Cette émergence de l’ordre symbolique est souvent conceptualisée à partir des travaux de James Frazer et de son œuvre monumentale, le Rameau D’or. S’appuyant sur un ensemble d'observations dispersées à travers le monde entier et concernant plus particulièrement l'Afrique noire, celui-ci introduit le concept de royauté divine ou sacrée. Il fait du pouvoir originel dans les sociétés traditionnelles, un usage de capacités magiques à des fins d’intérêt général. les rois « divins » seraient des magiciens qui auraient réussi à s'imposer à leur peuple par la ruse et les richesses accumulées dans l'exercice de leur art ; ils marqueraient ainsi le passage d'un hypothétique âge magique de l'humanité à celui de la religion, Le magicien primitif aurait ainsi donné naissance au roi . Le roi qu’il qualifie de « divin » aurait été capable d'exercer une influence sur le temps atmosphérique, faire tomber la pluie ou l'empêcher, arrêter la course du soleil, amener ou détourner les vents, etc. C'est parce qu'il serait cause ou garant de la prospérité collective qu'il serait promu à la dignité royale
Ainsi le roi divin selon Frazer détiendrait un pouvoir sur la nature et de sa conduite dépendrait la fertilité du sol, l'abondance des récoltes et la reproduction des hommes. Il serait le centre dynamique de l'univers d’où la nécessité de conformer rigoureusement ses actes et le cours de son existence à l’ordre du monde et donc aux différents rituels. Il devrait être mis à mort ou invité à se suicider à l'approche de la sénescence ou après un certain nombre d'années de règne le pouvoir sur la nature est commandé par la santé et la force du roi. Aussi, lorsqu'elles risquent de décliner, le monarque doit-il être éliminé et remplacé afin que soit sauvegardée la communauté politique
LE DERNIERE REINE DE LA PLUIE LOVEDU
Si le schéma évolutionniste du Rameau d’or ,passage d’un thaumaturge primitif à un roi divin, donc de la magie première à la religion est désormais critiqué et a valu à Frazer un oubli temporaire , on garde désormais comme outil problématique la description qu’il fait de ce personnage et de l’ordre symbolique qu’il soutient à savoir les caractéristiques du sacré.
L'emploi du mot « sacré » reste à préciser : l’acception habituelle est religieuse .Le « sacré » est une notion large, désignant « tout ce qui est en relation avec la religion dans une opposition à profane. Toutefois le terme n’a pas d’abord que ce sens. E. Benveniste dans le vocabulaire indo européen et chez les latins en soulignait le caractère ambigu ; il décrivait l'homme « sacré » comme « hors de la société des hommes ». Le sacré serait donc d’abord un domaine distinct. Ce que confirme d’ailleurs, à l’inverse, profane (pro-fanun- ce qui est devant ou à l’extérieur du temple).
Frazer avait en ce sens dégagé plusieurs caractères qui font le paradoxe du chef sacré :
Régner pour le « roi divin » primitif ne consiste pas à gouverner ni à donner des ordres, mais à garantir l’ordre du monde et de la société en observant des prescriptions rituelles. Comme personnage sacré, le chef ou roi n’est pas maître mais bien captif de l’institution, enfermé dans le rituel. Assigné à résidence et reclus dans son palais, il est soumis au même type de restrictions que les êtres en état d’impureté : femmes indisposées, guerriers ayant donné la mort, criminels. Il y a une alliance intime entre le pouvoir et l’interdit sur lequel il faudra revenir.. Surtout Frazer mène une réflexion à partir de l’antiquité romaine, sur les « rois-prêtres » du culte de Diane, dans le bois sacré de Nemi. Il y dégage l’idée d’un régicide rituel inhérent à l’institution.
Pour devenir Roi du Bois, tout esclave fugitif qui trouvait refuge dans l'enclos du sanctuaire devait mettre à mort le prêtre en place, non sans avoir au préalable cassé une branche d'un rameau situé à l'intérieur de l'enceinte sacrée ; rappel du geste mythique d'Énée, invité à cueillir un rameau d'or avant d'entreprendre son voyage au pays des morts.
Le » régicide » aurait une double finalité. à la fois lorsque les forces vitales du souverain sont atteintes par la maladie et la vieillesse et donc menacent fertilité et renouveau de l’ordre naturel, qu’elles ne peuvent plus soutenir ;aussi ,parce que si on attribue de ce fait au chef la responsabilité des catastrophes naturelles et des maux qui accablent une société ,il va servir de « bouc émissaire » prenant en charge tous les maux qui peuvent atteindre le groupe et sacrifié pour cette raison.: il doit être mis à mort pour purifier la collectivité dès que le salut de celle-ci paraît l’exiger.
