ESPACES DE CULTURES ,ANTHROPOLOGIE,PHILOSOPHIE,VOYAGES...
SUIVEURS DE PISTES,DE SAISONS ,LEVEURS DE CAMPEMENTS DANS LE PETIT VENT DE L'AUBE ; Ô CHERCHEURS DE POINTS D'EAU SUR L'ECORCE DU MONDE. Ô CHERCHEURS,Ô TROUVEURS DE RAISONS POUR S'EN ALLER AILLEURS"...
SAINT JOHN PERSE .ANABASE.
Eberhard Fischer ethnologue, ancien directeur du Rietberg Museum de Zürich et Lorenz Homberger, ancien conservateur de l'art africain et océanien au Rietberg Museum de Zürich
Réunissant près de 200 œuvres historiques et contemporaines, l’exposition met à l’honneur les grands sculpteurs et les écoles de sculpture de Côte d’Ivoire et de ses pays limitrophes. Elle propose une découverte de l’histoire de l’art en Afrique de l’Ouest et de ses chefs-d’œuvre.
Trop souvent considéré en Occident comme une activité artisanale uniquement impliquée dans des activités rituelles, l’art africain – à l’instar de l’art occidental – est le fait d’artistes individuels dont les œuvres témoignent d’un savoir-faire artistique exceptionnel et personnel.
L’exposition resitue les sculptures dans le contexte religieux et stylistique des Ateliers du 19e et début du 20e siècle, notamment chez les Sénoufo, les Lobi, les Dan ou encore les Baoulé, en les considérant sous l’angle de leur force esthétique et de la singularité de leur créateur.
L’exposition présente également des installations et œuvres d’artistes contemporains : la nouvelle génération d’artistes africains « transnationaux », héritière des grands artistes du passé, met en avant la continuité créative des sculpteurs d’Afrique de l’Ouest dans la période postcoloniale.
En 1962 André Breton consacra un avant propos intitulé Pont Levis, au livre de Pierre Mabille, Miroir Du Merveilleux ( l'aspiration à créer des passerelles, à faire pont) Dans ce texte centré sur la figure de celui qui fut un ami fidèle, Breton parle de son séjour en Haïti ;il évoque la figure du peintre autodidacte Hector Hyppolite, par ailleurs prêtre vaudou, qu'il a rencontré lors de son séjour ainsi que les cérémonies vaudou auxquelles il a assisté avec Mabille une huitaine de fois, parfois en compagnie aussi du poète haïtien René Depestre. Breton est véritablement captivé, perméable à ce qu'il voit, même si tout cela reste pour lui extrêmement mystérieux. Il relate, le rythme envoûtant des tam-tams à la tombée de la nuit à l'approche des houmphors (les temples vaudou), protégés par une végétation dense, les odeurs, les chants, les danses, les rituels, les invocations, les transes, leur accueil par le houngan ou la mambo (maîtres de cérémonie). Breton ne veut en parler de crainte de dénaturer les choses, de profaner le rituel dira-t-il. En 1962 comme en 1945, faute de connaissances précises, il s'en tient à dire son émotion.
«Le pathétique des cérémonies vaudou m'a trop durablement assailli pour que, des persistantes vapeurs de sang et de rhum, je puisse prétendre à en dégager l'esprit générateur et à en mesurer la réelle portée. Il me fut donné que de m'imprégner de leur climat, de me rendre perméable au déferlement des forces primitives qu'elles mettent en œuvre. »
À plusieurs reprises, et en particulier lors de son séjour en Haïti, Breton désigne ceux qu'il nomme les « peuples de couleur », rouge et noir, comme les héritiers directs de la pensée primitive. À l'occasion des rituels vaudou, il vérifie la différence qu'il y a entre une surréalité qui fait partie de la vie quotidienne et une surréalité recherchée parce qu'elle en est exclue. Les surréalistes évoquaient l'expérience du surréel en tant que réaction contre la vie quotidienne. Ce qui pour les uns (noirs, indiens) restait une pratique appartenant à la vie et au présent, était pour les autres une quête. Breton parlait d'ailleurs de deux types de surréalisme : l'un historique l'autre éternel. Le « surréalisme historique » tel qu'il s'est incarné dans le mouvement surréaliste veut s’abreuver aux sources du « surréalisme éternel, dont on retrouve les éléments dans toutes les cultures ». André Breton s'était épris du vaudou, mais une différence de culture rendait impossible une totale imprégnation. C'est sans doute pour cette raison qu'il considérait le peintre cubain Wifredo Lam qui, enfant, avait été au contact de ce culte, comme l'artiste le plus apte à l’exprimer.
Sont ainsi « primitifs » tous les peuples qui, réfugiés dans un habitat d'accès autrefois difficile qui les sépare et les ségrége, demeurent hors de ce jeu qui s'élargit sans cesse et tend finalement à la totalité d'un ordre universel.Le poète pense auxs Esquimaux, Indiens des réserves américaines, Polynésiens des îles ignorées, tous les exclus des grands courants d'échanges culturels peuples dans lesquels Surréalistes marginalisés de l'après-deuxième-guerre se reconnaissaient volontiers. Mais il ne faudrait pas accorder trop d'importance à l'éloignement spatial : La distance du primitif se mesure en lieues de mer, en millénaires, mais surtout en qualités de différence ; les Surréalistes disaient : d'écart absolu. L'homme sauvage est un être des antipodes géographiques et mentaux.
Le critère géographique fonctionne en couple avec le critère historique
. La situation physique de ces sociétés confinées s'explique par le jeu d'événements perçus par Breton comme autant de tragédies. il parlait en 1957 dans L'Art Magique, de vieux peuples restés « acculés aux extrémités des continents » ou encore « confinés dans les régions les plus ingrates de la terre », Ces peuples isolés, en marge, ne sont pourtant pas hors de l'histoire ni hors du temps. Ils en sont même victimes. Sous la pression du monde environnant, ces sociétés sont entraînées malgré elles dans le tourbillon de la modernisation technique. Elles se transforment, sont menacées d'occidentalisation. La question se pose alors de savoir s'il subsiste des sociétés primitives authentiques ? S'il reste des héritiers directs de la pensée primitive ? Breton en est convaincu, ainsi l'héritage perdure. Il loue la résistance de ces peuples ainsi que leur vitalité créatrice qui s'exprime au travers des objets qu'ils fabriquent et dans lesquels s'inscrivent leurs affects. « L'homme primitif» n'est donc pas d'un autre temps, un temps reculé ; il est en revanche d'une autre culture, d'un autre lieu. Il est notre contemporain et puisqu'il est vivant, son message peut nous parvenir, sa rencontre est possible.
Jean-Claude Blachère écrit que « les surréalistes ne cherchent pas à retourner vers un état premier perdu. Ils cherchent à conquérir une « grâce mentale », par l'action sur leprésent s'appuyant sur l'exemple vivant des sociétés primitive On trouve cette idée en filigrane dans « Main Premiere et dans Perspective Cavaliere . Breton pense que les objets, qui propagent les mythes quoique soustraits à leur contexte, peuvent apporter l'homme occidental une ébauche de « réconciliation de l'homme avec la nature et avec lui-même »
Les savantes gloses dont, au catalogue de l'exposition on est redevable aux spécialistes des divers groupes éthniques représentés, si région par région elles nous renseignent quelque peu sur le sens allégorique de tels ou tels masques pour ceux qui s'en parent et sur les pouvoirs qui leur sont prêtés, se dispensent d'aborder le problème du masque dans son ampleur et, d'un commun accord, se dérobent à toute approche sensible de l'objet considéré. Peut-on douter que ce mode d'appréhension qui présuppose le détachement et la froideur, constitue a priori un obstacle insurmontable à la connaissance ? Il est bien évident que le masque, en tant qu'« instrument de l'hypnose », «condensateur du subconscient organique», tire toute sa vertu du trouble qu'il a été fait pour engendrer.
