ESPACES DE CULTURES ,ANTHROPOLOGIE,PHILOSOPHIE,VOYAGES...
SUIVEURS DE PISTES,DE SAISONS ,LEVEURS DE CAMPEMENTS DANS LE PETIT VENT DE L'AUBE ; Ô CHERCHEURS DE POINTS D'EAU SUR L'ECORCE DU MONDE. Ô CHERCHEURS,Ô TROUVEURS DE RAISONS POUR S'EN ALLER AILLEURS"...
SAINT JOHN PERSE .ANABASE.
Eberhard Fischer ethnologue, ancien directeur du Rietberg Museum de Zürich et Lorenz Homberger, ancien conservateur de l'art africain et océanien au Rietberg Museum de Zürich
Réunissant près de 200 œuvres historiques et contemporaines, l’exposition met à l’honneur les grands sculpteurs et les écoles de sculpture de Côte d’Ivoire et de ses pays limitrophes. Elle propose une découverte de l’histoire de l’art en Afrique de l’Ouest et de ses chefs-d’œuvre.
Trop souvent considéré en Occident comme une activité artisanale uniquement impliquée dans des activités rituelles, l’art africain – à l’instar de l’art occidental – est le fait d’artistes individuels dont les œuvres témoignent d’un savoir-faire artistique exceptionnel et personnel.
L’exposition resitue les sculptures dans le contexte religieux et stylistique des Ateliers du 19e et début du 20e siècle, notamment chez les Sénoufo, les Lobi, les Dan ou encore les Baoulé, en les considérant sous l’angle de leur force esthétique et de la singularité de leur créateur.
L’exposition présente également des installations et œuvres d’artistes contemporains : la nouvelle génération d’artistes africains « transnationaux », héritière des grands artistes du passé, met en avant la continuité créative des sculpteurs d’Afrique de l’Ouest dans la période postcoloniale.
Simplifier, réduire le sujet à l'essentiel, n'était qu'une première étape primitiviste . Il s'agissait aussi pour l'artiste de généraliser à la fois l'espace et les figures de façon à leur ôter tout aspect circonstanciel, que ces aspects se trouvent liés à un état d'esprit particulier, où associés à un lieu et à un temps définis. Il s'agit, en somme, de bannir « l'épisode ». C'est sur ce point que le modèle de l'« art nègre » semble jouer un premier rôle crucial : comme C. Einstein l'écrira quelques années plus tard à propos de la sculpture africaine, « l'art des primitifs connaît le masque, mais ignore le portrait». Pour qu'une image soit intense à la manière imaginée par les primitivistes, il n'est nullement nécessaire d'insister sur la caractérisation psychologique de la figure humaine. Il faut au contraire qu'elle soit relativement impersonnelle, presque anonyme. C'est par cette voie qu'elle peut devenir généralisable à la manière d'un symbole :
« Ce qui caractérise les sculptures nègres, c'est une forte autonomie des parties ; ceci aussi est fixé par une règle religieuse. L'orientation de ces parties est fixée non en fonction du spectateur mais en fonction d'elles-mêmes ; elles sont ressenties à partir de la masse compacte, et non avec un recul qui les affaiblirait. C'est ainsi qu'elles-mêmes et leurs limites s'en trouvent renforcées…
Un tel art matérialisera rarement l'aspect métaphysique, puisque c'est pour lui un préalable évident. Il lui faudra se révéler entièrement dans la perfection de la forme et se concentrer en elle avec une étonnante intensité, c'est-à-dire que la forme sera élaborée jusqu'à ce qu'elle soit parfaitement refermée sur elle-même. Un puissant réalisme de la forme va apparaître, car c'est ainsi seulement qu'entrent en action les forces qui ne parviennent pas à la forme par des voies abstraites ou celles de la réaction polémique, mais qui sont immédiatement forme.
Dans un réalisme formel — nous n'entendons pas par là un réalisme de l'imitation — la transcendance existe ; car l'imitation est exclue ; qui donc un dieu pourrait-il imiter, à qui pourrait-il se soumettre ? Il s'ensuit un réalisme logique de la forme transcendantale. L'œuvre d'art ne sera pas perçue comme une création arbitraire et superficielle, mais au contraire comme une réalité mythique qui dépasse en force la réalité naturelle. L'œuvre d'art est réelle grâce à sa forme close ; comme elle est autonome et surpuissante, le sentiment de distance va contraindre à un art prodigieux d'intensité.
L'œuvre d'art nègre n'a, pour des raisons formelles, et religieuses aussi, qu'une seule interprétation possible. Elle ne signifie rien, elle n'est pas symbole ; elle est le dieu qui conserve sa réalité mythique close, dans laquelle il inclut l'adorateur, le transforme lui aussi en être mythique et abolit son existence humaine. »Carl Einstein.Negerplastick
A l'automne 1906 lorsque Matisse revint à Paris, son intérêt pour l'art africain était devenu assez puissant pour qu'il fît l'acquisition d'une petite sculpture africaine. Peu de temps après, peut-être vers la fin de 1906, il entreprit la seule nature morte dans laquelle il représenta une véritable sculpture africaine mais laissa l'œuvre inachevée, ce qui indique peut-être une incertitude pour lui-même à l'égard de l'exotique, en même temps que sa conscience du besoin de travailler dans la direction d'une synthèse. Ce développement ne devait pas se faire attendre. Lorsqu'il retourna à Collioure au début de 1907, il commença à travailler à l'une de ses sculptures les plus importantes, le Nu couché I, et il peignit peu après le Nu bleu (Souvenir de Biskra) qui marquait un tournant crucial dans son art.
« L'intervention de l'art nègre entre 1906 et 1911 s'est produite, dans la sculpture de Matisse, à plusieurs niveaux de plus en plus complexes. Matisse d'abord retenu un encouragement dans sa volonté de généraliser les figures, J'en donner des expressions visuellement simples mais synthétiques ; il a été amené progressivement à voir dans la statuaire africaine, - en premier lieu par le biais de problèmes techniques limités, comme celui des articulations, puis par celui de l'architecture et de la spécification des masses - un ensemble équilibré de masses pondérables, créant le rythme indépendamment du mouvement et de l'attitude imposés à la figure. Ce problème résolu et maîtrisé, Matisse situe les hypothèses au niveau de l'agencement des masses, sans recourir à leur développement dans l'espace. Et il se pose un problème dont la solution si limitée apparaisse-t-elle aujourd'hui par rapport à celle qui lui fut donnée ultérieurement pèsera sur le développement de la sculpture d'avant-garde : le problème de la concentration des éléments dans un organisme plastique clos mène, au-delà des sculpteurs cubistes, à Brancusi. Il devait également conduire Matisse à la notion de « montage » qui est à l'origine d'un autre aspect de la sculpture d'avant-garde. ». Jean Laude .La Peinture Française Et L'art Nègre
Jusque-là, Matisse avait sculpté d'après le modèle vivant ; son modelé combinait des notations tactiles et visuelles définissant des surfaces qui respectaient la structure anatomique sous-jacente. Sa sculpture reprend la pose de « l'Ariane endormie » antique. Cette pose aux jambes repliées, avec un bras au-dessus de la tête, avait aussi été utilisée depuis la fin du XVe siècle pour représenter Vénus et d'autres figures erotiques.. Le motif avait persisté jusqu'au XIXe siècle ; Ingres l'avait repris pour certaines de ses odalisques,L'élaboration par Matisse d'une pose semblable au début de 1907 dans le Nu couché I comme dans le Nu bleutémoignait de son désir de créer à la fois un moderne équivalent de la Vénus ancienne, mais d'une façon plus significative encore, une sorte de Vénus primitive. elle devint un des motifs importants de ses peintures, dont la Joie De Vivre.
« Le Nu couché I » n'a pas été exécuté directement d'après le modèle mais de mémoire et d'imagination, ce qui permit à Matisse de restructurer le corps humain avec une plus grande liberté. Jean Laude y voit plusieurs traits caractéristiques selon ce Matisse appelait « les plans et les proportions inventés » de la sculpture africaine, et attestent une inflexion africaine. La tête assez grosse, les seins sphériques et les fesses bulbeuses rappelleraient des caractères courants dans cette sculpture, de même que la forte accentuation des diverses parties du corps et la façon dont ces volumes forment un contrepoint à l'articulation anatomique de la figure, plutôt qu'ils ne s'harmonisent avec elle. « Ainsi, bien que la pose de cette sculpture soit traditionnellement européenne, elle montre dans le traitement formel une réponse subtile mais très réelle à la restructuration imaginative du corps humain que Matisse admirait dans l'art africain. »
le Nu couché de 1907, plus qu'un emploi formel à l'art africain reste dans l'esprit de celui-ci.Il ne vise pas à figurer telle ou telle femme définie. L'absence des traits du visage indique qu'il ne s'agit pas d'un portrait et que toute psychologie est exclue . le Nu couché ne nous renvoie donc à rien et à personne d'autre qu'à lui-même, tel qu'il résulte d'un agencement de volumes. Matisse dira plus tard à propos de ses tableaux de nus : « je ne peins pas une femme, je peins un tableau ! ». Sa sculpture paraphrase ainsi ce que Maurice Denis avait dit de la peinture : avant d'être une femme, elle est une œuvre à trois dimensions composées de volumes assemblées en un certain ordre. Il rompait ainsi avec l'académisme mais surtout avec l'art tel qu'il existait depuis la Renaissance. Ni psychologique, ni allégorique, une sculpture de Matisse, dès le Nu couché, exprime un effort pour ouvrir des voies nouvelles. .