Frazer s’appuie en particulier sur l’exemple des Shilluk du Sud Soudan , où le souverain, appelé Reth, était étranglé quand ses forces physiques le trahissaient ou en cas d’impuissance sexuelle interprétée comme le signe d'un danger menaçant la fécondité de la nature , les humains , les animaux domestiques et les plantes cultivées. Frazer pensait que ce type de régicide était lié à la religion, le culte national de l'esprit Nyikang, ancêtre historico-légendaire fondateur de la dynastie royale », C'est parce que les Reth étaient considérés, une fois intronisés, comme des réincarnations de l'Esprit Nyikang, garant de toute fertilité, qu'ils étaient mis à mort dès qu'ils montraient des signes de faiblesse et de déclin. De cette façon était assuré l'éternelle vigueur et le pouvoir incorruptible de l'Esprit Nyikang périodiquement réinstallé dans un corps en pleine force.
.A l’image du prêtre roi de Nemi perpétuellement aux aguets dans le bois sacré, le titulaire de la fonction royale vit donc dans la menace…..
« A la jouissance de cette tenure précaire s’attachait le titre de roi ; mais jamais tête couronnée n’a dû dormir d’un sommeil aussi fiévreux, hanté de rêves aussi sanguinaires, car d’un bout de l’année à l’autre, hiver, été, sous la pluie ou par le soleil, il avait à monter sa garde solitaire. Fermer, pour quelques brèves secondes, sa paupière lassée, c’était mettre sa vie en jeu ; la moindre trêve de vigilance lui créait un danger ; un minime déclin de ses forces corporelles, une imperceptible maladresse sur le terrain, un seul cheveu blanc visible sur son front, auraient suffi pour sceller son arrêt de mort. » [Frazer, 1981, p. 19]. ROI SILLUK
« L’idée que les royaumes primitifs sont des États despotiques, où le peuple n’existe que pour le souverain, est entièrement inapplicable aux monarchies que nous étudions. Au contraire, le souverain, ici, n’existe que pour ses sujets; sa vie n’a de valeur qu’autant qu’il s’acquitte des fonctions que comporte sa position, en ordonnant le cours de la nature pour le bien de son peuple. Dès qu’il manque à ses devoirs, les soins, le dévouement, les hommages religieux qu’on lui prodiguait auparavant s’évanouissent pour faire place à la haine et au mépris; on chasse ignominieusement le monarque déchu, et il peut se féliciter s’il en échappe avec la vie. Adoré comme un dieu la veille, il est tué comme criminel le lendemain. Mais il n’y a rien là de capricieux ou d’illogique de la part de ses sujets. Leur conduite est, au contraire, très conséquente. Si le roi est leur dieu, il est, ou devrait être, aussi celui qui les préserve; et s’il a échoué, il doit céder la place à un autre qui n’échouera pas. Tant qu’il répond à leur attente, ils prennent de leur souverain des soins infinis, et le forcent à prendre de lui-même ces mêmes soins. Un roi de ce genre vit emprisonné dans un protocole, un réseau d’interdictions et d’observances, dont le but n’est pas de contribuer à sa dignité, encore moins à son bien-être, mais de l’empêcher d’agir d’une façon qui, en dérangeant l’harmonie de la nature, pourrait l’entraîner, lui, son peuple et l’univers, dans une commune catastrophe. Loin d’augmenter ses aises, ces règles, en embarrassant chacun de ses actes, annihilent sa liberté; et, tout en cherchant à préserver sa vie, lui en font souvent une peine et un fardeau » Frazer, Le Rameau D’or Bouquins P. 489-490].
Plusieurs anthropologues contemporains ont réactivé les thèses de Frazer tout en les débarrassant des scories évolutionnistes (passage d’une magie « sympathique » avec la nature à la religion et au divin) qui avaient un temps fait oublier l’auteur du Rameau D’or. Ainsi Luc de Heusch voit plutôt, dans ce que pointe la notion de roi sacré, un phénomène d’ordre structural permanent et particulier au continent africain mais qui réapparait sous des formes diverses en fonction d‘une histoire contingente.