Le masque, pour le primitif « instrument de participation aux forces occultes du monde», est loin d'être au bout de sa carrière. Du heaume empanaché du chevalier qui s'efforce de subjuguer l'ennemi jusqu'au loup de velours et à la bauta vénitienne spéculant sur l'anonymat au profit du désir, nous pouvons, à une échelle plus proche de la nôtre, mesurer l'étendue des prestiges qui s'attachent à la transfiguration, aussi bien qu'à l'éclipsé, de ce que présente d'individuel l'aspect du visage humain. Rien, ici, de révolu. À l'oreille de Lautréamont tinte encore, comme nostalgiquement, «l'heure des dominos rosés et des bals masqués». Nul ne semble avoir été plus hanté par l'idée du masque qu'Alfred Jarry, qu'on nous dépeint le visage à toute heure du jour embaumé de plâtre et de cosmétiques. Quoi de plus significatif que le mouvement qui le porte à découper pour le brûler, sous prétexte qu'« on change », l'ovale de la tête du portrait qu'a peint de lui Henri Rousseau3 ? Le masque de l'héroïne du Surmâle et la spéculation qu'il entraîne portent cette idée du masque à l'incandescence. Jarry y revient dans L'Amour absolu pour énoncer que « le sexe de Varia est l'œillère d'un masque » André Breton. .Phénix Du Masque. Perspective Cavaliere
En conclusion ce qu’on pourrait appeler le primitivisme de breton et des surréalistes se fonde sur toute une philosophie du désir et de l’enthousiasme(l’amour fou) au sens antique et grec du mot(un dieu en nous). La conséquence est que dans sa pratique,cette philosophie repose sur toute une conception de la rencontre(ou trouvaille) et du Lieu, du « Haut Lieu ».
La rencontre est au sens propre comme au sens figuré, un choc. C’est aussi bien la rencontre de Nadja que la découverte d’une cuillère au marché aux puces. Chaque rencontre serait une expérience décisive, imprévisible par définition, entre un sujet ouvert, réceptif et un fait. Ce fait important qui survient dans la réalité produit une sorte de déclic. Relationnel ou esthétique.
La rencontre heureuse relèverait donc d'une sorte de magie. Mais pour justifier cette idée, il faut débarrasser ce mot de la gangue dans laquelle il est enfermé.il y a un mystère de la rencontre (sans occultisme !) pour les surréalistes une rencontre n'arrive pas n'importe quand. Elle résulte d'un concours de circonstances. Elle surgit au moment opportun. Il faut que soient réunies certaines conditions et la première d'entre elles est la disponibilité à son surgissement. Ensuite, une rencontre s'accompagne d'une certaine réciprocité ; c'est cette qualité de la relation, ouvrant sur des rapports singuliers et troublants, qui débouche sur une alchimie.
La question du lieu, lui est concomitante : Être dans le monde, c'est agir sur lui, mais c'est aussi être agi par lui, c'est-à-dire subir son influence. Tout rapport au monde entraîne une modification. La relation au lieu, elle aussi, est dynamique. En transformant le lieu, en y laissant des traces, des manifestations de son passage.Le lieu n'est donc pas neutre, mais silencieusement actif. Il participe à la construction de l'être, génère des comportements, provoque des postures, des réactions. Le lieu en tant que milieu, renvoie à l'ensemble des conditions qui entourent et influencent ce qui s'y trouve, organisme, individu. Le lieu est à la fois site, espace, étendue, environnement, contexte. Il est aussi ambiance, atmosphère, climat, rythme, palpitations, odeurs, sons, sensations. Le regard que l'on porte sur le monde, de même que la perception que l'on a des choses, est lié pour partie à l'environnement dans lequel on se trouve et dans lequel on évolue. Sous son empreinte, l'homme se transforme.
Unique, le lieu est pourtant multiple, car ouvert aux ressentis, à l'investissement affectif.(la porte de l’atelier,lieu clos volontiers étouffant restait symboliquement ouverte sur la rue ,lieu du hasards objectifs et de la rencontre) ; il est élu ou résultat d'une contrainte. Lieu du désir, promesse d'une autre vie,le lieu est l'espace vécu ou fantasmé, réel ou imaginaire.
"Immobile, le lieu n'est pas inerte. Il est pourvu d'une puissance spécifique. Il nous suscite. Il éveille nos sens, nos émotions. Il nous imprègne, nous habite. Il peut aussi nous bouleverser, nous troubler, nous dérouter, nous transformer. Il agit sur notre pensée et sur notre imaginaire. Le lieu détermine un rapport au monde. On ne sort pas indemne de notre relation au lieu, ou de la rencontre d'un lieu marquant. Vivre un lieu, s'immerger en lui, s'en imprégner, c'est aussi se l'approprier.
Certains lieux sont des hauts lieux. Ils prennent une dimension poétique. C'est le récepteur qui, inspiré par le lieu, lui accorde ce que Paul Valéry appelle l'état poétique. L'essentiel, selon la formule d'Hôlderlin, est sans doute d'essayer d'habiter poétiquement le monde. Ce qui conditionne la distinction entre ce Lieu Elu, Le Haut Lieu, des autres lieux, c'est la qualité, la force de ce qu'éprouvé celui qui s'y trouve. Un sentiment qui dit la fascination, un sentiment esthétique porté à une haute intensité. Comme dans la relation à une œuvre d'art, la poétique du lieu encourage à rompre avec le seuil pour vivre le lieu de l'intérieur, et accéder à ce qu'il ouvre au sentir. Être poétiquement dans le lieu, c'est aussi être pénétré, habité, animé par lui. La relation à certains lieux a parfois valeur d'initiation, voire d'épreuve. Ce sont des lieux qui nous mettent en crise. Des lieux qui perturbent, qui provoquent des remises en question décisives. Cette crise est un moment existentiel, pourquoi pas esthétique, rare. Période d'une particulière intensité. Moment qui capte l'intérêt et qui contraste avec le banal du quotidien, le sans relief du connu. Moment plein, qui peut produire un profond ébranlement. Événement unique. Moment de basculement et de renouvellement. Dominique Berthet.André Breton Eloge De La Rencontre
la Martinique, Haïti, la Gaspésie, l’Arizona ou le Nouveau-Mexique, furent pour André Breton ce que l’on nomme ainsi des Hauts Lieux, des lieux tout aussi déterminants que ces rencontres ;des lieux qui ont intrigué, ému, fasciné et inspiré l'écrivain. Mais le haut lieu est peut aussi bien et peut être en premier l’atelier, lieu de l’écriture. Déjà pour le poète/collectionneur , la fréquentation régulière des artistes dans les lieux mêmes de leur création, presque au moment même de la création, était tout aussi enrichissante que les œuvres ;l'homme se devant d'être à la hauteur de son œuvre.
On s’est interrogé sur le sens de l’accumulation invraisemblable d’objets dans le « Grand Atelier »(Breton lui-même le trouvait parfois trop encombré.) ». Tout avoir à portée de main, à portée de vue, semble cependant répondre au besoin, répété, fébrile, du poète de toucher chaque objet, de caresser du regard chaque peinture. Breton insiste en 1924 sur «l'obligation que je ressens, lorsque j'écris, à me déplacer, m'interrompant au milieu d'une phrase, comme si j'avais besoin de m'assurer que tel objet dans la pièce est bien à sa place (...) Il faut que je m'assure de sa réalité, comme on dit, que je prenne contact avec elle»
AGNES DE PAUMELLEa voulu voir dans ces opérations ponctuées, renouvelées, du toucher, du voir, la ressemblance avec les blancs entre les mots et les lignes de la page d'écriture ; des blancs qui seraient des images, des réalités, venant s'intercaler entre les mots, intercesseurs nécessaires à la poursuite de la pensée? « Comme ces espaces pleins de noir du dessin exécuté en 1924 par Breton pour le titre de Clair de Terre, et dont la vision vient troubler la lecture du titre inscrit en blanc? Comme aussi ces reproductions de tous genres, interférant dans la trame romanesque de Nadja, là encore pièces à conviction d'une réalité fuyante? Balayer du regard les œuvres disposées tout autour de lui, passer de l'une à l'autre, constituerait alors pour Breton cette «même ordonnance merveilleuse qui saute les pages, comme une petite fille saute à la corde, ou comme elle redresse un cercle magique pour s'en servir comme cerceau» qu'à parcourir le livre d'images de La Femme 100 têtes, il ne se lassera pas bientôt d'admirer.
