Cette note est préparatoire à une série d’articles sur Gauguin en Polynésie
« (...) Voilà déjà vingt jours que je suis arrivé, j'ai déjà tant vu de nouveau que je suis tout troublé. Il me faudra encore quelque temps pour faire un bon tableau. Petit à petit je m'y mets en étudiant chaque jour un peu…..
Je t'écris le soir. Ce silence la nuit à Tahiti est encore plus étrange que le reste. Il n'existe que là, sans un cri d'oiseau pour troubler le repos. Par-ci, par-là, une grande feuille sèche qui tombe mais qui ne donne pas l'idée du bruit. C'est plutôt comme un frôlement d'esprit. Les indigènes circulent souvent la nuit mais pieds nus et silencieux. Toujours ce silence. Je comprends pourquoi ces individus peuvent rester des heures, des journées assis sans dire un mot et regarder le ciel avec mélancolie. Je sens tout cela qui va m'envahir et je me repose extraordinairement en ce moment.
Il me semble que tout ce trouble de la vie en Europe n'existe plus et que demain toujours sera la même chose, ainsi de suite jusqu'à la fin. Ne pense pas pour cela que je suis égoïste et que je vous abandonne. Mais laisse-moi quelque temps vivre ainsi. Ceux qui me font des reproches ne savent pas tout ce qu'il y a dans une nature d'artiste et pourquoi vouloir nous imposer des devoirs semblables aux leurs. Nous ne leur imposons pas les nôtres.
Quelle belle nuit ce soir. Des milliers d'individus font comme moi cette nuit, ils se laissent vivre et leurs enfants s'élèvent tout seuls. Tous ces gens-là vont partout dans n'importe quel village, n'importe quelle route, couchent dans une maison, mangent, etc., sans même dire merci, à charge de revanche. Et on les appelle des sauvages ? Ils chantent, ne volent jamais, ma porte n'est jamais fermée, n'assassinent pas. Deux mots tahitiens les désignent la orana (bonjour), adieu, merci, etc., et Onatu (je m'en fiche, qu'importé, etc.) et on les appelle des sauvages ? » Gauguin. lettre à sa femme.
Le primitivisme est aujourd'hui considéré comme un ensemble d'idées, apparu en Europe occidentale au XVIIIe siècle pendant le Siècle des Lumières, lequel coïncida avec le début d'une période d'expansion coloniale européenne sans précédent. De fait, le colonialisme est au cœur des théories sur le primitivisme. L'entreprise coloniale des XVIIIe et XIXe siècles fournit une profusion d'exemples de cultures nouvelles pour l'Occident, dans le cadre d'un système de relations de pouvoir inégales le primitif ou, comme on l'appelait, « le sauvage », était immanquablement le partenaire dominé. Géographiquement, les croyances européennes situaient le sauvage en Afrique centrale et australe, aux Amériques et en Océanie. Cependant, l'Occident lui-même avait depuis longtemps la conviction de posséder ses propres primitifs : les populations paysannes, les enfants et les fous.
Dans l'histoire de l'art, le terme « primitivisme » renvoie en premier lieu au mouvement de célébration, par certains artistes des différentes avant-gardes du xxe siècle, de valeurs et de formes considérées comme originelles, exotiques et régénératives. Il est d'usage de situer autour de 1900 le début de l'engouement des artistes occidentaux pour des œuvres venues d'Afrique ou du Pacifique. Picasso et Matisse auraient vu pour la première fois des statuettes africaines dans l'atelier de Derain, vers 1905-1907. Ce dernier avait été marqué par la visite, en 1905, du « musée nègre » de Londres – soit les collections ethnographiques du British Museum. Or cette vogue fut préparée par les travaux des ethnologues et par le développement des musées d'ethnographie en Europe tout au long du XIXe siècle. Un nouveau discours permit alors de rompre avec l'approche d'un Gottfried Semper qui enfermait l'étude des arts primitifs dans une approche techniciste, déduisant la stylisation des œuvres des procédés qui avaient déterminé leur origine. Il est possible aujourd'hui de mesurer combien le voyage, en 1895 au Nouveau-Mexique, chez les Indiens pueblos, de l'historien de l'art allemand Aby Warburg, à la recherche de traits culturels archaïques persistants, constitue un jalon essentiel dans l'effort de compréhension des formes artistiques occidentales à travers celles de peuples dits « primitifs
».(c’est moi qui souligne).ROBERT GOLDWATER LE PRIMITIVISME DANS L’ART MODERNE PUFA la différence de mouvements artistiques organisés (cubisme, expressionnisme) , le primitivisme ne désigne pas un groupe d'artistes structurés comme tel, ni même un style identifiable ayant émergé à un moment historique donné ; il rassemble plutôt diverses réactions d'artistes de cette période aux idées sur le primitif. Le primitivisme présuppose l’idée de primitivité (d’où son ambigüité) quoiqu’il rompe avec son usage traditionnellement négatif pour au contraire valoriser cette idée.
