« Voilà plus de trente ans que j'ai rencontré pour la première fois des Indiens lacandons.
C'était auprès de la rive marécageuse d'un lac, dans la pénombre d'une des forêts les plus épaisses du monde. Avec le vieux coureur de brousse Adolf von Schmeling, Poméranien de naissance et Chiapanèque d'adoption, nous avions tiré des coups de feu en l'air pour signaler notre présence aux « Caribes », comme on dit là-bas. Tout autour de nous, les arbres comme les piliers d'une nef s'élevaient jusqu'à la voûte de feuillages qui nous cachait le ciel, et leurs troncs dérobaient à nos yeux le bord pourtant tout proche de la lagune. Le silence était retombé plus lourd après le fracas de nos armes. Nous attendions dans une chaleur étouffante de serre.
Et soudain ils étaient là : quatre petites silhouettes furtives dans leurs robes écrues, leurs longs cheveux flottant sur leurs épaules, leurs pieds nus frôlant le sol sans bruit. Quelques instants plus tard, nous glissions à l'air libre, dans leur pirogue, sur l'eau grise et calme. Au loin, le lac s'élargissait au pied de hautes falaises crayeuses d'où pendaient des écheveaux embrouillés de lianes. Bientôt, sur un promontoire défriché, apparurent les toits de feuilles roussies d'un caribal, d'un hameau lacandon. Des colonnes de fumée montaient, des foyers, vers le ciel chargé de nuages.
Bien qu'on fût alors dans la saison dite « sèche », il pleuvait chaque jour dans ce pays des Lacandons, et il en fut de même quand j'y retournai l'année suivante. Aux confins du Mexique et du Guatemala, entre Palenque et le fleuve Lacantûn, entre l'Usu-macinta et le Jataté, deux centaines d'Indiens peut-être, vivent disséminés par petits groupes sur près de dix mille kilomètres carrés, dans les replis d'un vaste système montagneux recouvert par la jungle, criblé de lacs, parcouru de fleuves, de rivières et de ruisseaux innombrables. Le vent qui souffle du golfe du Mexique pousse sans trêve vers ces forêts les nuages et les brumes qui s'accrochent aux cîraes
des arbres, ondulent paresseusement le long des pentes et se résolvent à tout instant en averses sur cet océan de végétation gorgée d'eau.
Aussi quel soulagement, quelle impression de confort lorsqu'on se trouve, dans les huttes d'un caribal, enfin au sec ! D'énormes bûches disposées en étoile rougeoient jour et nuit ; les Indiens ne dorment jamais que d'un œil et se relèvent vingt fois pour entretenir le feu. Souvent, pour chasser les moustiques et combattre l'humidité, on allume aussi un petit foyer sous les hamacs. La fumée a laqué de noir les feuilles de palmiers de la toiture.
Encore aujourd'hui, si je passe à l'automne près d'un de ces brasiers où l'on brûle, chez nous, les feuilles mortes, soudain l'acre odeur de la fumée me replace d'emblée, par un vertigineux voyage dans l'espace et dans le temps, sous ces toits, près_ des Caribes avec qui j'ai vécu en partageant des racines de manioc rôties sous la cendre. Je revois les petites cases assiégées par la jungle, avec leurs pauvres plantations entre les troncs d'arbres abattus, la muraille verte de la forêt, le lac s'estompant au loin dans le brouillard. Je me retrouve assis dans un hamac, les yeux et la gorge irrités par l'éternelle fumée, tandis que Tchank'in - - « petit soleil » — taille délicatement des pointes en silex pour ses flèches ».JACQUES SOUSTELLE. LES QUATRE SOLEILS. TERRE HUMAINE 1967
Les indiens que l'on nomme « Lacandons » vivent aujourd'hui dans la forêt du Chiapas, à l'extrême sud du Mexique. Ils sont les derniers représentants d'une culture maya des Basses-Terres, datant de l'ère postclassique, actuellement en voie d'extinction. Leurs ancêtres, originaires du Petén (la forêt guatémaltèque), se trouvaient le long des rios de la Pasión et Usumacinta durant l'époque coloniale et ne pénétrèrent au Chiapas que vers la fin du dix-huitième siècle. Ils ne sont guère nombreux (autour de 400 de nos jours) mais s'intitulent pourtant fièrement, HACH WINIK, « les vrais hommes », en Maya.