Pour être des œuvres autonomes et parfaitement abouties, les sculptures de Matisse ne présentent qu'une part quantitativement peu importante de la production de l'artiste. Indépendamment de leur valeur intrinsèque, elles possèdent cependant une valeur historique indéniable : elles scandent les moments où Matisse prend possession de nouveaux problèmes et s'engage dans un approfondissement des hypothèses précédentes : elles ont agi sur l'évolution ultérieure de la sculpture d'avant-garde
« Dans le domaine de la sculpture, le dialogue de Matisse avec la statuaire nègre fut poursuivi sur les bases mêmes où il avait été amorcé. Les emprunts de formes à l'art africain furent limités à des détails n'ayant guère une réelle valeur démonstrative. Par contre, au niveau des conceptions et du rôle qui était dévolu, par Matisse, à sa propre sculpture, la méditation fut plus poussée.
À de rares exceptions près, le sculpteur africain ne réalise pas de portraits. Pas davantage, il ne réalise des allégories plus ou moins déguisées. Les sculptures, répandues dans certains groupes africains et qui figurent une femme allaitant son enfant ou le portant, ne sont pas des maternités. Ou du moins, elles ne le sont pas au sens de la sculpture académique européenne. Elles sont débarrassées de l'attirail sentimental qu'elles pourraient susciter et qui généralement passe en fraude sous le couvert des idées abstraites. Elles visent beaucoup moins à donner une image touchante et attendrie d'un spectacle familier qu'à s'approprier des forces éparses dans la nature, qu'à incarner l'idée de la fécondité. Elles ne sont pas des symboles de ces forces et n'en proposent pas une image dans la distance du regard. Ce sont des instruments 'lui, par leur manipulation rituelle, permettent d'assurer la continuité de la famille et la production des biens terrestres. » . Jean Laude .La Peinture Française Et L'art Nègre
Matisse entreprit le Nu bleuaprès avoir travaillé pendant un certain temps au Nu couché I(qui avait failli être détruit à la suite d'un incident dans l'atelier).C'est la première peinture importante que Matisse exécuta après la mort de Cézanne survenue en octobre 1906. A la fois donc, une sorte d'hommage à Cézanne et l'affirmation d'une nouvelle liberté par rapport à ses conventions, à laquelle Matisse était parvenu en partie grâce à son étude de l'art africain. En vérité, le Nu bleu, qui était clairement voulu comme un nu « anti-Salon », constituait une sorte de défi à La Grande Odalisque d'Ingres et à l'Olympia de Manet qui venaient juste d'être accrochées ensemble au Louvre.
Dans le Nu bleu, Matisse poussait plus loin les possibilités symboliques qu'il avait commencées à explorer l'année précédente. Pour mettre au point l'image, il utilisa ses souvenirs de l'oasis de Biskra en Algérie qui conféraient au tableau un sujet nord-africain, ainsi qu'une référence formelle noire africaine. Cette peinture ne constitue pas une transcription littérale de quelque chose que Matisse avait vu, mais plutôt, comme dit précédemment à propos de ses voyages, l'image symbolique de l'effet qu'avait produit sur son imagination son expérience de l'Afrique. Une oasis fraiche au milieu des palmiers avec une abondance d'eau, une luxuriance de plantes et de jardins contrastant avec le désert. Aussi chercha –t-il dans le Nu bleu à incarner cette force de vie par le dynamisme de l'œuvre. Une composition d'arcs et de courbes reliant la figure au paysage comme si la femme puisait son énergie de la terre.
« Ce qui donne à l'image sa cohérence, outre les « rimes » continues du corps de la femme et du paysage environnant, c'est la technique picturale : la figure dégage une force irradiante, manifestée par les pentimenti qui font écho et donnent de l'amplitude aux bras, aux fesses, aux jambes et à la partie supérieure des seins. La figure, qui n'est ni vue d'un point unique, ni fixée à un seul emplacement, est rendue avec un dynamisme et une fluidité plus intenses que dans aucune autre œuvre antérieure de Matisse. Le jeu très riche de renvois entre la figure et le fond, et entre l'image et la surface peinte transmet un sentiment de matérialisation et d'érosion de l'espace lui-même. Il suggère aussi un flux temporel : la réalité est appréhendée dans les termes d'une interaction de l'énergie et de la matière ; la forme génératrice de la femme à la fois contenue par la terre qui l'entoure et jaillissant d'elle semble réellement donner vie aux formes environnantes. Les métaphores du sujet sont inséparables de son incarnation formelle. C'est ici, plutôt que dans les Baigneuses de Derain, que nous voyons la première peinture « à associer ce qui [...] venait de Cézanne et ce qui [...] venait de l'art nègre ». Ainsi, le Nu bleu était une étape importante non seulement dans le développement formel de l'art de Matisse, mais encore dans le développement de son répertoire symbolique. Il anticipe les compositions de figures primitivistes telles que Les Baigneuses à la tortue et enfin La Danse, qui allaient l'occuper pendant les quelques années qui suivirent.
« Une femme nue, laide, étendue dans l'herbe d'un bleu opaque, sous des palmiers », voilà ce qu'écrivait Louis Vaux-celles du Nu bleu. Matisse défendit son tableau en répondant par une analyse dont on trouvera des échos chez Braque et d'autres, affirmant que s'il rencontrait une telle femme dans la rue, il s'enfuirait terrorisé, mais que son propos n'était pas de créer une femme mais de faire un tableau. Cette concentration sur les moyens formels plutôt que sur le sujet de la peinture sous-tend également l'appréciation par Matisse des qualités de la sculpture africaine, avec ses « plans et ses proportions inventés ». Max Weber se rappelait que, à peu près un an plus tard, quand Matisse montrait à ses étudiants des pièces africaines de sa collection, « il prenait une statuette dans ses mains, nous faisant remarquer ses qualités sculpturales authentiques et instinctives telles que la merveilleuse exécution, le sens unique des proportions, la subtile et palpitante plénitude de la forme et de l'équilibre qui étaient en elles. » Jack D. Flam. Matisse Et Les fauves. Dans. W.Rubin.Le Primitivisme Dans L'art Du 20ème Siècle
J.D.Flams'est attaché à étudier et à souligner les influences ultérieures du tribal sur l'art de Matisse. Ainsi Jeannette V la dernière tête de la série des Jeannette, généralement datée entre 1910 et 1913. L' 'inspiration pour cette tête renverrait à une figure Bambara figurant dans la collection du peintre et présente dans le tryptique des trois sœurs. On retrouverait aussi des proportions de la sculpture africaine dans les deux versions deLuxe(1907) comme la partie supérieure du torse, le développement de la tête, ou le cou étiré .
Vers les années 1912/13, Matisse connut une période « dite de tension ou d'austérité où Les schémas de construction tendent à devenir plus rigides avec de larges plans, de préférence à l'aide de lignes droites et de contours anguleux. Il s'est engagé dans cette «synthèse géométrique» que l'on avait déjà décelée dans les œuvres dites de «Moscou» telles que La Danse, La Conversation et qui a triomphé dans Les Demoiselles à la rivière et Les Marocains de 1916.Devint-il alors cubiste ? Ce serait oublier que le cubisme, hormis Juan Gris, délaisse la couleur. Ce serait méconnaitre que l'époque est au malheur de la guerre et quelle requiert de la gravité. On ne peint pas, en effet, de la même façon par temps d'euphorie et d'abondance ou en période de drame et de misère.
Ainsi le tableau Vue de Notre-Dame, 1914 où la simplification géométrique est des plus poussée : Avec ses diagonales créant la profondeur, ses verticales et horizontales formant une structure abstraite sur le fond bleu accentué par le bouquet vert c'est comme si le peintre, instinctivement, par la géométrie de l'église, s'isolait du monde réel.