« Dès la fin du XVe siècle, un intérêt relatif se manifeste pour l'art des pays nouvellement découverts. Des sculptures africaines sont ainsi rassemblées dans des cabinets de curiosités : certaines ont été commandées directement par des Européens aux artisans noirs \ Par ailleurs, des artistes comme Léonard de Vinci ou Durer furent curieux des œuvres que ramenaient les voyageurs et nous ont laissé des témoignages sur cette curiosité2. De ce point de vue, le XIXe siècle marque une sensible régression. Il se referme sur lui-même et ses valeurs étroites. Lorsqu'à partir de 1870, sont créés des musées d'Ethnographie dans les principales villes européennes, c'est pour entreposer un matériel énorme, à peine trié, ramené d'ailleurs sans discernement par les explorateurs, les commerçants, les militaires et les missionnaires3. C'est aussi pour servir à des entreprises purement pragmatiques et didactiques4. En même temps que se constituent ces collections publiques, des travaux sont consacrés aux « arts primitifs », qu'ils situent dans une perspective évolutionniste.
« Ni le grand public, ni les milieux scientifiques ne considèrent les arts des pays lointains pour leur valeur esthétique : ils s'en tiennent à des jugements hâtifs et sommaires dont André Michel, alors conservateur du Louvre et auteur d'une monumentale Histoire de l'Art, donne la mesure dans l'article « Afrique » de la Grande Encyclopédie qui, sous la direction de C. Auge, commence à paraître en 1898 : « Chez les nègres qui paraissent pourtant, comme toutes les races de l'Afrique Centrale et Méridionale, fort arriérés pour tout ce qui est affaire d'art, on trouve des idoles représentant avec une grotesque fidélité les caractères de la race nègre ». Dès la fondation des musées, un appareil idéologique se constitue, principalement en Allemagne, qui devait justifier et légitimer l'effort d'expansion de la civilisation occidentale, identifiée pour les besoins de la cause à la civilisation. » jean laude .la peinture française et l’art NEGRE.
Les canons du « BEAU » n’avaient pourtant ni l’intemporalité, ni l’universalité que l’occident leur prêtait inconsciemment : ils avaient eux même beaucoup variés. ». La « beauté » telle qu'elle est imaginée au Moyen Age, du XIIe au XVe siècle, est saisie par l'artiste en conformité avec l'ordre parfait que Dieu a inscrit dans la nature. Aspirant à rendre hommage au Créateur, il essaie de transmettre dans toute sa naïveté une image de sa foi en cette perfection(on parle déjà en ce sens de primitivité.. Ultérieurement, la Renaissance met à mal ce type de représentation. Elle prescrit un modèle « scientifique ». L’architecte italien Léon Battista Alberti définit l'idéal comme un équilibre harmonieux, « une certaine convenance raisonnable gardée en toutes les parties pour l'effet à quoi on veut les appliquer ». Avec l'invention de la perspective, la vision de l'objet en soi est écartée au profit de la loi de « l'illusion sensible ». À partir de Paolo Uccello, le peintre de la Renaissance remplace l'absolu par le relatif, par des apparences, en se soumettant a des proportions qui obéissent aux sensations de son œil. Cet idéal de la Renaissance domine l'enseignement officiel en Europe jusqu'au début du XXe siècle. Il faut s'y conformer pour être du côté de la « vérité » en art. Le « type humain » correspondant à l'Apollon du Belvédère et à la Vénus de Milo est censé être le modèle de la perfection. Les philosophes en apportent la justification, montrant que toute l'harmonie d'un corps tient au respect d'un rapport dans sa constitution.