Ils ne sont pas, comme on le pense souvent, les descendants des mayas de l'âge classique, ni de ceux qui occupaient leur foret au temps de la conquête, des indiens de langue Cholti, (soumis et déportés par les espagnols durant le XVIème et XVIIème.) alors qu'eux parlent un dialecte Yucatèque. Héritiers d'une culture en voie d'extinction, il s'infiltrèrent progressivement dans ces régions fuyant les missionnaires et les migrations d'autres réfugiés .Le terme « lacandon » ne désigne donc pas un groupe ethnique précis et ils ne sont d'ailleurs pas homogènes physiquement ni sociologiquement(lacandons du nord et du sud , différents par certains détails vestimentaires des femmes et avec des système de parenté différents).Lacandon dérive d'un terme chol qui signifié « Grand Rocher « (ils ont donc pris le nom des premiers habitants) et qui désigne le lac Miramar au Chiapas. ».El Lacandon devint le nom de toute la région et des tribus qui y vivaient.et s'appliqua à tout groupe indien insoumis du Peten.les Lacandons apparurent dans la littérature au XVIIIème, lorsque, conduits par un curé un petit groupe fonda un hameau près de Palenque, servant d'intermédiaires avec les groupes de la foret.
« Bien que peu nombreux, les Lacandons actuels témoignent d'un manque d'homogénéité culturelle et physique qu'il ne faut pas exagérer, mais qu'il faut souligner. « Chez certains indigènes, écrit J. Soustelle (1937 : 10), la face est très large, la bouche large et les lèvres épaisses, le nez large et aplati, un peu déprimé à la racine ; chez d'autres, la face est plus haute et moins large, la bouche plus étroite avec des lèvres toujours assez épaisses, le nez proéminent, busqué, et relativement étroit, évoquant d'une façon saisissante les figures sculptées de l'époque maya. Ces deux types se retrouvent côte à côte dans les divers groupes ; ils n'ont pas de localisation géographique déterminée. On peut se demander si leur existence n'est pas la marque d'une hétérogénéité fondamentale ou d'un apport de populations... » La question que pose Soustelle est intéressante. Il y a des raisons de supposer que les Hach Winik sont le résultat d'un mélange de populations et de cultures diverses. Peut-être sont-ils les descendants de groupes marginaux qui pénétrèrent dans le bassin de la Pasion et de l'Usumacinta peu après la chute du « Vieil Empire » maya, et qui se mélangèrent aux autochtones ayant survécu au cataclysme. Nul ne le sait »t .DIDIER BOREMANSE.CONTES ET MYTHOLOGIES DES INDIENS LACANDONS .L'HARMATTAN.
les Lacandons conservèrent jusque vers les années 1950 un mode de vie relativement traditionnel, caractérisé par un habitat très dispersé. Ils pratiquaient l'agriculture, la chasse, la pêche, et la cueillette. Ils vivaient en petits groupes de deux ou trois huttes, disséminés dans la forêt. Ils évitaient, quand cela n'était pas absolument nécessaire, les rapports avec les métis et les indiens groupés en villages, par peur des rhumes, grippes, et autres maladies contagieuses contre lesquelles ils n'avaient d'autre défense que leur foi en les dieux et en leurs encensoirs. Seules les cérémonies religieuses rompaient la monotonie de l'existence de ces indiens, solitaires et oubliés dans la forêt tropicale .Les Hach Winik n'avaient ni chefs politiques, ni prêtres ; seuls les chefs de famille exerçaient leur autorité, mais pas au-delà de leur entourage immédiat Ils pratiquaient la polygynie. Plusieurs hommes n'avaient pas moins de trois épouses, et parfois davantage. Les mariages entre cousins germains étaient fréquents
« J'ai vu au total une population de 73 personnes, réparties en sept caribales, le mot caribal désignant dans toute cette région le groupe de quelques cases qui forment un campement lacandon. Les caribales sont souvent très éloignés les uns des autres, quelquefois à plusieurs jours de marche. des greniers et des temple, …
il y a a dans chaque caribal, un personnage plus important que les autres que l'on peut considérer comme le chef ; son autorité cependant n'est pas très définie, ni très assurée. Si donc l'on peut parler de chefferie en ce qui concerne les Lacandons, il s'agit en tout cas d'un phénomène assez diffus Cette prééminence est le fait d'un homme dans le caribal, soit parce qu'il est aîné ; soit parce qu'il est plus intelligent et plus instruit que ses compagnons. Le chef jouit de privilèges certains : il a souvent une maison, avec ses annexes, plus grande que les autres habitations ; il commence le premier sa fête dans le temple ; c'est lui qui règle les relations soit avec d'autres Lacandons, soit avec les étrangers. Enfin, il est souvent polygame, alors que les autres hommes n'ont qu'une ou point de femme.
