaches, en boivent le lait et le sang cru et marchent en poussant leurs bêtes, parfois jusqu’à soixante kilomètres par jour. En sautant les frontières, lance ou Kalachnikov sur l’épaule, une peau de chèvre comme litière, sur un réseau de sentiers à travers une Terra Incognita vaste comme deux fois la Belgique…C’est là, au bord d’une piste, qu’Hans Silvester les a croisés : « Un choc profond… » dit le photographe, « D’où sortaient-ils ? Aussi beaux, avec cette capacité à inventer l’art contemporain ? » Lui est venu en Afrique en quête de reportage et d’un amour ancien, « Lucy » femme ancêtre de six millions d’années, découverte près du lac Turkar, le pays des origines. Où vont toutes ces pistes devant lui ? Bouleversé, Hans Silvester abandonne aussitôt son 4X4 et son projet et s’enfonce dans les terres à la recherche des tribus et leurs tableaux vivants… »jean paul mari. La peinture sur soi : http://www.grands-reporters.com/La-peinture-sur-soi.html.
Membre de l’agence Rapho depuis 1965, Hans Silvester est né le 2 octobre 1938 à Lörrach en Allemagne. Grand voyageur à travers l’Europe puis le monde entier ,il est poussé par son amour de la nature et des animaux (les chevaux de Camargue, les chats, les pigeons). A partir des années 80, il devient par excellence le photographe des grands problèmes d’environnement... Il photographie tous les parcs naturels d’Europe, dénonce les ravages de la déforestation en Amazonie, publie un long reportage sur la rivière Calavon sous le titre « la rivière assassinée », s’intéresse à l’exploitation de la forêt en Amérique du Nord. Dans les années 90. Il fait ensuite plusieurs voyages au Rajasthan pour en ramener un témoignage sur la vie des femmes du désert indien. c’est en 2006 qu’il termine un travail de plusieurs années sur les peuples de la vallée de l’Omo.
"Théâtre de conflits tribaux et d'incessantes guérillas, livrée aux trafics de l'ivoire et des armes, la vallée de l'Omo accueille pourtant, quand se taisent les kalachnikovs, d'étonnantes et très pacifiques manifestations rituelles. Parmi la quinzaine de tribus présentes dans cette région du Rift depuis des temps immémoriaux, les Surma et les Mursi, peuples amis, partagent un même goût pour les peintures corporelles et les parures les plus extravagantes empruntées à la nature. Les premiers privilégient les ressources végétales, quand les seconds, essentiellement chasseurs, recherchent les trophées en tout genre, cornes de buffle, dents de phacochère, peaux de singes..."
"A l'origine de ces démonstrations, il y a souvent un geste fonctionnel, celui par exemple de se protéger du soleil. Ainsi les s, quand elles vont d'un village à l'autre, marchent souvent une branche dans une main, pour se faire de l'ombre. Après, on agrémente, on enjolive, on assemble, composant avec tous les registres de Mère-Nature. Renouvelés quotidiennement, ces changements d'apparence, inventifs, constituent un défilé de mode africain aussi fabuleux qu'éphémère. Une petite motte de terre glaise déposée au sommet du crâne et fichée de plumes, devient un chef-d'œuvre chapelier. Du cuir de zébu gainant les tibias se transforme en guêtres de brousse uniques. Des coquilles d'escargots assemblées par un brin végétal, font un collier superbe. Coques, noix diverses, calebasse, fleurs, herbes tressées, tout est matière à décoration. Seule entorse à la nature, quelques douilles de fusil d' ssaut, quelques capuchons de Bic ou de la verroterie italienne agrémentent parfois ces parures, rappelant que la civilisation occidentale, même au plus profond de l'Afrique, n'est jamais très loin. Quant aux bracelets de cuivre, d'un luxe presque inouï, ils viennent d Ouganda et font l'objet d'un troc contre des chèvres."
