"Le vent a cessé ; jusqu'à la poussière l'air embaume ; les arbres ont déjà perdu toutes leurs
fleurs.
Le soleil décline à l'horizon ; je suis trop lasse pour lisser ma chevelure.
Les choses sont là, immuables ; l'homme ne fait que passer ; ses entreprises ne sont qu'éphémère illusion.
A peine prononcées, mes paroles sont noyées de larmes.
On me dit que sur la Shuang] un charmant printemps s'éternise.
Aussi, je songe à y mener ma pauvre petite sauterelle].
Mais je crains que ce frêle esquif
Ne puisse embarquer un si lourd chagrin.
"
(Li Qingzhao, 1081-après 1141) Le printemps à Wuling
« Quant au paysage, tout en ayant forme matérielle, il tend vers l'esprit ». Zong Bing,
"Le paysage se pense en moi et je suis sa conscience", Cézanne
Une "pensée-paysage" me semble en effet susceptible d'apporter un éclairage nouveau sur l'histoire de la civilisation occidentale et sur les problèmes qui se posent aujourd'hui à elle, tout en contribuant à un dialogue fécond avec l'art et la pensée de l'Extrême-Orient.
Si le paysage peut susciter un tel intérêt de la part des sciences humaines, c'est qu'il ne donne pas seulement à voir mais aussi à penser : "Le paysage a des idées et fait penser", écrivait Balzac1. Ces "idées" font l'objet de diverses constructions sociales et expressions culturelles, mais je voudrais montrer que leur possibilité est inscrite dans la perception même du paysage. Celui-ci est, par définition, un espace perçu, lié à un point de vue : c'est une étendue de pays qui s'offre au regard d'un observateur. On m'objectera que c'est aussi, et semble-t-il d'abord, si l'on suit la chronologie des acceptions du mot paysage dans l'histoire des langues romanes, une représentation picturale. En fait, la notion de paysage fait intervenir au moins trois composantes, unies dans une relation complexe : un site, un regard, une image. Les théories du paysage ont mis l'accent tantôt sur la première, tantôt sur la dernière de ces composantes, aux dépens de la seconde. Longtemps, le site a été considéré comme le modèle que se devait d'imiter l'art, selon la conception traditionnelle de la mimesis. Les modernes ont eu tendance à renverser cette hiérarchie, en insistant sur le rôle des représentations artistiques, qui nous font trouver beaux des sites en eux-mêmes indifférents : c'est la thèse de l'artialisation", selon laquelle, d'après le mot de Wilde, la nature imite l'art. »MICHEL COLLOT.LA PENSEE-PAYSAGE. ACTES SUD.
Un paysage est le cadre de notre existence quotidienne. Dans une première définition(le Robert) c'est la « partie d'un pays que la nature présente à l'œil qui le regarde ». Notre environnement visuel apparaît ainsi structuré comme un paysage , un paysage en puissance, même si c'est seulement dans certains contextes culturels et historiques que l'homme en a pris conscience et l'a fait accéder à la représentation. Le cadre paysager, réduit à ses composantes essentielles, n'est pas une construction contingente, mais d'abord une structure fondamentale de la perception humaine , une structure d'horizon, qui articule le visible et l'invisible, le proche et le lointain. La perception humaine ne se borne jamais aux données biophysiques de l'environnement ; lesquelles sont nécessairement interprétées par notre cerveau dans un sens qui, tout en possédant une base qui est propre à notre espèce et distingue celle-ci des autres espèces animales, est indissociable de notre culture. A.Berque signale ainsi que l'élaboration culturelle du donné perceptif permet par exemple que, bien qu'imités de l'Occident, les feux de circulation « verts », au Japon, sont plus bleus que verts, et se disent ao, comme le ciel . « Cela n'est pas sans rapport avec le fait que l'ao, qui est la couleur de la perspective atmosphérique (par exemple celle de montagnes éloignées), peut comprendre le sens de notre « vie ».