Chaque caribal, nous l'avons vu, ne comprend que dix à quinze personnes, c'est-à-dire deux ou trois familles. Les Lacandons éprouvent une grande répugnance à vivre dans une agglomération un peu importante. Leur tendance naturelle est de se diviser, et non de se grouper. En suivant l'histoire de tel ou tel groupe, on voit qu'une famille s'est séparée des autres, qu'elle est allée s'installer à deux ou trois jours de marche du campement. D'ail leurs, on peut se demander si les Lacandons, étant donnés leurs procédés de culture, ne sont pas sages d'agir ainsi : un village important exigerait le dé frichement d'une si grande surface de terrain que les champs se trouveraient très rapidement à une distance considérable de l'agglomération. Cette observation est peut-être de nature à jeter une certaine lumière sur les causes de la décadence de la civilisation maya. »
Les caribales changent donc souvent de place et leur population ne reste pas constituée par les mêmes familles. Les disputes à propos des femmes ou pour d'autres sujets sont fréquentes. Les familles décident donc de se séparer et de se grouper (dans le cas où il y a regroupement) autrement et ailleurs, le long d'autres rivières ou au bord d'autres lacs, à la recherche de terres qui seraient éternellement fertiles. Si on ajoute à cela qu'on abandonne également le caribal après un décès, on comprendra combien il est difficile de savoir où sont les Lacandons »
.GEORGETTE SOUSTELLE.OBSERVATIONS SUR LA RELIGIONS DES INDIENS LACANDONS http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jsa_0037-1959
Occupant un territoire dans la partie Est de l'Etat mexicain du Chiapas près de la frontière du Guatemala, ils sont disséminés sur près de 9000 km2. Le pays est en même temps très accidenté et couvert d'une épaisse forêt. En dehors de la saison sèche, qui ne dure que du mois de mars au mois de mai, il pleut toute l'année — les pluies les plus fortes tombant de juin à janvier. Les sous-sols sont relativement imperméables facilitant les écoulements de surface et l'érosion rapide des sols. Tout le pays est coupé de cours d'eau, de lacs et de lagunes. Il est très difficile de circuler, car il n'existe aucun véritable chemin. Une trouée faite au machete est « refermée » par la végétation quelques semaines plus tard. On circule à mulet, à pied ou en pirogue.
« Or il suffit de vivre huit jours avec les Lacandons pour constater qu'ils se comportent, dans l'existence quotidienne, avec un sens aigu du réel qui les entoure. Ce ne sont pas des rêveurs éveillés toujours prêts à devenir les jouets d'une illusion. Face à un milieu naturel très dur, à un monde impitoyable, ils appliquent jour après jour toute une série de techniques très sûres, très précises et souvent complexes (qu'on essaie par exemple de faire fonctionner le métier à tisser de type précolombien dont se servent les femmes caribes), témoignages d'un esprit positif sans lequel, d'ailleurs, il n'y aurait pas de Lacandons.
Mais ce n'est pas tout : ils ne se contentent pas de répéter machinalement les gestes nécessaires à la culture du maïs, à la chasse, à la pêche. Leurs actions sont fondées sur une connaissance. Que de fois n'ai-je pas été émerveillé de voir avec quelle certitude ils savaient où trouver en pleine jungle, à tant de jours de marche dans telle direction, un bouquet d'arbres dont l'écorce peut être battue, une colonie de perro-cruets, une plante isolée dont le fruit est comestible, un gisement d'argile ou de silex ; avec quelle érudition ils étaient capables de discerner les diverses variétés de baies, de lianes, d'animaux, de pierres ; quels indices, pour nous invisibles, les guidaient dans la pénombre de la grande forêt. Dans ce monde à eux, c'étaient eux les savants et moi l'ignorant : il s'ouvrait sous leurs yeux comme un livre que l'on déchiffre sans peine, alors que pour moi il demeurait scellé. Sans doute est-ce là le seul livre qu'ils connaissent, et leur savoir n'est-il conservé et transmis que par la mémoire et l'expérience, génération après génération. Il n'en reste pas moins vrai que ces Indiens ont établi l'inventaire du cadre naturel où se déroule leur vie et qu'ils le tiennent constamment à jour : démarche proprement intellectuelle, qui ne me semble séparée de nos processus mentaux les plus rationnels par aucune différence intrinsèque. Chaque Lacandon adulte a dans l'esprit une géographie, une botanique, une zoologie, une minéralogie non écrites mais fort bien adaptées à leurs objets ».J.SOUSTELLE OP.CITE
La végétation luxuriante est formée de grands arbres toujours verts à feuilles persistantes), tels que l'acajou, le cèdre, le fromager, la sapotier, le chêne vert..., et d'une grande variété de palmiers, ainsi que de pins dans les zones plus élevées ; Le sol est couvert de lianes, de buissons, de plantes parasites, de végétaux en train de pourrir Le sol de la forêt est composé d une couche d'humus de dix à trente centimètres d'épaisseur peu favorable à l'agriculture.