IL y a bien sûr le plus souvent migration et conquête , violence qui fonde telle forme de royauté mais ces formes violentes ne feraient que détourner au profit d’un clan, d’un groupe d’envahisseurs ou de la colonisation un ordre rituel traditionnel qui persiste donc toujours à travers ces configurations particulières. Il est d’ailleurs des cas dit l’auteur où cette sacralité est indépendante de l’ordre politique lui-même. Ainsi la reine des Lovedu, peuple d’Afrique australe, est considérée comme la terre elle-même sur laquelle elle agit par des médecines de pluie, fétiches associés aux corps des reines précédentes dont on aurait prélevé des fragments. Son propre corps doit être intact et ses émotions agiraient sur le climat. .mais par ailleurs cette reine n’a qu’une fonction d’ordre rituel : ce sont ces parents qui gouvernent effectivement en son nom.
Jeanne-Francoise Vincent retrouve cet ordre structural chez les Mofu
« Le souverain peut aussi être lui-même prêtre, et rendre un culte à un esprit protecteur distinct ;. Les récits relatant les origines de ces cultes montrent souvent leur caractère factice. Cette sacralisation du pouvoir est particulièrement évidente là où l'apparition des chefferies résulte de circonstances historiques, liées à l'installation d'immigrants devenus maîtres du pays. Toutefois elle s'inscrit dans la logique de la situation représentée chez les Mofu par les petites « montagnes » du nord, où le desservant de l'unique culte à un « esprit de la montagne » est le chef du groupe. Son pouvoir est uniquement religieux : ce chef ne prétend à aucune prestation en nature ou en travail ; il ne prend aucune décision en matière de justice ou de guerre. Le pouvoir religieux apparait ici comme la forme première du pouvoir, son « noyau dur », autour duquel viennent ailleurs s'agréger d'autres manifestations d'autorité, et c'est leur ensemble qui constitue le pouvoir politique proprement dit.
« Est-ce en raison des responsabilités religieuses du souverain ? Ou plutôt de l'étendue de son pouvoir ? Il apparaît comme un être ostensiblement placé à part, différent des autres hommes, personnifiant sa chefferie. » Jeanne-Françoise Vincent, « Des Rois Sacrés Montagnards », Systèmes De Pensée En Afrique Noire
reunion des chefs traditionnels
Sacré prend ici le sens qu’avait dégagé E. Benveniste : ce qui est hors de la société des hommes. . Le chef peut être héréditaire mais il acquiert d’abord son statut par un rituel (l’intronisation )qui le sépare de la population et lui confère la souveraineté, rituel qui s'accompagne parfois d'obligations aussi remarquables que celle de s'unir, une fois intronisé, par un acte réel ou symbolique à une sœur réelle ou classificatoire .Il échappe ainsi au tabou commun de l’inceste n’obtenant véritablement son statut sacré qu'au prix de cette transgression (inceste royal) qui transforme radicalement son être. C'est alors qu'il devient « responsable de la prospérité comme des catastrophes majeures qui affectent son peuple ».Ces transgressions arrachent le souverain lors de l'intronisation à l'ordre familial pour le situer dans une zone ambiguë où il fait parfois figure de monstre sacré, de dangereux sorcier. Mais comme dit Alfred Adler," la mort est le masque du roi". Dans l’essence de la royauté existe aussi le régicide rituel réel ou symbolique, comme fondement ,au deux sens qu’avait dégagé Frazer : Tantôt le roi est mis à mort parce que son affaiblissement physique menace l'univers et la société, tantôt il est tué en tant que bouc émissaire.
Ainsi chez les Moundang qu’étudie Alfred Adler, le pouvoir cosmique du roi avait pour corollaire sa mort. Le régicide était la conséquence de l'usure du pouvoir et c'est le crâne du père qui tuait le fils. » II suffisait, pensaient les Moudang , au fossoyeur de passer non loin du Go-Léré avec le crâne du prédécesseur pour que le roi succombe. En fait, cette démarche s'accompagnait de l'administration d'un poison. Être à part de son vivant, le roi mort subissait un traitement hors du commun . Son cadavre stérilisant la terre, il fallait le faire disparaître, mais non sans avoir prélevé la tête, symbole de la dynastie. Le corps était ébouillanté afin d'activer son pourrissement, puis enfermé dans une urne ; les os ensuite jetés dans une rivière en crue afin qu'ils soient évacués le plus loin possible. Officiellement, le roi était enterré dans le bois sacré des masques et c’est là qu’on criait :" la mort est le masque du roi".
