L'inconnu, l'aventure du jouer, c'est ce que chante LEONARD COHEN (repris par GRAEME ALLWRIGHT ). Le jeu, recherche d'un inconnu inaccessible, fait du joueur un Etranger; c'est aussi le sujet du film de R Altman. JOHN MC CABE qui reprend les chansons
« C'est vrai que tous les hommes que tu as connus étaient des joueurs
Qui disaient qu'ils renonçaient
Au jeu chaque fois que tu leur offrais ton refuge
Je connais ce genre d'hommes
C'est difficile de retenir la main de ceux
Qui essaient d'atteindre le ciel pour se livrer
Puis ramassant les jokers qu'il
A oubliés derrière lui, tu trouves qu'il ne t'a pas laissé
Grand chose pas même son rire
Comme tout joueur il attendait la carte
Qui est si haute et démente
Qu'il n'aura jamais plus besoin de s'en distribuer une autre »
Léonard Cohen The Stranger
Dans la nouvelle de YASUNARI KAWABATA : LE MAITRE OU LE TOURNOI DE GO : l'auteur met aux prises pour son dernier tournoi ,un maitre de go, réputé invincible, avec un adversaire plus jeune. Ce tournoi le tuera .La nouvelle est ainsi le passage d'une culture du jeu traditionnelle, féodale ,esthétique et rituelle à un jeu agonistique ou il s'agit surtout de gagner .Comme le montre l'extrait suivant , chez le maître, le jeu est sa vie :
« Un journaliste du Nichinichi lui rendait justement visite aussi. Le tournoi, racontait-il, se révélait très populaire. Chaque samedi, les lecteurs étaient invités à donner leur avis sur la façon dont la partie devrait évoluer en certains points délicats.
Je me risquais à continuer : « Le problème de cette semaine, c'est Noir 91.
- Noir 91 ?» Le visage du Maître prit la même expression que s'il contemplait le damier.
Tout en parlant, il s'était redressé, mis à genoux, jambes rapprochées, tête droite. C'était sa posture devant la table de jeu, une posture empreinte d'une dignité sévère. Pendant un moment, on eût dit que, face au vide, il avait perdu toute conscience de son identité.
Il ne donnait pas l'impression, pas plus ce jour-là que celui de la partie par équipe, que ce fût uniquement par ferveur pour son art qu'il jouait chaque coup avec tant de sérieux, ni qu'il s'exagérât son rôle de Maître de Go. Il semblait plutôt que les choses suivaient leur cours normal.
Un joueur plus jeune, s'il se trouvait pris au piège d'une partie quelconque avec le Maître, en sortait exténué. Ce fut le cas pour une partie qu'il disputa contre Otaképendant notre séjour à Hakoné. Il avait un handicap de un kosha ; la partie dura de dix heures du matin jusqu'à six heures du soir. Et encore pour cette partie d'échecs orientaux, pendant un tournoi de Go en trois parties entre Otaké et Go Sei-gen, organisé cette fois encore par le Tokyo Nichinichi ; le Maître commentait le jeu ; moi j'étais chargé du reportage de la deuxième partie. Il coinça Fujisawa Karanosûké, présent par hasard, dans une partie d'échecs qui commença vers midi, se prolongea tout l'après-midi puis la soirée, jusqu'à trois heures du matin. Le lendemain, à peine le Maître avait-il aperçu Fujisawa qu'il ressortait son échiquier. Quel homme !
Nous nous étions réunis le soir qui précéda la deuxième séance de Hakoné. « Le Maître nous étonnera toujours, dit Sunada, journaliste du Nichinichi qui leur servait en quelque sorte de factotum. Pendant chacune de ces quatre journées de repos, si l'on peut dire, il est venu me chercher dès son lever pour jouer au billard. Et chaque jour, sans exception, nous avons joué toute la journée puis tard le soir. C'est peut-être un génie, mais c'est certainement un être inhumain. »
Pas une seule fois, à ce qu'on disait, le Maître ne s'était plaint à sa femme que la compétition l'épuisât. Elle aimait à raconter une anecdote illustrant sa capacité de s'absorber entièrement dans une partie. Je l'ai moi-même entendue à l'auberge de Nara-ya.
« Nous habitions le quartier de Kogai, à Azabu ; la maison n'était pas trop vaste, et il jouait ou s'entraînait dans une pièce de dix tatamis. L'ennui, c'était que la pièce voisine, une pièce de huit tatamis, servait de salon. Nous recevions parfois des invités bruyants qui riaient fort. Un jour qu'il disputait une partie avec je ne sais plus qui, l'une de mes jeunes sœurs est venue me montrer le dernier de ses bébés. Vous savez ce que sont les bébés : celui-là n'a pas cessé de crier. J'en devenais folle, je ne souhaitais plus que leur départ. Mais je n'avais pas vu ma sœur depuis très longtemps, elle venait pour une raison précise, je ne pouvais pas lui demander de partir. Quand elle a fini par prendre congé, je suis allée m'excuser pour tout ce bruit. Eh bien, savez-vous qu'il ne s'était rendu compte de rien ! Ni de la visite, ni des cris du bébé ! » Elle ajouta : « Ogishi disait autrefois qu'il désirait devenir semblable au Maître dès que possible. Le soir, avant de dormir, il s'asseyait sur sa couche pour méditer. Il existait une école de méditation d'Okada, vous savez, dans ce temps-là. ».
