« Si le jeu est un objet possible de la méditation philosophique et ne s'oppose pas dans sa naïveté immédiatement vitale à l'esprit critique de la philosophie, puisque la naïveté de la vie en tant que telle signifie thème de pensée, il reste à se demander si le jeu nous donne un objet digne de la philosophie. Le jeu ne nous apparaît-il pas tout d'abord comme un phénomène marginal dans le paysage de l'existence humaine, elle-même déterminée et modelée par des phénomènes plus sérieux? Le jeu est, pour ainsi dire, le vis-à-vis du sérieux de la vie, du souci et du travail, du soin accordé au salut de l'âme; il apparaît comme ce qui n'est pas « sérieux », ne crée pas d' « obligations », comme détente provisoire de la tension de l'existence, comme « pause », « récréation pour récupérer ses forces », comme perte de temps pour les heures d'oisiveté, comme occupation frivole et intempérance satisfaite d'elle-même. Tout au plus concède-t-on au jeu, dans l'économie d'une existence d'adulte, une valeur limitée : on reconnaît en lui un moyen thérapeutique efficace contre les surtensions du travail, du souci, du sérieux. Mais en la considérant ainsi comme un moyen de détente, il est mis au service des phénomènes de la vie dont par ailleurs on le sépare avec quelque mépris. En lui-même, le jeu n'est pas du tout pris au sérieux. Sans doute reconnaît-on qu'il remplit une fonction importante, voire essentielle, dans l'existence de l'enfant, qu'il en constitue le centre. Mais on interprète la croissance du jeune homme comme un processus au cours duquel le jeu est écarté de plus en plus du centre de la vie et remplacé par d'autres phénomènes de l'existence. Le jeu est repoussé vers la périphérie de la vie, il ne disparaît pas complètement mais acquiert le caractère d'un passe-temps occasionnel, d'une pause récréative. Le jeu paraît réservé, valablement, au petit enfant qui vit à l'abri de la protection familiale avant d'affronter le sérieux de la vie. Chez le petit enfant, jouer est manifestement le pur accomplissement de la vie. Cela peut constituer un fait de première importance pour la psychologie de l'enfant et pour la pédagogie. Mais est-ce que le jeu peut être un objet digne de la philosophie, alors qu'il est de toute évidence une affaire de la première enfance ? » Eugen Fink .Le Jeu Comme Symbole Du Monde .Eds De Minuit.
« Le fait premier, qui seul peut faire l'objet d'un repérage et d'une analyse, n'est pas la chose telle qu'elle est vécue, mais telle qu'elle se trouve conçue et exprimée sur le plan du langage. [...] Le jeu, c'est d'abord la pensée du jeu. » Jacques Henriot.
Notre notion de jeu nous vient de son usage quotidien sans que les savoirs scientifiques ou philosophiques en aient construit un concept clair et univoque. Jeu est un mot de la langue usuelle et donc présuppose l'interprétation qu'en donne une société .A partir de ces interprétations nous projetons le jeu sur des parties de la réalité. Nous parlons de jeu du tout jeune enfant lorsqu'il manie des objets et aussi de jeu pour qualifier des situations et des stratégies électorales. Nous parlons aussi du jeu des animaux.
WITTGENSTEIN (voir article précédent1) avait lié ensemble le jeu et le langage comme formes de vie. Il les réunissait sous la formule de « jeu de langage ». le mot jeu comme tout signe ne désigne pas un concept mais prend sens dans un contexte d'utilisation selon des règles propres à ce contexte ( game)..Le même terme peut porters ainsi des significations diverses : « il est d'innombrables et diverses sortes d'utilisations de tout ce que nous nommons «signes», «mots», «phrases». Et cette diversité, cette multiplicité n'est rien de stable, ni de donné une fois pour toutes ; mais de nouveaux types de langage, de nouveaux jeux de langage naissent, pourrions-nous dire, tandis que d'autres vieillissent et tombent en oubli (...). Le mot «jeu de langage» doit faire ressortir ici que le parler du langage fait partie d'une activité ou d'une forme de vie"
Pour analyser un terme, il importe en conséquence d'en percevoir son emploi au sein de différents jeux. Ce qui est propre au langage est propre au jeu et vice versa. Comprendre une notion telle que celle de jeu c'est aussi voir le rôle qu'elle assume en des jeux divers par une démarche empirique. Le mot jeu entrant dans des réalités diverses qui n'ont en commun « qu'un air de famille et dont on ne peut au mieux que trouver certaines analogies.