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Comme dans la phrase où un mot en appelle un autre, l'œil déferlerait ici d'un objet à l'autre, suivant une trajectoire dont le fil et l'élan ne semblent pas s'interrompre. Création par l’ecriture, création par le regard Breton se livre au jeu des ordonnances secrètes, des chocs nécessaires, tente de multiplier les étincelles. Je m'étais mis à choyer immodérément les mots pour l'espace qu'ils admettent autour d'eux, par leurs tangences avec d'autres mots innombrables que je ne prononçais .Comme les mots, les peintures et les objets « font l'amour », en appellent d'autres, se métamorphosent à leur contact Les multiples pérégrinations dans l'atelier du Cerveau De L'enfant de Chirico devaient ainsi être sources à chaque fois de signaux nouveaux à en croire son dernier emplacement. Le tableau chez moi ayant pris place entre deux masques "à transformation" de Colombie-Britannique auxquels un dispositif de ficelles permet à volonté d'ouvrir ou de fermer les yeux, il m'est difficile de savoir si le besoin de prêter un regard à ce visage (exsangue et sans âme) a été surdéterminé par le voisinage de masques ou si, au contraire, c'est le besoin, encore subconscient qui m'a incité à les suspendre de part et d'autre de lui »
"Je reviens maintenant par la pensée à l'intérieur de Breton, …Cet intérieur dont l'étroitesse hantée, peuplée, m'émeut encore, tant s'y fait jour le besoin obstiné d'y assembler, malgré la pénurie, tout ce qu'il fallait «pour vivre ici». Appartement de collectionneur, certes, si l'on veut, mais tout autant, et peut-être plus encore, antre de chamane ou de féticheur, peuplé de tableaux et d'objets sauvages, mais où toute image élue veut être une image magique, à la manière d'un pentacle, et aussi, à la manière d'un mandata, une figuration, condensée, à elle seule, de l'univers surréaliste tout entier («Comment veut-on que nous nous contentions du trouble passager que nous procure telle ou telle œuvre d'art? Il n'y a pas une œuvre d'art qui tienne devant notre primitivisme intégral... C'est ainsi qu'il m'est impossible de considérer un tableau autrement que comme une fenêtre, dont mon premier souci est de savoir sur quoi elle donne, et je n'aime rien tant que ce qui s'étend devant moi à perte de vue» Le Surréalisme et la peinture). Le choix impérieux qui s'est exercé ici n'a pas été guidé par le seul plaisir de l'œil, ni même par la valeur exemplaire ou démonstrative qui pourrait être l'exigence d'un chef d'école; toujours il est sous-tendu au moins par la possibilité latente, dans cela avec quoi on a choisi de vivre, de «secrets pour changer la vie». La notion d'art amorce, à travers cette sélection parlante, une dérive insidieuse : non pas «la beauté»- que nous «savons saluer» nous aussi, mais qui, depuis Rimbaud aussi, «s'est rassise». Nous soupçonnons que cette notion équivoque — notion qui tient à la civilisation plutôt qu'à la culture - est une idée tardive, née, plutôt que d'une révélation agissante, d'une certaine immunisation progressive contre la virulence de l'art, d'une éradicatïon de sa charge d'agressivité. Plus d'une fois, après l'avoir compris, quand on regarde, dans une exposition-plutôt que les tableaux et les œuvres exposés- les visages du public qui passe devant eux, on naît au sentiment étrange qu'on a affaire en réalité à un public vacciné. Vacciné contre les pouvoirs, les ravages, les maléfices, l'envoûtement qu'exerçaient par exemple les peintures des cavernes, et dont le moindre objet sauvage contemporain nous permet encore d'imaginer ce qu'a pu être la hantise. Ce n'est pas la beauté qui règne, ou du moins qui voudrait régner ici, mais la vertu-au sens où on parle de vertu des simples, des plantes, des talismans. Ce que le surréalisme a voulu mettre au monde ou exalter, ce ne sont pas des «choses de beauté», mais des poèmes, des images, des objets, des collages, des collisions, des rencontres porteuses de forces, de connivence avec les influx cachés qui innervent ce monde, avec les virus aussi (la complaisance qui s'attarde, dans le surréalisme, sur le mot noir) qui l'attaquent. A-t-il réussi, a-t-il échoué? La question que pose une telle exposition n'est pas là ; il a fait monter l'enjeu de l'art d'un palier en indiquant une direction qui ne pourra plus être à tout jamais abandonnée : il s'est refusé à être immunisé comme à être inoffensif. JULIEN GRACQ .INTRODUCTION .ANDRE BRETON LA BEAUTE CONVULSIVE
Le voisinage et la mise en relation des œuvres et des objets - qui constitue l'une des caractéristiques des expositions surréalistes renvoie en effet à une conception particulière de l'objet. Quelque chose de spécifique est à l'œuvre. Que ce soit les lieux d’expositions ou les « ateliers », ces espaces sont eux-mêmes des mondes, des lieux poétiques, des lieux sans âge, créateurs d’un « topos » particulier où les écarts de temps et d'espace sont délibérément abolis. Breton a entretenu des rapports passionnels, »un amour fou » avec ses objets. Pendant un grand demi-siècle, il a acheté par coup de foudre, traquant la beauté « insolite et convulsive » à travers l'Europe et le Nouveau Monde. Déchiré et impécunieux, il revendait parfois vivant chaque séparation comme une rupture, et non pas comme une « affaire ». Il a peuplé ses maisons (Rue Fontaine, Saint-Cirq LaPopie) au gré de ses passions.
"Le double atelier d'André Breton est suspendu au-dessus de la ville. «Une pièce de bruit et de lumière, une de silence et d'ombre», ainsi le décrit Simone Breton juste après son emménagement, en janvier 1922, soulignant dès l'abord la dualité fondamentale d'un lieu ouvert et fermé. Au-dessus de la rue, à portée de vue de la place Blanche et du Moulin Rouge (toutes proches, les enseignes lumineuses, les évolutions des piétons et leurs trafics diurnes et nocturnes) c'est aussi le lieu du repli, l'enclos de la collection. Ouvert (et combien) aux amis, aux activités collectives, sommeils, comités de rédaction, enquêtes et jeux divers, l'ancien atelier d'artiste abrita quotidiennement, hormis quelques voyages et le temps d'exil, à heure fixe, un homme seul qui écrivait. Autour de lui, sur les murs et jusqu'aux pieds de sa table, une condensation d'objets assez impressionnante, dans ses configurations successives au cours des années, pour que le parcours, nécessairement articulé et linéaire, de cette exposition ne prétende aucunement à l'épuiser, ni même à en rendre vraiment compte…
"A l'écart, mais en même temps au cœur du bruit des manifestes retentissants, du tumulte joyeux des jeux et enquêtes collectives et de la houle des débats plus graves, qui font la vie «ouverte» et publique du surréalisme et dont la résonance se fait entendre encore, fascine ou agace: un lieu clos, «privé», devenu presque secret et silencieux, l'«atelier» d'André Breton. Toujours, ou presque toujours - hormis la parenthèse de six ans de l'exil marseillais et du séjour new-yorkais -, il vécut dans ce lieu parisien, même quartier, même rue, même immeuble, habitant successivement deux ateliers d'artiste identiques, le deuxième double du premier. Un tel ancrage, fidèle, presque frileux, étonne chez cet homme du «passage», passeur en charge d'un «mouvement», dont le parcours fut celui d'une aventure toujours portée vers l'avant, poussée, comme par une nécessité intérieure, vers la recherche tendue du «point sublime». Quelle étrange stabilité chez celui qui ne cessa de «se désirer ailleurs», avec cette «passion de bouger» dont parle Julien Gracq, et qui désigna dès 1924 la «voiture de déménagement» - l'énigmatique camion ouvert arrêté dans sa course au centre d'une place dans Mystère et mélancolie d'une rue de Chirico (toile que Breton connaissait bien pour l'avoir eue en sa possession), pour le conduire au cimetière. Précisément cette image, et, avec elle, celle de la locomotive abandonnée au délire de la forêt vierge que Breton invoque en1928 pour clore son texte de Le Surréalisme et la peinture- «ô départ impossible, ô vous grands trains de lierre !» - et qui deviendra dans L'Amour fou le symbole de la convulsivité, ne constituent-elles pas les métaphores du paradoxe de l'univers personnel bretonnien, de cet atelier, tout à la fois ouvert et clos, unique et pluriel » Isabelle Monod Fontaine Le Grand Atelier Dans André Breton La Beauté Convulsive Centre Georges Pompidou
Dans l'atelier d'André Breton que Julien Gracq qualifie de « condensé de l'univers surréaliste tout entier" », du fait du rapport particulier à l'objet, s'exerce une pratique singulière du regard. Breton considère les peintures et les objets comme des médiums, comme « de véritables intercesseurs entre le réel et un "au-delà de l'image" » Il renforce et multiplie ce coefficient médiumnique par sa propre intervention, non sur les objets eux-mêmes, mais sur leur confrontation. Lieu du travail personnel et de l’écriture, le «grand atelier» selon l’expression d’Agnès De Paumelle est un chantier toujours actif .L'œil est «à l'œuvre» dans cet atelier d'écrivain, captant, suscitant de nouveaux signaux, tissant des fils d'un objet à un autre. l'analogie, qui est au principe de la démarche surréaliste fait communiquer ce lieu bien réel et les lieux rêvés . "A la fois gigantesque «boîte-objet», œuvre totale d'un artiste disposant les objets de son affection dans une panoplie géante, et œuvre de fusion, précipité tangible, visible, d'un lent et complexe travail métamorphique opéré par les manipulations d'un artisan-alchimiste." Agnes De Paumelle.