En second lieu, suite à l'incertitude, jouer serait une forme de « duplicité » selon Henriot, entendant par là une attitude de l'ordre du « je sais bien mais quand même » double conscience ou double pensée» où le joueur sait qu'il joue mais en même temps oublie qu'il joue le temps d'une partie. « La « distanciation » parce qu'elle est une façon de se rendre étranger au monde et à soi – même ( Verfremdung ) se double d'une déréalisation qui, sans aller jusqu'à prendre une forme pathologique, traduit par une sorte d'état second ou de lévitation mentale une certaine perte de contact avec le réel. »
C'est tout le sujet de la nouvelle de STEPHAN ZWEIG : LE JOUEUR D'ECHECS : un prisonnier de la gestapo est soumis entre les interrogatoires à un isolement total sans le moindre objet familier .Ayant trouvé par hasard un livre d'échecs oublié ,il l'assimile et cette occupation le sauve dans un premier temps ; mais l'ennuie vient vite avec la répétition. Il finit par vivre dans la seule réalité du jeu en livrant contre lui-même d'interminables parties d'échecs mentaux : il échappe à la folie voulue par ses bourreaux pour tomber dans une autre d'une certaine façon
« Mais contraint que j'étais de livrer des combats contre moi-même ou, si vous préférez, contre un moi que je projetais dans un espace imaginaire, il fallait que je me représente mentalement et que je retienne les positions successives des pièces, les possibilités ultérieures de chacun des partenaires et – si absurde que cela paraisse – que je voie toujours distinctement en esprit, deux ou trois, non plutôt six, huit, douze positions différentes afin de calculer quatre ou cinq coups d'avance pour les blancs et les noirs que j'étais seul à représenter. Pour ce jeu mené dans un espace abstrait, imaginaire... pardonnezmoi de vous entraîner dans ces aberrations... mon cerveau se partageait, si je puis dire, en cerveau blanc et cerveau noir, pour y combiner à l'avance les quatre ou cinq coups qu'exigeait, dans les deux camps, la tactique. Et le plus dangereux de cette expérience abstruse n'était pas encore cette division de ma pensée à l'intérieur de moi-même, mais le fait que tout se passait en imagination : je risquais ainsi de perdre pied brusquement et de glisser dans l'abîme. Lorsque, auparavant, les semaines précédentes, je refaisais les parties célèbres du manuel, je n'exécutais qu'une copie, pure répétition d'un modèle donné, et l'exercice ne demandait pas plus de force que la mémorisation d'une pièce de vers ou d'un paragraphe du Code. C'était une activité limitée, disciplinée, une gymnastique mentale remarquable. Deux parties le matin, deux l'aprèsmidi, je m'acquittais de cette sorte de pensum sans aucune excitation ; elles me tenaient lieu d'occupation normale et si je me trompais, si j'hésitais au cours d'une partie, le traité me prêtait son appui. Si cette activité m'avait été salutaire et plutôt apaisante, c'est que je n'y étais pas moi-même en jeu. Il m'était indifférent que la victoire revînt aux noirs plutôt qu'aux blancs, c'était l'affaire d'Aljechin ou de Bogoljubow, qui briguaient l'honneur d'être champions, et le plaisir que j'éprouvais par l'intelligence et la sensibilité était celui du spectateur, du connaisseur qui apprécie les péripéties du combat et sa beauté.
Dès le moment où je cherchai à jouer contre moi-même, je me mis inconsciemment au défi. Le noir que j'étais rivalisait avec le blanc que j'étais aussi, et chacun d'eux devenait avide et impatient en voulant gagner. La pensée de ce que je ferais en jouant avec les blancs me donnait la fièvre quand je jouais avec les noirs. L'un des deux adversaires qui étaient en moi triomphait et s'irritait à la fois quand l'autre commettait une erreur ou manquait d'astuce. » Tout cela paraît dépourvu de sens, et le serait en effet s'il s'agissait d'un homme normal vivant dans des conditions normales. Quelle histoire inimaginable qu'une schizophrénie aussi artificielle, quel inconcevable dédoublement de la personnalité ! Mais n'oubliez pas que j'avais été violemment arraché à mon cadre habituel, que j'étais un captif innocent, tourmenté avec raffinement depuis des mois par la solitude, un homme en qui la colère s'était accumulée sans qu'il pût la décharger sur rien ni sur personne. Aucune diversion ne s'offrant, excepté ce jeu absurde contre moi-même, ma rage et mon désir de vengeance s'y déversèrent furieusement. Il y avait un homme en moi qui voulait à tout prix avoir raison, mais il ne pouvait s'en prendre qu'à cet autre moi contre qui je jouais ; aussi ces parties d'échecs me causaient-elles une excitation presque maniaque. Au début, j'étais encore capable de jouer avec calme et réflexion, je faisais une pause entre les parties pour me détendre un peu. Mais bientôt, mes nerfs irrités ne me laissèrent plus de répit. À peine avais-je joué avec les blancs que les noirs se dressaient devant moi, frémissants. À peine une partie était elle finie qu'une moitié de moi-même recommençait à défier l'autre, car je portais toujours en moi un vaincu qui réclamait sa revanche. Jamais je ne pourrai dire, même à peu près, combien