« Il m'apparaît que ce mystère de La Porte-fenêtre tient d'abord à ce qu'à la différence de toutes les Fenêtre ouverte si nombreuses chez Matisse et bien d'autres peintres avec ou après lui, qui ouvrent sur un extérieur lumineux, l'ouverture de la porte-fenêtre est faite à l'inverse sur un espace ténébreux, que ce soit le jardin ou ce que nous verrons dans la suite des temps dans le silence habité des maisons. Mais, de plus, et je ne sais si Matisse en avait conscience ou non, aujourd'hui soudain, quand nous en voyons la date, 1914, et ce devait être l'été, ce mystère me donne le frisson. Que le peintre l'ait ou non voulu, cette porte-fenêtre, ce sur quoi elle ouvrait, elle est demeurée ouverte. C'était sur la guerre, c'est toujours sur l'événement qui va bouleverser dans l'obscurité la vie des hommes et des femmes invisible? L'avenir noir, le silence habité de l'avenir ». Aragon. Henri Matisse. Roman. Quarto. Gallimard.
C'est à ce moment que le peintre élaborera des structures durables les compositions sont marquées par de très nettes oppositions entre lignes droites et courbes, tension que l'on retrouve dans les nouveaux intérieurs et natures mortes géométriques ou encore les portraits que Matisse peint alors. Ainsi Les Coloquintes, Les pommes sur la table, sur fond vert,Portrait de Sarah Stein et d'Auguste Pellerin II. La géométrie a toujours joué un rôle capital chez Matisse, bien avant l'avènement du Cubisme. Il dit lui-même : «Je suis arrivé à posséder le sentiment de l'horizontale et de la verticale de façon à rendre expressives les obliques qui en résultent, ce qui n'est pas si facile ».Si pour le cubisme, la géométrie est une fin en soi, elle exprime chez lui et paradoxalement l'émotion ou un moyen de la libérer.la géométrie reste « dramatique » selon Pierre Schneider. Comme une œuvre « primitive elle introduit le « mystère ».
Matisse s'est ainsi toujours refusé à « l'abstraction pure » qu'il trouvait desséchante. Cela se marque dans sa peinture, par l'habitude constante de ne pas effacer les repentirs, de laisser dans le tableau des empreintes, des traces du parcours. Il y a toujours des symptômes du rôle séminal de certaines sensations, de certaines observations, même dans les œuvres de facture très schématique. À l'origine d'une œuvre, il peut donc y avoir une sensation-émotion que l'artiste ne peut ni renier ni oublier, l'anecdote peut avoir quelque chose d'irréductible. De même, au cours du travail pictural, le physique et le mental s'entremêlent plus que ne voudrait le reconnaître un peintre chez qui l'intelligence et la volonté n'abdiquent jamais. D'où sa surprise de voir dans l'escalier de Chtchoukine, plusieurs années après qu'il se fut séparé de ces œuvres, que l'exécution de la Danse et de la Musique était moins plate et impersonnelle qu'il ne le croyait, que le travail de la main avait compté, rendant plus complexe le rapport des surfaces et des couleurs. Les souvenirs laissés en place du travail sont donc, en même temps que les doublons, la preuve que l'anecdotique que Matisse dénonçait »(il n'est plus besoin d'un art anecdotique ») ne se laisse pas facilement éclipser dans un schéma abstrait .
La finalité n'est donc pas celle de ses contemporains qui ont inventés l'abstraction. Malevitch et Mondrian (comme ensuite Rothko) se sont voués à la recherche et à l'illustration d'un sigle unique, synthétique, condensant plastiquement et symbolisant l'univers : la rencontre de l'horizontale et de la verticale, le quadrillage de l'un, la croix de l'autre. Comme Kandinsky (Du Spirituel Dans L'art), la peinture s'accompagnait de gnoses théosophiques et de visée d'un sens totalitaire de l'univers. Matisse revendiquait bien son sens religieux de la vie (tout en étant parfaitement agnostique et indifférent quant aux dogmes religieux et ne pratiquant aucun culte) mais l'accès au sacré, à l'absolu passait toujours chez lui par la médiation de la singularité.(le sacré de la famille par exemple dans la Conversation ou les portraits iconiques de madame Matisse ou de Sarah Stein (dont il voulait exprimer le spiritualité.).
« Le visage humain m'a toujours beaucoup intéressé. J'ai même une assez remarquable mémoire pour les visages, même pour ceux que je n'ai vus qu'une seule fois. En les regardant je ne fais aucune psychologie mais je suis frappé par leur expression souvent particulière et profonde. Je n'ai pas besoin de formuler avec des mots l'intérêt qu'ils suscitent en moi; ils me retiennent probablement par leur particularité expressive et par un intérêt qui est entièrement d'ordre plastique.
C'est du premier choc de la contemplation d'un visage que dépend la sensation principale qui me conduit constamment pendant toute l'exécution d'un portrait.
J'ai beaucoup étudié la représentation du visage humain par le dessin pur et pour ne pas donner au résultat de mes efforts le caractère de mon travail personnel — comme un portrait de Raphaël est avant tout un portrait de Raphaël —je me suis efforcé, vers 1900, de copier littéralement le visage d'après des photographies ce qui me maintenait dans les limites du caractère apparent d'un modèle. Depuis j'ai quelquefois repris cette marche de travail. Tout en suivant l'impression produite sur moi par un visage, j'ai cherché à ne pas m'éloigner de sa construction anatomique.
J'ai fini par découvrir que la ressemblance d'un portrait vient de l'opposition qui existe entre le visage du modèle et les autres visages, en un mot de son asymétrie particulière. Chaque figure a son rythme particulier et c'est ce rythme qui crée la ressemblance. Pour les Occidentaux, les portraits les plus caractéristiques se trouvent chez les Allemands : Holbein, Durer et Lucas Cranach. Ils jouent avec l'asymétrie, la dissemblance des visages, à l'encontre des Méridionaux qui tendent le plus souvent à tout ramener à un type régulier, à une construction symétrique.
Pourtant je crois que l'expression essentielle d'une œuvre dépend presque entièrement de la projection du sentiment de l'artiste; d'après son modèle et non de l'exactitude organique de celui-ci ». Matisse. Entretiens. Dans Ecrits Et Propos Sur L'art.
S'engageant dans cette voie d'austérité, Matisse, afin de sauvegarder l'unité expressive, traite les visages d'une façon plus générale et en quelque sorte plus impersonnelle comme le célèbre portrait de Madame Matisse, de 1913 128. Le dessin du contour est net et précis et décrit un ovale parfait. Les détails du visage sont réduits à des formes simples. (Les yeux sont figurés par des sourcils en arc de cercle ; La bouche est une incision en forme d'un mince croissant). Tout le visage donne l'impression d'un masque. Dans le domaine du portrait, il avait été amené à généraliser les éléments principaux du visage afin de réserver l'expression, non pas à des indications psychologiques individuelles, mais à la composition prise dans son ensemble. Cette généralisation l'amène à raidir les visages et à les géométriser : à les ramener au masque, à un relief peu accentué. Dans cette recherche, les masques africains ne pouvaient que le guider ,comme des surfaces de reflexion.
« Selon Guillaume et Munro, « presque tous les masques nègres sont uniformisés, simplifiés » ; ils ne sont pas « individuels et ne suggèrent aucune idiosyncrasie particulière ». On y rencontre « rarement l'accentuation d'une expression de la face ». Ainsi la courbe descendante de la bouche peut être déterminée non pas tant par le chagrin que pour faire réplique à une autre courbe descendante du front et arriver à une unité plastique » En 1919' H. Clouzot et A. Level avaient déjà effectué la même remarque et signalé que le « mode d'expression des masques nègres ne consiste jamais pour ainsi dire en une contorsion de traits, une grimace : ils ne rient ni ne pleurent ».