Les Jukun du Nigeria mettaient l'accent sur la première fonction de la royauté sacrée, celle qui correspondait à la première thèse de Frazer. Ils identifiaient leur roi aux plantes cultivées. S’Ils limitaient théoriquement le règne de leur souverain à une durée de sept ans, au terme de cette période, ils le soumettaient à un rituel de régénération, au cours duquel il était invité à tuer de ses propres mains un esclave. Il renaissait alors symboliquement et était autorisé à entreprendre un nouveau septennat. Il risquait cependant d’être étranglé secrètement en période de sécheresses successives ou de mauvaise récolte. Ces catastrophes étaient attribuées à la négligence du souverain ou à un affaiblissement de sa force mystique. Les Rukuba au contraire considéraient essentiellement le chef sacré comme un bouc émissaire, mais mettaient à la place du roi une victime humaine substitutive un vieillard qu’on avait expulsé de la société celui-ci prenait en charge pour une durée maximale de sept an sla part maudite de la royauté, il fait figure de bouc émissaire.
« Une tentative toute récente d'explication du problème des royautés divines africaines est plus radicale. Elle est due à René Girard qui place ces royautés « parmi les systèmes certainement les plus indéchiffrables de la planète ». La thèse peut se résumer brièvement : les membres d'une société, pour se purger et faire échec à leur violence intrinsèque qui risque de désintégrer la société elle-même si on lui laisse libre cours, font l'unanimité entre eux en sacrifiant d'un commun accord un bouc émissaire, ce qui rétablit l'ordre et la prospérité. Le bouc émissaire est vu comme un fauteur de troubles en même temps qu'il est, de par sa disparition, le garant de l'ordre. C'est donc de la violence incontrôlée que découlent, paradoxalement, paix et prospérité. Pour éviter de retomber dans le chaos, on va tout simplement répéter le sacrifice du bouc émissaire, mais en l'institutionnalisant . On se fabrique une victime pour l'avoir toujours sous la main, victime que l'on pourra sacrifier, elle ou son substitut, d'une manière moins « sauvage » qu'originellement, lorsque les circonstances l'exigent, ou encore à date fixe. Pour ce faire, dans les royautés africaines, on fait en sorte que le roi divin — la victime sacrificielle — transgresse la normalité, afin d'avoir des justifications pour le mettre à mort en vue de restaurer, ou de conserver, la prospérité. Le roi est donc bon et mauvais à la fois. On se trouve alors devant une ambiguïté qu'il faut surmonter : le roi est un criminel, un transgresseur de tabous et comme tel il doit être puni, bien qu'il faille en même temps essayer de le conserver sous son aspect bénéfique. Pour garder en vie un personnage aussi précieux, on peut à meilleur compte sacrifier à sa place des doubles, afin de purger la communauté de la violence qui ne demande qu'à s'extérioriser ; et on met ainsi le roi en réserve, si l'on peut dire, pour ne le tuer qu'après une période fixe ou encore pour ne le sacrifier que lorsque vraiment tout va maL.. Muller Jean-Claude. La Royauté divine chez les Rukuba (Benue-Plateau State, Nigeria). In: L'Homme, 1975, tome 15 n°1. Pp
Un être à part ne serait-ce que par la résidence et l’économie productive : Ainsi le roi Moundang de Léré : La résidence royale, au même titre que la filiation et l'alliance, échappe elle aussi aux normes communes et se singularise par l'ap-parition d'espaces et de fonctions spécifiques: En apparence le roi a tout simplement une maison, une « concession ;il y vit avec ses épouses et ses enfants ainsi que tous ses animaux domestiques, comme tout un chacun,. Pourtant une illustration du caractère hors normes reste le départ précoce des garçons dont aucun, à l'exception du successeur, ne reviendra avec une épouse pour y fonder un foyer. La masse de jeunes serviteurs et l'importance numérique du gynécée (le roi en place au moment de l'arrivée des Français avait environ 300 femmes) font de la maison royale autre chose qu'une habitation au milieu des autres du village. Il s'agit d'une sorte de « méga-Machine de production» alimentant en denrées sacrificielles un centre de culte où se rassemble la population entière de Léré à laquelle viennent se joindre des délégations venues des quatre coins du royaume. Dans cet espace sanctuarisé, les règles découlant de la parenté lignagère et clanique n'ont plus cours ; tout fuyard, homme ou femme, peut, quant à lui, y trouver refuge et se remettre lui-même comme captif entre les mains du roi. Une fois intronisé, le nouveau roi est soumis à des règles diverses et nombreuses qui commandent ses rapports avec la population, avec ses proches (serviteurs, épouses et parents), avec son corps et avec ses ancêtres ; ces interdits le protègent mais figent une partie de ses comportements et sont la marque même de la sacralité.