de parties j'ai jouées ainsi pendant les derniers mois dans ma cellule, poussé par mon insatiable égarement – peut-être mille – peut-être davantage. J'étais possédé, et je ne pouvais m'en défendre ; du matin au soir, je ne voyais que pions, tours, rois et fous, je n'avais en tête que a, b et c, que mat et roque. Tout mon être, toute ma sensibilité se concentraient sur les cases d'un échiquier imaginaire. La joie que j'avais à jouer était devenue un désir violent, le désir une contrainte, une manie, une fureur frénétique qui envahissait mes jours et mes nuits. Je ne pensais plus qu'échecs, problèmes d'échecs, déplacement des pièces. Souvent, m'éveillant le front en sueur, je m'apercevais que j'avais continué à jouer en dormant. Si des figures humaines paraissaient dans mes rêves, elles se mouvaient uniquement à la manière de la tour, du cavalier, du fou »
Entrer dans le jeu, enfin, c'est entrer dans l'illusion, du « comme si en acceptant les conventions, un genre de « contrat ludique » qui pose le jeu et le rend possible .(c'est le sens des interminables conventions verbales des enfants : « on dirait…on ferait.. ! « C'est ainsi ecrit encore J.Henriot que se distribuent les rôles d'un jeu symbolique. Mais peut-être faut-il dire que tout jeu, quel qu'il soit, se trouve défini par un système de conventions préalables, et avant tout par cette convention fondamentale qui le pose comme jeu : jouer, c'est d'abord poser que l'on joue. Telle est la convention première, celle qui fonde le jeu comme tel. Même si elle n'est pas explicitement formulée, elle est implicitement comprise et admise. »
Le registre du jouer n'est donc celui du « sens courant », de la « réalité ordinaire ». mais cela n'empêche jamais le jeu d'être « vécu réellement » par le joueur.G.BATESON a précisé le caractère du « comme si »par un exemple célèbre celui de deux chimpanzés « jouant à se battre et à se mordiller tout en accompagnant ces gestes d'une mimique communicative de l'ordre « c'est un jeu !».Ce fut le prétexte pour l'auteur à développer Les paradoxes de cette réalité « fictive » . Le cadre fictionnel constitué par le jeu (ou le rituel) met en place une forme de réalité à la fois distincte de la réalité empirique et en rapport avec elle ;Bateson le conceptualise dans ce qu'il nomme le rapport carte/ territoire. Comme la carte, Le jeu dénote des actions réelles tout en en étant pas : le mordillement n'est pas la morsure tout en l'imitant-on fait semblant (métaphore). Gregory Bateson en vient à signaler les deux particularités du jeu : « a) les messages, ou signaux, échangés au cours du jeu, sont en un certain sens faux ou involontaires ; b) ce qui est dénoté par ces signaux n'existe pas. »
« Développé, l'énoncé « ceci est un jeu » donne à peu près ceci : « Les actions auxquelles nous nous livrons maintenant ne désignent pas la même chose que désigneraient les actions dont elles sont des valant pour. »
Interrogeons-nous maintenant sur cette expression en italique. Nous disons que le mot « chat » vaut pour n'importe quel membre d'une certaine classe. C'est dire que l'expression « valoir pour » est synonyme de « dénoter ». Si donc maintenant, dans la définition développée du jeu, nous remplaçons « valoir pour » par « dénoter », nous aurons : « Ces actions auxquelles nous nous livrons maintenant ne dénotent pas la même chose que ce que dénoteraient les actions qu'elles dénotent. » Le mordillage ludique dénote la morsure sans pour autant dénoter ce que dénoterait une morsure.
5. Un autre problème lié à l'évolution des communications se rapporte à l'origine de ce que Korzybski ' appelait la relation carte-territoire : le fait qu'un message, de quelque sorte qu'il soit, ne consiste pas dans les objets qu'il dénote : « Le mot "chat" ne peut pas nous griffer. » Pour mieux dire, le langage entretient avec les objets qu'il désigne le même rapport que la carte entretient avec le territoire. La communication dénotative, telle qu'elle se produit au niveau humain, n'est possible qu'après l'évolution d'un ensemble complexe de règles méta-linguistiques (mais non verbalisées) ', déterminant les relations qu'entretiennent les mots ou les phrases avec les objets ou les événements.
Il s'ensuit que le jeu est un phénomène où les actions du «jeu» sont liées à (ou dénotent) d'autres actions, de «non-jeu ». Avec le jeu, nous sommes donc en présence d'un cas où Blés signaux valent pour d'autres événements, et il semble donc que l'évolution du jeu ait pu être une étape importante dans l'évolution de la communication.
. La menace est un phénomène qui ressemble au jeu, en ceci que les actions y dénotent d'autres actions tout en étant différentes. Le poing serré n'est pas encore le coup de poing, mais il réfère à la possibilité d'un futur - mais encore inexistant - coup de poing. La menace peut facilement être reconnue comme telle, chez les mammifères non humains. En effet, il a été récemment démontré que la plupart des comportements qu'on prenait pour des combats entre les membres d'une même espèce doivent plutôt être considérés comme des menaces (N. Tinbergen et Lorenz).