Ces analyses sont précieuses par les témoignages qu'elles constituent, par la personnalité de ceux qui les ont effectuées : elles montrent comment ceux qui soutenaient les peintres d'avant-garde et étaient en liaison avec eux considéraient l'art nègre. Elles recoupent en partie celles que faisaient les peintres eux-mêmes. Matisse refusait de lier l'expression « à la passion qui éclate sur un visage » et l'on voit bien tout ce qu'il pouvait tirer de la vue de ces masques. Singulièrement, l'art baoulé se signale par l'aspect de gravité sereine qui se dégage des visages traités en faible relief, dont les surfaces de réflexion sont, soigneusement modulées, sans intervention des contrastes de formes que l'on rencontre en d'autres styles africains. Mais Matisse ne se contenta pas d'emprunter des formes aux masques baoulé : il adopta ces formes en les soumettant à la ressemblance de son modèle, en les intégrant à l'unité expressive de, sa composition ». . . Jean Laude .La Peinture Française Et L'art Nègre
Cette systématisation va se poursuivre Avec le Portrait de Mlle Landsberg,
La réduction du visage au masque y est d'autant plus sensible qu'elle est effectuée au sein d'un milieu chromatique à dominantes froides. Sur un fond d'outremer avec des passages d'émeraude, le portrait la jeune femme est construit par des axes verticaux soutenus à angles vifs par des lignes obliques. Elle est enveloppée par un système de courbes ocres à double foyer, Il est difficile ici de situer avec précision la référence qui aurait été faite par Matisse à un masque africain déterminé mais l'artiste a traité sa figure dans l'esprit des sculpteurs noirs. S'il ne s'est pas soucié de reproduire une œuvre précise, il a agencé quelques formes qu'il a pu emprunter (Les yeux lentilles, sans indication des pupilles se rencontrent dans certains styles africains, notamment congolais) en fonction du visage .Ces analogies formelles sont renforcées par l'aspect rigide du visage de Mlle Landsberg, aspect encore accentué par la couleur. Ce visage immobile dont tout détail psychologique est exclu, est posé sur un corps dont la sévérité des lignes de force et de soutien provoque une impression de stabilité hiératique,,sorte d'idole dressée dans l'espace indifférencié avec lequel elle fait corps.
«Selon le témoignage du frère d'Yvonne Landsberg, « à la fin de la première pose, le portrait correspondait fidèlement au modèle; mais à chaque séance de travail, il devint plus abstrait et comparable... à une icône byzantine ». S'il ressemblait au modèle, ce fut toutefois « beaucoup moins physiquement mais davantage spirituellement ». Il semble bien que Matisse ait voulu au cours de son travail accentuer l'aspect qui, sous les espèces d'une ressemblance avec une icône byzantine, se dégageait dès la première pose. Et qu'il ait accentué cet aspect en se rapprochant de plus en plus des arts africains et des arts océaniens. »
Plus d'une fois, Matisse a eu des conflits avec ceux (ou celles) dont il faisait le portrait quand ils s'apercevaient qu'il ne les peignait pas pour présenter leur personne mais pour leur faire jouer un rôle. Le but était de produire ce qu'on a appelé, à cause de l'intérêt de Matisse pour les œuvres byzantines ou russes, des icônes : des images à la fois caractérisées individuellement et signifiantes, tournées vers l'extérieur. Peindre des icônes est difficile pour un moderne qu'il ne dispose plus d'aucun système de signes et d'emblèmes légué par la tradition à l'époque de la « mort de Dieu » ou de la reproduction technique, comme aurait dit W.Benjamin ; il n'a donc pour élever la représentation à la signification, que les ressources propres de la peinture. Matisse a produit nombre d'icônes. Cette force, cette capacité nouvelle, iconique et créatrice d'espace, de la peinture investit beaucoup de portraits comme ceux de Sarah Stein (1916), d'Yvonne Landsberg (1914) ou le troisième Mademoiselle Matisse (Marguerite) de 1918.qui associent un sens et une représentation en même temps qu'elles engendrent un nouvel espace, dit à l'occasion « spirituel. »
« Désignant à un visiteur un «portrait de jeune femme, avec une plume d'autruche au chapeau», Matisse déclare: «Je veux à la fois rendre ce qui est typique et ce qui est individuel, un résumé de tout ce que je vois et que je sens devant un sujet.» Faire à la fois un «vrai portrait» et un «vrai Matisse» peut paraître plus facile en 1918, date de cet entretien, qui marque un retour au réalisme, que pendant la douzaine d'années précédentes. Mais, encore une fois, c'est la difficulté qui attire Matisse: réussir un portrait sans sacrifier sa manière serait se prouver à soi-même que la dichotomie, en ce qu'elle a de plus déchirant, peut être surmontée En s'attaquant à maintes reprises à cette tâche à l'époque où l'abstraction de son style semble rendre la pratique du portrait quasiment impossible, Matisse s'oblige à formuler des solutions concrètes ou, à tout le moins, des justifications théoriques à l'absence de solution pleinement satisfaisante, dont la variété et l'originalité exigent d'être relevées.
Réunir le «typique» et l'«individuel», les données du sentiment et celles de l'observation. le mode abstrait et le mode réaliste: l'impossible gageure est cependant tenue par un groupe d'œuvres presque toutes majeures où posent des modèles d'une catégorie à vrai dire spéciale: les membres de la famille du peintre. Rappelons qu'ils doivent leur statut d'exception au fait que la famille propose une expérience de l'origine, source du sacré et fondement du système matissien, sur le plan vécu et non plus seulement mythique. En elle, coïncident sacré et histoire. Elle se situe donc au carrefour de l'abstraction, langage du sacré, et du réalisme, langage de l'histoire et, par-là, permet de produire des œuvres qui fonctionnent à la fois comme icônes et comme portraits. Certes, les sujets familiaux ne peuvent partager ce privilège avec d'autres, mais indirectement ils leur servent de caution. Tant que la famille fournira des modèles à Matisse, celui-ci gardera la conviction que l'impossible synthèse pourra malgré tout s'opérer, que l'adoption d'un style général ne le contraindra pas à sacrifier totalement «les particuliers». Ce n'est que lorsque Matisse renonce aux modèles familiaux que les visages se vident peu à peu des traits qui les individualisent, jusqu'à n'être plus, à l'occasion, que des ovales vides…
…«Mes modèles, figures humaines, ne sont pas des figurantes», proclame-t-il avec insistance. L'intérêt, pour lui, du portrait l'individu saisi dans sa différence - est précisément qu'il offre l'assurance que l'autre a sa vie propre: qu'il n'est pas indifférent. Or l'expression qui se lit sur le visage du modèle professionnel est inévitablement l'indifférence. Il faut donc que le peintre s'oriente vers une autre définition du portrait. «Je cherche, dit Matisse, je veux autre chose.» L'une de ses démarches sera d'affirmer que ce qu'il cherche à portraiturer, ce ne sont pas les apparences - les ressemblances - superficielles, mais la vie profonde. Celle-ci affleure d'autant plus facilement à la surface des êtres que la «personnalité» ne la cache pas: l'indifférence inexpressive des traits du modèle devient ainsi l'expression de la vie qui l'habite. La généralité du style pictural s'accorde à l'expression de ce qui fait qu'un être est vivant, à l'expression du génétique. Pour expliquer à George Besson le caractère plus abstrait de son deuxième portrait, Matisse lui dit: «Je voudrais qu'il ressemble à vos ancêtres et à votre descendance.»
Matisse s'attachera donc à peindre des modèles qui, tout en étant des personnalités affirmées, font preuve d'intérêt, voire de sympathie et non d'indifférence envers son œuvre, c'est-à-dire envers le travail d'abstraction auquel il soumet leur représentation. C'est pourquoi, mis à part les membres de sa famille, le portrait le plus réussi est celui de son amie et amateur Sarah Stein. Le vertigineux chemin parcouru entre la femme empâtée que représentent les dessins préparatoires et le visage rongé jusqu'à la transparence par l'esprit que montre le tableau achevé s'autorise de la compréhension dont fit preuve la belle-sœur de Gertrude Stein envers la démarche picturale de Matisse. D'autant plus que le processus d'abstraction qui transforme l'effigie réaliste en icône rend compte d'un trait dominant de la dame de la rue de Fleurus: l'acharnement qu'elle mettait à substituer aux entraves d'un corps qu'elle méprisait le règne de l'esprit… »Pierre Schneider. Matisse. Flammarion
Comme le signale, Paul Thibaud, dans son article sur « Matisse Insatisfait », un problème va hanter l'œuvre de Matisse, d'où ses hésitations, ses tâtonnements.Il va trouver dans les figures iconiques et un primitivisme « élargi »( outre les arts tribaux,les dessins d'enfants, l'art égyptien , les primitifs médiévaux ou l'art byzantin) une solution chaque fois provisoire de la tension entre fond et forme, comme du refus de l'abstraction pure .Mais Matisse peint à l'époque de la « Mort De Dieu », du recul du sacré collectif. Le sacré ne serait donc plus que personnel (sauf dans son expérience marocaine en pays musulman où il avait rencontré à la place de l'individualisme européen une manière commune d'exister.cf le Café Arabe1913), d'autant plus qu'il refusait les tentations de l'exotisme. Comment construire un espace qui procure paix, bonheur et élévations spirituelle ,( l'art de Matisse se voulant « utile » et thérapeutique) tout en reposant sur les émotions et la seule expérience personnelle du peintre et ainsi faire entrer le spectateur dans cet espace. Et Paul Thibaud de souligner le contraste entre le café marocain dans sa vie traditionnelle et la cathédrale qui ne révèle aucune présence humaine , presque inhumaine dans son abstraction.