"Tous ces jeux sont-ils «divertissants » ? Comparez les échecs et la marelle. Ou bien y a-t-il en tous une façon de gagner et de perdre, ou une compétition de joueurs ? Songez aux patiences. Dans les jeux de balle on gagne et on perd ; mais quand un enfant lance la balle contre un mur et la rattrape ce caractère se perd (...). Ainsi nous pouvons parcourir beaucoup d'autres groupes de jeux ; voir surgir et disparaître des analogies. Et tel sera le résultat de cette considération : nous voyons un réseau complexe d'analogies qui s'entrecroisent et s'enveloppent les unes les autres. Analogies d'ensemble comme de détail."…
"Je ne puis caractériser mieux ces analogies que par le mot «ressemblances de famille» ; car c'est de la sorte que s'entrecroisent et que s'enveloppent les unes sur les autres les différentes ressemblances qui existent entre les différents membres d'une famille ; la taille, les traits du visage, la couleur des yeux, la démarche, le tempérament, etc. - Et je disais : les «jeux» constituent une famille."
Pour prendre un exemple d'un air de famille, on peut citer la théorie des jeux née au 17ème siecle avec le calcul des probabilités et prégnante dans les stratégies militaires comme en économie. La théorie des jeux ,branche des mathématiques, étudie en fait des situations où des « joueurs ont à prendre des décisions, d'où sort un résultat en terme de gain ou de perte. Elle s'applique bien à certain jeux mais à bien d'autre situations et aucun jeu ne se réduit aux mathématiques. L'analogie manifeste dans le nom, provient du fait qu'elle est issue de l'étude des jeux de hasard, florissants à la cour et dans la société à partir du 17eme siècle au moment même où le jeu gagne ses titres de noblesse. De la même façon le développement des jeux de stratégie et leurs mathématisation a permis leur application au monde économique et social.Ce n'est qu'un air de famille pourtant : aucun joueur ne joue en fait selon la théorie des jeux, même dans le jeux les plus rationnels, comme les Echecs.
Nous avons donc tous une compréhension minimale du jeu puisque nous employons couramment le mot et jacques Henriot soulignait combien nous vivons dans un monde où l'usage du mot est de plus en plus large, en particulier dans le monde politique :on parle du jeu électoral , de jeu international ou même dans des situation dramatiques du jeu des terroristes ou des preneurs d'otages.. Le jeu n'est donc plus celui de l'enfant ou de l'adulte lorsqu'il s'agit de parler d'amusement ou de loisir. L'idée de jeu est donc celle d'un groupe ou d'une société, véhiculée par la langue et soumis aux contraintes de l'histoire et à ses variations. On peut penser a priori que chaque culture définit une sphère du jeu à partir d'un réseau d'analogies et d'une expérience dominante, de traits privilégiés qui ne sont pas nécessairement identiques aux nôtres.