"Une telle focalisation de l'activité décorative sur le corps, sa prééminence sur l'environnement spatial et le monde des objets alentour, a sans doute à voir avec le nomadisme. On aborde le corps comme un véritable « territoire », la peau, la chair remplaçant la pierre, la céramique ou la toile chez d'autres cultures. Les nomades gardent toujours cette capacité d'abandonner tout et de partir. Hormis les troupeaux - leur seule vraie richesse -, leurs biens se limitent à ce qui est aisément transportable sur le dos ou à l'épaule. Dans cette partie de l'Afrique de l'Est, la savane impose son paysage de grands arbres isolés, de buissons épars et de hautes herbes sèches. En comparaison, près de l'eau la végétation se fait presque luxuriante : papyrus, fleurs, arbres fruitiers sauvages... Et cette luxuriance est comme une incitation à l'expression, au spectacle. Là, à portée de main, une multitude de plantes invitent chacun à toutes les fantaisies décoratives. Comme l'on met un chapeau, ils se coiffent d'une touffe d'herbe. Comme l'on noue un foulard ou une écharpe, ils se parent d'une feuille de bananier, d'une tresse en branchage ou de fleurs. Pour nous, Occidentaux, tout geste équivalent relève de l'effort intellectuel : quelle branche prendre, quelle couleur choisir, comment et où la placer... la démarche a quelque chose de laborieux, alors que pour eux, le geste est spontané, précis et, surtout, juste. … Ils prennent une tige, puis deux, en ôtent l'écorce, font de la ficelle avec une dextérité extraordinaire, tressent une couronne ou une autre forme, ajoutent une coque quelconque…"
" Les terres volcaniques de la Rift Valley possèdent une géologie fabuleuse. Certaines parois laissent voir des strates de rouges, d'ocrés, de jaunes, de blancs de toutes nuances, du blanc pur au gris léger. Le mélange de ces pigments venus du fond des âges offre une palette de couleurs extrêmement étendue, à l'exception du bleu. Ce sont des pigments très concentrés, très purs. Un petit morceau d'ocré, écrasé sur un galet, permet d'obtenir une peinture de tonalité claire en le diluant avec beaucoup d'eau. Quelque gouttes au contraire donneront une teinte foncée. Le vert, lui, est obtenu à partir d'une pierre assez friable présente au fond de la rivière, cassée puis réduite en poudre."...
"Ces peintures témoignent d'une entière liberté. C'est toujours d'une fraîcheur étonnante. Ces savoir-faire, de décorer son propre corps, de façon si variée, s'apprennent jeune, au contact des mères qui peignent leurs bébés. Mais ce essentiellement les adolescents qui se consacrent à cette art .Certains montrent un vrai talent. Ils possèdent un sens des leurs et des formes hors du commun. D'autres en revanche preuve de maladresse et doivent recommencer. Le repent irréversible et définitif, se traduit par un plongeon dans la rivière. La plupart des peintures s'exécutent avec la main. Les motifs un peu grossiers sont réalisés d'un doigt, très vite. Les détails se font à l'aide d'un morceau de roseau. Sectionné entre deux pierres le tronçon de roseau, en son extrémité, fait office de tampon dont les fibres éclatées dessinent comme une étoile ou une empreinte d'oiseau. Une section de roseau coupée net permet de faire des points, des taches."...
"L'absence de miroirs, objet inconnu jusque récemment de ces tribus, contribue sans doute à cette absolue liberté des peintures Sans miroir ni même son équivalent naturel – l’eau est toujours trouble dans la vallée - comment se voir autrement qu'à travers la réaction de l'autre? Le reflet, l'image narcissique au sens mythique du terme, n'existe pas. L'image de soi - mais peut-on ici parler d'image de soi ? - se construit exclusivement à travers le regard de l'autre. Et, d'une certai aussi, à travers Pobjectif du photographe. Cette situation ne force-t-elle pas à inventer quelque chose d'un peu fou, d'un peu extrême, pour que l'autre réagisse, alors que le miroir n'est jamais que le miroir ? Pour cette même raison, ces peintures corporelles ne sauraient se pratiquer seul. Leur exécution rend la présence d'une seconde personne indispensable, au moins pour le visage et pour le dos. Mais souvent, ils sont cinq, dix, au bord de l'eau. Ces peintures s'apparentent à des jeux de groupe."...
"Au-delà de cet aspect ludique, ces jeunes peintres portent un regard fier sur leur pratique. Ils ont conscience de faire quelque chose d'important, leur expression en témoigne. Quand ils se peignent les uns les autres, ils demeurent très sérieux. Leur attitude fait songer par certains côtés au théâtre nô japonais. Le nô possède cette absence d'expression visible, manifeste. Qu'on ne s'y trompe pas, ces peintures corporelles mursi ou surma n'ont rien de clownesque. Il ne s'agit pas ici d'un travestissement, comme dans la tradition carnavalesque, jouant d'une inversion des apparences et des rôles, mais bien de l'expression d'un savoir-faire, d'une forme d'art indispensable et nécessaire. Le fait d'ailleurs d'effacer dans l'eau de la rivière une peinture dont le résultat n'est pas conforme au désir initial et de recommencer, le confirme : la notion de réussite ou d'échec existe, et donne toute sa valeur à cette tradition héritée des parents. C'est un élément de culture et comme tel, l'acte de se peindre et de se décorer est important, presque religieux, en dépit de son caractère éphémère et apparemment anecdotique."...
" Si l'on excepte les cendres dont les bergers s'enduisent parfois le corps pour se protéger du soleil et des mouches, nombreuses à proximité des troupeaux, on serait pourtant en peine de trouver des occasions spécifiques, qu'elles soient utilitaires, festives ou rituelles, à la création de peintures corporelles, même chez les adultes. On se peint comme ça, par hasard, un jour, ou le lendemain."...