Pourtant Matisse poursuivra un programme qui entrainera certaines de ses œuvres majeures, de la Joie De Vivre et de la « Danse « à la Chapelle De Vence, celui de redonner un contenu sacré et mythique à la peinture comme celui de l'Age d'Or .Il y fondera une esthétique « primitiviste », la metexis au lieu de la mimesis qu'il nomme l'amour(« la caractéristique de l'art moderne est de participer à notre vie). Selon une sorte de pensée « sauvage » de la participation, l'artiste doit s'identifier au modèle par son émotion (le peintre qui peint un arbre doit s'élever comme lui) de la même façon que le spectateur à l'œuvre. L'émotion ne serait plus alors strictement individuelle mais spirituelle. l'œuvre, quel que soit le sujet comme une « conversation » ou une scène bucolique, doit s'imposera au spectateur par son effet « numineux » véhicule du sacré. Rudolf Otto et Carl Gustaf Jung ont nommé numineux ce qui saisit l'individu, ce qui venant « d'ailleurs », lui donne le sentiment d'être dépendant à l'égard d'un « tout autre » .On rejoint ainsi les analyses d'Alfred Gell sur « l'agency », la fascination qu'exercent des œuvres ou des « idoles » (aussi bien Michel Ange qu'une pirogue trobriandaise),un caractère « magique » que n'expliquent pas les simples propriétés esthétiques et qui peut susciter la peur, la colère, comme la paix l'admiration , le bien être, ou l'angoisse existentielle.
« Le sacré, rappelons-le, est identique à l'origine et tout ce qui est initial est numineux. Or l'émotion, clé de voûte de la méthode, est suscitée par la première impression. Celle-ci contient donc toujours une parcelle du feu éblouissant du sacré: le coup de foudre qu'elle provoque chez le peintre n'est-il pas le mode habituel de l'apparition du numineux? Aussi, comme le notait déjà Novalis, «c'est par l'émotion que reviendront les temps anciens, les temps désirés...». De surcroît, l'émotion conduit à l'identification qui, selon Jung, est l'expérience première et en tout cas, l'ethnologie de l'époque était en train de le redécouvrir, l'expérience des peuples premiers ou, comme on disait à l'époque, des «primitifs». Ces recherches étant alors encore peu connues, Matisse puise dans l'Orient des répondants culturels à sa notion de l'identification. Néanmoins, son intérêt pour l'art nègre, dès 1906, montre qu'inconsciemment il était déjà attiré vers des productions dont C. Einstein définira, peu après, la structure métexique. Loin de s'opposer au sacré, la méthode l'introduit dans la pratique quotidienne. Parce qu'il y a toujours une première rencontre avec la réalité la plus banale et que cette initialité, quelle que soit l'insignifiance du spectacle, participe fatalement de l'éclat de l'origine, il n'existe entre les natures mortes qui expriment «le premier choc de la contemplation» d'un objet et les décorations qui évoquent le mythe de l'Age d'or, aucune différence de nature. La production selon la méthode est la monnaie courante du sacré véhiculé par les mythes. Ou plutôt, les compositions abstraites qui commencent avec La Joie de vivre sont le récit symbolique, la traduction mythique de l'expérience concrète, ordinaire, universelle de la rencontre vécue avec le sacré des origines que ménage, seule, l'émotion. Matisse pouvait vraiment faire sienne l'affirmation de son contemporain Gide: «Mes émotions se sont ouvertes comme une religion.» Pierre Schneider. Matisse. Flammarion
Selon Carlo Severi dans « l'empathie primitiviste », il y a deux manières de représenter un espace. L'une, typique de l'art occidental dans sa tradition , est essentiellement optique, et cherche à imiter les modalités de la perception quotidienne. L'autre, qui est propre à l'icône byzantine comme à l'art primitif, est de caractère symbolique, et vise plutôt la réalisation d'une synthèse, ou d'un équivalent mental de l'image. La modalité propre à la perspective tend à immobiliser l'œil ; La modalité symbolique, au contraire, fait appel à sa mobilité active.Une représentation qui ne suit pas les règles de la perspective est certes moins adéquate du point de vue d'un oeil immobile, Cette même représentation symbolique, toutefois, conduit aussi le regard à explorer activement une forme. Là réside sa force : pendant son exploration, à partir de ce que l'œil voit, mais aussi à partir de ce que l'œil reconnaît comme manquant, le regard produit mentalement une représentation intérieure plus complète, plus vivante et plus intense de celle qui se trouve matériellement inscrite sur la surface de l'icône.
« L'art du peintre byzantin et russe est d'offrir au regard des traces, des indices qui lui permettent de reconstruire l'objet qui se trouve mentionné, mais non décrit, dans l'image. Et comme l'esprit est infiniment plus puissant que le pinceau du peintre, l'icône produit une image mentale infiniment plus intense que sa représentation en perspective. Il est clair pour nous que cette découverte d'une modalité de représentation visuelle qui se réalise dans le dialogue entre l'œil et l'esprit, en s'inscrivant au cœur même du processus de synthèse mentale produit par la perception à partir d'une forme-indice (la ligne d'or qui marque les contour d'un objet dans les icônes) ne se limite nullement à une interprétation de l'art byzantin. ….toute image visuelle a une affinité profonde avec les constructions que nous voyons dans les icônes »…
« … Dans son essai sur la Question de la forme , Kandinsky écrit que « l'émotion qu'on éprouve devant le réel est la partie essentielle de l'œuvre d'art ». De ce fait, toute œuvre accomplie « est porteuse d'un son interne dont il s'agit de percevoir la résonance ». L'instrument de cette perception est précisément la forme, dans la mesure où elle s'affranchit progressivement de toute affinité avec les apparences. C'est par cet éloignement progressif de l'apparence que la forme devient porteuse d'empathie, ou plutôt, selon ses propres mots « d'une énorme force inconsciente ». Carlo Severi.l'Empathie Primitiviste
Au début du 20ème siècle plusieurs mouvements artistiques, dont les Fauves, poursuivirent une intensité nouvelle de l'œuvre d'art et rencontreront à cette occasion l'art primitif. L'artiste cherchera un nouvel espace capable de correspondre à cette force affective par une rupture avec l'art de la représentation et donc avec l'académisme. Or les objets africains, océaniens asiatiques ou « nègres », comme on disait à l'époque sans beaucoup distinguer, leurs apparaissaient chargés d'énergie, de sens et de mystères dans leur immédiateté selon la formule de W.Benjamin définissant l'art cultuel « apparition unique d'un lointain,si proche soit –il .
« Derain avait appelé la crise violente et brève du fauvisme «l'épreuve du feu». Le Matisse qui l'aborde en été 1905 se considère encore, malgré plus de douze ans de recherches intenses, un apprenti, hésite, s'interroge, se cherche et se débat dans les pires difficultés. Celui qui en ressort, moins de deux ans après, ne doute plus, a trouvé son style et les collectionneurs qui lui apportent l'aisance, impose sa personnalité, fait figure de chef d'école, de maître - et, d'ailleurs, ne tarde pas à fonder sa propre académie. Ses tableaux, jusque-là de dimensions modestes, pour la plupart, grandissent, et ce changement d'échelle est le corrélatif naturel d'une ampleur d'esprit, d'une volonté de porter loin qui durera une douzaine d'années, après quoi, le retour à des formats plus limités traduit un repli sur «l'intimité» - c'est le mot qu'utilisé Matisse pour qualifier ce nouveau tournant. L'ordalie a dégagé, fortifié en lui des convictions commandant, dès lors, sa pratique picturale, qu'il s'efforcera aussitôt de comprendre et de faire comprendre - «Suis-je clair?» est une phrase qui reviendra dans sa correspondance, sa conversation, tout au long de sa vie - comme s'il espérait que la démonstration pondérée compenserait le choc provoqué par l'irrationalité audacieuse de l'œuvre et que le discours réparerait le tissu par elle déchiré. Mais l'aspect le plus remarquable des Notes d'un peintre, publiées en décembre 1908 dans La Grande Revue, ce n'est point qu'elles rendent compte, avec une exactitude saisissante, de l'esthétique qui régira dorénavant son œuvre, mais que cette œuvre, alors, soit encore pour la majeure part à venir: le mur de feu traversé interdit le retour, voire le recours au passé… ». Pierre Schneider. Matisse. Flammarion
L'épreuve de la couleur telle que l'initièrent les fauves, entraina une rupture profonde avec le passé et bouleversa les données de la peinture. Matisse s'est expliqué et dans ses propos (dans les Notes) et dans certains de ses tableaux, notamment dans cette toile maîtresse qu'est L'Atelier rouge (1911).