« Employer un terme n'est pas un acte solitaire mais sous-entend un groupe social pour lequel ce vocable fait sens. Il existe un ensemble d'êtres qui pensent et parlent comme moi. Il importe de comprendre comment et pourquoi ils emploient le terme de jeu. Il faut donc commencer par "prendre le mot au jeu"9. En effet considérer qu'il y a du jeu quelque part n'est pas un constat objectif sur la réalité mais l'émission d'une hypothèse, l'application à l'expérience d'une catégorie fournie par la société, véhiculée par la langue, instrument de la culture de cette société. Toute dénomination suppose au préalable un cadre socioculturel transmis par le langage et appliqué au réel…… Les choses sont avant tout ce qu'on dit qu'elles sont. Et cela s'enracine dans l'apprentissage même du langage. Il y a jeu à partir du moment où l'enfant a appris à désigner quelque chose jeu. Il n'a pu le tirer de lui-même. Avoir conscience de jouer résulte d'un apprentissage, d'un dressage linguistique auquel l'enfant se trouve soumis dès les premières semaines de son existence. Derrière le langage c'est toujours le cadre socioculturel qui apparaît. Il n'y a pas de purs faits de langage. » Gilles Brougère. Jeu Et Education.l'Harmattan
Si nous remontons aux sources de notre culture, l'antiquité grecque et Romaine, il n'y a en effet que quelques analogies avec notre notion contemporaine de jeu, malgré certains caractères apparents et certains discours qui se réfèrent à un retour de la tradition comme pour les Jeux olympiques ; c'est ainsi le cas des jeux sportifs. Dans la Grèce antique, .divers termes en couvrent la sphère : ainsi athlos (lutte, combat, concours, Jeux tels les jeux pythiques) ; agon (assemblée, en particulier pour les jeux publics, emplacements de ces jeux, jeux, concours, luttes, jeux gymniques) ; paidia ,, jeu d'enfant de fait enfantillage, amusement mais aussi jeux ou concours de lutte, de flûte)
Prédominante est la notion d'agôn, de concours. Le concours d'Olympie, en 776 s'il est l'ancêtre de nos jeux olympiques se situe dans un toute autre cadre qu'un spectacle sportif : il s'agit d'un évènement religieux et cosmique, évocateur des héros fondateurs à l'origine d'un cycle de renaissance de l'univers, de la nature (végétation) de le société , et du pouvoir
Si le spectateur bénéficie des retombées, la participation est ici essentielle. La liturgie du concours n'est qu'accessoirement spectacle. Elle est centrée sur la commémoration de la mort d'un héros. Cette commémoration régulière des grands morts permet de renouveler dans l'au-delà l'exceptionnelle puissance vitale dont ils disposent de leur vivant et de continuer à protéger la communauté sur laquelle ils régnaient. Les jeux Pan-hélleniques, liés à un sanctuaire (Olympie, Némée, Isthme de Corinthe, Delphes avec les jeux pythiques) apparaissent, dans leurs origines essentielles, comme des scénarios cycliques de survie pour des morts princières des temps héroïques. Au plan de l'imaginaire le renouveau de la nature est rigoureusement homologue au renouveau des princes défunts. On peut cependant se demander en quoi le contenu des jeux revigore le héros et par là le groupe social tout entier ? Par exemple la course à pied ranime les énergies végétales par l'ébranlement qu'elle impose à la terre. Mais ces concours sont en même temps des cérémonies d'initiation des jeunes gens : l'épreuve difficile qualifie celui qui en sort vainqueur. Tous les huit ans à l'origine (la grande année), tous les quatre ensuite, les Jeux Olympiques permettent de ranimer la nature source de vie, et le pouvoir royal. Le roi est confirmé ou relayé et marie sa fille. Les grands morts accroissent leur énergie vitale au profit de la communauté des vivants. L'élite des jeunes reçoit de ces épreuves une initiation qui la qualifie……
. Mais les concours panhelléniques ne constituent que la partie la plus éclatante d'un vaste ensemble de rencontres agonistiques fondées sur des joutes gymniques, hippiques, poétiques et musicales qui sont partout présentes dans la Grèce des cités.
On peut les analyser à un triple niveau. Ce sont tout d'abord des jeux qui permettent à leurs acteurs d'exprimer leur dynamisme vital dans une atmosphère de compétition. Les affrontements sont socialisés par des règles du jeu très précises accompagnées de multiples contrôles. Il s'agit aussi d'un mode pluriel pour rationaliser la relation au divin, apprivoiser le surnaturel et s'approprier la transcendance par des actes simples en apparence, comme de courir, de lutter, de chanter... mais qui sont poussés à leur maximum d'efficacité sous le regard des dieux. La charge symbolique en est très forte. C'est enfin un élément de structuration de la communauté, de rapprochement de ses parties hétérogènes, de construction de l'universalité, surtout à travers les concours panhelléniques. Les jeux apparaissent ainsi comme un outil particulièrement opératoire de fédération, d'intégration, bref d'harmonie et de consensus ». Gilles Brougère. Jeu Et Education.l'Harmattan.