7. La parade et la tromperie sont également des exemples d'une manifestation primitive de la différenciation carte-territoire. Il est de l'ordre de l'évidence que les oiseaux dramatisent : un choucas peut imiter ses propres signes indicatifs d'humeur (Lorenz) ; la tromperie est repérable chez les singes hurleurs (Carpente5).
8. On pourrait croire que la menace, le jeu et la parade sont trois comportements indépendants, Mais ceci semble être faux, du moins pour ce qui est de la communication.- Une brève analyse du comportement de l'enfant prouve que des combinaisons telles que : jeu théâtral, bluff, menace ludique, jeu taquin comme réponse à la menace, ou menace simulée, forment un seul et unique complexe de phénomènes. Certains comportements adultes tels que le jeu, ou le risque, prennent racine dans la combinaison du jeu et de la menace. Il est évident que non seulement la menace, mais aussi son complément - le comportement de celui qui est menacé -, font partie de cet ensemble. De même que nous devrions probablement inclure dans ce champ non seulement la simulation théâtrale, mais également le voyeurisme du spectateur; il est censé de mentionner aussi l'apitoiement sur soi.
9. En allant encore plus loin en ce sens, nous arrivons à inclure le rituel dans ce champ de généralités où une distinction est établie - quoique incomplètement - entre l'action dénotative et ce qui est à dénoter. Les études anthropologiques sur les cérémonies de pacification, pour ne prendre qu'un seul exemple, étaient cette conclusion.
Aux îles Andaman, la paix est conclue après que chaque partie a laissé à l'autre la liberté cérémoniale de lui porter un coup. Cet exemple illustre d'ailleurs la nature instable de la structure donnée par « Ceci est un jeu », ou « Ceci est un rituel » : la distinction entre la carte et le territoire est toujours susceptible de s'effondrer, et les coups rituels de pacification sont toujours susceptibles d'être pris pour des vrais coups de combat. La cérémonie de pacification devient alors une bagarre (Radcliffe-Brown ')Gregory Bateson Vers Une Ecologie De L'esprit. Points
Pour Jacques Henriot , dans son ouvrage « Sous Couleur De Jouer » dont le sous titre est la « métaphore ludique », le jeu est métaphore, entendu comme processus de transposition : En tant que transposition, le procès métaphorique implique l'existence d'une aire intermédiaire éphémère mais réelle au sein de laquelle existe le jeu. » Et il en énonce la une définition
: « On appelle jeu tout procès métaphorique résultant de la décision prise et maintenue de mettre en œuvre un ensemble plus ou moins coordonné de schèmes consciemment perçus comme aléatoires pour la réalisation d'un thème délibérément posé comme arbitraire. » …
« La comparaison n'est que le plus bas degré de la métaphore. Il s'agit réellement d'une métaphore, c'est-à-dire d'une transposition qui est par essence réversible. La métaphore opère dans les deux sens. En un premier temps, on présente le jeu comme une manière d'agir qui mime ou simule quelque chose de « réel » ; puis l'on en vient à penser que le réel lui-même doit se comprendre à partir de l'idée que l'on se fait de ce que c'est que jouer. »
La notion d'aire intermédiaire ou de cadre fictionnel qui sera développé par Winnicott (espace potentiel) et qu'on rencontrera par la suite, a inspiré les ethnologues : Ainsi Albert Piette : « Dans le même sens selon lequel il n'y a pas de morsure dans le jeu des animaux, , Jésus n'est pas réellement présent (au sens dur, factuel du terme) à la messe, comme le reconnaîtraient la plupart des chrétiens et, de la même façon, l'opposition entre les deux villes n'est pas réelle dans le match de football qui les oppose. Dans ces deux exemples, il y a extraction de deux types différents de données, une situation historique qui a eu lieu (la Cène) et l'opposition, en tout cas la différence entre deux cités (deux pays) ; ensuite recontextualisation de ces données sous un cadre ludique. » Pour Une Anthropologie Comparée Des Rituels Contemporains », Terrain, 29, 1997
Mettre une action dans un cadre fictionnel revient ainsi, pour Piette, à indiquer que « ce qui est dit ou fait ne peut pas être pris littéralement ": l'arrivée du Christ n'est pas attendue le dimanche à 11 heures, et il n'y a aucune stratégie géopolitico-militaire entre les équipes de football ».il précise cependant que cela ne veut pas dire non plus que « le Christ soit absent » du culte et que les matchs de football se déroulent sans agressivité aucune.A l'intérieur du cadre, on ne risque pas les conséquences concrètes qu'auraient ces situations si elles se produisaient vraiment .