«Ce que je poursuis par-dessus tout, c'est l'expression.» Terme nouveau, délibérément utilisé afin de s'opposer à impression: le tableau cesse de recueillir passivement l'empreinte du monde pour devenir la projection d'un moi ; il est une construction subjective et non plus une reproduction objective. Encore faut il s'entendre sur le mot expression : «L'expression, pour moi, ne réside pas dans la passion qui éclatera sur un visage ou qui s'affirmera par un mouvement violent ;elle est dans toute la disposition de mon tableau ; la place qu'occupe les corps, les vides, les proportions tout cela y a sa part. La composition est l'art d'arranger de manière décorative les divers éléments dont le peintre dispose pour exprimer ses sentiments». Expressif ne veut donc pas dire expressionniste pour Matisse
« Qu'ont fait les Réalistes, qu'ont fait les Impressionnistes? La copie de la nature. Tout leur art tient dans la vérité, l'exactitude de la représentation, art tout objectif, art d'insensibilité pourrait-on dire, de notation pour le plaisir. D'ailleurs, quelles complications derrière cette apparente simplicité ! Les tableaux des Impressionnistes, je le sais, moi qui suis parti de là, fourmillent de sensations contradictoires. C'en est une trépidation.
Nous voulons autre chose. Nous allons à la sérénité par la simplification des idées et de la plastique. L'ensemble est notre seul idéal. Les détails diminuent la pureté des lignes, ils nuisent à l'intensité émotive, nous les rejetons..
Je prends dans la nature ce qui m'est nécessaire, une expression suffisamment éloquente pour suggérer ce que j'ai pensé. J'en combine minutieusement tous les effets, je les équilibre en description et en couleur, et cette condensation à quoi tout concourt, même les dimensions de la toile, je ne l'atteins pas du premier jet. C'est un long travail de réflexion, d'amalgamation. J'ai à peindre un corps de femme; d'abord, j'en réfléchis la forme en moi-même, je lui donne de la grâce, un charme, et il s'agit de lui donner quelque chose de plus. Je vais condenser la signification de ce corps, en recherchant ses lignes essentielles. Le charme sera moins apparent au premier regard, mais il devra se dégager à la longue de la nouvelle image que j'aurai obtenue, et qui aura une signification plus large, plus pleinement humaine. ».Matisse. Entretiens. Dans Ecrits Et Propos Sur L'art.
Selon Pierre Schneider, après la phase destructive du fauvisme, devait succéder une phase de reconstruction substituant « l'image » à la représentation, « évoquant les choses avec art » comme le dit Matisse. La couleur porté à « son plus haut degré de pureté » ne pouvait se satisfaire de représentations liées au réalisme. Ainsi natures mortes et paysage vont disparaitre progressivement au profit de la « figure » comme le portrait ou « nu »qui constituent le matériau des styles abstraits, décoratifs et liturgiques. «Ce qui m'intéresse le plus, ce n'est ni la nature morte, ni le paysage, c'est la figure. C'est elle qui me permet le mieux d'exprimer le sentiment pour ainsi dire religieux que je possède de la vie.»
Pour donner un exemple :« la révélation m'est donc venue de l'Orient» constate Matisse, jetant, en 1947, un regard rétrospectif sur ses voyages au Maroc. Il était revenu du Maroc avec une caisse entière de carreaux, de céramique murale aux motifs floraux ou géométriques stylisés, de fragments, d'objets modestes qui lui serviront «à sortir de la peinture d'inimité. Il en sortira avec un aspect du dualisme qui marque son œuvre ,dualisme de deux influences : Cézanne qui l'incite à exagérer les volumes, les Orientaux, à les gommer .
Pour Matisse, si le Maroc est un jardin fabuleux source de multiples œuvres, Amido, Fatmah la mulâtresse Zorah sur la terrasse, Le Riffain deboutet Les six personnages du Café arabe, avait-il cependant besoin du voyage pour ces créations ? Matisse est loin de l'orientalisme de Delacroix qu'il critique. Le voyage lui sert à emmagasiner des émotions comme dont il se souviendra ,à l'instar de son jardin d'Issy. À un visiteur il confiait, parlant de sa maison: «J'ai aussi là-bas un merveilleux jardin avec beaucoup de fleurs, qui sont pour moi les meilleures leçons de composition de couleurs. Les fleurs me donnent des impressions de couleurs qui restent marquées de façon indélébile sur ma rétine comme au fer rouge. Ainsi lorsqu'un jour je me trouve, la palette à la main, devant une composition et que je ne sais que très approximativement quelle couleur utiliser en premier, alors ce souvenir peut surgir en mon for intérieur et me venir en aide, me donner une impulsion.»
Les voyages sont seulement l'occasion, pour Matisse, à la fois d'accumuler des souvenirs dans lesquels il puisera par la suite, et aussi de continuer de clarifier ses recherches en cours et ses « presciences ». Cette « décantation par la mémoire s'applique au Maroc, comme elle s'appliquera à Tahiti, et lui permettra d'en mettre en forme le souvenir » plusieurs années plus tard.Ainsi Les Marocains(1915-191),Les Demoiselles à la rivière (1916-1917,) et jusqu'à Zulma (1950, ) sont-ils un exemple de l'utilisation a posteriori de la mémoire comme machine à décanter le réel jusqu'à l'abstraction, cette abstraction qui le tentera délibérément et systématiquement dans les œuvres qui vont suivre, à partir de 1914 et qu'il emploiera de nouveau plus tard, lorsque s'étant rendu à Tahiti il en rapportera ses Souvenirs d'Océanie.
Les choses n'ont jamais été faciles pour le peintre. S'il parle souvent d'« émotion » et de « sentiment », ce n'est pas d'une spontanéité facile à accueillir mais l'implication de toute la personne, d'où sa devise paradoxale : « Du conscient à l'inconscient par le travail. » Le travail c'est, de mettre au jour ce que le peintre ne maîtrise pas. Travail du peintre mais aussi travail de l'œuvre, d'où les reprises, les « doublons » du même sujet, quelquefois de manière très différente.
Ces reprises montrent des aller et retour sans choix décisif entre la peinture descriptive, impressionniste dit-on souvent, et la tendance au résumé, à la concentration, à l'« abstraction » qui caractérise les œuvres les plus célèbres des années autour de 1910.D'où le dualisme du peintre procédant par paires, d'œuvres contemporaines représentant le même sujet et dont la plus « moderne » n'est pas forcément la dernière. . Matisse cherchera toujours à réaliser ce qu'il aime entre tout: «faire deux choses en même temps», c'est-à-dire, par exemple fusionner abstraction et réalité.
Les versions « impressionnistes » sont organisées en fonction du motif, des plaisirs et des informations qui lui sont associés. Au contraire, ce qui domine dans les tableaux « abstraits », c'est la présence active du peintre –par des instruments de travail prêts à l'emploi, éventuellement par une simple ligne verticale marquant l'embrasure de la fenêtre d'où il voit les choses . Ce peintre invente un espace, un langage qui rend l'objet de sa peinture directement présent à notre sensibilité, sans passer par la description.
Son premier traitement d'un thème était perceptif, la seconde version, qui découlait de la première, était plus synthétique. De cette manière, il pouvait conserver son contact intense avec la nature tout en prenant en même temps quelque distance avec un traitement entièrement fondé sur sa perception. Léo Stein se rappelait bien ce précoce exemple du procédé : « Un été, il rapporta de la campagne une étude déjeune pêcheur en même temps qu'une copie libre de celle-ci, avec des déformations extrêmes. Il prétendit tout d'abord que c'était le facteur de Collioure qui l'avait faite, mais admit finalement que c'était une de ses propres expériences. C'était la première chose qu'il faisait avec des déformations forcées. » Jack D. Flam. Matisse Et Les fauves. Dans. W.Rubin.Le Primitivisme Dans L'art Du 20ème Siècle
Matisse cherche à rendre par l'organisation de formes et de couleurs l'émotion qu'il éprouve à propos du sujet : « J'étudie à fond mon sujet et quand j'en suis pénétré, je le rends comme en chantant» Le sujet est le point de départ nécessaire mais le « chant » de l'artiste a son propre rythme, sa propre mélodie. Cette manière de peindre n'est pas asservie à l'objet, elle dépend principalement de la subjectivité de l'artiste,c'est pourquoi elle instaure aussi, par l'émotion traduite et communiquée plastiquement, un rapport direct entre le peintre et le spectateur. La peinture se rapproche du public et l'implique dans sa dynamique. Elle ne cherche pas à produire un schéma c'est de ce qui est représenté mais un espace qui relie directement, au-delà de la représentation, le peintre et le sujet puis la peinture et celui qui la regarde. Cet espace, Matisse le dit spirituel, c'est-à-dire non matériel, indépendant de l'objet représenté, élargi, infini, illimité, productif d'une autre manière d'être.