On ne peut que constater la permanence et la vitalité des jeux et des spectacles dans l'empire romain y compris tardif , marquant une véritable identité culturelle et ce malgré les critiques formulées par des intellectuels païens tel Sénèque, mais surtout chrétiens de Tertullien à saint Augustin ; en dépit de restrictions apportées par certaines lois, ainsi la loi de Constantin qui, en 325, interdit les combats de gladiateurs .
Dans la plus petite des cités comme à Rome ou plus tard à Constantinople, la foule se passionne pour les courses données au cirque, les combats de gladiateurs et les chasses à l'amphithéâtre : le théâtre mimes et pantomimes - a toujours sa place tandis que les jeux sportifs -jeux grecs à l'origine semblent en perte de vitesse.
Depuis plusieurs siècles, y a eu construction de lieux appropriés pour le déroulement de ces spectacles de masse, cirques et amphithéâtres en particulier. Comme la pratique des combats de gladiateurs et des chasses s'était répandue dans le monde méditerranéen, les Grecs d'Orient avaient transformé la structure de leurs théâtres, destinés à des concours musicaux et dramatiques, pour y donner des jeux romains.
Ces pratiques ludiques en perpétuelle évolution ont un sens symbolique qui organise le spectacle :résoudre dans le « comme si » les conflits sociaux et amener les participants à une sorte de communion fantasmatique, au-delà des problèmes qui traversent la société. Pouvoir d'intégration, les jeux le sont aussi par rapport au passé dans un syncrétisme des pratiques mêlant tradition et nouveauté : ainsi les combats de gladiateurs sont une réminiscence des sacrifices humains interdits désormais, les animaux sauvages apparaissent comme un rappel des forces de la nature, au milieu des invocations liturgiques, prières aux dieux etc..
« De fait les jeux synthétisent une théologie de la conciliation dans la mesure où leur finalité n'est pas seulement d'exalter l'appartenance à une communauté sociale, politique ou religieuse, mais aussi d'assurer là reproduction idéologique de cette communauté et d'en garantir la reproduction matérielle.
La construction de la conciliation se fait dans des cérémonies ludiques toujours plus longues et luxueuses qu'autorisent les ressources tirées des conquêtes et de l'exploitation de l'Empire, Elles répondent à des besoins religieux et idéologiques nouveaux, qui apparaissent dans le désarroi qu'engendrent tes crises et les mutations de l'Empire et qui s'expriment en fonction des contacts établis entre des univers divins et culturels multiples. Les diverses voies de ce procès théologique de la conciliation renvoient ainsi, à tous les niveaux, aux effets du développement de l'Empire, Comment, dès lors, tes formes des jeux, multiples et complémentaires, sont-elles l'expression de la nécessité, voire d'une volonté de reproduire la communauté dans ses éléments constitutifs (famille, cité notamment)? Eléments qui sont posés, dans l'imaginaire, comme permanents, à chaque instant de leur transformation. En même temps, les rapports d'articulation qui les unissent, la physionomie de leur évolution esquissent un développement non linéaire, en résonnance avec les luttes qui se déroulent au sein de la société romaine et impériale. Tenter d'apprécier le rôle que jouent tes jeux dans ces luttes est essentiel, non seulement dans la reproduction simple de Ja communauté, mais dans son renouvellement dans la reproduction "élargie". Or, le renouvellement ne peut se faire que sur la base de la plus large conciliation, que les jeux permettent, mieux que d'autres structures, de réaliser.
A insi courir plus, danser plus, déclamer plus établissent une coopération plus intense ; ainsi, dans le don et le contre-don (importance des offrandes), dans la danse, les chants, les courses, les luttes, les représentations scéniques, les jeux agissent pour que (es contradictions entre les coopérants - acteurs et spectateurs - diminuent. La communion se fait dans une charge émotionnelle, dans une pratique esthétique et symbolique. Les jeux apparaissent donc comme l'aboutissement réglé, policé d'une pratique primitive qui continue à se faire sur les contradictions, en dépassant les différences individuelles a tous les niveaux (sexe, génération, appartenance d'ordre et de classé), et cela vaut pour les pompae les plus strictement réglées et ordonnées qui ne sauraient être isolées du tout auquel elles sont intégrées. En cela les jeux sont une authentique pratique de conciliation. Pratique permanente et en permanente évolution dont l'efficace repose sur une thématisation de la tradition qui s'élabore et s'exprime au plan idéologique, mais qui renvoie fondamentalement à la détermination sociale du développement du /nos.