"Plus encore, lorsque André Breton évoque avec nostalgie dès 19523 l'ensemble des œuvres qui furent ici en sa possession (les confondant d'ailleurs avec celles qu'il aurait aimé avoir), lorsqu'il ouvre à deux reprises sa porte grande ouverte (à Alain Jouffroy4 puis à René Giraud5) pour dévoiler sa «collection», ne désigne-t-il pas ce lieu meublé de toutes ses conquêtes comme son palais idéal, celui du guetteur toujours à l'affût, enfin comme son «œuvre ultime»?
On sait ainsi ce que fut, dans les années 50-60, cette désormais fameuse mais dernière collection. Au milieu des rayonnages emplis de livres règne une incroyable accumulation de peintures et d'objets : objets populaires et trouvés - cannes, moules à gaufre, bouteilles, racines, pierres, curiosités en tous genres..., objets primitifs, surtout ceux rapportés des USA et dont la présence «première» se développe considérablement après la guerre, peintures anonymes achetées aux puces, et œuvres de ses derniers amis: Duchamp, Paalen, Toyen, Brauner, Hantaï, Svanberg, Riegl, Gorky, Degottex, Molinier, Klapheck, Gironella, etc. Au centre des murs entièrement recouverts, se déploient les prestigieux vestiges de ce qui fut sa «première» collection, celle qu'il constitua jusqu'en 1929-1930 essentiellement avec Simone, sa femme, grâce à une aisance matérielle qu'il ne retrouvera jamais plus et qui lui venait de son salaire deconseiller artistique de Jacques Doucet, des commissions touchées à chaque transaction d'une vente d'ceuvre pour le compte du couturier, des revenus personnels de sa femme. Ces œuvres gardées avec passion, Du haut des murs jusqu'au sol, s'offre une impressionnante concentration d'oeuvres et d'objets appartenant à des cultures et des mondes différents. Breton organise le foisonnement, combine l'accumulation, se livre à un jeu d'ordonnance, crée des chocs, des dialogues, opère des déplacements et des remplacements (comme en témoignent les photos prises de l'atelier entre 1954 et 1964). L'atelier est une œuvre en soi. De plus, une œuvre évolutive. Si d'un point de vue métaphorique on peut considérer, à l'instar de Julien Gracq l'atelier de Breton comme l'antre d'un chaman ou d'un féticheur, on peut aussi envisager ces réorganisations et ces déplacements comme des sortes de rituels de manipulations.. Agnes De Paumelle Dans André Breton Op.Cité
Dans cet environnement où le regard est sollicité de toutes parts, les objets prennent une autre dimension. Chacun d'eux avait été on l’a vu préalablement choisi en vertu de l'enthousiasme qu'il avait provoqué chez le découvreur, en raison du choc qu'il a causé ; désormais la mise en relation de ces objets et de ces images produit un sens qui dépasse largement leur sens individuel et initial. L'appréhension des œuvres dans ce lieu est résolument nouvelle. Isabelle Monod-Fontaine écrit que «l'atelier entier fonctionne comme un dispositif de déroutement, comme incitation à la dérive, comme lieu privilégié d'apparition de la surprise». Mais plus encore, ce lieu de vie témoigne d'une poétique de l'espace, d'une prégnance du sensible. Non seulement Breton organise et habite poétiquement son espace mais, pour ce qui est du visiteur, il naît de cette accumulation insolite la surprise, le trouble, une fascination, précisément ce que recherche Breton de son côté. L’objet est au centre d’un double phénomène de rencontre. D’une part il est « objet élu « par le regard et l'émotion ressentie par Breton lors de la découverte de l'objet, ce qui provoque chez lui un violent et « irrésistible besoin de possession » (qu’on reprochera d’ailleurs au poète.) mais si l'objet a été élu par le regard, ne peut-on considérer que l’acheteur a lui aussi été élu par l'objet qui a su attirer, puis retenir son regard. Le besoin de posséder objets et œuvres n'est pas lié à un banal désir de les admirer à loisir mais est déterminé par l'espoir de s'approprier certains pouvoirs qu’ils possèderaient aux yeux du poète .C'est ainsi, par exemple, que Breton pratiquait souvent « l'interrogation du matin », sorte de mise à l'épreuve de l'œuvre, qui consistait à suspendre une toile au mur, le soir, devant son lit, pour mesurer le pouvoir de séduction qu'elle allait exercer sur lui au réveil. Révélés par l'aube, les objets, les peintures, tout à tour convoqués sur le bureau ou sur le mur lui transmettent de nouveaux pouvoirs.
Il faut donc que le masque continue de manifester qu'il n'est pas de notre monde, qu'il est même le signe visible de ses limites. Collectionneur singulier Breton reconnaît que l’objet le touche essentiellement « dans la mesure même où il n'en connait ni l'origine ni les fins ». Il insiste souvent sur l'aura sur ce « halo » qu'il faut savoir ne pas dissiper parce que permettant toutes les interprétations.