Pour P. Schneider une œuvre symbolise ce tournant ; Peindre un atelier c'est méditer sur l'art .Ce serait donc vrai pour « L'atelier Rouge », tableau qui multiplie les références à la peinture, chevalets,toiles instruments. .Le rouge vibrant de l'œuvre renverrait à la crise fauve : rien d'extérieur à cette peinture, ni portes ni fenêtres rien d'extérieur au rouge qui dévore tout ce qui n'est pas sa surface et l'espace fictif . . L'Atelier rouge confirme l'exigence de l'image : parmi les tableaux visibles dans la pièce accrochés au mur rouge, des œuvres antérieures, ne figurent qu'un paysage, qu'une nature morte. Les autres sont des nus: Grand Nu (1911?), Nymphe et Faune (1908), Nu à l'écharpe blanche (1909), Luxe II, Nu assis fleuri, assiette en céramique (1907), sans compter les nus représentés en sculpture. L'Atelier rappellerait qu'une peinture est image sans les entraves réalistes qui la vouaient aux choses
« Seules ont traversé le barrage de feu pour s'inscrire, lumineuses et légères, sur le fond rouge, les œuvres d'art. Le fauteuil d'osier et le cadran de l'horloge ne font qu'apparemment exception à cette loi : le premier est, aux yeux du peintre, l'emblème de son art («quelque chose comme un bon fauteuil»); le second ne l'est pas moins, puisque l'oisiveté, le bien-être, comme d'un bon fauteuil, sont les caractères de l'Age d'or, de ces temps mythiques qui vivent un présent éternel. Les œuvres,(celles du mur de l'atelier) toutes de Matisse, doivent leur survie ou, plus précisément, leur résurrection, au fait qu'elles ont renoncé à ce dont le mur rouge interdit la présence : modelé, perspective, dégradés, valeurs. Elles sont là parce qu'elles ont consenti à se réduire à des surfaces d'ailleurs les sculptures, pour lesquelles cela est impossible, semblent fantomatiques, irréelles - grâce à l'utilisation exclusive de couleurs pures. La plupart d'entre elles sont des œuvres décoratives (des nus féminins) et le paysage posé au sol, la nature morte accrochée au mur ont été, par rapport aux originaux, poussés en ce sens. Elles sont moins des représentations que des images, c'est-à-dire qu'elles ont renoncé à nous faire croire qu'en elles, comme en quelque miroir, le monde extérieur a été pris au piège. Le «rien que par la couleur» du fauvisme a imposé à Matisse l'évidence qu'il y a désormais un écart infranchissable - le mur de feu de L'Atelier rouge - entre la présence de la peinture et l'apparence de la réalité. «Avant tout, dit Matisse, je ne crée pas une femme, je fais un tableau . » Pierre Schneider. Matisse. Flammarion
Pour comprendre et retracer ce cheminement du peintre vers cette nouvelle peinture après Collioure et la rupture fauve il faut revenir au moment où il contemplait les « objets nègres » à la vitrine du » père Sauvage »
"II aime s'entourer d'objets d'art moderne et ancien, de matériaux précieux, et de ces sculptures où les Nègres de Guinée, du Sénégal et du Gabon, ont montré avec une pureté unique leurs émotions terrifiées".APOLLINAIRE
« J'avais médité sur l'art du Dahomey et du Niger, j'avais contemplé des monstruosités hindoues, des mystères asiatiques et beaucoup d'autres grotesques primitives, et il m'était venu à l'esprit qu'il y avait une analyse raisonnée de la laideur de même qu'il y en avait une de la beauté ; que l'une n'était peut-être que le négatif de l'autre, une image inversée qui pourrait avoir sa propre valeur et sa propre signification ésotérique. Lorsque le monde était jeune, l'homme avait peint et taillé des choses effrayantes et obscènes. Ce renouvellement était-il le signe de quelque seconde enfance de la race, ou bien une véritable renaissance artistique ? …. « C'est Matisse qui fit le premier pas dans le pays inconnu de la laideur. »GELETT BURGESS.ENTRETIENS.1908-09
Au cours de l'été 1906, au moment de son premier achat d'une sculpture africaine, Matisse cherchait la nouvelle base esthétique de son art dans une synthèse de l'art de Cézanne de l'art de Gauguin et d'un primitivisme général tel qu'on le trouvait dans l'art populaire et dans l'art des enfants ou encore les Naïfs (les peintures d'Henri Rousseau qui avaient figuré au Salon d'automne « fauve » de 1905). Les deux correspondaient à deux façons très différentes de traiter la forme et l'espace. Le premier impliquait un modelé sculptural, un espace tangible mais non perspectif ; le second, des coloris plats et vifs et un traitement plat et décoratif des figures, des objets et du fond. La polarité qui existe entre ces modes peut être constatée dans des toiles de Matisse réalisées à Collioure peu après son retour d'Afrique du Nord et qui doivent être regroupées deux par deux : la Nature morte au pélargonium et Les Oignons rosés, et les deux versions du Marin.
Les deux natures mortes contiennent un arrangement d'objets similaires : des oignons rosés, une poterie traditionnelle d'Afrique du Nord et une version en terre cuite de la sculpture de Matisse Femme appuyée sur les mains, de 1905. La « Nature morte au pélargonium » apparait traditionnelle dans son traitement. Elle est peinte selon un point de vue unique (la perspective de la table et des objets qu'elle supporte), les ombres portées y sont clairement marquées. Le traitement des contours et la touche sont en même temps cézanniens. La matrice de cette image, comme dans les tableaux de Cézanne, est enracinée dans la perception sensorielle, et la représentation reste naturaliste dans l'ensemble.
Les « Oignons rosés » d'autre part montrent des objets simplifiés et aplatis comme dans un dessin d'enfant. Ils sont placés dans un espace abstrait, sans lien avec un point de vue spécifique, dépourvus d'atmosphère et sans ombre ni lumière. Matisse a utilisé ici une technique simplifiée et primitiviste pour diminuer le sentiment de réalité et accentuer les relations symboliques entre les objets. Les spirales du grand vase agissent comme une articulation symbolique de la force de la croissance d'oignons qui semblent pousser à partir de la surface terreuse. La figure féminine et les chameaux sur le vase viennent compléter le quatuor de symboles : femme, animal, spirale, croissance végétale.
Le même constat peut être fait pour les deux versions du « Marin », la seconde étant peinte d'après la première et non d'après le modèle, un procédé que Matisse conservera. Si la première reste perceptive, fauve et cézannienne par ses touches et sa construction spatiale, la seconde se voulait synthétique selon Gauguin, et méditation intellectuelle du premier tableau . Le grand amateur américain Léo STEIN parla de « déformations forcées » ; la vie est transcrite par un dessin d'une grande simplicité aux courbes harmonieuses et par des plans uniformes de couleurs vives. La petite histoire raconta que l'auteur hésitait devant son tableau au point qu'il l'attribua d'abord au « facteur » du coin
Parmi les toiles de Collioure des toiles, à l'été 1905Matisse peint « La Raie verte », portrait de Madame Matisse. Le surnom du tableau provient de la barre verte, « abstraite » qui divise le visage de Mme Matisse et marque avec netteté la frontière qui, sur le visage, sépare la zone d'ombre de la zone de lumière. D'une certaine façon le tableau demeure donc réaliste, ressemblant au modèle par son ossature faciale. ( Matisse cherchera toujours à concilier la généralité de l'icône et du masque avec la ressemblance particulière ;des années après on identifiera sans peine le modèle). En même temps, la raie verte, qui représente l'arête du nez, marque la bipartition ou les oppositions des plans colorés qui se heurteraient si, chaque fois, un tiers ne s'interposait pour les réconcilier: la raie verte entre le versant ocre et le versant rosé du visage, la chevelure bleue entre le fond vert et le fond violet. Le système réaliste est abandonné par l'aplanissement de reliefs, élimination de détails: méplats, joues, orbites,etc.