Un autre exemple reste le livre de ROBERTE HAMAYON : « JOUER », où elle étudie le NAADAM, fête national des Bouriates(voisins des mongols) ,objet de nombreux jeux comme le tir à l'arc ou la lutte. Or ce n'est pas tant ces jeux qui intéressent l'anthropologue que les pratiques dont elles sont le résidu, telles que « la fête des Fiancées » ou les séances chamaniques préparatoire à la chasse, toute activité que les Bouriates qualifient en employant le mot jouer. La gestuelle du chamane se voulait imitative des animaux, lors de leurs parades amoureuses- repousser le rival et approcher la femelle, le chamane cherchant à séduire et à épouser un esprit animal /femelle pour qu'elle procure abondance et fécondité aux chasseurs. L'auteure profite de l'occasion pour situer le jeu par rapport au rituel qui en serait l'inversion. Ce qui se passe dans le jeu, relèverait de l'imitation, alors que ce qui se passe dans le rite chamanique, relèverait de la simulation si les joueurs imitent certaines attitudes tout en étant exemptés des suites que les actions imitées impliquent dans la vie réelle, dans le rite, il en irait autrement. Les acteurs simulent dans le cadre fictionnel des actions censées se passer vraiment à un autre niveau, celui du monde des invisibles, dans lequel elles ne sont nullement exemptées des suites qui en sont attendues. Elles sont au contraire supposées avoir des répercussions, d'un autre ordre cette fois, sur la vie ordinaire, réelle de la communauté :
« Alors que le lutteur donnait des coups de tête à son rival dans un cadre impliquant qu'il ne combattait pas, le chamane fait l'inverse : il donne des coups de tête en l'air et le cadre rituel impose de comprendre qu'il se bat vraiment, et cela contre un rival invisible dans le monde des invisibles. »
« Pour aborder cette modalité de l'action, c'est d'une définition par la négative que je partirai dans ce troisième chapitre, car le « jouer » se présente avant tout comme n'étant pas un véritable « faire » mais – la suite le montrera – comme pouvant néanmoins constituer « une sorte de » faire. La dimension corporelle en émerge, immédiate, dont l'examen clôt la première partie. De prime abord, elle consiste en mouvements vifs et répétés dans un espace limité ; mais elle se révèle aussitôt porteuse de tout autre chose que ces simples mouvements. Ceux-ci, inspirés de mouvements animaux, forment un cadre fictionnel lorsqu'ils sont accomplis par des humains, qui dotent ce cadre fictionnel d'une valeur de réalité dans un autre registre que celui de la réalité empirique
Lors des anciens rituels chamaniques, le chamane devait faire « jouer » les participants de plusieurs manières, accomplir lui-même divers « jeux », dont un « jeu d'encornement » où il mimait des coups de tête de grand ruminant. Or le même verbe jouer se disait aussi bien de l'oiseau en parade ou du pianiste que du joueur de cartes ou de l'acteur sur scène. Et les équivalents donnés dans les langues de traduction étaient invariablement, et sans hésitation, « jouer » (anglais play, russe igrat'). Il est vite apparu que parler à ce propos de polysémie ne menait à rien. Sous le nom de Jeux qui désigne la fête, la lutte reste la lutte, et la course, la course. Les autres peuples autochtones de Sibérie organisent également autour de pratiques similaires leurs fêtes collectives identitaires, et font dans ce cadre un large appel au vocabulaire du jouer. Ils incitent leurs enfants à s'entraîner à ces pratiques qui, chez eux, sont aussi fondées sur une gestuelle imitée de conduites animales tout en étant ressenties comme porteuses des valeurs viriles idéales. Invoquer la proximité culturelle n'expliquerait rien non plus. De toute évidence encore, il y a d'un peuple à l'autre, sous la diversité terminologique, une telle similitude des conduites et des valeurs associées qu'elle suggère la présence sous-jacente d'une même notion, qui n'est pas forcément nommée ou ne l'est pas de façon homogène mais dont « jouer » semble spontanément un équivalent commode. » Roberte Hamayon. Jouer.Une Etude Anthropologique. La Découverte.
Outre une imitation dans un cadre fictionnel, le jeu est d'abord une structure, un système de règles (game en anglais) qui existe et subsiste de façon abstraite indépendamment des joueurs, en dehors de son effectuation concrète dans un jeu entendu au premier sens. Il s'agit, par exemple, d'un jeu de dames, de celui du football ou des quatre coins. Ainsi joue-t-on à un jeu déterminé. Les deux niveaux de sens du terme se superposent bien sur : quand le jeu se déroule, il y a jeu, au sens de situation ludique et présence d'un jeu au sens de système de règles. Mais cette structure a son indépendance : on peut en faire autre chose que jouer, relativisant ainsi l'affirmation précédente d'Henriot ; par exemple l'analyser d'un point de vue mathématique,( ce fut le prétexte pour Pascal de la découverte des probabilités en réfléchissant sur la répartition des gains dans les jeux de hasard. On peut même en tirer une métaphysique comme Leibniz, faisant du monde un jeu de possibles d'où Dieu tirerait le meilleur des mondes. On peut en faire une métaphore de la physique quantique, tel le « chat de Schrödinger » qui est en même temps soit mort soit vivant selon le système de règles(lois) et les multivers physiques (les univers) dans lesquels il joue. On peut le traduire en un programme informatique, le transformer en simple spectacle (la roue de la fortune ou les jeux olympiques télévisés). Le jeu en ce sens subsiste en l'absence de joueurs. Pour qu'il devienne un jeu au sens premier il fallait , disait-on , qu'il soit effectué par des joueurs. Or ce n'est pas absolument certain de nos jours. Les ordinateurs qui ont fini par défaire les champions d'échecs ou de Go « jouaient-ils vraiment ? Bien des confusions dans analyses sur le jeu viennent du perpétuel glissement entre niveaux de sens. Ces dispositifs comme les objets qui les matérialisent conduisent également à transformer des cultures ludiques, à la production de nouvelles expériences, ces expériences instrumentées par exemple comme le du jeu vidéo.