« En revenant aux phénomènes, on trouve comme couche fondamentale un ensemble déjà prégnant d'un sens irréductible : non pas des sensations lacunaires, entre lesquelles des souvenirs devraient s'enchâsser, mais la physionomie, la structure du paysage…
.. "L'horizon intérieur d'un objet ne peut devenir objet sans que les objets environnants deviennent horizon [...]. Dans la vision, j'appuie mon regard sur un fragment du paysage, il s'anime et se déploie, les autres objets reculent en marge [...], mais ils ne cessent pas d'être là. Or, avec eux, j'ai à ma disposition leurs horizons, dans lesquels est impliqué, vu en vision marginale, l'objet que je fixe actuellement. [...] Voir, c'est entrer dans un univers d'êtres qui se montrent, et ils ne se montreraient pas s'ils ne pouvaient être cachés les uns derrière les autres1."
La vision actuelle n'est pas limitée à ce que mon champ visuel m'offre effectivement et la pièce voisine, le paysage derrière cette colline, l'intérieur ou le dos de cet objet n'est pas évoqué ou représenté. Mon point de vue est pour moi bien moins une limitation de mon expérience qu'une manière de me glisser dans le monde entier. Quand je regarde l'horizon, il ne me fait pas penser à cet autre paysage que je verrais si j'y étais, celui-ci à un troisième paysage et ainsi de suite, je ne me représente rien, mais tous les paysages sont déjà là dans l'enchaînement concordant et l'infinité ouverte de leurs perspectives. [...] Dans l'horizon intérieur et extérieur de la chose ou du paysage, il y a une co-présence ou une co-existence des profils qui se noue à travers l'espace et le temps. Le monde naturel est l'horizon de tous les horizons. [...] Par mon champ perceptif avec ses horizons spatiaux, je suis présent à mon entourage, je coexiste avec tous les autres paysages qui s'étendent au-delà, et toutes ces perspectives forment ensemble une seule vague temporelle, un instant du monde."M.MERLEAU PONTY.PHENOMENOLOGIE DE LA PERCEPTION
À ce titre, on ne s'étonnera pas qu'il puisse être peut être l'objet d'une vision artistique (et le terme a pris en peinture un sens spécifique venant à désigner un tableau « où la nature tient le premier rôle et où les figures d'hommes ou d'animaux ne sont que des accessoires ») décrite par le poète ou représentée par le peintre. Le terme a gagné par analogie la littérature. Ainsi en Europe, la notion de paysage au sens actuel est apparue à la Renaissance dans le milieu des peintres. Il s'agit là clairement d'un phénomène historique et culturel, non point naturel. En d'autres termes, le paysage n'est pas un objet universel. Son existence requiert qu'une certaine société se représente son environnement d'une certaine manière. Utiliser cette notion indifféremment, comme si toute société, à toute époque, percevait son environnement comme un paysage, c'est faire preuve d'ethnocentrisme ou commettre un anachronisme. Parler de « paysage » demande du discernement.
Le mot a ainsi une infinité de sens propres et figurés, qui correspondent à des démarches diverses. Ainsi le regard de l'historien distinguera certains « lieux de mémoires » (Valmy, Verdun) Le tourisme et l'exotisme y verront des curiosités naturelles (montagnes, déserts...) et des monuments. (la muraille de Chine, les pyramides, Angkor). En passant par l'autoroute, voit-on la Sainte-Baume comme une montagne moyenne méditerranéenne ou comme un paysage de Cezanne ? Un militaire ne voit-il pas un défilement là où le géographe voit un chemin creux, élément d'un paysage de bocage et où le poète verra une allée ombreuse et fraîche propice à l'ébat des Muses ? L'œil de Lévi-Strauss y distingue les fondements du structuralisme :
« Je range encore parmi mes plus chers souvenirs, moins telle équipée dans une zone inconnue du Brésil central que la poursuite au flanc d'un causse languedocien de la ligne de contact entre deux couches géologiques. Il s'agit là de bien autre chose que d'une promenade ou d'une simple exploration de l'espace : cette quête incohérente pour un observateur non prévenu offre à mes yeux l'image même de la connaissance, des difficultés qu'elle oppose, des joies qu'on peut en espérer.