A ce point de l'analyse, il faut maintenant aborder le problème de l'organisation de l'espace aux jeux, de son fonctionnement comme pratiques de persuasion et d'hégémonie.
Les liens entre espace et jeux sont de l'ordre du nécessaire et renvoient à là croissance de la communauté. Espace des jeux et espace aux jeux se définissent comme aires de jeu et lieux de cérémonie où l'espace est investi par le déploiement d'activités de tous ordres - physiques et esthétiques, de procession, de danse, de combat, de séduction, d'harmonie -, qui figurent et représentent des conditions concrètes ou imaginaires de la vie des hommes. Espaces qui se construisent progressivement au sein d'oppositions et de conflits qui rythment le développement des antagonismes propres à cette société esclavagiste. L'espace social continu et ouvert, aristocratique et gentilice, recule lentement à Rome devant un espace civique régularisé et ordonnateur où les Lieux ludiques, articulés aux lieux politiques, affirment leurs fonctions de persuasion et d'hégémonie. Partout en Italie et dans l'Empire, les édifices de jeux se donnent comme espace clos et structuré, réplique et modèle de la clôture de la cité esclavagiste apte en même temps - et c'est sa force - à intégrer dans sa stricte hiérarchie les populations de l'Empire, insérées dans d'autres tiens de subordination et/ou de dépendance. » Monique Clavel Leveque. L'espace Des Jeux A Rome. Dans Mélanges Roland Fietier. Besançon.
Le jeu romain apporte d'autres caractéristiques dont nous hériterons : il est plutôt hérité des Etrusques, d'où une grande différence avec la civilisation grecque . Chez les Etrusques les jeux athlétiques étaient effectués par des esclaves pour des spectateurs er relevaient donc de l'exhibition : l'athlète était d'abord un « acteur ». Le jeu est vu d'après le spectateur et Le même mot ludus représente chez les Romains, à la fois l'amusement des enfants, leurs études et le lieu qui est le théâtre de ces études, l'école où s'instruisent les gladiateurs, la parade et la représentation qu'ils donnent aux grandes cérémonies de l'Etat, où le simulacre de combat devient d'ailleurs combat véritable. Le spectateur reste pourtant l'essentiel; on s'étonnera du terme simulacre pour le combat de gladiateurs mais celui-ci est d'abord un spectacle, une théâtralisation, un combat pour le public et le gladiateur survit seulement s'il plait au public.
Le jeu de langage tourne donc cette fois autour de ludus et de son verbe ludere signifiant s'exercer. Un exercice différent d'un combat réel, malgré le fait qu'on y meurre, et qui mime la guerre. donc un simulacre au sens où il n'a pas de but défini,et utilitaire .Ludere, c'est mettre en œuvre un simulacre de chasse ou de guerre dans un but gratuit ,sinon le plaisir du spectateur.
Les jeux dans leur diversité permettent l'installation d'un espace ludique point essentiel sur lequel il faudra revenir, "un espace différent où peuvent être représentées toutes les réalités, barbares , autres que à l'humanité «normale» libre, civilisée, romaine".. Il s'agit d'une mise en scène du monde, de la diversité de l'Empire au profit de la Cité. En porte témoignage le grand intérêt pour les animaux exotiques indispensables à la réussite d'une fête. Le théâtre de son côté produit une grande distanciation par rapport à la vie quotidienne en présentant une Grèce de comédie. La versification introduit également une déréalisation, ainsi que la présence de la flûte et du chant. La distance est aussi celle qui sépare le public de celui qui procure le spectacle. Est essentielle l'infamie qui marque le comédien comme le gladiateur. C'est un esclave du plus bas niveau de la société, mais en même temps, s'il réussit, une star renommée. "L'univers du Ludus est celui du «pas sérieux», du «sans conséquence».
