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Depuis le XVIe siècle au moins, le contact avec d'autres cultures ainsi qu'une connaissance accrue du passé de l'Europe a toujours permis à de nombreux intellectuels et artistes européens d'exprimer de plus en plus leur distance critique par rapport à leur société. l’écrivain américain George Boas comme déjà dit plus haut, a défini comme« primitivisme culturel »,la croyance ,de la part d'hommes qui vivent dans une condition culturelle extrêmement évoluée et complexe, qu'une vie beaucoup plus simple et moins raffinée à certains ou à tous égards est une vie plus désirable ». Le mécontentement du primitiviste se caractérise, à divers degrés, par la nostalgie. L’état idéal du monde ne se situerait pas dans le présent (auquel cas il ne pourrait y avoir qu'une satisfaction culturelle) ; il se trouve soit dans le passé, soit dans l'avenir, où il prend la forme d'un rêve utopique de « retour » à quelque état de grâce passé. Autrement dit, pour le primitiviste, l'état primitif lui-même doit être évalué comme une perte regrettable, plutôt que comme un simple point de départ. L'idée que le « sauvage » vit manifestement à l'état de nature, ou du moins proche de cette dernière, dans une innocence primitive remonte au moins à la célèbre description que fait Montaigne du peuple brésilien dans « Sur les Cannibales » (1580) :
« C'est une nation [...] dans laquelle il n'y a aucune espèce de commerce ni aucune connaissance des lettres ; aucune science des nombres ; aucun nom de magistrat ni de supériorité politique ; [...] pas de contrats, pas de successions, pas de partages ; pas d'occupations désagréables ; pas de considération de parenté, sinon le respect que tous les hommes se portent les uns aux autres ; pas de vêtements, pas d'agriculture, pas de métal ; pas d'usage du vin ou du blé. Les mots mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, la cupidité, l'envie, la médisance, le pardon, sont inconnus. »
La légende de Gauguin inaugura fin XIXème siècle cette recherche de l’Eden perdu et en montra toutes les ambiguïtés : Gauguin offre l'exemple le plus célèbre de l'artiste moderne qui rechercha ce qu'il croyait être des lieux et des peuples « primitifs » en dehors de l'Europe,(après les avoir cherché auprès des paysans bretons) ; il le fit non pas en touriste mais en s'efforçant de partager le mode de vie « primitif», tout d'abord dans les Caraïbes puis par la suite dans les mers du Sud, à Tahiti et aux îles Marquises. Le mythe du bon sauvage et de l’innocence primitive produit de l’imaginaire occidental transparait dans ses lettres, lorsqu’il compte s’installer à Madagascar.
« La vie est pour rien pour celui qui veut vivre comme les habitants. La chasse seule vous donne facilement la nourriture [...]. En conséquence, je vais, si une affaire est faite, [...] vivre libre et faire de l'art. [...]. La femme là-bas est pour ainsi dire obligatoire, ce qui me donnera modèle tous les jours. Et je vous omets que la femme malgache a un cœur tout aussi bien qu'une Française avec beaucoup moins de calculs.
Pourtant le regard se fit vite désenchanté dès son arrivée à Tahiti C'était bien fini : rien que des Civilisés. J'étais triste ; venir de si loin pour... \ Arriverai-je à retrouver une trace de ce passé si loin, si mystérieux ? et il écrira dans noa noa« La nourriture se trouve bien sur les arbres, dans la montagne, dans la mer ; mais il faut savoir grimper à un arbre élevé, aller dans la montagne et revenir chargé de fardeaux pesants, savoir prendre le poisson, plonger et arracher dans! le fond de la mer le coquillage solidement attaché au caillou. J'étais donc là, moi, l'homme Civilisé, pour un moment bien en dessous du sauvage. »
Dans la la dernière décennie du XIXe siècle, Gauguin offrit ainsi le modèle du désir de découvrir des alternatives plus simples et plus « naturelles ». Mais ses imitateurs ne furent pas forcément des grands voyageurs. Ils commencèrent souvent par chercher en Europe des « sources » primitives à des fins de revitalisation de l'art et de la culture occidentaux. En Europe et aux Etats-Unis, s’établirent ainsi des colonies dans des régions rurales espérant s'imprégner un peu de la vision du monde primitive. Parfois, ils se tournaient vers les cultures médiévales, moins complexes en apparence. C'était maintenant dans, les calvaires bretons, les images d'Epinal et les figures de la tapisserie et du vitrail » que l'on recherchait une simplicité naïve. Le caractère médiéviste de l'intérêt pour la tapisserie, le vitrail et les gravures sur bois (peu coûteuses), témoigne d'une croyance courante chez les artistes selon laquelle la culture occidentale d'avant le XVIe siècle était essentiellement populaire. On pensait (à tort !)qu'au Moyen Age, en Europe du Nord, les arts ne s'étaient pas encore orientés vers les catégories de « grand art » et d'« art mineur ».