« Tout paysage se présente d'abord comme un immense désordre qui laisse libre de choisir le sens qu'on préfère lui donner. Mais, au delà des spéculations agricoles, des accidents géographiques, des avatars de l'histoire et de la préhistoire, le sens auguste entre tous n'est-il pas celui qui précède, commande et, dans une large mesure, explique les autres ? Cette ligne pâle et brouillée, cette différence souvent imperceptible dans la forme et la consistance des débris rocheux témoignent que là où je vois aujourd'hui un terroir aride, deux océans se sont jadis succédé. Suivant à la trace les preuves de leur stagnation millénaire et franchissant tous les obstacles — parois abruptes, éboulements, broussailles, cultures — indifférent aux sentiers comme aux barrières, on paraît agir à contresens. Or, cette insubordination a pour seul but de recouvrer un maître-sens, obscur sans doute, mais dont chacun des autres est la transposition partielle ou déformée. TRISTES TROPIQUES/comment on devient ethnologue.
Le mot paysage, opère donc une mise en relation de multiples éléments. Comme concept ordonnateur de la géographie, il rassemble en un ensemble cohérent toute une série d'éléments relevant tant de la géographie physique, comme la topographie, la géomorphologie, le couvert végétal, le temps et le climat que de la géographie humaine, habitat rural ou urbain, principales activités humaines inscrites dans l'espace. Le géographe en définissant dans l'espace des paysages crée autant d'objets géographiques qu'il lui appartient d'analyser, de comprendre et d'expliquer. Ceci posé, du point de vue épistémologique, il découle que cette notion doit être discutée pour se méfier d'anachronismes pouvant dériver de la projection sur une époque de la conception actuelle du paysage»
Le paysage réalité de la recherche géographique est pour chacun une réalité de vie quotidienne : il est l'environnement des hommes. Ce rapport est lié à une représentation. La représentation du paysage à un moment donné de l'histoire apporte des précisions dans le domaine de l'histoire de la connaissance, des sciences, de l'esprit scientifique, dans celui de l'histoire des mentalités, des sensibilités, des valeurs et bien entendu dans cette activité humaine qui va de la réalité - ou de l'idée de la réalité à un moment donné, dans un espace donné - à la représentation de la réalité par des «médiateurs» s'adressant à un public (les artistes par exemple).
« Que font les pays, leurs paysages? Nous comprenons que tels d'entre eux s'efforcent vers une mesure qui les rassure, la semence y produit l'épi, que d'autres tendent à l'infini des sens, jusqu'au vertige, que ceux-ci s'entourent d'embruns et de gouttes, d'eaux ou de lumières, et que ceux-là s'enivrent de tourbillons de feuilles et de bois noir intaillable et de clairières plus lumineuses qu'un troupeau de bêtes à feu, et qu'il en est aussi qui s'amassent en villes et villages plus enserrés que des cartonnages, derrière leurs ponts enfouis ou suspendus : que les temps courent sur eux avec une égale constance et tant d'inégales dispositions, et que le temps des vergers de glaces n'est pas le temps des plantations du désert, ni celui des mares à riz ni celui des cannes coupantes, cannes à sucre et à fiel, et que pourtant c'est là aussi le temps de l'infinie Relation, le même : les pays et les paysages y susciteraient (c'est ce qu'ils font) que les hommes, les femmes et les enfants au ventre nu rêvent à ces diversités concourantes, et goûtent le plaisir inouï de la frontière, quand ellechange en elle-même et qu'à l'infini des étendues elle les enchante de passer » .
Par les feux, par les fers, par l'argile immortelle. EDOUARD GLISSANT .POETIQUE DE LA RELATION.