Il y a enfin le matériel de jeu, à l'instar par exemple du plateau et des pièces des échecs qui permettent l'application des règles ; on tend à confondre les deux , par exemple ,sous l'appellation jeu d'échecs et la distinction semblerait inutile ;mais c'est à encore au prix d'une certaine confusion : Il est possible de jouer aux échecs sans matériel comme c'est le cas pour les grands joueurs, pour qui suffit une représentation interne, abstraite du jeu, capables de jouer à l'aveugle ou de s'accommoder d'un matériel de substitution).
Ainsi, dans un film de SATYAJIT RAY, Shatranj Ke Khilari (LES JOUEURS D'ECHECS, 1977), la jeune et belle épouse délaissée de l'un des joueurs, excédée par cette passion du jeu qui touche à l'obsession, dérobe les pièces en ivoire afin d'empêcher les adversaires de jouer. Or, les deux protagonistes, décident de remplacer les tours par des piments, les cavaliers par des citrons, les pions par des noisettes, et ainsi de suite.
On peut, à l'inverse, utiliser le matériel de jeu pour autre chose que le jeu ; un jeu d'échecs est souvent objet de décoration, une pièce peut avoir d'autres usages (presse papier). Il n'est donc pas superflu de prendre en compte le matériel, pour mieux souligner l'indépendance du sens par rapport au premier sens.Il est bon de rappeler encore l'usage métaphorique et symbolique hors du contexte ludique de ce matériel : l'importance qu'il a eu et possède encore dans les pratique divinatoires : dés, osselets, et bien sur les cartes comme les tarots. C'est ainsi que les quatre enseignes du tarot (denier, coupe, épée, bâton), renvoient aux quatre éléments ou encore aux quatre évangélistes. ; d'où, entre autres, l'embarras des historiens et archéologues face à certains vestiges matériels.
On peut citer encore la distinction entre ce matériel/jeu et un autre qu'on désigne plutôt comme jouet. Le jouet suppose une relation à l'enfance et une ouverture, une indétermination quant à l'usage, c'est-à-dire l'absence de relation directe avec un système de règles qui organiserait son utilisation. Le jouet, souvent représentation d'une réalité permet l'imitation du comme si que le joueur peut utiliser à sa guise, sans se référer à des règles. Au contraire le jeu en tant que matériel impliquen de façon explicite un usage ludique qui prend souvent la forme d'une règle (jeu de société) ou d'une contrainte interne au matériel (jeu d'adresse, jeu de construction) et qui constituent une structure préexistante au matériel. Par ailleurs parler de jouet pour un adulte est un terme ironique et un renvoie au temps de l'enfance
Le « matériel »ludique n'est donc pas insignifiant et renvoie à l'histoire(les noms des cartes) et aux mythes. On pourrait citer les comptines et les chants qui scandent certains jeux de l'enfant, comme les jeux de balle ou de cordes et dont les contenus historiques ont été évidemment oubliées pour devenir simple structure rythmique. Tels « le palais royal est un beau palais ou charlemagne roi d'Espagne… ». JEAN MARIE L'HOTE DANS LE « SYMBOLISME DES JEUX » donne de nombreux exemples.il cite ainsi la marelle et le tir à l'arc .La disposition spatiale d'un jeu , horizontal ou verticale ne serait pas ,non plus, dénuée de sens :
La marelle rejoindrait par son tracé les parcours initiatiques qu'on trouve dans les cathédrales à l'instar des labyrinthes. Quant à l'arc, pourtant devenu forme de loisir loin de son usage guerrier ou de chasse, et reste, avec ce qui l'accompagne (forme du terrain, cible, confrérie d'archers et ses rituels) une arme hautement symbolique.
« Cette marelle droite, plan de cathédrale, est-elle aussi une échelle - l'échelle de Jacob symbole de la montée au ciel, au Paradis ? En apparence, elle en donne une image ; en fait, son sens est tout à fait différent. Le symbolisme d'une figure portée par un plan vertical se modifie si cette même figure est couchée au sol. Nous avions observé, au début de ce livre, une différence semblable entre la face et le profil. Elle sépare aussi les deux branches de la croix, le montant, la poutre, l'arbre - axe du monde - et le bras de l'horizon, l'autorité et la bénédiction. Ce plan de marelle est une échelle posée par terre, et non dressée. Il figure plus vraisemblablement un pont, un passage difficile, qu'une ascension. Le plan horizontal de la marelle n'est donc pas une image mystique : elle n'exprime pas, comme l'échelle de Jacob, une tension vers le haut, un progrès d'ordre spirituel…
La règle fondamentale du jeu de marelle exige de ne point s'arrêter sur une ligne, de n'y point poser le pied par inadvertance. Chacun est familier du réflexe qui nous fait éviter de marcher sur des lignes apparentes d'un trottoir ou d'une rue. Nous ralentissons ou accélérons le pas, de manière à poser le pied nettement à l'intérieur d'une dalle, à nous trouver, selon la vieille expression : « franc du carreau ». Ce terme désigne le jeu consistant à envoyer un palet à l'intérieur d'une figure géométrique simple, de telle sorte que ce palet ne touche aucune ligne d'enceinte, aucune ligne intérieure.