Une population peu nombreuse et dispersée, comme les Hach Winik autrefois, peut parfaitement vivre pourtant vivre de la culture sur brûlis. Celle-ci leur donnait le maïs, les haricots, les tomates, les tubercules, les calebasses, les cucurbitacées, le manioc doux, la papaye, le piment, et le tabac. Jadis, le gibier abondait. Les Indiens chassaient deux espèces de singe, deux espèces de pécari, deux espèces de chevreuil et de petits mammifères tels que l'agouti, le paca, le coati, le tatou ; enfin des oiseaux gallinacés : le faisan, la perdrix, la caille ; et grimpeurs : le toucan et le perroquet. Ils pèchaient aussi des tortues, des crabes, et des bigorneaux d'eau douce.
« Les Lacandons forment une société fortement caractérisée. Si on les compare à leurs voisins indigènes du Chiapas, leur originalité saute aux yeux : ils parlent, avec des variantes locales peu importantes, le maya « classique » du Yucatân et non le dialecte tzeltal ; ils ne portent aucun vêtement de type européen, point de chapeau, mais la tunique des hommes ou le corsage et la jupe des femmes (dans la zone sud, les femmes se revêtent d'une tunique semblable à celle des hommes) ; ils n'ont été soumis à aucune évangélisation et conservent leur religion polythéiste. Loin de s'agglomérer en villages sous le commandement de « principales » comme les katinab des tribus du Chiapas, ils se dispersent à l'infini en petits groupes autonomes qui souvent éclatent et se subdivisent encore ; sans doute existe-t-il chez eux des hommes qu'on peut qualifier de chefs, mais la nature et l'étendue de leur autorité varient d'un caribal à l'autre. Tantôt il s'agit du père de famille le plus âgé, tantôt du frère aîné, tantôt de l'homme qui est réputé connaître mieux que les autres les dieux et les rites, tantôt de celui qui s'est imposé par un caractère violent, voire tyrannique. De toute manière, quand un Lacandon, pour quelque raison que ce soit, ne supporte plus la cohabitation avec ses voisins de groupe, il part avec sa ou ses femmes et ses enfants, défriche quelque part un rectangle de Le plus étonnant peut-être pour nous, c'est de constater que les Lacandons parviennent à vivre, jour après jour, année après année, sans rien recevoir du dehors. Ils cultivent pour se nourrir le maïs, le manioc, la patate douce, le piment, le haricot, le chayote, la tomate. Ils chassent les oiseaux de la forêt, le singe, le tapir, le porc sauvage ; ils pèchent dans les lagunes et les rivières : leurs arcs et leurs flèches, ils les ont fabriqués avec le bois de gaïac, les roseaux, le silex, les plumes de perroquet qu'ils se sont procurés eux-mêmes. Ils ont construit leurs maisons et leurs temples en branchages et en feuilles. Ils ont fait pousser le coton que les femmes ont filé et tissé pour confectionner les vêtements, et le tabac dont ils roulent ensemble les feuilles à peine séchées pour fumer leurs gros cigares. Ils ont abattu et creusé des troncs d'acajou pour faire leurs pirogues. Tout cela, sans parler de lécorce de baltché qu'ils font fermenter avec du maïs pour obtenir la boisson rituelle, ni de celle que l'on bat pour s'en vêtir, ni de la teinture rouge du roucou et des autres couleurs végétales que les femmes utilisent pour décorer leurs jupes, ni des plumes multicolores dont elle ornent leurs cheveux, ni de l'argile qu'on modèle en encensoirs sacrés, ni des fibres qu'on tord pour fabriquer des ficelles, des filets et des hamacs, ni des calebasses et des gourdes qui servent de récipients, ni des roseaux qu'on transforme en flûtes au son plaintif... que sais-je encore ? Tout, absolument tout, de la nourriture au loisir, de l'arme au jouet, de l'abri au rite, a été arraché à la terre, à l'eau et à la forêt, bâti, façonné, tissé par leurs mains. ». J.SOUSTELLE OP .CITE
Les premiers contacts avec eux datent de la fin du XIXème avec le commerce de l'acajou au Chiapas. Un commerce de troc s'établit avec les bucherons mais aussi les épidémies. Dès lors, les Indiens évitèrent systématiquement tout contact avec les étrangers, changeant de résidence dès que ceux-ci les avaient découverts. Dans les années 1920, le commerce de l'acajou s'effondra, et les « Vrais Hommes » furent rendus à leur solitude.