" II est clair que l'attraction (...) que [les objets] exercent sur nous dépend assez peu de l'étendue des moyens mis en œuvre : elle réside essentiellement dans leur caractère insolite, elle est fonction de plus ou moins grand pouvoir qu'[ils] ont de nous déconcerter. Constituée comme par osmose, l'image double du château-atelier, tout à la fois rêvé et bien réel, ouvert et clos, se cristallise lentement, proliférant au rythme même de la vie communautaire. Tel un masque à transformation, elle se déploiera, ici en château étoile - celui de L'Amour fou - qui «à flanc d'abîme, construit en pierre philosophale, s'ouvre» de ses six branches sur le monde, là en ce chapelet de cubes cristallins agglomérés qui constituera sa «maison de verre». Une même opération transparente, fluide, unit désormais ce qui est équivalent pour Breton : «La maison que j'habite, ma vie, ce que j'écris.» Milieu d'élaboration d'un moi éclaté et pluriel - «il faut que l'un se sépare de lui-même, se repousse, se condamne lui-même, qu'il s'abolisse au profitdes autres pour se constituer dans leur unité avec lui61» -lieu de fusion, ce «premier» atelier est bien ce cristallin situé au centre de l'univers poétique de Breton, à travers lequel, comme «par transparence à travers le tiki de Cook», une vue seconde s'ouvre au monde. S'y multiplient à l'infini pour Breton les reflets incertains du réel. S'y projettent les images changeantes de son habitant, de ses possessions. Bien des regards y passeront, s'y croiseront, le nôtre maintenant. La traversée de ce champ magnétique que Breton meuble de ses constellations sera-t-elle initiatique? Comme le sont pour lui les «yeux de fougère» qu'en 1926, il voit s'ouvrir sur le visage de Nadja, la passante mystérieuse de l'atelier, et qui ne peuvent voir, mais vraiment voir, les objets, les peintures disposées sur les murs, «que de l'intérieur de la bibliothèque"»? Pour celui qui ne sait pas mais qui attend, la grande barrière des images devient désormais une forêt d'indices. AGNES DE PAUMELLE
La pratique du regard, qui s'institue ainsi dans l'atelier, conduit Breton à une appréhension résolument nouvelle de l'œuvre inséparable d’un espace, du milieu même qui lui a donné naissance ou celui avec lequel elle fusionne désormais: Breton ne sera-t-il pas le premier à «regarder» l'atelier de Picasso, à comprendre l'élaboration de son œuvre dans «son élément», plus encore, à considérer celui-ci comme une œuvre en soi? Par ailleurs, Breton effectue une seconde rencontre, en organisant son espace de vie, en instaurant un dialogue entre les objets, en produisant des rencontres porteuses de forces, en créant l'atmosphère d'un lieu. De ce point de vue, la rencontre débouche sur la création d'un monde.
La préférence des surréalistes allait incontestablement à l'art océanien ainsi qu'à celui des Indiens des Amériques (Alaska, Canada, États-Unis, Amérique du Sud). Dès le début des années 1920, leurs collections comprenaient certes des pièces provenant d'Afrique mais déjà celles venant d'Océanie étaient en plus grand nombre, Plus tard, la collection de Breton comprendra pour l'essentiel des pièces provenant d'Océanie et des Amériques comme l'atteste la vente de sa collection, à l'hôtel Drouot en avril 2003.
Cette préférence trouve son explication dans la philosophie même du surréalisme. Ce mouvement se voulait une gigantesque entreprise de subversion vis-à-vis de tout ce que la culture occidentale avait créé et continuait de produire. Il rejetait l'ordre établi, ses valeurs, son esthétique. Breton avait associé le projet de Rimbaud à celui de Marx : « changer la vie », « transformer le monde ». Selon lui, les valeurs devaient être modifiées et dans cette modification nécessaire et absolue, l'art était censé jouer un rôle essentiel. Voulant changer l'homme et le monde, les surréalistes ont cherché à régénérer les pouvoirs de création en faisant du rêve une part intégrante de l'expérience de la vie, en explorant l'inconscient, en essayant d'exploiter son potentiel illimité et son pouvoir créateur. Ce potentiel, tel qu'il se manifeste dans les rêves et les mythes est une base mentale, croyaient-ils,une ressource commune à tous les hommes, à tous les peuples et à toutes les cultures. On sait Breton attendait de la « toute-puissance du rêve » « la résolution des principaux problèmes de la vie ». Comme il se référait aux recherches des ethnologues,de son temps(aujourd’hui fortement remises en question) il pensait que c'est dans les sociétés dites primitives que ce potentiel était le plus présent, au point d'imprégner tout le tissu social et de faire disparaître le fossé qui sépare l'art de la vie.
Les sociétés qui avaient échappé à la contamination du christianisme et du rationalisme offriraient donc le spectacle de l'homme que les surralistes appelaient de leurs vœux, vivant en harmonie avec la nature, dans une union spirituelle avec les éléments. Ces peuples témoignaient justement de la possibilité d'une autre vie et Breton aspirait à recréer ces modes d'expérience et à retrouver ces pouvoirs perdus. C'est d'ailleurs ce qu'il écrit en 1936, à l'occasion de l'Exposition surréaliste d'objets. Il y distingue nettement les objets qu'il appelle objets-dieux de tous les objets trouvés, modifiés et perturbés, présentés dans cette exposition : «objet-dieux, ajoute-t-il dont nous jalousons très particulièrement le pouvoir évocateur, que nous tenons pour dépositaires, en art, de la grâce que nous voudrions reconquérir ».
Ces objets provenant d'autres cultures déconcertent justement les habitudes mentales des Européens, stimulent le monde de l'imagination, offrent des associations inépuisables. André Breton considère que le merveilleux, atteint des sommets dans l'art océanien,. Ces objets qui le subjuguent, il les nomme « objets à halo », pour dire leur mystère. « Pour ma part, écrit-il, j'ai souvent besoin de revenir à eux, de m'éveiller en les regardant, de les prendre en mains, de leur parler, de les raccompagner vers les lieux d'où ils viennent pour me concilier ceux où je suis. » Breton cherchait le contact intime avec ses objets. Par ailleurs, le fait de changer les œuvres et les objets de place contribuait à préserver leur caractère insolite, le mystère et d'échapper à l'habitude du regard, à la perte progressive d'étonnement.
Sans « l’approche sensible » le fétiche ou le masque de bois risqueraient d'être rangés dans la catégorie des choses mortes que la poésie n'irriguerait pas de ses métamorphoses, objets pesants, figés dans leur être immuable et muet. Mais l'objet est transfiguré dans l'art surréaliste par le travail de l'esprit ». Rêves, souvenirs, désir, imagination » contribuent à installer la transformation poétique au cœur de la matière morte. Le dieu de bois, au plus haut degré, porte témoignage de cette interpénétration du matériel et du spirituel. L'exemple de la statuaire océanienne montrerait bien qu'elle n'entre pas dans la catégorie de la matière inerte. Les statues aux yeux vides ne peuvent pas interpeller l'homme. Breton insiste à maintes reprises sur la puissance du regard des fétiches mélanésiens, qui traduit leur force magique. Quant aux statues de l'île de Pâques, bien avant que l'on découvre que leurs orbites étaient originellement dotées d'une cornée blanche façonnée de coquillages, Breton leur prête le don des visions : L'objet tribal est engendré par les affects ; il est partie prenante d'un rituel magique qui s'applique à changer le monde et la vie. Le masque océanien est une architecture de vannerie et d'écorce mais que transfigurent le rite et le mythe poétique
« Le masque océanien, aussi révélateur que celui d'Afrique, aussi étrange bien que moins profond, se hausse parfois jusqu'à la transposition abstraite des éléments plastiques réalisés par les artistes noirs, mais reste le plus souvent en deçà … Je n'avais vraiment trouvé mon compte qu'avec ces fétiches océaniens informes en apparence, antiplastiques en tout cas, mais d'un potentiel second formidable et d'une efficacité continue justement à cause de leur insaisissable formel. » Comme on voit, le conflit en reste toujours au point vif et l'heure n'est pas venue de l'arbitrer.
Qu'on se rassure. J'ai été beaucoup trop partie dans ce procès pour oser m'affubler en juge. Partie, oui, toujours.
Il y allait, il y va encore pour moi de la nécessité de faire prédominer une forme de conscience du monde sur une autre que je récuse d'ailleurs comme telle, en dépit de ses prétentions. Au moins dans ses grandes lignes cette dernière répondrait à la vue réaliste, l'autre à la vue poétique (surréaliste) des choses. Rien de commun, sorti du bois dont on fait les flûtes. D'un côté de la barricade (à mes yeux) il y a les variations sempiternelles sur les apparences extérieures de l'homme et des animaux, pouvant naturellement aller jusqu'au style par une épuration graduelle de ces apparences (mais les thèmes restent pesants, matériels : la structure assignable à l'être physique — visage, corps — la fécondité, les travaux domestiques, les bêtes à cornes) ; de l'autre côté s'exprime le plus grand effort immémorial pour rendre compte de l'interpénétration du physique et du mental, pour triompher du dualisme de la perception et de la représentation, pour ne pas s'en tenir à l'écorce et remonter à la sève (et les thèmes sont aériens, les plus chargés de spiritualité que je sache, les plus poignants aussi : ils accusent les angoisses primordiales que la vie civilisée, ou se donnant pour telle, a fait glisser sous roche, ne les rendant pas moins pernicieuses, il s'en faut, parce que refoulées)".André Breton.Océanie.