On comprend l’étonnement des explorateurs et des missionnaires débarquant au XVIe siècle sur les côtes américaines, ils se scandalisent de voir que les peuples amérindiens adorer des statues, de prétendus « totems » dont la représentation leur paraît, à eux, si repoussante qu'ils en sont effrayés. Pour l'Afrique noire, mêmes réactions au XIXe siècle. Dans la relation de son Exploration de l'Afrique australe, l'Anglais David Livingstone rapporte que la population voue un culte à des idoles et que celles-ci donnent lieu à la fabrication de « fétiches » d'une laideur « abominable ». A l'inverse, on estime que ces populations se révèlent fermés, le plus souvent, à l'intelligence des œuvres d'art des hommes civilisés .
Qu'un art soit présent dans les collections publiques, il s'en faut de beaucoup pour qu'il sollicite l'intérêt. Quand même il serait exposé, commenté, reproduit, quand même il entrerait dans le circuit commercial, l'on ne posséderait encore que des indications marginales et de peu de sens. L'exemple des arts précolombiens est, de ce point de vue, révélateur : ils furent mieux évalués que les africains et les océaniens, ils ne suscitèrent guère de réflexions intéressées de la part des artistes. Le XIXe siècle n'a vu dans les sculptures de l'Afrique noire que des expressions sommaires et grotesques, ne leur concédant, dans les cas les plus favorables, que cette « faculté sensuelle » dont Gobineau faisait la condition de l'art. Aussi, lorsqu'à Paris et en Allemagne, les peintres les font entrer dans le panthéon esthétique, ils s'opposent non seulement au goût mais à la pensée officielle de leur temps.
Comment en sont-ils arrivés là ? jean laude .la peinture française et l’art NEGRE.
A l’inverse de cette méconnaissance, on peut dire que le primitivisme dans l'art moderne s'inscrit dans un contexte où les artistes utilisèrent des objets nommément primitifs comme modèles d'élaboration pour leur propre travail, pratique qui commença dans la première décennie du XXe siècle en France et en Allemagne, pour se propager rapidement à travers toute l'Europe et les Etats-Unis.
En France, une « vogue » d'objets nègres,(le terme englobe ce qu’on appelle aujourd’hui les « arts premiers ») indiens ou océaniens, remarque en 1929 le critique Adolphe Basler, « aura marqué le début du XXe siècle, de même que la
seconde moitié du XIXe siècle exaltait le charme de l'estampe japonaise. En 1909, Apollinaire présentant Matisse dans un bref portrait littéraire, le montre aimant à s'entourer de sculptures en provenance de Guinée, du Sénégal, du Gabon, où « les Nègres, précise-t-il, ont figuré avec une rare pureté leurs passions les plus paniques ». Par là, il laisse entendre un phénomène essentiel : à travers les objets « primitifs », quelques-uns des jeunes artistes d'avant-garde, les plus radicaux et les plus remuants, se retrouvent en Europe renvoyés à leurs propres ambitions, à leurs désirs profonds : fuir les valeurs conventionnelles et figées de l'Occident, n'obéir qu'à leurs propres pulsions créatrices, rechercher d'autres formes d'expression que celles de la « beauté grecque ».