Pour schématiser, trois éléments principaux vont constituer l'essentiel de la notion : Le premier est le pays dont il est une partie ; ce mot pays désigne, comme on l'a vu, l'espace géographique plus ou moins nettement limité et considéré surtout dans son aspect physique. Le deuxième est la nature, qui peut elle-même être analysée en deux ensembles régis indépendamment de l'homme par des lois qui sont les conditions proposées aux sociétés humaines par le milieu. L'écosystème. Celui-ci réunit un ensemble d'éléments physiques et d'organismes vivants. Les éléments physiques sont le relief, le climat, les sols, les eaux, l'air ; ils constituent l'environnement abiotique. Autre ensemble, les organismes vivants –,la communauté biotique –les animaux qui y vivent et les plantes qui y croissent. Le troisième élément est le regard de l'homme qui fait qu'il existe comme tel. Et ce n'est pas un spectateur simplement passif ; mais un agent modificateur. Pour tenir compte de ce dernier aspect, les géographes préfèrent à la notion d'écosystème celle de géosystème : « l'écosystème est dans le paysage ; il n'est pas tout le paysage » (G. Bertrand). La diversité de ces composantes s'inscrit dans la diversité des paysages. C'est en étudiant la relation que les Japonais entretiennent avec leur milieu géographique qu'Augustin Berque a découvert qu'il ne pouvait dissocier ses composantes physiques de ses résonances existentielles et symboliques. Ainsi, la pluie "est bien autre chose qu'une précipitation d'eau (sa forme objective)" : "Telle pluie ne tombe qu'en telle saison, voire à tel moment de la journée, parce qu'elle est inséparable de tout un monde de sensations, d'émotions, d'évocations dont l'enchaînement plus ou moins codifié l'enclave dans un certain paysage." "Le sentiment de la nature", aux yeux de Berque, "ne se décompose pas en «données objectives» d'une part, en «images subjectives» d'autre part" : "II intègre le subjectif et l'objectif dans une construction douée d'une logique intrinsèque."
« La naissance du paysage est une question proprement écouménale. En effet, elle ne signifie rien en termes positivistes : le paysage étant là un objet, i.e. l'étendue terrestre, il y a toujours eu, il y a partout du paysage, qu'il se trouve ou non des sujets humains pour le voir en tant que tel. Symétriquement, cette question ne signifie rien non plus pour le subjectivisme : le paysage étant là issu d'un regard dont il est le miroir, il suffit qu'il existe des sujets humains pour que l'environnement soit un paysage. Dans le premier cas, le paysage est aussi vieux que la Terre (et, pourquoi pas, que l'Univers) ; et dans le second, aussi vieux que l'humanité. Ces deux positions apparemment hétérogènes sont en fait issues d'une même source : le dualisme moderne, qui nous impose de considérer les choses ou bien en termes objectifs, ou bien en termes subjectifs. Or le fait avéré que la notion de paysage est apparue à un certain moment de l'histoire ne cadre ni avec la première, ni avec la seconde position. Trajectif, ce fait n'entre tout simplement pas dans la vision du monde ; en l'occurrence, de saisir ce qu'impliquent les systèmes symboliques utilisés là où nous utilisons, nous, des notions telles que « paysage », ou « nature » ; ainsi que leurs liens avec les systèmes techniques et les écosystèmes qui vont avec dans un certain milieu… »
Je soutiens que pour que l'on puisse à bon droit parler de l'existence du paysage comme tel, il faut que les sept critères suivants soient remplis (par ordre de discrimination décroissante) : 1. Des traités sur le paysage, manifestant qu'on en a conscience comme tel ; 2. un ou des mots pour dire « paysage » ; 3. des peintures de paysage ; 4. une architecture privilégiant la vue du paysage ; 5. des jardins d'agrément ; 6. une toponymie vantant la beauté de l'environnement ; 7. une littérature (orale ou écrite) vantant la beauté de l'environnement » A.BERQUE. HISTOIRE DE L'HABITAT IDEAL.LES MARCHES DU TEMPS.