Au regard de ce qui vient d'être dit, l'atelier dans lequel vivait le poète comme les expositions surréalistes fonctionnaient comme des sortes d'anti-musée. Breton reconnaissait certes une utilité aux musées ethnographiques, celle de présenter des pièces seulement visibles en ce lieu. Mais pour le reste, le musée était à ses yeux incapable de restituer la valeur poétique de l'objet ainsi que leur charge, de de susciter une relation intime entre le regardeur et l'objet.
Comme le musée, les marchands ne trouvent pas souvent grâce non plus devant Breton : contre eux, il ne ménagea pas les sarcasmes. « Il n'y eut guère que Charles Ratton pour échapper à la réprobation ; ce dernier, assez proche du groupe, prêtait des pièces pour les expositions, comprenait les goûts d'Éluard, de Breton ; il ne se bornait pas à vendre. L'argent désacraliserait ainsi l'amour comme la vénalité tuerait le désir .La collection de la rue Fontaine est la réponse que Breton veut opposer oppose à la froideur des vitrines, à » l'odeur de deuil » » qui émane selon lui des musées ».
Il découle de cela une autre façon de considérer et de juger ces objets. Les critères esthétiques traditionnels sont ici inopérants. De même en est-il du jugement de goût ordinaire. Dans ce rapport spécifique à l'objet, les critères et les jugements de valeur méritent en effet d'être reconsidérés. L'objet doit détenir un pouvoir magique, identifiable à deux signes. L'un, c'est que l'objet ait déjà « servi » dans les pratiques religieuses de sa culture d'origine. Mais alors que les marchands et leurs clients, qui retiennent aussi ce critère, n'y voient que la preuve de l'authenticité de provenance « géographique », Breton confère une toute autre valeur à ce fait : si le masque « a dansé », c'est qu'il a déjà été l'objectivation d'un rêve : qu'une magie a présidé à sa fabrication et à son usage. L'autre signe, c'est l'évidence d'une communication possible de cette magie Ce double signe définit le sentiment de la beauté d'une œuvre d'art primitif. Ainsi Le Korwar papou représente « la culmination des forces instinctives, tendant à leur explosion et à leur épanouissement Imaginatif ». Cette tension émotive est seule « capable » (...) instantanément de faire pont de ce qui nous sollicite aujourd'hui à ce qui put requérir un être semblable à nous, il y a des centaines ou des milliers d'années »
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L’interrogation du poète concerne donc le moyen de parvenir au « bon » savoir. Il faut progresser du dehors vers le dedans, de la perception superficielle des aspects géographiques, sociaux et culturels des sociétés primitives vers la connaissance intime de l'esprit qui expliquerait(?), en dernier ressort, l'organisation sociale ou la production culturelle. Les impressions de voyage, le savoir livresque, la possession jalouse « d'une collection de bois morts » demeurent extérieurs à la culture qu'il s'agit d'investir. Ces moyens restent tragiquement voués à ne parcourir que la surface des choses. L’art Magique qu’il cherche à définir dans un de ses livres, se nourit de modèles où l'œuvre n'était pas séparable du pentacle, du mandala, des « sand-paintings » que Breton vit exécuter chez les Hopis, ou des « vêvers » vaudou dont il observa la fabrication à Haïti. D'où l'immense intérêt des objets primitifs, qui figurent, dans l'appartement de Breton, et seraient autant de réservoirs d'énergie ,de matrices. Maniant une statuette dans l’amour fou,le poète cherche faire surgir de son etrangeté « la bête aux yeux de prodiges »
"Globalement, le surréalisme se caractérise par une constante invention qui est souvent le résultat d'une appropriation. Il se singularise par une aptitude à aimanter, à attirer tout ce qui peut alimenter et dynamiser sa puissance novatrice. Il fait preuve d'un prodigieux pouvoir d'intégrer tout ce qui est vu, vécu, ressenti, pour ensuite le transformer, le mettre dans une nouvelle perspective, lui donner un nouvel éclairage. Il se perpétue en s'enrichissant d'apports extérieurs.
À la différence du dadaïsme, le surréalisme est étranger au geste iconoclaste. S'il développe dans le présent cette capacité à intégrer tout ce qui l'entoure, il revendique aussi des filiations parmi des écrivains du passé. Pour ce mouvement, l'appropriation est une nécessité lui permettant d'accéder à la révélation qu'il attend de l'art. L'univers surréaliste est donc bâti sur l'annexion de certains auteurs du passé, sur l'intégration du présent, de l’ailleurs et de ce que l'on pourrait appeler le hors normes, intérêt partagé avec Dubuffet. Pourquoi, dès la première heure, cet engouement du surréalisme pour les lointains ? Dans une référence à Rimbaud, Breton écrivait déjà en 1915 à son ami Théodore Fraenkel : « Là-bas fuir » et, en 1948, il mettait en exergue de son avant-propos à l'exposition d'art océanien les mots de Baudelaire : « Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin ! » Même si Éluard considéra, au bout du compte, son voyage autour du monde comme inutile, aux yeux des surréalistes l’ailleurs et plus précisément les sociétés dites primitives fournissent le modèle pouvant permettre à l'ici de trouver son salut et de se régénérer. »J.Cl. Blachère.Les Totems D’André Breton. L’harmattan.
En dehors des circonstances historiques de la guerre et de l’obligation d’émigrer ('André Breton, Benjamin Péret, Max Ernst ou André Masson,) le voyage prit souvent la forme d'une initiation pour les surréalistes. Il leur permettait d'accéder à des connaissances directes, de découvrir de nouveaux horizons grâce aux rencontres ou encore de vérifier certaines intuitions. Cherchant à échapper à tout exotisme (ce n’est pas du tout sûr qu’ils y parvinrent pourtant)- ils tirent de leurs voyages matière à alimenter leur œuvre (étude, récit, poèmes, une série de dessins, des peintures ou des sculptures). Pour Breton, chaque voyage prend l'allure d'une étape dans ce processus initiatique, l'émotion étant toujours le moteur de tout.
Il y eut ainsi deux moments importants, lors de « l « exil américain », à la fois psychologiquement salutaires et féconds d'un point de vue littéraire. Le premier concerne le séjour de deux mois en 1944 au Québec, au cours duquel ils se rend accompagné d’Elisa Caro en Gaspésie puis dans les Laurentides, magnifique région aux nombreux lacs. Pendant ce voyage, il rédige l'un de ses ouvrages majeurs ARCANE 17 qui sera publié en décembre de la même année avec des dessins de Matta.
L'autre moment important est le voyage entrepris en juin 1945, qui lui permettra d'entrer en contact avec les Indiens. André Breton et Élisa Caro se rendent à Reno dans le Nevada C'est dans le jardin de la pension où ils séjournent que Breton commence à écrire son Ode à Charles Fourier. À New York il s'était procuré les œuvres complètes, en cinq volumes, du philosophe, et les avait emportées dans son voyage dans l'Ouest des Etats-Unis. Le voyage se poursuivit à travers le Grand Canyon du Colorado, le Nevada, le Nouveau-Mexique et l'Arizona. Ils pénétrèrent dans les réserves Navajo, Zuni, Apache et Hopi de l'Arizona et de l'ouest du Nouveau : villes et villages, sites : Vieil Oraibi, Fort Apache, Gallup, Zuni, Acoma,.
«Fourier je te salue du Grand Canyon du Colorado», « Je te salue de la Forêt Pétrifiée de la culture humaine », « Je te salue du Nevada des chercheurs d'or [...] du fond des mines d'azurite », « Je te salue de l'instant où viennent de prendre fin les danses indiennes / Au cœur de l'orage », enfin « Je te salue du bas de l'échelle qui plonge engrand mystère dans la kiwa hopi la chambre souterraine et sacrée ce 22 août 1945 à Mishongnovi [...]