Ils portèrent ainsi successivement aux nues la Femme, l’Enfant, le Paysan, et plus tard l’Irrationnel ou le Névrotique, sans oublier l’Inconscient Collectif. Les exemples les plus célèbres se trouvent dans l'œuvre de Paul Klee ainsi que dans celle du Français Jean Dubuffet ,comme de certains membres du groupe à dominante expressionniste cobra (Copenhague, Bruxelles et Amsterdam), tels que les peintres hollandais Karel Appel et danois Asger Jorn. Curieusement, malgré leurs différences manifestes, à la fois existentielles et qualitatives, toutes ces catégories étaient censées avoir au moins certaines des caractéristiques attribuées auparavant au Bon Sauvage. Tout d’abord, on leur attribuait une espèce de sagesse intuitive, que l’on opposait aux fruits de l’instruction. Deuxièmement, un sens aigu de la beauté, non pas telle que les peintres la représentent, mais « à l’état de Nature . «Je voudrais être à peine né, sans savoir absolument rien de l'Europe, ignorant faits et modes pour être presque un primitif. » Paul Klee, Journal 1898-1918.
On peut développer comme exemple l’expresionnisme allemand et les membres du groupe die BRÜCKE l(e Pont)dont le but est de se libérer de toutes les contraintes instituées par l'Occident. Ils souhaitent parvenir à un art plus « instinctif », traduisant les émotions et les pulsions « primitives ». Dans leur admiration pour les peuples « naturels », ils ne distinguent pas entre les continents. Que ces peuples soient originaires d'Océanie ou d'Afrique, voire de l'Inde, ils trouvent en eux et dans leurs productions matérielles, moralement et esthétiquement, une échappatoire aux conventions européennes. Leur appel au « sauvage » est pensé, théorisé, défini en un programme. Ce qu'ils ressentent, c'est l'aliénation des individus à l'intérieur d'une civilisation urbaine de plus en plus prédominante, écrasante. Pour y échapper, ils choisissent, contre la société bourgeoise, une rébellion qui s'extériorise par une marginalité dans l'activité artistique et le mode de vie. Ils élaborent des structures communautaires qui leur sont propres. Leur idéal est une existence paradisiaque hors du temps, en pleine nature, soumise aux seuls besoins élémentaires, avec une sexualité non entravée par la pudibonderie. Les Indiens d'Amérique, les Aborigènes d'Australie, les Esquimaux, les indigènes d'Afrique noire sont à leurs yeux autant de virtualités pour s'évader hors des normes occidentales en vigueur. Leurs ambitions esthétiques correspondent à cette fuite. S'ils vénèrent les objets fabriqués par les peuples « naturels », c'est pour la grossièreté de leurs matériaux, la simplicité de leurs ornements, leur fabrication rudimentaire.leur création va ainsi s’inspirer de l’univers exotique. Ils peignent énormément de nus féminins en pleine nature. Ils intègrent des objets africains aux décors de leurs tableaux. Ils se mettent à pratiquer abondamment, revenant à l'usage d'un matériau rudimentaire, « primitif », la gravure sur bois. Kirchner et Heckel, à partir de 1909, puis Schmidt-Rottluff et Pechstein, fabriquent également des statues selon une découpe grossière, sans volonté de « fini ». À Munich se structure par une même intention le groupe du blue reiter (Cavalier bleu). En 1912, Kandinsky explique dans son livre Du spirituel dans l'art que les œuvres des « vieux maîtres allemands, persans, japonais », les « icônes russes » et les images populaires sont dignes d'admiration toutes ensemble, en raison du « rythme musical » qui anime leurs compositions. Un peu plus tard, dans l'almanach collectif Der Blaue Reiter, il amalgame, parce qu’impulsés selon lui par une identique « nécessité intérieure », les masques indiens, africains et océaniens, les statues de l'île de Pâques, les tableaux naïfs du Douanier Rousseau et l'art populaire de Bavière ou de Russie.