Il ressort de ses distinctions qu'il y a deux attitudes possibles à l'encontre du paysage L'une est celle des sciences de la nature, pour lesquelles étudier le paysage est une morphologie de l'environnement. Pourtant, comme le remarque A. Berque, étudier un habitat humain n'équivaut pas a étudier un récif corallien, parce que les sociétés humaines habitent la planète différemment suivant leurs cultures, et si ces différences apparaissent dans le paysage, leurs raisons n'y sont pas visibles. Il faut comprendre pourquoi telle ou telle société interprète son environnement de telle ou telle manière, ce qui la conduit à y créer telle ou telle forme d'habitat.. Cela demande d'étudier le sens que les sociétés humaines donnent à leur environnement. Par exemple, cela demande de comprendre pourquoi les Européens, à la Renaissance, ont eu besoin d'inventer la notion de paysage pour exprimer ce sens, alors qu'au Moyen Age, ils n'en avaient pas besoin
Ernst Gombrich a proposé ainsi une théorie « révolutionnaire » de la peinture de paysage et une réponse au débat sur l'origine nordique ou italienne du paysage occidental. Cette demande fut pour lui le cadeau du Sud renaissant au Nord gothique .lié au développement du marché de l'art, la production étant stimulée par la demande, elle même favorisée par le cadre théorique instauré par l'humanisme. L'avènement d'un nouveau genre détermine un changement dans les perceptions: « Ainsi, alors qu'on considère que la « découverte du monde » est le principal motif qui explique l'essor de la peinture de paysage, nous avons presque envie de renverser la formule et d'affirmer l'antériorité de la peinture de paysage sur le « sentiment » du paysage ».
La découverte du paysage supposerait deux conditions. La première consiste dans la laïcisation des éléments naturels, qui n'étaient jusqu'ici » que des signes, distribués, ordonnés dans un espace sacré ». La seconde tient à une mise à distance de la nature, une opération de « retrait du sujet » que l'on saisit dans l'invention de la perspective linéaire selon Panofsky. En résumé, la découverte du paysage au même moment que la révolution « copernicienne » lui est homologue: elle est la forme symbolique de l'émergence du monde moderne, ce monde objectivé dont s'est soustraite la conscience de sujet. Chez Van Eyck, on note l'apparition de la fenêtre, intérieure au tableau, mais qui s'ouvre sur l'extérieur. Cette trouvaille est tout simplement l'invention du paysage occidental. La fenêtre est en effet le cadre qui, isolant, enchâssant dans le tableau le paysage, institue le pays. il n'est pas certain non plus que la civilisation romaine ait ignoré des mots pour dire le paysage.
« Le cas du paysage, qui comprend virtuellement toutes les choses de l'existence, implique de nombreux systèmes symboliques. Il faut les analyser pour sonder le sens de ce référent. Par exemple, il faut analyser les mots qui, dans une certaine société, représentent l'environnement, comme le font le mot « paysage » et ses équivalents dans les langues européennes depuis la Renaissance. La tâche n'est pas facile, car de tels mots sont pris dans une certaine vision du monde, et aucune vision du monde ne peut se réduire à une autre. On doit l'interpréter dans sa logique propre, par une méthode herméneutique. »A.BERQUE. LE PRINCIPE DE ZONG BING - PAYSAGE ET DÉPASSEMENT DE LA MODERNITÉ
Le fait est que, dans de nombreuses visions du monde, il n'existe ou n'existait pas d'équivalent de « paysage ». D'autre notions en tiennent ou en tenaient lieu, dont les langues européennes modernes n'ont pas l'équivalent. Prenons un exemple déjà vu par ailleurs : qu'il y ait un paysage pour le touriste qui traverse le désert central australien, nul n'en doute. Même chose pour l'australien blanc, urbain en vacances. En est-il de même pour l'aborigène, propriétaire clanique d'un territoire? On ne traduit pas Tjukurrpa, par paysage mais par Dream Time, le Temps Du Rêve, même s'il s'agit là du pays réel et que l'aborigène et nous ont les mêmes structures visuelles. Pour les Aborigènes, la terre est couverte d'un système de signes, telles les traces que pistent les chasseurs qui se déplacent non pas dans un simple décor mais dans un domaine chargé de significations.
Les pas des ancêtres ont pour eux laissé de véritables empreintes dans les chemins qu'ils tracèrent sur le sol ou sur les gravures présentes sur les plateaux rocheux ou sur les rocs. Les dessins d'empreintes, humaines ou animales, (certains animaux tels que l'émeu, le serpent ou le kangourou sont en général figurés par des empreintes de pieds ou des traces du corps aisément identifiable)s,permettent de figurer un lieu sur une peinture. Pour signaler un site, il suffit de transposer l'empreinte laissée sur la terre sur une peinture ou une sculpture au sol, où elle marquera la présence de l'ancêtre dans le paysage.