« Apparaît ainsi le sens général d'entraînement, d'exercice, de simulacre qui se développe du côté du jeu et du côté de l'exercice scolaire. Les deux sens dérivent du même premier sens général. On voit un jeu dans cette activité, mais en tant qu'elle reproduit les gestes de la réalité, elle servira tout aussi naturellement à apprendre à faire ces gestes et à les régler, et le jeu devient entraînement et exercice. A. Yon note également l'expression "ludum facere aliquem" qui signifie se moquer de quelqu'un, parce qu'originairement cela consistait à le donner en spectacle, à le singer. On découvre un foisonnement de sens selon des intermédiaires qui permettent de passer d'un sens à un autre. D'autre part dans la mesure où notre jeu hérite de ludus il nous reste peut-être quelque chose de l'histoire que nous venons de conter. Cette histoire va depuis le simulacre associer sous le même nom le théâtre et les combats mimés des jeux du cirque. Les spectacles seront perçus comme des jeux, ou le jeu se doit d'être spectacle. Ceci nous conduit à quitter le langage pour aller du côté des faits de civilisation.
Mais avant d'aller plus loin dans l'analyse il convient de distinguer les deux types de jeux, les jeux de scène (ludi scaenicï) .Composés de théâtre, de mime, de danse, de concours de poésie et les jeux du cirque (ludi circenses) composés de courses de char, de combats et de mises en scène d'animaux, de chasses, de jeux athlétiques. D'un côté un monde imaginaire, de l'autre des duels fictifs. Les combats de gladiateurs (munera, devoirs), trop réels, ne seront assimilés au jeu que plus tard, au Illème siècle de notre ère, par dérivation tardive oeut-être, par oubli de la distinction entre le combat réel et le faire semblant. Le jeu apparaît bien comme le règne de la mimesis, du comme-si, du faire semblant aussi bien au théâtre qu'au cirque. Par exemple la course de char peut être lue comme la mimesis d'une situation réelle, la guerre. Le char a disparu de la guerre depuis longtemps mais l'exercice subsiste ». Gilles Brougère. Jeu Et Education. l'Harmattan.
Les jeux gardent une dimension religieuse à côté du spectacle ; le mécène l'offre à la fois aux romains et aux dieux. La théâtralisation est aussi un rituel impératif qu'il faut suivre à la lettre. Une procession rituelle précédait les jeux du Cirque (pompa circensis), et partait du temple de Jupiter Capitolin sur le Capitole et rejoignait le Circus Maximus. On trouvait des jeux séculaires (tous les 110 ans) et des jeux annuels (jeux d'Apollon), des jeux tous les 5 ans très variés et nombreux, des jeux de circonstance (jeux funèbres ou triomphaux. A ce propos cette dimension religieuse côtoie la dimension politique le pouvoir qui organise le jeu se met en scène par la même occasion. Paul Veyne a ainsi étudié l'évergétisme dans lequel « jeux et pains » sont offerts par les nobles puis l'empereur au peuple. La popularité se mesurait à la hauteur des moyens employés.
C'est aussi par référence à leur aspect sacrificiel que l'historienne Monique Clavel-Lévêque résume, de nos jours, la raison d'être initiale des Jeux romains : les Ludi réunissent ceux qui ont des biens à échanger. Cet échange, écrit-elle, touche la communication avec les dieux et les morts en vue de renouveler les énergies vitales : les Jeux apporteront la fécondité et la prospérité, et ils constitueront aussi des remédia contre les fléaux .Les Romains invitent dieux et morts à assister aux Jeux qui mettent en scène ces « échanges » pour y rendre organiquement présente l'idée de contrat passé avec eux. Par-là, les Jeux se présentent comme des « modèles réduits » visant à « renouveler le monde, le comprendre et le dominer ». Aussi la charge d'en organiser devient-elle, avec la complexification de l'organisation sociale et politique, un outil politique majeur entre les composantes de la société en lutte pour le pouvoir, qu'il s'agisse de Jeux circonstanciels ou de Jeux périodiques publics. Multifonctionnels, indéfiniment adaptables, les Jeux offrent, reconnaît l'auteur, « des solutions culturelles.