Encore une fois ce ne fut pas exempt d’ambivalence et d’ambiguité trouble dans le contexte historique : Ainsi, les artistes Allemands Fritz Mackensen et Nolde mirent l'accent sur la supériorité physique, morale et religieuse des populations paysannes indigènes de leurs patries respectives, symboles d’une vie forte et naturelle qu’ils opposaient aux stéréotypes du citadin faible et décadent. mais ils témoignaient ce faisant d’un refus du « cosmopolitisme et de tout « métissage » dans la droite ligne du darwinisme social et racial et ce dans le contexte de la montée du facisme européen.
Il est à noter que dès Gauguin cet imaginaire de la vie paysanne n’était pas exempt d’une méconnaissance certaine du réel :
on sait que pour Gauguin ce n'est pas dans les mers du Sud que débuta sa quête de l'originel, mais bien en France, en Bretagne, dans les régions de Pont-Aven et du Pouldu. « J'aime la Bretagne ; je trouve ici une qualité sauvage, primitive. Quand mes sabots résonnent sur ce sol de granit, j'entends le son sourd, étouffé et puissant que je recherche en peinture…. Je suis au bord de la mer dans une auberge de pêcheurs près d'un village [Le Pouldu] qui a cent-cinquante habitants ; je vis là comme un paysan, et j ai la réputation d'être un sauvage. » Depuis la moitié du XIXe siècle, ce coin de Bretagne attirait en effet durant les mois d'été des artistes venant d'horizons aussi lointains que la Finlande, la Suisse et les Etats-Unis, souvent en quête d'un paysage et d'un peuple plus proche d’une vie heureuse que ceux des banlieues parisiennes, de plus en plus industrialisées.
« C'est pourtant un lieu commun, aujourd'hui, que de souligner que les éléments bretons représentés par les peintres d'avant-garde et leurs homologues académiques étaient essentiellement fictifs. Quand Gauguin partit pour Pont-Aven au milieu des années 1880, par exemple, la bourgade était devenue une station touristique en plein essor, d'un accès facile depuis Paris. Qui plus est, l'économie de cette partie de la Bretagne ne reposait pas, comme le voulait le mythe, sur un système de petites propriétés paysannes, mais sur une agriculture prospère et hautement développée.
Le costume local « traditionnel » et les usages mis en avant dans les représentations de la fin du XIXe siècle de la Bretagne font aujourd'hui encore partie de l'expérience du touriste. Pourtant Fred Orton et Griselda Pollock ont maintenant établi, dans « Les Données bretonnantes » (1980), que les variations sur le Costume breton qui figurent dans les peintures de Gauguin et de l'école de Pont- Aven dataient d'après la Révolution française. Les costume était porté— et l'est toujours — pour des occasions publiques et « en vint à signifier la région, la localité, la classe, la richesse et la situation de famille au sein d'une paysannerie nouveau-riche ». De même, bien qu'un grand nombre de coutumes et de festivals bretons ait survécu à la Révolution, ils étaient de plus en plus considérés comme des éléments du spectacle touristique.
Le mythe d'une Bretagne primitive perdure en dépit des révélations d'une réalité plus complexe. Nous avons tous tendance à concevoir l'inconnu à l'aune de nos propres expériences et croyances, et les artistes comme les touristes étaient plus susceptibles de « découvrir » la Bretagne de leurs attentes que de voir la région telle qu'elle était. »colin rhodes .le primitivisme et l’art moderne .collection l’univers de l’art
Quoiqu’il en soit de ces illusions, le mot "primitif" était devenu non seulement une désignation mais un terme de louange pour les artistes et le « monde de l’art, » (écrivains, critiques, collectionneurs et public). Ne signifiant plus, comme à l’origine un manque d'adresse non plus qu’une esthétique ou une technique grossières, il s'appliquait à une grande variété de styles et de sources, liés par une vitalité, une intensité, et un esprit d'invention formelle qui ont attiré l'artiste moderne et ont eu sur lui un effet considérable.
Comme les artistes pouvaient choisir et apprécier des aspects différents de l'art primitif, les éléments primitivistes qu'ils choisirent pour les souligner dans leur propre travail furent variés. Si nous groupons les artistes que nous avons appelés les primitivistes "romantiques" avec ceux qualifiés "d'affectifs", alors le primitivisme que nous avons examiné se divise en deux grandes catégories : une dont l'accent principal est sur des facteurs psychologiques internes — sur les éléments de base de l'expérience humaine; et une qui recherchait lesfacteurs fondamentaux de la forme extérieure — les bases de la perception humaine et de la nature.