Néanmoins, quelle que soit l'étendue de son pouvoir, la liberté de mouvement du souverain est le plus souvent soigneusement contrôlée : le roi sacré est toujours, d'une manière ou d'une autre, le prisonnier du groupe qui l'investit. Son comportement est entravé par une série d'interdits. » Les interdits vont justement le placer au-dedans et au dehors du corps social . Le roi est « hors clan » dit Alfred Adler, « il vient d’ailleurs » selon Luc de Heusch. Dans la royauté Kongo , il était voilé et dissimulé derrière une tenture, au cours des audiences publiques. Dissimuler le visage est symbolique de la logique implicite de la figure du souverain.. Exhiber tout en cachant, montrer sans révéler.Le roi est soit dissimulé, quoique présent, dans une fiction cérémonielle ou encore on lui suppose un double corps, visible et invisible, mystique. Quel que soit la fiction, le chef ne devait pas tout à fait être fait un semblable puisqu’il servait de référence à l’identité de tous. Cette conception d’un double corps a existé également à propos des souverains européens.
Ce que décrit JCL.Muller chez Les Rukuba
« Nous n'avons pas encore indiqué ce qui distingue le roi rukuba de ses concitoyens. Rien ici des fastes et des pompes entourant ceux de ses homologues qui disposent d'importants surplus économiques. C'est au niveau des conceptions cosmologiques qu'il les rejoint. La royauté et la personne du roi sont dangereuses ; on ne peut ni boire ni manger après le roi dans le même récipient sous peine d'être infecté par ses pouvoirs mystiques qui, finalement, se retourneront contre l'imprudent et le feront mourir ou, à tout le moins, tomber gravement malade. Le roi ne peut, pour les mêmes raisons, frapper un de ses administrés sans risquer de le tuer. La réciproque — un sujet élevant la main sur le roi — aurait le même effet. Le cadavre du roi ne doit pas être vu et, après avoir été « préparé », il ne peut toucher terre pendant son transport au cimetière, sous peine de catastrophes. Les rois divins sont souvent soumis à de multiples prohibitions, alors que les Rukuba n'ont presque rien à dire sur ce point : il ne faut pas que le roi entre en contact avec, ni ne mange, deux sortes de feuilles utilisées pour rehausser certaines sauces, et c'est à peu près tout. Le roi se distingue surtout du reste de ses sujets en ce que c'est à lui que le village s'identifie. Une épidémie, plusieurs morts violentes et subites, une sécheresse persistante et, autrefois, des revers à la guerre ainsi que des invasions de sauterelles, et voilà le roi en grand danger d'être déposé pour incompétence mystique. Son « sang » n'est pas assez fort, sa chance — sa « blancheur » — n'est pas assez puissante aux yeux de Dieu, les sept « âmes » qui sont l'apanage d'un roi et que les Rukuba décrivent quelquefois comme ses gardes du corps, sont trop faibles et n'ont pas pu l'aider à prévenir les désastres. Il faut donc se débarrasser de lui le plus vite possible en le déposant. Muller Jean-Claude. La Royauté divine chez les Rukuba (Benue-Plateau State, Nigeria). In: L'Homme, 1975, tome
Il faut ici examiner le rapport précis de l’interdit des tabous avec le pouvoir .
Alfred Adler fait justement remarquer que les tabous entourant la personne royale sont identiques à tous ceux qui concernent la vue du sang et le danger que le sang représente : femmes menstruantes ou accouchées, jeunes filles à la puberté, blessés portant des plaies ouvertes, meurtriers, etc. Dans ces sociétés, les personnes qui constituent une source de contagion sanglante — soit qu'elles saignent elles-mêmes, soit qu'elles soient venues en contact avec le sang, soit encore qu'elles aient enfreint, volontairement ou non, le tabou du sang — sont soumises au même ensemble d'interdits de contact et d'interdits sexuels et alimentaires, qui représentent autant de mesures de protection contre le danger. et l’auteur de présumer que si le chef sacré est soumis à ces interdits c’est qu’il a dû violer d’une certaine manière le tabou du sang.
. « A la question de savoir quelle est la violation qu'il commet, la réponse se présente immédiatement, car elle fait partie des données du problème : c'est la violation du tabou de l'inceste. Il est notoire, en effet, que les chefs et les rois des sociétés barbares ou archaïques, que Frazer a appelés « rois divins », descendent de familles incestueuses et commettent rituellement l'inceste .