Dans sa prise en considération de « l’art nègre » par une poignée de « rapins » de la bohème parisienne, Apollinaire trouve un autre mentor : Maurice de Vlaminck. Le journal Le Temps lui ayant demandé en octobre 1912 de préciser ce qu'était le cubisme, il évoque les « curiosités esthétiques » de Vlaminck, ses achats de « masques » et de « fétiches » africains. Sa collection aurait vivement impressionné Derain, Derain aurait transmis le message à ses connaissances proches, Matisse et Picasso. En I927, dans 'Tournant dangereux, il raconte comment, un après-midi de 1905, dans un bistrot d'Argenteuil, il a remarqué sur une étagère, au milieu des bouteilles, « deux statuettes du Dahomey peinturlurées d'ocre rouge, d'ocre jaune et de blanc », à côté d'une « autre de la Côte d'Ivoire, toute noire ». Après avoir longuement insisté auprès du patron, il réussit à les lui acheter. Pourquoi cette acquisition ? Ces trois sculptures l'ont « frappé », indique-t-il. L'« intuition » lui est venue de « ce qu'elles contenaient en puissance ». Pour lui, cette rencontre se situe hors du « rationnel ». Il a eu, subitement, la « révélation » de l'« art nègre ». Dans ses souvenirs, Francis Carco, le chroniqueur de Montmartre, rappelle à son tour en 1944 les achats pionniers de Vlaminck. Il n'hésite pas à lui attribuer, comme Apollinaire, la paternité de la vogue de l'« art nègre » dans l'avant-garde parisienne : « Son atelier fut bientôt encombré de fétiches, de masques, d'armes sauvages qu'il raflait chez les brocos de Montmartre et de la foire aux Puces. On ne croyait pas encore aux "Nègres " en ce temps-là, mais le peintre se chargea de les mettre à la mode. Ce diable d'homme comprit, le premier, ce que cet art barbare et primitif contenait d'enseignement. Les autres suivirent. »
Cela étant, le primitivisme englobe bien davantage que de simples emprunts formels à l'art non européen. il y a bien sur un primitivisme stylistique inauguré par Gauguin et qui plus tard engendra le cubisme , mais dès Gauguin, la relation à l’art primitif se mêle à l’intérêt des artistes pour « l’esprit », l’accès à des modes de pensée , de vision ou d’existence considérés comme plus fondamentaux. (Primitif prend alors le sens de primordial ). Dans l'ensemble, on considérait que le primitif était toujours plus instinctif, moins limité par les conventions artistiques et
l'histoire et, d'une certaine façon, plus proche des aspects fondamentaux de l'existence humaine.
« C'est qu'il se produit encore des commencements primitifs dans l'art tels qu'on en trouverait plutôt dans les collections ethnographiques ou simplement chez soi, dans la chambre d'enfant. Ne riez pas, lecteur ! Les enfants ne sont pas moins doués et il y a une sagesse à la source de leurs dons ! Moins ils offrent de savoir-faire et plus instructifs sont les exemples qu'ils nous offrent, et il convient de les préserver très tôt de toute corruption. Des phénomènes parallèles se retrouvent chez les aliénés et l'on ne saurait user avec malveillance des termes de puérilité ou de folie pour déterminer exactement ce qui cherche à s'exprimer ici. Tout cela est à prendre profondément au sérieux [...] dès lors qu'il s'agit aujourd'hui de réformer (la peinture). »Paul Klee
Cette recherche n’était pas sans risques d’illusions du public comme de l’artiste : certains en étaient parfaitement conscient et le même Paul Klee d’ajouter : « Si mes travaux suscitent parfois une impression de « primitivité », celle-ci est due à la discipline qui m'astreint à une gradation réduite. Elle n'est autre chose qu'une économie, donc le fait d'une suprême notion professionnelle, le contraire de la primitivité réelle. »
R.Goldwater qui distingue plusieurs divisions internes au primitivisme (romantique, affective et intellectuelle ou formelle), fait remarquer que ces divisions s’appuient bien chaque fois sur des œuvres d’art tenues pour primitives par les artistes modernes mais que ces arts supposés primitifs ne sont unis par aucune qualité commune de forme ni de composition. Ceci ressort de leur variété : pour Gauguin c'était indifféremment l'égyptien, l'indien et le polynésien; pour les Fauves les phases "curieuses" de la sculpture africaine et les images d'Epinal; pour le Brücke et le Blaue Reiter la sculpture des peuples exotiques en général, les dessins d'enfants et leur propre art populaire provincial; alors que pour Picasso primitif voulait dire la sculpture de Côte d'Ivoire et la peinture d'Henri Rousseau.