Après la Seconde Guerre mondiale, la forêt commença à être envahie par d'autres indiens. Ils furent suivis par les Tzotzils des Hautes-Terres du Chiapas. Ces pauvres paysans fuyaient la misère ainsi que le joug des grands propriétaires terriens. Ils espéraient trouver une vie meilleure dans la forêt, qu'ils envahirent et défrichèrent énormément. Non contents de déboiser, les colons polluèrent les rivières avec leurs porcs et leurs mules, et ils chassèrent les Hach Winik du territoire que ceux-ci occupaient depuis des décennies. Les « Vrais Hommes » durent renoncer à leur mode d'habitat dispersé, et ils formèrent des groupements plus compacts, encore qu'à l'intérieur de ceux-ci la population fût relativement disséminée. On compte de nos jours à présent trois communautés lacandones, celles de Naha et Mensabak-Ts'ibatnah dans le Nord-Ouest, qui comptent chacune une centaine d'habitants, et celle de Lacanha Chan Sayab, dans le Sud-Est, dont la population s'élève à plus de cent dix personnes] y a une vingtaine de familles dans chaque communauté.
Bien que séparés, ces groupes ne sont jamais très loin de la piste d'atterrissage. Ils sont donc désormais à portée des missionnaires, touristes, ethnographes, cinéastes, reporters, photographes, et de tous ceux qui, par vocation, curiosité, nostalgie du « primitif, » veulent connaître un peuple qui aurait gardé son identité culturelle. En fait Ces contacts avec le monde extérieur ont miné peu à peu les derniers vestiges de cette culture maya postclassique du Péten, venue mourir au Chiapas. Hors quelques familles, la plupart des Hach Winik ont renoncé à leur religion traditionnelle et pratiquent les rites que leur ont enseignés les représentants locaux de diverses sectes protestantes nord-américaines. Leur littérature orale est en passe de tomber dans l'oubli, et c'est pourquoi il est urgent de la préserver.
« La culture matérielle des Lacandons a changé énormément depuis un demi-siècle. Les huttes aux toits de palmes se sont transformées en baraques couvertes de tôle ondulée, ou même en petites maisons de ciment. Les ustensiles de cuisine, les outils, les armes, les hamacs sont des produits manufacturés, extérieurs à la forêt. Le fusil a remplacé l'arc et les flèches ; la torche électrique a remplacé la chandelle ; le moulin métallique a pris la place de la pierre à broyer le maïs (métate) ; la radio et le tourne-disque ont éliminé la flûte et le tambour
Les techniques du tissage, de la vannerie, et de la poterie ne subsistent que dans quelques familles. Des meubles, des coffres, des lampes à pétrole, des machines à coudre, des casiers de bouteilles ont envahi le sol en terre battue des huttes indiennes. Dans la plupart de celles-ci le feu ne brûle plus entre les trois pierres du foyer, mais dans ur fourneau. Les ciseaux, les aiguilles, les plats en plastique, les couverts les poêles à frire, et les casseroles sont d'un usage courant.
L'aspect physique des adultes appartenant à la jeune génération ne ressemble guère à celui de leurs ancêtres. La majorité portent pantalon et chemise, chaussettes et souliers ; et nombreux sont ceux? qui ont les cheveux courts.
Depuis l'apparition des routes, des camions sillonnent la forêt —ce qu'il en reste — et bientôt, le canot à moteur remplacera la pirogue sur les lacs.