L'inceste fait partie des coutumes royales. Il est souvent pratiqué, ouvertement ou sous quelque forme déguisée, lors des cérémonies d'investiture, et trouve des références dans les mythes d'origine des dynasties. » Alfred Adler .OP. Cite
De l’inceste royal Luc de Heusch a révélé beaucoup de données et d’exemples montrant qu’il était fondé par les mythes :
Ainsi le Reth, roi des Shilluk du Soudan Nilotique était considéré comme l'incarnation du héros mythique Nyikang et de son fils Dak ; Dak aurait épousé sa demi-sœur et Nyikang aurait imposé cette règle à ses successeurs
. Le Reth était « prié » d'épouser une de ses demi-sœurs non utérines. Chez les Yoruba, le roi (Alafin) était le descendant mythique du dieu Schango, né de l'union incestueuse de l'ancêtre Ourangan avec sa mère elle-même issue d'un inceste. Selon Frobenius, la série des épouses du roi s'ouvrait par une « première femme » reconnue comme telle par le protocole, qui partageait probablement la couche du souverain, et qui était toujours sa sœur, issue du même père et de la même mère. Chez les Bushong du Kasaï le roi, une fois intronisé devait avoir des relations sexuelles avec sa sœur ou sa demi-sœur et par la suite se marier à une des petites-filles de ses sœurs. C’est qu’il incarnait Woot, le premier ancêtre, héros civilisateur, dispensateur de la fertilité, dont les neufs fils nés de l’union incestueuse avec sa sœur, ont créé le monde. L’intronisation du roi luba comportait un enfermement dans la « case des malheurs, sans aucune ouverture dans laquelle, dans laquelle il accomplissait l'union sexuelle avec sa nièce.
Si l’inceste royale est la violation des tabous par excellence c’est qu'il enfreint l'interdit qui, en prohibant l'union entre consanguins, impose le système exogame régissant l'ordre social. ».le roi est « devenu un danger et pour lui-même et pour les autres » et en même temps, il est devenu apte à obtenir magiquement des résultats favorables tels que le maintien et l'accroissement de la fertilité des champs, de la fécondité du bétail et de tout ce qui est propre à assurer la prospérité des sujets ..
"Nous avons eu l'occasion d'indiquer, au sujet du forgeron d'Afrique et du trickster amérindien, océanien et africain, que les violations délibérées du tabou du sang (manipulations sanglantes, meurtres, et en particulier meurtres consanguins, inceste) sont censées déclencher un pouvoir magique de haute efficacité. Au pouvoir du sang, conçu comme une force dangereuse et malfaisante, utile parce que apte à éloigner ce qui est nuisible (on met, par exemple, des linges menstruels au cou des enfants pour tenir à distance les maladies), on prête ensuite la vertu de dispenser, non seulement ces biens négatifs que sont la protection contre le mal ou la défaite des ennemis, mais aussi des biens positifs, la chance, la richesse, des conquêtes, la prospérité. Le pouvoir du sang subit donc une surdétermination, mais, parce que cette élaboration psychologique est oubliée, ou bien n'a pas affleuré à la conscience, le pouvoir magique du sang — qui est le pouvoir magique tout court — s'empreint d'une ambivalence aiguë : il donne, indifféremment, tout le mal et tout le bien, restant dangereux à l'extrême dans l'un comme dans l'autre cas. » Luc De Heusch ,Ecrit Sur La Royauté Sacre. Editions De L’université De Bruxelles.
Cete ambivalence née de la violation des tabous du sang caractérisait la personne royale. Selon Alfred Adler, le roi des Jukun (Nigeria), par exemple,était accueilli par ses sujets, prosternés devant lui, aux cris de « Nos récoltes ! », « Notre blé ! », « Nos fèves ! », « Nos noix ! », « Notre pluie ! », « Notre richesse ! », « Notre santé ! ». Cependant, on ne lui permettait pas de visiter les champs au début de la pousse du blé, parce que les Jukun étaient persuadés que les récoltes en seraient ravagées par la force émanant de sa personne.
Le roi apparaissait comme un dispensateur de médécines et il était entouré de fétiches qui présentaient le même caractère à la fois bénéfique et destructeur. Chefs et souverains s'identifiaient à ces objets, à ces médecines, qui étaient censés assurer la victoire sur l'ennemi et la prospérité et le bonheur du royaume, et qui représentaient en même temps les insignes de leur statut, les symboles de leur puissance magique.
Le roi des Makalaka du Béchuana , Mambo, prophète réputé, chef de tous les magiciens du territoire, était « l'homme capable de procurer toutes les médecine pour la chance et tous les charmes importants » La plus « grande » de ces médecines nyakyusa ,associée aux sang et aux excréments » et composée,du sang d'un python, était employée exclusivement par le chef. Le pouvoir de cette drogue terrible ressemblait à celui des sorciers. « une chose qui tue les gens » .Les pouvoirs du roi des Bushong étaient dus, dans la croyance de leurs sujets, aux charmes et aux médecines qu'il possédait . « S'il les porte sur lui, il ne traverse pas un champ par le milieu, car s'il passe, les récoltes périront toutes. ». Dans le cas d'autres objets magiques de la royauté, insignes, emblèmes ou amulettes, les matières d'origine humaine dont ils étaient t faits, ou le sang dont ils étaient oints ou inondés, constituaient à la fois la source de leur puissance magique et la raison de leur apparentement avec le roi qui possédait un pouvoir de même nature.