Le joueur de marelle doit aussi respecter cette règle. Sans pousser l'analyse de ce réflexe il faut observer qu'il correspond au besoin de ne pas se trouver « entre deux chaises », en équilibre sur une frontière, au besoin de savoir où l'on est, de savoir se nommer, à l'abri de l'incertitude et du chaos. L'itinéraire proposé vers le Paradis est fait d'étapes franches. L'hésitation, les repentirs et surtout les situations fausses ou ambiguës sont sévèrement sanctionnés.
-Outre la signification générale de la figure, et l'importance des lignes de séparation, une troisième observation s'impose : le jeu se pratique à cloche-pied. L'homme qui parcourt ainsi l'itinéraire est un véritable boiteux; or voici ce que dit, à propos du boiteux, le Dictionnaire des Symboles : « Boiter est un signe de faiblesse [...]. Si le pied est un symbole de l'âme, un défaut dans le pied ou dans la marche, révèle une faiblesse de l'âme. C'est d'ailleurs ce qui ressort de tous les exemples mythologiques et légendaires où se retrouvent des boiteux. Si Achille, sans être boiteux, est vulnérable au talon, c'est en raison de sa propension à la violence et à la colère, qui sont faiblesses de l'âme. (que dire d'Œdipe, « pied enflé » qui est donc boiteux !)
« Inutile de s'appesantir sur l'importance de l'arc dans la mythologie : Apollon lance au loin ses flèches comme le soleil ses rayons, Hercule fait de l'arc l'une de ses armes privilégiées et, bien entendu, Cupidon, aveugle comme nos garçons des Ardennes cités par Van Gennep, est évidemment le plus célèbre des dieux-archers. Ceci se retrouvant dans d'autres domaines que la mythologie grecque et en particulier aux Indes, avec parfois un élément s'ajoutant à la précision et à la vitesse, celui de la force nécessaire pour bander l'arc. Dans tous ces cas, l'arc dégage un symbolisme puissant né de la conjonction de la flèche et du but, de l'arc et de la cible dont on ne sait trop si le projectile se trouve propulsé par la corde détendue ou littéralement aspiré par la cible solaire. »
L'un des premiers exemples de tir à la cible semble bien être celui que décrit Virgile dans L'Enéide : Achille, au lendemain des funérailles de Patrocle, fait dresser un mât de navire. À la cime, une colombe attachée par les pattes sert de cible. Voilà qui préfigure le célèbre jeu de Papegay fort en honneur au Moyen Âge ». Jean-Marie L'hôte.Le Symbolisme Des Jeux .Berg International
En matière de conclusion provisoire et comme un écho du symbolisme de la marelle, je citerai la démonstration fascinante à laquelle se livre MICHEL SERRES dans le séminaire de Levi Strauss Sur L'IDENTITE. Travaillant sur les invariants qu'on trouve dans les récitsromanesques,( il prend l'exemple de la série des Rougon-Macquart d'E.Zola-- mais on trouverait la même chose dans les séries télévisée ou dans les cycles de science-fiction, comme dans certains jeux video).Là se combinent les éléments d'un même ensemble, le pont, le puits, le labyrinthe ,la prison et la mort. Et c'est là que l'auteur rencontre les éléments et la structure du Jeu De L'oie, comme espace fictionnel , matérialité horizontale et graphique et ensemble de règles .Son texte regroupe tout ce qu'on peut développer sur les éléments du jeu et permet un rapprochement avec la littérature comme jeu. Le Jeu de l'oie,le labyrinthe comme la série des romans de Zola tracent ainsi le cycle du destin.
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Une précision : outre la pierre de Phaistos déjà mentionnée : l'origine précise du Jeu De L'oie est assez obscure. Mais l'Italie du XVIe siècle en est le berceau le plus probable. Vers 1600, les héritiers de Benoît Rigaud, à Lyon, impriment « Le Jeu de l'oye », à ce jour le plus ancien exemplaire français connu. À la différence des jeux italiens, allemands, flamands ou espagnols, où le labyrinthe (case 42) renvoie à la case 39 (ou indique qu'il faut reculer de trois "pas "), le jeu lyonnais fait reculer le joueur à la case 30 ("Qui ira au nombre 42, où est un labyrinthe, paie le prix convenu et retourne au nombre 30 ").Cette originalité du seul jeu français provient d'une erreur de traduction de l'italien.
« L'intérêt, tout à coup, rebondit quand on s'avise que lesdits contenus résiduels, mobilisés sur le graphe du Jeu de l'Oie, sont, en fait, des reproductions, parfaitement reconnaissables, de constellations mythiques courantes. Reprises du discours gréco-latin, ou judéo-chrétien, voire issues d'une aire plus large, comme le cycle du festin, isolé autrefois par Georges Dumézil. Exemple : la Gervaise de l'Assommoir est boiteuse. Voici la figure de la tare héréditaire, le mot tare signifiant d'abord écart à l'équilibre. Mais, d'autre part, tombé du toit, son mari, couvreur, va boiter comme elle. Gervaise est tombée : aux basses classes, au bidonville de la Goutte d'or. Elle est l'amie du forgeron, la Gueule d'or; elle est la mère de Nana, la Mouche d'or, qui débute dans la carrière en jouant la blonde Vénus dans un théâtre parisien. Voici qu'en suivant à la trace la légende dorée, vous reconstituez toute l'affaire de Vulcain, dont l'antre, justement, est reconstitué sur les tréteaux. Gervaise boite par la tare, elle se déhanche par la chute. Le savoir fait, d'un coup, silence, la mythologie parle…..