Dans le premier groupe on trouve les artistes qui se sont concentrés sur les émotions et les passions fondamentales, sur les situations cruciales de la vie, se servant de ces événements comme du sujet de leurs tableaux. Ceci en soi ne ferait pas d'eux des primitivistes, c'est plutôt leur désir de présenter ces sujets directement, avec aussi peu de "distance psychique" que possible, de réduire le tableau à une scène unique, dominante, qui ne sera pas analysée comme une composition formelle d'éléments divers, mais absorbera le spectateur ou sera absorbée par lui de façon directe et indifférenciée. Dans ce but ils emploient des moyens techniques qui, dans leur rudesse et leur brutalité, sont supposés être primitifs. La scène présentée peut être soit plus sauvage soit plus idyllique, dans les deux cas elle veut être simple et dominante. Ceci est aussi bien le but des Fauves, dont l'art est voulu reposant par son rejet de complication formelle et intellectuelle, que celui des artistes du Brücke qui veulent surmonter la différenciation superficielle par des méthodes plus vigoureuses et plus excitantes, ou de ceux du Blaue Reiter qui s'efforcent de noyer la complication dans une identification avec des êtres paisibles, plus simples, qu'ils soient humains ou animaux.
Le développement général du primitivisme à l'intérieur de l'œuvre de ceux que nous avons classés comme ayant des tendances primitivistes intellectuelles suit la même direction que celle que nous venons d'esquisser. Bien que leurs rapports avec l'art primitif ne soient jamais de ce caractère formel purement analytique qu'ils lui attribuent, ces artistes ont néanmoins, notamment dans le cas de Picasso, une appréciation de sa structure interne et de ses modes composition que les primitivistes affectifs, plus intéressés par le pouvoir symbolique qu'il leur apportait, ne se soucièrent jamais d'analyser. On a décrit les intellectuels comme se concentrant sur les éléments formels fondamentaux de la perception humaine et de la nature. Ils veulent présenter ceux-ci dépouillés de toute association limitative avec un objet ou une scène individuelle afin que, par une telle omission, soit réalisée une classe de perception au lieu d'une perception unique, le spectateur et l'artiste arrivant ainsi à une appréciation directe des facteurs sur lesquels tout art véritable a été construit, mais dont la superstructure a maintenant pour la première fois été enlevée afin de les amener dans l'évidence d'une pleine lumière……
Mais si ce fil n'est pas dans l'art ni dans son programme théorique, où peut-il être ? Nous pensons qu'il est possible de dire (sans être coupable de plus de primitivisme dans l'analyse qu'il n'en vient d'une adaptation à notre sujet), qu'il se trouve dans une hypothèse commune qui pénètre les oeuvres et leurs défenseurs.
C'est l'hypothèse selon laquelle les apparences, que ce soit celles d'un groupe social ou culturel, de la psychologie individuelle, ou du monde physique, sont complexes et compliquées et en tant que telles ne sont pas désirables. C'est l'hypothèse que tout effort pour aller chercher sous la surface, s'il est seulement conduit assez loin et procède selon la méthode qui convient, révélera quelque chose de "simple" et de fondamental qui, à cause justement de sa fondamentalité et de sa simplicité, sera plus irrésistible émotionnellement que les variations superficielles de la surface; et finalement que les qualités de simplicité et de fondamentalité sont des choses qui doivent être appréciées en et pour elles-mêmes. En d'autres termes, c'est l'hypothèse que plus loin on remonte — historiquement, psychologiquement, ou esthétiquement — plus les choses deviennent simples; et que parce qu'elles sont plus simples elles sont plus profondes, plus importantes et ont plus de valeur. Certainement nous avons vu que la nature de cette "simplicité" — même dans les rares cas où on la trouve — varie avec la nature des chercheurs. Mais (puisque c'est le primitivisme et non le primitif que nous étudions), son existence évidente et son attirance demeurent.ROBERT GOLDWATER LE PRIMITIVISME DANS L’ART MODERNE PUF
Fénéon a interviewé vers 1920 ou 1930 les artistes, conservateurs, journalistes ... sur les arts lointains. Les réactions vont du rejet à la fascination et il y a même du bon sens. Voir dans
Wikimedia: Fénéon - Iront-ils au Louvre ? Enquête sur les arts lointains, Bulletin de la vie artistique, 24, 25 et 26, 1920.djvu
Rédigé par : beth | lundi 27 sep 2010 à 20h34