Le phénomène de l’intronisation et la violation des tabous du sang conféraient une propriété unique au chef ou roi et en le transformant lui-même dit Luc de Heusch en un « corps-fétiche » au service de l'ensemble d'une communauté . L’action du corps –fétiche pouvait renvoyer à l’activité sexuelle du roi qui répandait par celle-ci sa force germinative sur tout le pays. Les maladies qui frappaient le roi affectaient, à l’inverse, la vie de l’ensemble au même titre que ses souffrances, ses chagrins, ses rêves ou ses écarts de conduite. Lorsque le roi était en bonne santé, il communiquait donc la « vie » Celui qui reçevait le pouvoir devenait d’abord responsable de la fertilité des hommes et des bêtes ainsi que de la prospérité du pays ;la fonction violente représentée par la guerre étant du ressort d’un autre personnage (chef de guerre).le chef ou le roi n’ont rien à voir avec elle. La plupart du temps, le roi se tenait à l’écart de la violence, un double inversé le représente.. .
Pour illustrer ce « fétiche vivant »Luc de Heusch cite les Nyakyusa de Tanzanie, dont le Lwembe, autorité morale et ritualiste suprême vivait reclus, parce que censé par son corps garantir la prospérité du pays ; « pouvoir de faire tomber la pluie, de procurer la nourriture, le lait et les enfants». Il reprend à ce propos le thème du régicide. le Lwebe était en effet rituellement étranglé peu avant sa mort ou enterré vivant lorsqu'il tombait gravement malade, pour éviter que les esprits, dont l'influence bénéfique s'étendait sur l'ensemble du pays, ne quittent le corps du roi à son der¬nier souffle. Avant l'exécution, l'on arrachait du corps vivant du Lwembe les ongles et des mèches de che¬veux et on enterrait ces précieux fragments de sa personne dans la boue pour maintenir la prospérité du pays . Il s’agissait ici ,parce que la que la personne royale est précisément le lieu où s'articulent l’ordre naturel et l’ordre culturel. de « devancer la fin naturelle du roi, de lui imposer une fin culturelle, comme si la société entendait se réapproprier le contrôle des forces cosmiques qu'abrité son enveloppe corporelle.
Un exemple singulier était celui du prêtre roi Evhe du sud, relaté par Albert de Surgy.:
IL vivait confiné dans une forêt sacrée, en compagnie d'une promotion de jeunes épouses rituelles, d'une compagne, d'un gardien de sa personne et d'un gérant de ses biens. Il lui était interdit de travailler et d'avoir le moindre rapport sexuel. Sa fonction essentielle n'était pas de commander mais de prier. Toutes les décisions politiques étaient prises par ceux et celles qui vivaient dans son entourage. Il y lieu de penser qu'il était autrefois mis à mort au bout de 77 lunaisons. Comme la durée des règnes était inférieure à celle des interrègnes, ce prêtre-roi ne semblait intronisé que pour être en état d'exercer après sa mort un rôle d'éminent intermédiaire dans l'au-delà. Il ne disposait d'aucun palais mais était tenu de vivre dans une portion aménagée d'un reste de forêt primaire d'où tout signe de modernité était exclu. On ne s'y asseyait que sur des nattes. On ne devait pas y allumer de lampe-torche et y installer l'électricité. Il ne fallait y porter ni chaussures, ni bracelet-montre, ni chemise, ni pantalon. Les visiteurs ne pouvaient y pénétrer que la poitrine dénudée, les reins ceints d'un petit pagne.
Réclusion définitive, interdiction de travailler, interdiction d'avoir des rapports sexuels, en bref séparation complète d'avec le monde de la production, ne rendaient pas séduisantes aux yeux d'éventuels candidats la fonction de prêtre-roi. N’étaient guère disposés à l'assumer, et effectivement choisis pour l'assumer, que des hommes âgés ayant déjà été jusqu'au bout de l'expérience normale de la vie.(le dernier fut intronisé en 1967 jusqu’en 73).
Si l’on veut continuer à parcourir les éléments ambivalents fondant et légitimant le pouvoir sacré, outre le régicide, l’inceste royal et le rapport au sang, intervient le système du Don..