Les éléments topographiques du paysage sont donc les marques les plus manifestes de la présence des ancêtres. Lorsque les hommes parcourent ce paysage, ils se remémorent les grandes épopées qui l'ont façonné.
« On dit souvent dit que les peintures aborigènes sont des cartes géographiques, ce qui est vrai en un certain sens seulement . Carte est en effet un terme ambiguë dans ce contexte : il est difficile sans ethnocentrisme d'appliquer tel quel le concept occidental de carte topographique aux formes culturelles aborigènes. On décrit souvent les peintures comme des vues aériennes de certaines régions - comme si elles constituaient une tradition aborigène de photographie aérienne. Voir les peintures sous cet angle est séduisant pour les hommes d'une autre culture, qui pensent ainsi saisir ce qu'est l'art aborigène. La majeure partie des créations aborigènes s'intéresse au paysage; certaines peintures et certains motifs représentent avec force détails la topographie de lieux précis. Mais pousser trop loin l'analogie entre art aborigène et cartes géographiques constitue une simplification exagérée et une méconnaissance « .
« Les ancêtres du Temps du Rêve existaient avant que le paysage ne prenne forme : ils l'ont modelé et l'ont chargé de sens. Les peintures aborigènes sont des représentations conceptuelles qui suggèrent une certaine appréhension du paysage, et non des relevés topographiques. Quand elles représentent les caractéristiques d'un territoire, elles n'entendent pas indiquer les reliefs, mais plutôt la symbolique mythologique du site.(c'est moi qui souligne !) howard morphy .l'art aborigene .phaidon
Cidessus: 1)paysage/aquarelle Aranda, première manifestation artistique,d'influence occidentale .2)paysage symbolisant un Rêve traditionnel.
Dans cette « optique », le paysage va bien au delà de que ce qui est physiquement visible dans l'environnement ; cela du simple fait que nous interprétons nécessairement, d'une manière qui est propre à notre culture, ce qui est pour nous la réalité.
Le regard transforme le site en paysage et rend possible son "artialisation", l'art pouvant, en retour, l'orienter et l'informer. Il constitue une première mise en forme des données sensibles mais c'est un regard lourd de toute une histoire, de toute une culture individuelle et collective. ; il est à sa manière artiste "paysageur, "acte esthétique", mais aussi un acte de pensée.
On est amené à s'affranchir du dualisme invétéré de la pensée occidentale, à dépasser un certain nombre d'oppositions qui la structurent, comme celles du sens et du sensible, du visible et de l'invisible, du sujet et de l'objet, de la pensée et de l'étendue, de l'esprit et du corps, de la nature et de la culture. Entre ces termes que notre tradition philosophique oppose ou subordonne l'un à l'autre, le paysage instaure une interaction, qui nous invite à penser autrement. La relation qu'établit l'expérience du paysage entre une étendue de pays et celui qui l'observe est une modalité spécifiquement humaine du lien qui unit tout être vivant à son milieu. Un environnement n'est susceptible de devenir un paysage qu'à partir du moment où il est perçu par un sujet, lequel y projette, de manière pré-reflexive tout un vocabulaire de souvenirs, de symboles, voire de mythes . Il construit ainsi son "monde" (Umwelt), distinct de l'entourage objectif, en tissant des relations comme autant de fils d'araignée avec certaines caractéristiques des choses et les entrelace pour faire un réseau qui porte son existence.