« Le primitivisme se nourrit d'un ensemble d'idées complexe, multiple et dont la chronologie se chevauche fréquemment ; il n'est donc ni possible ni, en fait, souhaitable de traiter de ses manifestations dans l'art moderne selon un critère chronologique classique. La portée des différentes questions soulevées par le primitivisme va bien au-delà de l'utilisation, dans l'art moderne européen, d’images et de styles empruntés à l'Afrique et à l'Océanie ainsi qu'à autres cultures lointaines et exotiques parfois désignées comme « primitives ».
On peut également trouver le « primitif» dans le monde occidental (les paysans, les enfants, les fous, et même les femmes !). La fascination pour les sujets « exotiques » - comme c'est le cas dans la peinture orientaliste — existe depuis le XIXe siècle jusqu'à Matisse et au-delà. L'aspiration au mystique et au mythique est apparente dans l'art contemporain. Tous ces éléments ont été appelés « primitifs « c’est moi qui souligne) ROBERT GOLDWATER LE PRIMITIVISME DANS L’ART MODERNE PUF
Quand les artistes regardaient des objets primitifs comme matériaux possibles - que ces objets fussent d'origine extérieure au monde occidental ou provinssent des propres « primitifs » de l'Occident - ils le faisaient inévitablement à travers leur idée préconçue de ce qu’était une « culture primitive ». Le primitivisme restera un fait occidental et n'impliquera pas de dialogue direct entre l'Occident et ses « autres » . Dans le cadre de l'art moderne, il se rapporte à une attirance pour des groupes de gens extérieurs à la culture occidentale, de la part des élites dominantes et savantes. Il reste donc prisonnier des conceptions occidentales du « primitif» générées à la fin du XIXe siècle, conceptions justement remises en question par l’anthropologie contemporaine.
Le mot «primitif» qui va donc unifier la diversité des approches se rapporte en général à quelqu'un ou quelque chose de moins complexe ou moins avancé que la personne ou la chose à laquelle on le compare. Traditionnellement, le primitif était donc défini en termes négatifs comme manquant d'éléments tels que l'organisation, le raffinement ou l'accomplissement technologique. En termes culturels traditionnellement, cela signifiait une déficience des qualités qui constituent historiquement pour l'Occident les indicateurs de la civilisation. On pouvait parfaitement retourner cette déficience de sophistication en une approche
positive, critique et utopique constituant alors ce que George boas a appelé le primitivisme culturel.
Au XIXème siècle, derrière un grand nombre des premières définitions anthropologiques et sociologiques du primitif se cachait la théorie de l'évolution de Charles Darwin. Significativement il a existé très vite un darwinisme social qui étend ce qui n’était originairement que principes de transformations biologiques (la sélection naturelle) à la description de tout processus évolutif : Dans le cas de l'humanité, cela signifiait une « échelle » sur laquelle les hommes étaient disposés en ordre croissant d'importance selon leur « race » (et souvent leur classe sociale) la théorie affirmait qu'il existait la même relation entre le développement psychologique et social de l'individu civilisé de l'enfance à la maturité et celui des sociétés civilisées dans leur ensemble .
Au cœur de ces théories de la primitivité le concept d’enfance, concept péjoratif (ou laudatif) : l’enfant dont on utilise les phases de développement physique et psychologique comme une jauge permettant de mesurer les niveaux relatifs de complexité culturelle de différents groupes humains, allant des sauvages présumés d'Afrique, d'Amérique et d'Océanie à la paysannerie européenne. Les « races » dites primitives (ou sauvages) étaient désignées comme des exemples de types rudimentaires, témoignant du propre passé de l'Europe.
Sur cette utilisation et généralisation d’une science de la science on arrivait très à la présomption raciste que les différents groupes humains progressent à des vitesses différentes et que l'Occident avait produit l'exemple d'humanité le plus élevé ce qui justifait la mission « civilisatrice de l’entreprise coloniale.
Cet argument se trouva étendu aux modèles de maladie du début du XXe siècle, le concept du primitif en vint à englober également les névrosés, les schizophrènes, les criminels et les pervers, dont la « condition » était communément perçue comme régressive vers un état justement primitif psychologiquement (les stades freudiens).