"l'expérience ludique comme modèle réduit permet de faire l'économie de l'expérience vécue, elle exorcise, elle fait vivre par procuration des émotions et des pulsions que la vie quotidienne réprime : meurtre, mort violente, au théâtre incestes, adultères. Mais le modèle réduit est aussi outil de connaissance : le théâtre pour comprendre le monde, le cirque pour le maîtriser, le dominer (tout au moins au niveau du monde naturel). C'est un exercice de maîtrise sans risque, sans danger ; un outil de découverte et de dévoilement, un moyen de maîtriser des signes. " Monique clavel-leveque. L'empire en jeux CNRS
Il est à noter que cette expérience ludique, idée d'un espace « autre », lieu d'exercice permet de comprendre que ludus aura un autre sens en apparence antinomique avec l'idée de jeu . l'entrainement prendra en fait deux formes consacrées par la tradition : une activité spontanée, « libre » gratuite qui est le jeu proprement dit et une autre dirigée qui sera l'école, le lieu séparé où l'on apprend. Le point commun à ces deux serait justement l'apprentissage.
Laissons maintenant de côté l'histoire concrète des jeux et leur signification sociale, pour remonter aux sources de la pensée des jeux et au sens qu'on leur a donné dans la pensée philosophique grecque naissante. On peut y trouver deux traditions, deux visions des jeux « comme symbole du monde », qui marqueront, dans des directions différentes la pensée occidentale.
L'idée de jeu se manifeste d'abord dans une œuvre « présocratique » qui nous est parvenue à l'état de « fragments « dans lesquelles se mêlent sans pouvoir être distingués : poésie , sciences et philosophie , celle d'Héraclite « l'Obscur ».A l'instar des autres , Le fragment 52 délivre une vision du temps selon une métaphore cosmique qui sera source de perplexité et de contradictions des traducteurs, mais qui inspirera des œuvres majeures à l'origine de la pensée contemporaine, telles celle de Nietzsche, d'Heidegger ou de G.Bataille. Dans ce fragment, le jeu prend d'emblée une ampleur métaphysique ,celle du temps comme « garçon joueur » qui détiendrait le pouvoir suprême dans l'univers .Ce garçon joueur serait le symbole du temps cosmique du devenir, comme jeu incessant de forces(agon), violent, arbitraire et innocent(sans finalité).l'Agôn et la guerre polemos habiteraient le monde et le sage doit comprendre que l'homme ne dispose pas de cet ordre « Ce monde, le même pour tous, ni dieu ni homme ne l'a fait, mais il était toujours, il est et il sera, feu toujours vivant, s'allumant en mesure et s'éteignant en mesure » dit le fragment 30. Héraclite pose la souveraineté du temps qui n'a aucun maître au-dessus de lui, qui joue pour jouer, sans raison. Jeu éternel des substitutions – jeunesse/ vieillesse, santé/ maladie, vie/ mort... – unité des contraires dans le tout d'une nature qui aime à rester voilée en ses secrets .De cette expérience du devenir naitront deux traditions, deux réponses philosophiques selon la manière dont on interprète le fragment.
Le devenir est ainsi croissance, maturation, déclin et mort, cercle de la vie qui répond le cercle des jours et des saisons. Le temps se manifeste d'abord par la répétition de l'événement qui rythme la vie : le feu s'allume et s'éteint à mesure, l'astre diurne surgit à l'horizon chaque matin et disparaît chaque soir... et ce n'est que cette régularité qui permet à l'homme naissant de prévoir en scrutant les astres pour comprendre leur course . On a considéré l'avènement de la raison humaine (logos) comme passage du nomadisme à la sédentarité. L'aléatoire dominerait la vie nomade ; le régulier, le prévisible dominerait l'existence sédentaire car la sédentarisation oblige à la prévision et au calcul. Cette maîtrise de la vie exige une connaissance des lois causales qui lient les événements entre eux et permet à l'esprit de franchir la barrière du temps. L'acte accompli en cet instant présent détermine l'événement futur. Un savoir orienté vers l'avenir ne serait accessible qu'à celui qui de l'événement présent se montre capable d'en rechercher les causes premières.