"La seule trace d'une signification rituelle qu'il m'ait été donné d'observer fut au lendemain d'un orage incroyable, illuminant la nuit d'éclairs. Après ce déluge, qui avait emporté tentes, cabanes, arbres, tout le monde au village arborait trois traits de couleur verte sur le front, tracés succinctement avec trois doigts. Ces signes étaient, aux dires des interprètes, une manière de conjurer le mauvais dieu de l'orage, d'apaiser sa puissance nuisible. Mais le lien semble bien ténu entre peintures corporelles et divinités, même si les tribus se montrent peu loquaces sur ces questions et, en l'occurrence ici, d'une pauvreté expressive - trois simples traits. Toute pratique codée rend il est vrai beaucoup moins libre."...
"S'il fallait absolument trouver une référence à ces peintures corporelles, c'est dans l'expression d'un certain mimétisme avec la nature, avec les animaux. L'un va se peindre le visage en s'inspirant manifestement du faciès d'un singe, tel autre tacheter son torse à la manière d'un pelage animal, un autre encore donne à ses jambes l'aspect de pneumatophores, ces racines aériennes. Ce sont des choses observées qu'ils reproduisent, forts de leur proximité avec la nature. Est-ce là l'esprit du chasseur qui pointe, rompu à l'art du camouflage, ou celui du guerrier, capable de se fondre dans la nature face à l'ennemi ? Serait-ce simplement un hommage inconscient à la Terre-Mère ?...
"Si l'on demande à ces adolescents le sens d'un dessin vraiment magnifique, exceptionnel, qui à nos yeux évoque l'art contemporain, ils n'ont pas de réponse. Ils trouvent ça beau, se réjouissent de l'avoir fait et plus encore qu'on l'apprécie, mais pourquoi, comment ont-ils eu cette idée, les explications font défaut. On aimerait en savoir un peu plus, rationalité oblige, mais ils n'expliquent rien, rient et nous renvoient, par leur silence, à notre propre abîme, à notre culture et à ses interrogations.
Leur manière de peindre est en revanche pour nous plus bavarde, plus éloquente. Une bonne part de la séduction de ces peintures vient du geste. Ces peintures corporelles se font toujours dans l'urgence, le mouvement. Jamais une peinture ne prend plus d'une minute à réaliser. Cette vitesse est un facteur certainement essentiel de notre perception sensible. Un même travail réalisé méticuleusement, avec application, n'aurait pas cet aspect moderne si flatteur pour l'œil. En outre, ces pigments dilués sèchent très vite sur la peau, sous l'effet de la chaleur. Il faut donc intervenir rapidement pour conserver au dessin sa brillance, tracer sans discontinuer les lignes, faute de quoi le résultat est décevant. Les peintres modernes, Picasso, Matisse et d'autres, ont retrouvé, au terme d'un long cheminement, ce geste-là, proche de l'enfance. Celui-là même qu'utilisent ces peuples africains, un geste sans réflexion, sans entrave, un geste commandé par le naturel, l'éphémère et plus encore peut-être par la brièveté : savoir s'arrêter au bon moment. Tout comme les jeunes enfants dessinent une chose, s'interrompent, prennent une autre feuille, dessinent autre chose, et recommencent. Plus âgés, l'emprise de la finition a fait son œuvre. Il faut des tuiles sur la maison, une cheminée, des oiseaux dans le ciel, des nuages, et tout un tas de choses. Ils ont un mal fou à arrêter le dessin. Et plus ils insistent, plus le résultat prend la forme d'un bric-à-brac, d'un inventaire maniaque…"
..hans silvester . les habits de la nature .la martiniere
merci!Puis je mettre un lien avec ceci sur mon blog?
avec enthousiasme
Catherine Willis
Rédigé par : catherine willis | lundi 09 fév 2009 à 21h15
trés beau tekass
Rédigé par : pauline | mercredi 10 fév 2010 à 19h32
magnifique ça devrait être ds ttes bibliot des écoles
une jeune retraitée Marino
Rédigé par : chuilon | mardi 04 jan 2011 à 00h26
tres poétique et me donne pleins d'inspirantions
Rédigé par : larag | vendredi 13 mai 2011 à 17h34
Merci pour ces sublimes images et ces passionnants commentaires, je viens de vous découvrir et j'adore!
Je suis costumière et je recherche des idées sur le corps et les végétaux encore merci!
Rédigé par : catherine | mercredi 23 jan 2013 à 17h00
BIEN SUR CATHERINE!
je vous souhairte à tous ceux qui m'ont écrit une heureuse année: je n'ai pu le faire plus tôt étant absent.
AMITIES
Yvan
Rédigé par : YVAN ETIEMBRE | mercredi 23 jan 2013 à 23h37
Superbe. Votre commentaire sur le corps est passionnant. Je suis en train de creuser la question à partir de votre réflexion. Merci.
Rédigé par : Myriam | jeudi 21 fév 2013 à 05h12
Merci , je découvre ,votre écriture, la poésie, les couleurs,tout un monde qui me parle, me touche, et qui suggère admiration respect et amitié.
Rédigé par : Anne | mercredi 10 déc 2014 à 10h48