Au cours de ces vingt dernières années, l'alimentation des « Vrai; Hommes » s'est singulièrement détériorée. La destruction de la foré chiapanèque a pris des dimensions apocalyptiques et le gibier a pratiquement disparu. En vingt mois de séjour sur le terrain, je n'ai mangi du pécari que deux fois, et du singe à peine deux ou trois fois, e cela bien que mes généreux hôtes aient toujours partagé leur nourriture avec moi. Ces viandes succulentes sont devenues rares, et l'ordinaire ne comprend généralement que des galettes de maïs et des haricots noirs ». DIDIER BOREMANSE.CONTES ET MYTHOLOGIES DES INDIENS LACANDONS .L'HARMATTAN.
Au début des années 1970, 662000 hectares de forêt furent, par décret présidentiel, attribués aux Hach Winik, considérés comme les descendants des Lacandons de l'époque coloniale. Le gouvernement fédéral espérait-il, par cette mesure, protéger ou sauver la forêt ? Les invasions continuèrent néanmoins, y compris à l'intérieur du territoire lacandon. Aux émigrés précédents tzotzil, chol, vinrent s'ajouter des colonies de péons venus d'autres États mexicains, et de grands éleveurs dont le rêve est d'éliminer la forêt et de la remplacer par de vastes pâturages, sans même épargner assez d'arbres pour donner de l'ombre au bétail.
La décision du gouvernement mexicain de créer un parc sous un prétexte écologique fut en fait un leurre pour les lacandons.Propriétaires théoriques, et analphabètes, ils concédèrent facilement des droits à des compagnies forestières. Pour à peine peine 30% des revenus forestiers. Le reste censé leur servir fut aux mains des compagnies et des fonctionnaires. Des milliers d'arbres furent, et sont encore, brûlés presque inutilement par des colons affamés, ignorant que le sol de la forêt est impropre à l'agriculture. Une fois les arbres abattus, une fois disparue la voûte épaisse de leur feuillage, la mince couche d'humus du sol ne tarde pas à disparaître. Les cendres de la végétation brûlée constituent un engrais naturel et les premières récoltes sont abondantes. Mais, au bout de quelques années, le sol s'érode et devient pierreux et stérile. Et il n'y a plus qu'à s'en aller ailleurs, à déboiser davantage.
« A partir de 1979, des routes furent construites par la compagnie forestière, et l'on proposa alors aux « chefs » des différents « villages » désormais reliés entre eux, ainsi qu'aux villes voisines, de leur donner des camions en guise de paiement pour le bois précieux. La proposition fut acceptée, mais pas à l'unanimité. En fait, les camions furent monopolisés par quelques individus qui refusèrent d'en faire bénéficier la collectivité, et les utilisèrent comme s'il se fût agi de biens personnels. L'injustice existe désormais dans cette société qui était pourtant, il y a encore quelques années, fondamentalement égalitaire. D'intermi nables conflits la minent et empêchent les Indiens de s'unir pour défendre leurs droits et leur forêt en voie d'être complètement détruite.
Que vont devenir les Hach Winik ? Leur nombre augmente sans cesse et la quantité de terres cultivables diminue. L'économie traditionnelle ne suffit plus, et personne ne leur a enseigné à s'adapter à la situation nouvelle. Les Indiens continuent d'aller vendre leurs flèches aux touristes de Palenque et autres lieux, ce qui leur permet d'acheter des vivres pour suppléer aux maigres produits de la chasse et de la milpa. Mais, avec la crise mondiale actuelle, l'abondance des années 1970 n'est plus qu'un souvenir, et la pauvreté qui s'abat sur le Mexique tout entier n'épargnera point les « Vrais Hommes », dont le sort est désormais lié à celui de l'économie nationale.
Il serait illusoire d'espérer que le gouvernement mexicain sauvât la forêt chiapanèque, et les derniers Lacandons, alors même que c'est tout le pays qui se trouve menacé de ruine, et que c'est ce même gouvernement (16) qui l'a conduit au bord du gouffre.
Les contes et les récits fabuleux qui suivent témoignent d'un monde englouti, d'une époque à jamais révolue durant laquelle les Hach Winik vivaient libres, en communion avec la nature, perdus et oubliés dans les profondeurs de la forêt vierge. Certes, leurs conditions d'existence étaient dures, voire cruelles ; mais la forêt tropicale est plus clémente à l'homme que la civilisation industrielle. Et si l'on devait comparer leur vie d'antan à leur lot présent et à venir, on exagérerait à peine en concluant que les « Vrais Hommes » ont été chassés du paradis ». DIDIER BOREMANSE.CONTES ET MYTHOLOGIES DES INDIENS LACANDONS .L'HARMATTAN.
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