« Combien depuis ce jour, dans mes promenades du côté de Guermantes, il me parut plus affligeant encore qu'auparavant de n'avoir pas de dispositions pour les lettres, et de devoir renoncer à être jamais un écrivain célèbre ! Alors, bien en dehors de toutes ces préoccupations littéraires et ne s'y rattachant en rien, tout d'un coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l'odeur d'un chemin me faisaient arrêter par un plaisir particulier qu'ils me donnaient, et aussi parce qu'ils avaient l'air de cacher, au delà de ce que je voyais, quelque chose qu'ils invitaient à venir prendre et que malgré mes efforts je n'arrivais pas à découvrir. Comme je sentais que cela se trouvait en eux, je restais là, immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d'aller avec ma pensée au delà de l'image ou de l'odeur… Et s'il me fallait rattraper mon grand-père, poursuivre ma route, je cherchais à les retrouver en fermant les yeux; je m'attachais à me rappeler exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre, qui, sans que je pusse comprendre pourquoi, m'avaient semblé pleines, prêtes à s'entrouvrir, à me livrer ce dont elles n'étaient qu'un couvercle. .. Aussi1 le côté de Méséglise et le côté de Guermantes restent-ils pour moi liés à bien des petits événements de celle de toutes les diverses vies que nous menons parallèlement, qui est la plus pleine de péripéties, la plus riche en épisodes, je veux dire la vie intellectuelle. Sans doute elle progresse en nous insensiblement, et les vérités qui en ont changé pour nous le sens et l'aspect, qui nous ont ouvert de nouveaux chemins, nous en préparions depuis longtemps la découverte; mais c'était sans le savoir; et elles ne datent pour nous que du jour, de la minute où elles nous sont devenues visibles. Les fleurs qui jouaient alors sur l'herbe, l'eau qui passait au soleil, tout le paysage qui environna leur apparition continue à accompagner leur souvenir de son visage inconscient ou distrait; et certes quand ils étaient longuement contemplés par cet humble passant, par cet enfant qui rêvait — comme l'est un roi, par un mémorialiste perdu dans la foule, — ce coin de nature, ce bout de jardin n'eussent pu penser que ce serait grâce à lui qu'ils seraient appelés à survivre en leurs particularités les plus éphémères; et pourtant ce parfum d'aubépine qui butine le long de la haie où les églantiers le remplaceront bientôt, un bruit de pas sans écho sur le gravier d'une allée, une bulle formée contre une plante aquatique par l'eau de la rivière et qui crève aussitôt, mon exaltation les a portés et a réussi à leur faire traverser tant d'années successives, tandis qu'alentour les chemins se sont effacés et que sont morts ceux qui les foulèrent et le souvenir de ceux qui les foulèrent. Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d'or, ont constitué à tout jamais pour moi la figure des pays où j'aimerais vivre, où j'exige avant tout qu'on puisse aller à la pêche, se promener en canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au milieu des blés, ainsi qu'était Saint-André-des-Champs, une église monumentale, rustique et dorée comme une meule; et les bluets, les aubépines, les pommiers qu'il m'arrive, quand je voyage, de rencontrer encore dans les champs, parce qu'ils sont situés à la même profondeur, au niveau de mon passé, sont immédiatement en communication avec mon cœur de même ce que je veux revoir, c'est le côté de Guermantes que j'ai connu, avec la ferme qui est un peu éloignée des deux suivantes serrées l'une contre l'autre, à l'entrée de l'allée des chênes; ce sont ces prairies où, quand le soleil les rend réfléchissantes comme une mare, se dessinent les feuilles des pommiers, c'est ce paysage dont parfois, la nuit dans mes rêves, l'individualité m'étreint avec une puissance presque fantastique et que je ne peux plus retrouver au réveil. Sans doute pour avoir à jamais indissolublement uni en moi des impressions différentes, rien que parce qu'ils me les avaient fait éprouver en même temps, le côté de Méséglise ou le côté de Guermantes m'ont exposé, pour l'avenir, à bien des déceptions et même à bien des fautes. Car souvent j'ai voulu revoir une personne sans discerner que c'était simplement parce qu'elle me rappelait une haie d'aubépines, et j'ai été induit à croire, à faire croire à un regain d'affection, par un simple désir de voyage. Mais par là même aussi, et en restant présents en celles de mes impressions d'aujourd'hui auxquelles ils peuvent se relier, ils leur donnent des assises, de la profondeur, une dimension de plus qu'aux autres.il leur ajoutent un charme, une signification qui n'est que pour moi ». M.PROUST. DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN.A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU.
Bonjour,
Excusez-moi, juste pour que vous rectifiez : ce n'est pas le massif de la Sainte-Baume que nous voyons là, mais la montagne Sainte-Victoire.
Bien à vous.
Rédigé par : guillaume | vendredi 19 avr 2013 à 18h01