« Mais, de même que certaines rivières, depuis longtemps emprisonnées dans des canalisations souterraines, ne se signalent plus à la surface que par le tracé sinueux des rues qui les longent, l'élément réaliste ne subsiste désormais qu'en filigrane de l'ordre instauré par la couleur. Si l'étude de Nice fait penser à l'épouse du peintre, le tableau de Copenhague évoque, par sa gravité, une prêtresse du feu de ce feu dont l'été 1905 marque l'éclosion. La tête s'est redressée, frontalisée, sous le poids de sa mission. L'impression de grandeur hiératique est telle que la masse bleue qui couronne la tête n'éveille plus l'idée du chignon caractéristique d'Amélie Matisse, mais d'un diadème. Il y a eu transfiguration du portrait en icône. Comme ces empereurs du Bas-Empire stoïquement pétrifiés sous leu» enduit d'or ou ces femmes solennisées par les fards, celle qui fut Mme Matisse irradie un sacré. L'impression de sacré découle de la sensation de rayonnement provoquée par l'intensité chromai tique. Le tableau est une cérémonie qui trans forme le modèle, pleinement consentant à sa simplification, en oint de la couleur…
Ce consentement, c'est, bien entendu, celui du peintre. La Raie verte atteint à la paix parce que Matisse y accepte la substitution de l'image à la représentation. a représentation rappelle, prend un modèle: l'image invente une présence . L'image ne ramène pas à une réalité existant hors d'elle, avant elle. Chaque fois que nous voulons remonter à la réalité qu'elle a transfigurée, le charme se dissipe. Elle est opérante, mais seulement en tant qu'objet fabriqué, qui ne nie pas sa nature de toile couverte de couleurs en un certain ordre assemblées, se refuse à tromper l'œil: à se prétendre autre chose qu'image. Le recours à ce terme vierge de connotations historiques mais le sens auquel il est utilisé ici renvoie à Byzance -, rendu nécessaire par la naissance ou la renaissance du rapport entra peinture et réalité qu'instaure l'art moderne,-se justifie historiquement. » Pierre Schneider. Matisse. Flammarion
Depuis 1905, Matisse s'orientait donc et progressivement vers une peinture où était revendiquée, ce que J.Laude a nommé « L'autonomie Du Fait Plastique ». Il cherchait à rompre avec le classicisme par des déformations qui n'affecteraient pas l'unité de l'œuvre et négligeraient le pittoresque;des déformations nécessaires donc à la finalité de l'œuvre et qui résultaient de son travail d'intégration.il faut dire que s'il trouva des confirmations dans l'art nègre , le primitivisme de Matisse débordera toujours les cadres étroits de celui-ci trouvant aussi son inspiration chez Gauguin ,dans l'art islamique(emploi de l'arabesque) ou auprès des icônes byzantines. On peut noter qu'outre l'influence de Gauguin dont les figures connaissent de telles simplifications, Matisse se réfère à l'art égyptien dans son refus du détail anecdotique ou psychologique ; La statuette vue chez le « Père Sauvage » est spontanément assimilée à une sculpture égyptienne du Louvre. « Dans l'esprit des artistes les arts du Nil furent associés à ceux du Continent noir ».J.Laude.
Sa nouvelle manière était de fait une négation de la grande tradition de la peinture de la Renaissance dans laquelle il avait été formé. Ainsi que le remarquait Picasso, ce que Matisse recherchait vraiment à cette époque, c'était la simplicité directe de l'art des enfants. Ainsi, Les arts primitifs et exotiques qui l'intéressaient au moment ont pu constituer pour lui, selon JEAN LAUDE la confirmation, extérieure à sa propre tradition, de ses découvertes plastiques les plus novatrices et leur fournir une impulsion.
Les innovations plastiques vinrent d'ailleurs en premier lieu de ses sculptures, telles que le Nu Couché I.(1906-1907).
« C'est le sculpteur qui, chez Matisse, a découvert la statuaire africaine, non le peintre. Mais le peintre bénéficia de la découverte du sculpteur, à travers les œuvres que celui-ci a réalisées : découverte telle qu'elle était déjà en partie adaptée et assimilée.
Au regard de ces faits, consultons maintenant deux documents contemporains. Le premier est constitué par des notes de cours prises en 1908 par Sarah Stein à l'académie privée de Matisse : « Les articulations, [professe le peintre], poignets, coudes, genoux, épaules, doivent montrer qu'elles supportent les membres, spécialement quand le membre supporte le corps. Et dans le cas d'une pose [où le corps s'appuie] sur un membre particulier, bras ou jambe, il vaut mieux exagérer l'articulation, plutôt que de sous-exprimer. On prendra garde avant tout à ne pas couper le membre à l'articulation, mais à faire des articulations une partie inhérente du membre. Le cou doit être plus puissant pour supporter la tête. Dans le cas d'une statue nègre, où la tête est large et le cou étroit, le menton est soutenu par les mains, ce qui donne un support additionnel à la tête. » Le deuxième document est constitué par le passage des Notes d'un peintre où Matisse étudie le problème de la figuration du mouvement, en empruntant ses exemples à la sculpture : « Regardons une statue égyptienne : elle nous paraît raide, nous sentons pourtant en elle l'image d'un corps doué de mouvement et qui, malgré sa raideur, est animé. »
Ce que voit Matisse dans une sculpture africaine est d'abord une construction fortement architecturée et hiérarchisée où sont données des solutions originales à des problèmes d'équilibre entre les différentes parties. Le peintre ne fait nulle allusion au fait que cet équilibre est obtenu aux dépens de l'anatomie et des rapports dimensionnels entre les différentes parties du corps. Par ailleurs dans la statuaire égyptienne, Matisse s'intéresse principalement au fait que le mouvement est rendu et suggéré avec discrétion, malgré la « raideur apparente » de la statue. Pour lui, le mouvement doit être suggéré et rendu par un ensemble de formes non descriptives, par le rythme intérieur de l'œuvre. Or aussi bien que la sculpture égyptienne, avec autant et même davantage de force démonstrative, Matisse aurait pu citer la sculpture nègre. Si celle-ci se signale par un aspect hiératique où la description de gestes ou d'un mouvement quelconque est exclue, elle n'en crée pas moins l'impression d'une intense animation par une disposition rythmique des volumes, en même temps que par une exagération de certains muscles moteurs : notamment, le fuseau des mollets est souvent raccourci en même temps que renflé dans sa partie médiane.
Les sculptures de l'Afrique noire proposaient à Matisse des exemples où l'architecture de l'œuvre était profondément unifiée, où tous les éléments jouaient leur rôle dans l'ensemble, où la stabilité n'était point menacée malgré l'emploi de déformations hardies. Ces déformations étaient d'une nature qui confirmait le peintre dans les recherches qu'il avait alors entreprises. Dans une statuette baga ou fang ou soudanaise, l'artiste africain demeure soucieux de dépouiller ses figures de tout détail secondaire, ne contribuant pas à l'unité de vision qu'il veut obtenir et provoquer : il assigne chaque forme à sa définition la plus simple. Parfois les yeux sont réduits à un cercle engravé ou à une forme lentillée, incisée d'un trait horizontal dans le sens de sa largeur, voire même à une simple ligne. En certains cas, ils sont figurés par un petit disque de métal cloué en son centre ou par un cauri collé avec une résine. Le nez est généralement schématisé. Le dessin de l'arête forme une ligne continue avec celui des arcades sourcilières. Les accidents naturels ou psychologiques du visage ne retiennent pas l'attention du sculpteur. Quand celui-ci en tient compte, c'est au prix d'une sélection et d'une exagération de la tendance générale : ainsi, chez les Fang, l'avancée de la bouche est accentuée dans le sens du prognathisme, sans indication du menton, le profil étant en museau…...
Des produits de la statuaire africaine, prise ici en général, Leiris note « qu'ils constituent non pas de simples effigies en liaison directe ou indirecte avec une architecture dont elles seraient l'ornement, mais de véritables instruments, établis à des fins pratiques et jouissant d'une relative autonomie - mis à part des cas tels que ceux des bas-reliefs et plaques mentionnés plus haut - ils ne sont pas destinés à s'intégrer à un ensemble (bâtiment qu'une de leurs fonctions serait de décorer, voire simple salle ou lieu quelconque d'exposition) ». Les sculptures baga, fang ou soudanaises ne dérogent pas à cette règle : elles sont indépendantes d'un mur et même d'un fond . Mais elles ont toujours un aspect monumental, malgré leurs dimensions relativement réduites (50 cm environ). Cette autonomie relative et cet aspect monumental expliquent en partie la présence hautement plastique de ces statuettes… Jean Laude .La Peinture Française Et L'art Nègre
Les carnavals masqués , continuent à rendre hommage aux mythes anciens un peu partout . Habillé sous forme de chèvre, de diable, d’ours ou de monstre avec mâchoire en acier, « l’homme sauvage » appartient au monde de ces mythes.
Le photographe Français Charles Freger découvre le Krampus ) à Salzburg lors d’une mascarade. - créature démoniaque, née dans des pays comme l’Autriche, la Bulgarie ou la Slovénie. Fasciné par la rencontre, il se mit à la recherche des divers figures du mythe dans une chasse photographique à travers, ce qu’il appelle « l’Europe tribale ».
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