Gervaise, alors, non, sa figure mythique, prépare le festin, parfaitement répétitif du cycle des boissons d'immortalité, à la différence qu'on y mange une oie; et, le jour de ses noces, le cortège des invités part au Louvre, pour y revoir, comme au théâtre, les emblèmes de ce festin, les Noces de Cana, la transsubstantiation de l'eau en vin, le Radeau de la Méduse, le naufrage en mer, les colosses de marbre noir, les statues de pierre, et, à cette occasion, se perd dans le Musée, sans pouvoir en sortir, labyrinthe, s'abrite de la pluie sous le Pont-Royal, observe les murs et les toits de Paris tout au fond d'un trou, le puits, monte à la colonne Vendôme, par l'étroite spirale de l'escalier, stationne à l'hôtel du Moulin d'argent, et pour finir, rencontre le fossoyeur, croque-mort tout vêtu de noir, qui balbutie, dans son ivresse : quand on est mort, c'est pour longtemps. Un mélange savant ou sauvage de très vieux patterns culturels est associé à une circulation dont les stades sont les cases classiques du jeu….
Reprenons, je vous prie, ses vignettes ou ses emblèmes. Le pont, le puits, le labyrinthe, l'hôtel, la prison et la mort. Laissons la mort, pour le moment, qui se différencie, dans la suite, par ceci, au moins, qu'elle n'est pas un artefact. Différence, bien sûr, significative : la mort est, mais n'est pas, tout cela. Bref, la série des obstacles, dans la circulation du jeu, expose des passages, des relais, des stations.
Le pont est un chemin qui connecte deux berges, ou qui rend une discontinuité continue. Ou qui franchit une fracture. Ou qui recoud une fêlure. L'espace du parcours est lézardé par la rivière, il n'est pas un espace de transport. Dès lors, il n'y a plus un espace, il y a deux variétés sans bords communs. Si différentes qu'il est besoin d'un opérateur difficile, ou dangereux, pour connecter leurs bords. Difficile puisqu'il faut un pontife, au moins, dangereux puisque, le plus souvent, quelque diable le garde, ou que les ennemis d'Horatius Codés l'y assaillent. La communication était coupée, le pont la rétablit, vertigineusement. Le puits est un trou dans l'espace, une déchirure locale dans une variété. Il peut déconnecter un parcours qui y passe, et le voyageur tombe, la chute du vecteur, mais il peut connecter des variétés qui se trouveraient empilées. Des feuilles, des feuillets, des formations géologiques. Le pont est paradoxal, il connecte le déconnecté. Le puits l'est plus encore, il déconnecte le déconnecté, mais il connecte aussi le déconnecté . L'astronome y tombe, la vérité en sort. Le dragon assassin y habite, mais on y puise l'eau d'immortalité. Tante Dide la folle y jette la clé, entendez bien la clé du texte, mais il renferme tous les germes, le puits de la mine germine, et il se nomme Germinal. Et, tout d'un coup, je parle à plusieurs voix, je ne sais plus marquer la limite entre le récit, le mythe et la science. Ce pont est-il celui de Kœnigsberg, où Euler inventa la topologie, le pont sur la Viorne ou la Seine, ou cycle des Rougon-Macquart, ou l'ensemble des ponts exposés aux discours mythiques? Non, je n'ai plus le choix, et c'est le même pont. Ce puits est-il un trou dans les variétés riemaniennes, un puits de potentiel où, à la cote basse, apparaît le germe, chez Thom, ou celui de Plassans, ou celui de Jacob? Non, je n'ai plus le choix, et c'est le même puits. Dans tous les cas, et tant pis pour les classes, il y va de connexion et de non-connexion, il y va de l'espace, il y va du parcours. Et donc l'essentiel n'est plus cette figure, ce symbole ou cet artefact, l'invariant formel est quelque chose comme un transport, une errance, un voyage à travers des variétés spatiales séparées. La circumnavigation d'Ulysse ou de Gilgamesh et la topologie.
Je puis recommencer, le long de la série. Démontrer cette affaire stable sur la prison, enceinte close, ou sur l'hôtellerie, seuil, relais ou relance, et sur le labyrinthe enfin qui est la somme des emblèmes. Dédale de connexion et de non-connexion, fermé tout autant qu'ouvert, où le transport est un voyage autant qu'une immobilité. Tous opérateurs paradoxaux de l'espace, signalant qu'on en a trop vite fini avec l'espace, qu'on n'en finit jamais avec les espaces, opérateurs au travail à la fois aux mythes fabuleux de la Crète, aux récits de ce que nous nommons littérature, et dans la théorie ou topologie des graphes, des jeux et réseaux de transport. Il y a deux siècles, assez exactement, Kant commençait à philosopher en observant une propriété paradoxale de l'espace. Sur une asymétrie non dite ou non dicible, il projetait une esthétique. Or, sa faute était double : il ne repérait qu'un espace, alors qu'on peut en définir de variés, de nombreux, et en nombre croissant; il tentait d'autre part le sot projet d'une fondation dans le sujet transcendantal, alors que nous pouvons tout recevoir dans le langage et les pratiques. »Michel Serres .Discours et Parcours dans l'Identité.CL.levi.Straus.Quadrige .PUF.
A suivre
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