Vivant en altitude, dans des villages construits sur des paliers rocheux(mesas) du nord-est de l'Arizona, les Indiens Hopi et zuni qui sont parvenus jusqu'à la seconde moitié du XIXe siècle à se préserver de contacts avec le monde des Blancs, missionnaires compris et ont suscité l'intérêt des plus grands ethnographes américains ainsi que de Frazer, Mauss et Claude Lévi-Strauss. En 1945, le poète observe que l'entreprise des missionnaires présents est encore « sans succès ».
Breton va rédiger un Carnet de voyage chez les Indiens Hopi. Dénué d'intérêt littéraire, ce carnet est néanmoins important pour les notes qu'il rassemble et qui attestent de la survie problématique de ces populations dont les croyances, pour Breton, renvoient à des interrogations essentielles auxquelles l'homme occidental est devenu étranger. Ce carnet rassemble de précieuses informations sur les sites, les maisons, les tentes, les repas, le mode de vie, les coutumes, les mœurs, la capture des serpents, la méfiance des Indiens vis-à-vis des Blancs, les poupées, les cérémonies, Breton porte un intérêt soutenu aux danses des fêtes rituelles de l'été auxquelles ils assistent en territoire Hopi et dont il décrit à plusieurs reprises, et parfois avec force détails, les figures que réalisent les danseurs, leur évolution, leurs gestes, leurs actions. Parmi les danses : de bienvenue, du Cerf, des Chèvres, de l'Antilope, des Vaches, c'est la danse du Serpent qui retient plus particulièrement son attention, notamment lorsque l'un des danseurs « crache littéralement un petit serpent » ou lorsque la tête du petit reptile sort seule de la bouche d'un danseur ou encore lorsque des danseurs sont piqués au visage par le serpent avec lequel ils évoluent. Breton fait écho ici à Abby Warburg qui accomplit un voyage semblable et écrivit des textes et une conférence célèbre sur La Danse Du Serpent. (Cliquer sur la catégorie Warburg).
Le poète achète à plusieurs reprises, parfois avec difficulté, des poupées Kachina et quelques dessins Zuni, mais pas de masques. Les Indiens Hopi et Zuni sont farouchement hostiles au fait que des Blancs possèdent ces objets de cérémonie. Les Zuni, raconte Breton, pourraient tuer s'ils trouvaient un Blanc en possession de l'un d'eux. Les Apaches quant à eux semblent attacher moins d'importance à la dispersion de leurs masques de cérémonie.
On peut aisément imaginer l'émotion d'André Breton pénétrant dans ces villages et voyant dans leur contexte les poupées et les masques qu'il admire de longue date. Il est sensible travers les kachinas en particuler, à ces symbolisations d'esprits invisibles, à ces objets qui sollicitent le goût des mythes ;dans l’entretien accordé à Jean Duché en octobre 1946, après avoir expliqué à son interlocuteur la signification des motifs peints sur l'une des poupées Kachina (qui symbolisait la déesse du maïs), il déclare : «L'artiste européen, au XXe siècle, n'a de chance de parer au dessèchement des sources d'inspiration entraîné par le rationalisme et l'utilitarisme qu'en renouant avec la vision dite primitive, synthèse de perception sensorielle et de représentation mentale. [...] C'est la plastique de race rouge, tout particulièrement, qui nous permet d'accéder aujourd'hui à un nouveau système de connaissance et de relations»
« L'homme, ce rêveur définitif, de jour en jour plus mécontent de son sort, fait avec peine le tour des objets dont il a été amené à faire usage, et que lui a livrés sa nonchalance ou son effort (...)" André Breton
"Chez André Breton. Les deux pièces, décalées en hauteur par un court escalier, même par les jours de soleil et malgré les hauts vitrages d'atelier, m'ont toujours paru sombres. La tonalité générale, vert sombre et brun chocolat, est celle des très anciens musées de province - plus qu'au trésor d'un collectionneur, le fouillis, impossible à dépoussiérer complètement, des objets aux reliefs anguleux., objets presque tous légers : masques, tikis, poupées indigènes où dominent la plume, le liège et le bouchon de paille, fait songer à première vue, avec ses armoires vitrées qui protègent dans la pénombre une collection d'oiseaux des tropiques, à la fois à un cabinet de naturaliste et à la réserve, en désordre, d'un musée d'ethnographie. Le foisonnement des objets d'art cramponnés de partout aux murs a rétréci peu à peu l'espace disponible; on n'y circule que selon des cheminements précis, aménagés par l'usage, en évitant au long de sa route les branches, les lianes et les épines d'une sente de forêt. Seules certaines salles du Muséum, ou encore le local sans âge qui hébergeait la Géographie dans l'ancienne faculté de Caen, m'ont donné une telle impression de jour pluvieux et invariable, de lumière comme vieillie par l'entassement et l'ancienneté sans date des objets sauvages. JULIEN GRACQ 42 RUE FONTAINE
« Dans des propos recueillis par Jean Duché en 1945 pour la revue Le Littéraire, André Breton marque clairement l’importance qu’il accorde à la « vision dite primitive », telle qu’elle paraît habiter notamment ces « masques esquimaux, indiens, des mers du sud » ou encore ces « poupées de chez les Indiens Hopis de l’Arizona » qu’il tient en sa possession et qui témoignent de son vif intérêt pour la teneur expressive et pour la valeur esthétique ou poétique de ces objets. Pourtant, au-delà de ces affirmations péremptoires, un tel intérêt demeure ambigu dans sa signification profonde. Quel est en effet le statut de la « vision dite primitive » au sein du surréalisme ? Plus précisément : à quelle représentation du « primitif » cette « vision » s’accorde-t-elle ? On peut être frappé en effet de constater à la fois la régularité et l’abondance des références à la primitivité, qui viennent étayer le projet surréaliste en lui fournissant le plus souvent une sorte de modèle, ou de référent, et l’absence de détermination de la notion même de « primitif »– étonnante de la part d’un mouvement et d’hommes prompts par ailleurs à théoriser leurs propres pratiques par voie de Manifestes et par un travail d’analyse réflexive assez poussé. À cet égard, l’attitude de Breton est tout à fait caractéristique de cette ambiguïté : tantôt, il paraît récuser l’assimilation du surréalisme à un primitivisme (un de plus, serait-on tenté de dire), en jugeant insatisfaisante, insuffisante et même impropre, la catégorie de « primitif » ; tantôt, au contraire, il affirme avec force l’inscription du surréalisme dans la lignée d’un primitivisme moderne, qu’il achèverait même en en exploitant toutes les significations positives, en prolongeant notamment les tentatives de Dada et des autres courants artistiques internationaux (Die Brücke, Der blaue Reiter) revendiquant depuis la fin du XIXe siècle un analogue retour au « primitif ».PHILIPPE SABOT, PRIMITIVISME ET SURREALISME : UNE « SYNTHESE » IMPOSSIBLE ?
VIDEOS ATELIER ANDRE BRETON
Comme l’a montré R.Goldwater(LE PRIMITIVISME DANS L’ART MODERNE), trois aspects de la vision par les surréalistes de leur méthode et de leur art peuvent être dits primitivistes :
En premier lieu ils pensaient continuer une tradition d'extériorisation de l’inconscient qui remontait aux alchimistes et incluait Rabelais, le marquis de Sade, Gérard de Nerval Lewis Carroll, Baudelaire et Rimbaud. Cette tradition, aurait voulu redonner à l'homme civilisé la force de ses « instincts primitifs » soit directement, comme avec Sade, soit en se déguisant en fantaisie exotique ou historique afin de plonger dans des émotions essentielles à la constitution de chaque individu.
En deuxième lieu les surréalistes, bien que se reconnaissant donc quelques ancêtres de valeur, se voyaient eux-mêmes comme des pionniers, des explorateurs dans le domaine de l’inconscient. Domaine qu'ils étaient les premiers, pensaient ils à étudier systématiquement par des moyens artistiques. Ils voulaient briser les délimitations artificielles que la tradition a établies autour de l'"art" et ainsi donner à leurs œuvres un aspect rudimentaire et » « primitif ». Ils estimaient que ce côté rudimentaire, toutefois, ne ferait qu'ajouter au choc et à l'importance de leurs productions.