On a vu, à propos des Moundang et du mythe de Damba, que le phénomène du don présent dans les sociétés traditionnelles amérindiennes et océaniennes était aussi prégnant dans le rapport au pouvoir en Afrique. Damba avait reçu le pouvoir de la part des clans parce qu’à la place du chef autochtone, il distribuait de la viande en abondance. Ce phénomène du Don, que "L’essai Sur Le Don" de M.Mauss qualifie de" phénomène social total" , n’est pas notre conception comme acte libre et désintéressé .
Il s’agit paradoxalement d’une forme d’obligation, à chaque étape d’une triade « donner, recevoir, rendre ».Le don n’est pas l’échange exogamique ni l’échange économique. Il peut être agonistique (ex les sociétés amérindiennes): on donne alors pour que l’autre n’ait pas les moyens de rendre et y perde prestige et pouvoir.
Les clans Moundang ont confié le pouvoir à un étranger Damba lequel était pourvoyeur de viandes . Ce qu’ils avaient reçu de lui ,ils lui ont « rendu » en lui donnant leurs filles sans dot , en lui conférant une maitrise cosmique ,(don de pierres de pluie ) ;il l’ont institué maitre des sacrifices et propriétaires des masques..
Ainsi les Mongo du sud-ouest du Zaïre où Luc de Heusch y souligne l’émergence , de chefs sacrés (nkumu) en marge de l’organisation lignagère. Ce pouvoir sacré était désigné du terme ekopo, qui renvoyait à la peau de léopard. Il contribuait au contrôle de l’ordre social et de l’ordre naturel. La société se composait de familles étendues placées sous l’autorité de patriarches, maîtres du sol. L’institution politique de l’ekopo était en rupture avec ce système patriarcal car le nkumu, choisi par un village ou un quartier, était toujours un étranger riche, capable d’effectuer les nombreux paiements liés à l’acquisition de sa charge. Le nkumu cumulait les fonctions de juge et de magicien-guérisseur ; par son intermédiaire les hommes communiquaient avec les ancêtres et les esprits de la nature (elima) surtout lorsqu’un fléau menaçait le territoire.. A ce titre, il présidait aux destinées du groupe, désignant l’emplacement des nouveaux villages et dirigeant les cérémonies funéraires au cours desquelles des libations de vin de palme étaient répandues sur les tombes
« L’insigne principal de sa fonction est un chapeau de vannerie, orné de deux grands disques de cuivre. Curieusement, lorsque ce couvre-chef est présenté au nouveau nkumu, l’on assiste à un véritable marchandage. Le candidat commence par offrir un nombre dérisoire de barres de cuivre ; on le presse alors d’en donner davantage et la scène se répète jusqu’à ce qu’une centaine d’unités aient été livrées. Le poids économique de la charge est donc considérable. Comme le chef de lignage tetela, le nkumu ntomba accède à sa dignité par un véritable potlatch. A cet égard les deux institutions sont structurellement apparentées, bien que la seconde se sépare radicalement de la première par la nature même de la fonction.
Ces pouvoirs considérables s’acquièrent par des dépenses ostentatoires suivies d’une initiation qui porte la marque de la rupture. Le nkumu est véritablement un big-man investi d’un pouvoir rituel. Le candidat, le corps barbouillé de noir de charbon, commence par rendre visite à l’ensemble de sa parenté pour rassembler les nombreuses monnaies de cuivre qu’il devra distribuer pour acquérir la dignité de nkumu : celle-ci s’acquiert donc par une démonstration de générosité
Etrange marché à vrai dire. Il ne s’agit évidemment pas d’un acte de pure réciprocité car le potlatch, fût-il exorbitant, ne compense évidemment pas la créance perpétuelle que le nkumu détient sur le groupe. En fait, le nouveau chef est censé apporter par la voie des rites d’immenses bénéfices à la société. Et ce pouvoir est d’un ordre particulier, il ne prend pas sa source dans l’ordre familial. Au contraire, il lui est extérieur, il est d’ordre transcendant. » Luc De Heusch ,Ecrit Sur La Royauté Sacre. Editions De L’université De Bruxelles.
Entre 1988 à 1991, Daniel Lainé, journaliste et photographe de presse français, a passé 12 mois en Afrique. Au cours de ses séjours, il a parcouru le continent pour retrouver et photographier des figures royales et chefs de royaume. Toutes ces photos sont compilées dans un beau livre : Les Rois d’Afrique. on peut en voir sur le site: https://www.paperblog.fr/992841/rois-d-afrique/
A suivre
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