Une des confusions possibles dans l’emploi du terme c’est qu’il avait déjà un sens en histoire de l’art sans rapport avec les cultures tribales. «Primitif» se rapportait d'ordinaire à des artistes traditionnellement considérés comme les précurseurs d'un nouvel art, ceux qui ont à la fois provoqué une rupture avec la tradition passée et jeté les bases sur lesquelles une nouvelle tradition pourrait se construire. Le terme a souvent été utilisé pour désigner les premiers maîtres italiens d'avant-garde, tels que Cimabue, Giotto et Masaccio au XIVe et XVe siècles, des artistes traditionnellement perçus comme initiateurs d'un mouvement artistique qui atteignit la perfection avec les styles de la Haute Renaissance de Raphaël et Michel-Ange, au début du XVIe siècle.
Le primitivisme est ainsi à distinguer de l’idée de « primitivité » puiqu’il en constitue le retournement paradoxal et ambigu. il en garde pourtant les bases conceptuelles (classification, évolutionnisme du simple au complexe et idée d’une enfance de l’humanité sur le modèle de toute enfance): Tandis que le point de vue occidental conventionnel s'imposait au tournant du siècle comme supérieur au regard primitif, le primitiviste lointain successeur du bon sauvage du XVIIIe siècle mettait la validité de cette présomption en doute et se servait de ces mêmes idées pour contester ou subvertir sa propre culture, dans son ensemble ou dans certains de ses aspects.
Notons en passant que les ambigüités dues à l’emploi du concept incertain de primitivité se retrouvent dans son dernier avatar, celui « d’art premier ».Souvent présenté à juste titre comme la reconnaissance tardive mais éclatante des autres cultures, il reste pourtant prisonnier du même modèle ethnocentrique ce que souligne pierre steck dans un article concernant l’entrée des arts premiers au Louvre :
« Primitif ? le mot semble avoir fait long feu pour qualifier les arts non occidentaux. Après avoir remplacé « sauvage », « tribal », voire « nègre », le voici relayé par le terme apparemment plus noble de « premier ». Cependant, « sauvage » n'était pas si mal, puisque étymologiquement lié à silvaticus, vivant dans la forêt, opposé à la ville. Tandis que « premier » supposerait que l'art africain (ou océanien) fût antérieur à tout autre. Et voilà qui poserait fort mal le problème de l'origine et d'une éventuelle perspective historique linéaire en laquelle viendraient sagement se ranger les cultures et les arts. Une approche de l'art des sociétés sauvages ne peut, dans ce cas, produire qu'une lecture nostalgique. Enfantillages de tous les pseudo-départs, heureux premiers états, ressourcements baptismaux. Les tribus africaines ne sont pas plus « premières » que ne le furent Lascaux ou Lucy. Avant les Dogon, il y eut les Tellem, mais avant? L'origine est plurielle, non seulement sur l'axe des datations, qui s'enfonce dans la nuit du passé, mais surtout sur la surface d'actualisation où elle ne cesse de resurgir. Léonard de Vinci distinguait dans les strates superposées des Apennins riches en couches de fossiles la preuve du pluriel du Déluge ! L'origine est farouche et c'est à partir de sa béance qu'elle ne cesse de se démultiplier.
Prétendre que l'art africain est « premier », c'est donc accréditer encore et toujours une poussiéreuse conception classique de la genèse idéale et unique, la croyance en une origine fondatrice dans laquelle Michel Foucault voyait le redoublement et la mise en miroir de notre représentation de la continuité. La pensée moderne, par contre, procède par ruptures et sauts. »
(A SUIVRE)
Je trouve la citation de Pierre Steck merveilleuse. Mais est-il possible d'en préciser la source ? Merci d'avance!
Rédigé par : Sophie Lévy | mercredi 30 juil 2014 à 16h55
Article très intéressant,
serait-il cependant possible d'avoir accès aux noms et sources de toutes les œuvres utilisées ?
Merci d'avance
Rédigé par : Delvolvé | lundi 02 mar 2015 à 20h55
J'apprécie l'angle choisi avec la Polynésie, c'est moderne et très bien écrit. Avec Derain, Mallarmé, Gauguin, on sait où on va. L'art pauvre qui fait suite se relaye avec Basquiat, héritier contemporain de l'art primitif.
Rédigé par : Aurélie | dimanche 10 mai 2015 à 18h19