Pourtant le devenir des choses, qui se transforment, remet notre propre identité en question. Ainsi la pensée ne peut jamais être certain du lendemain et la cohérence qui fonde le savoir est toujours fragilisée par le chaos menaçant., voire issue du chaos, comme des régularités peuvent naitre du jeu de dés. Après tout le jeu de l'enfant s'apparenterait selon Freud à une maitrise symbolique, faute d'en avoir une réelle par l'intermédiaire du jouet(le jeu de la bobine) maitrisant ainsi son angoisse devant les présences / absences qui rythment sa vie.. finalement la persistance des choses reposera sur le mot qui remplacera le jouet(fort/da) , et sur l'image mentale qui unifie passé et avenir..La confrontation de deux expériences, fondera tout savoir et conceptualisation du temps : celle d'un « être du monde » en devenir, en proie à l'entropie à la mort, d'une part et un soi qui unifierait « temporairement » les diverses apparences et qui pourrait s'orienter dans le flux .
« Et cependant la pensée primitive a appelé cette course du monde, l'aion, « un enfant qui joue, le royaume de l'enfant ». Le processus de l'individuation est pensée selon l'image du jeu. Le jeu devient « métaphore cosmique » pour le tout de l'apparition et de la disparition des choses, des étants, dans l'espace-temps du monde. Le flux de la vie, ivre, écumant, qui dans la joie de l'engen-drement porte les êtres vivants, s'identifie mystérieusement à l'onde noire qui précipite le vivant dans la mort,. Vie et mort, naître et mounr, entrailles et tombeau sont fraternellement unis : c'est la même puissance mouvante du tout, qui produit et anéantit, engendre et tue, qui réunit la joie suprême et la plus profonde douleur. « Si ce n'était en l'honneur de Dionysos qu'ils conduisent la procession et chantent l'hymne phallique — nous dit le fragment 15 d'Heraclite —, ils commettraient l'acte le plus honteux. Mais Hadès, c'est également Dionysos qui les frappe de délire et d'enthousiasme bacchique. » Le dieu de l'erotique exubérance de la vie est en même temps le dieu de la mort; niais il est aussi le dieu du masque et du jeu. Avons-nous ]à seulement des images mythiques et poétiques pour une agitation cosmique qu'on ne peut saisir par aucun concept intramondain ? Ou bien le jeu comporte-t-il une indication particulière, une particulière force cosmique de comparaison? Autant de questions qui restent posées. » Eugen Fink .Le Jeu Comme Symbole Du Monde .Eds De Minuit.
Nietzsche s'inspirera d'Héraclite dans Ainsi Parlait Zarathoustra : Les Trois Métamorphoses. « Je vais vous dire trois métamorphoses de l'esprit : comment l'esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant. » Le chameau bête de somme est celui qui se charge et plie sous des valeurs traditionnelles, le platonisme et le christianisme. Le lion est le négateur de celles-ci ,libre par cette négation, mais en reste au nihilisme. Il fallait pourtant que le lion gagne une liberté pour faire place à l'insouciance de l'enfant. L'esprit doit devenir l'enfant qui joue, « innocence et oubli, commencement nouveau, jeu, roue qui se meut d'elle-même, premier mobile, affirmation sainte » l'enfant est temps qui brasse les événements n'a aucune intention, ni bienveillante, ni malveillante. Il déroule le devenir sans savoir ni prévoir, comme un jeu de hasard. Joueur il est affirmation ; il accepte le monde tel qu'il est avec la gaieté du joueur sans ressentiment(oubli) , ni évasion dans un arrière monde. L'enfant est paradoxe : il n'est plus "ce que l'on a quitté", mais "ce qu'on devrait atteindre".Devenir enfant n'est jamais donné ni assuré comme un destin qui serait déjà tracé. Plutôt un choix, une oeuvre et une aventure, celle de l'existence... Quelque chose comme un risque.
A SUIVRE
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