Et en dernier lieu, les surréalistes considéraient qu'ils travaillaient avec ce qui est l'essentiel de la nature humaine telle que la psychologie la révèle. Ils tenaient à une concentration exclusive sur la problématique de l’imagination, laquelle ne serait plus illusion et irréel mais deviendrait la seule réalité, que leur mission était de révèler. Ils estimaient qu’ainsi leur travail serait nécessairement intelligible (puisque fondé sur des élèments communs à tous) à un public plus vaste que n'était le cas avec les types d'art traditionnels. Ils poursuivaient l’expressivité introduite déjà par Dada, par l'emploi d'objets ou de matériaux non-artistiques "tout-faits». Les surréalistes prétendaient que des objets surréalistes peuvent être produits par n'importe qui, ou simplement trouvés, ou découverts. Puisque l'essence de leur sorte d'art était la révélation d'une réalité au moyen de l'activité la plus libre possible de l’ inconscient, quiconque avait atteint ce stade était un "artiste", et n'importe quel objet (fabriqué ou découvert), par lequel cet état était symbolisé, était de fait une œuvre d'art — et de non-art.
Breton n'a jamais, pour sa part, proposé de définition synthétique du primitif mais a fourni à maintes occasions des indices convergents sur sa conception (qu’on pourrait d’ailleurs retenir comme parfaitement ethnocentrique). « On nomme primitif un être gouverné par des affects beaucoup plus élémentaires que les nôtres".Il s'est ainsi peu soucié des critères utilisés en anthropologie et il fut très critique sur le rôle de l’ethnologie. « Malheureusement, écrit-il, l'ethnographie ne pouvait aller à si grands pas qu'elle réduisît, au gré de notre impatience, la distance qui nous sépare de l'ancien Maya ou de l'actuel". Pas plus qu'il ne fut attentif au degré d'avancement technologique, il ne retient le rôle de l'écriture - alors que Claude Lévi-Strauss l'institue en ligne de démarcation. Comment prêter crédit à une documentation venant de missionnaires dont le point de vue est nécessairement partial ?(l’ethnologie de terrain commençait à peine à exister). Les théories qui en découlent s'en trouvent faussées. Le fait que l'ethnologie ne soit pas sans lien avec les systèmes coloniaux, la rend suspecte. Autre raison : le regard « glacé » de l'ethnologue que critique Breton, son incapacité à voir, sa myopie. Esclave de certains préjugés, façonné par une culture occidentale, le regard de l'ethnologue est déformé et, par voie de conséquence, déformant. « Briser la chaîne émotionnelle qui nous rattache aux pulsions profondes dont le masque est issu, c'est se condamner à rester en deçà du vrai problème ou n'en fournir que des solutions dérisoires »
En revanche,le surréalisme donna la première place aux éléments psychologiques et esthétiques » : L'affect est pour lui une donnée fondamentale de notre activité mentale, que l'on peut réduire à quelques « sentiments » aisément étiquetables (joie, angoisse, plaisir, douleur.) L'homme primitif (trembleur et jouisseur) serait ainsi en prise directe avec les forces inconscientes, par quoi il se laisse « gouverner ne subissant aucune censure aucun refoulement. Mais ce qui importe en fait c’est ce qui sort des mains de l’artiste primitif poussé par ses affects : s’il a peur, il a surtout la capacité « magique » de faire peur. Il y aurait donc un lien organique entre la configuration psychique du primitif et sa réussite comme sculpteur. Consacrant dans MAIN PREMIERE, KAREL KUPKA comme un ethnologue d’abord passionnel, le poète unit dans la même conception et approbation, l’activité de l’artiste aborigène, l’œil et la passion de l’amateur et enfin la collecte d’objets (ici des écorces peintes) par l’ethnologue et le collectionneur ;collecte qu’il trouve d’ailleurs parfaitement légitime(il défendra André Malraux accusé de pillage).Breton, récuse l’idée de spoliation .les véritables profanateurs sont pour lui à la fois les marchands qui font commerce de ces objets et les missionnaires qui les détruisent, Breton a le sentiment (peutêtre bien naïf )de sauver ces objets et de préserver partiellement leur pouvoir spirituel. pourtant on ne peut s’empêcher de trouver que sous la plume du poète l’amour fou des objets joint à une bonne dose d’élitisme et d’esprit de caste peut conduire parfois à bien des sophisme malheureux : « apprenons par les journaux que le jeune auteur de Lunes en papier (...) s'est rendu « coupable » de rapt sur la personne d deux ou trois danseuses de pierre, dans un temple presqu'inconnu des environs d'Angkor. Qui se soucie réellement de ]a conservation, dans leur pays d'origine, de ces œuvres d'antan ? je ne veux pas le savoir, mais je ne puis penser sans émotion qu'(...) André Malraux (...) va se trouver empêché (...) de réaliser, qui sait, une œuvre plus haute que celle qu'il a menacée»
L'œil non prévenu, je veux dire non instruit de ce qu'il va voir, mais aussi non faussé par la « façon de voir» qui, en Occident, lui est impartie depuis des siècles, se laissera-t-il errer sur ces écorces peintes tombées devant lui des lointains de la Terre d'Arnhem, qu'il trouvera son bien, tout d'abord, dans leur exemplaire harmonie. Bien avant de pénétrer les intentions qui y président, il s'enchantera de l'accord privilégié qui englobe leurs éléments constitutifs. Leur texture, qui va du plus souple au plus serré, épouse si parfaitement la gamme de couleurs réduite et pourtant si riche dont elles disposent que le plaisir immédiat qu'elles procurent tend à se confondre avec celui que dispensent les coquillages de là-bas — cônes, volutes et autres — fascinants entre tous. Elles semblent leur emprunter leur ramage dans toute son étendue : n'y manque pas même la lueur sous-jacente de la nacre. Ainsi s'affirme d'emblée l'unité rythmique des œuvres ici considérées. Elles s'en trouvent, tout au long de la côte, un répondant organique.
Aimer, d'abord. Il sera toujours temps, ensuite, de s'interroger sur ce qu'on aime jusqu'à n'en vouloir plus rien ignorer. Avant comme après cette enquête, c'est la résonance intime qui compte : sans elle au départ on est presque irrémédiablement démuni et rien de ce qu'on aura pu apprendre n'y pourra suppléer si, chemin faisant, elle est perdue. C'est là l'évidence que viennent renforcer tous les jours tant d'«explications de texte» s'entêtant à vouloir réduire les « obscurités » d'un poème alors que ce qui importe avant tout est que, sur le plan affectif, le contact s'établisse spontanément et que le courant passe, soulevant celui qui le reçoit au point de ne lui faire nul obstacle de ces obscurités mêmes. De même qu'une œuvre plastique, quelle qu'elle soit, ne saurait avoir pour nous d'intérêt vital qu'autant qu'elle nous séduit ou nous subjugue bien avant que nous ayons élucidé le processus de son élaboration. Il en va tout spécialement ainsi de l'œuvre de ce que nous appelons — non sans gauchissement quand il vit de nos jours — un «primitif», soit, par définition, un être gouverné par des affects beaucoup plus élémentaires que les nôtres. Rien de moins propice à son appréhension en profondeur que de devoir en passer par le regard trop souvent glacé de l'ethnographe qui croirait, sinon déchoir, du moins faillir à ses disciplines s'il se portait vers elle avec quelque ardeur ou même s'il se montrait, tant pour les autres que pour lui-même, moins rebelle à l'émotion. On n'y insistera jamais trop : il n'y a que le seuil émotionnel qui puisse donner accès à la voie royale ; les chemins de la connaissance, autrement, n'y mènent jamais.
Notre chance est qu'il en aille tout autrement avec Karel Kupka qui, lui, est mû par l'attraction passionnelle et n'éprouve nul besoin de s'en cacher. L'Australie est, d'ailleurs, poétiquement aimantée. Savoir qu'elle abrite, dans sa partie septentrionale, des ensembles humains assez homogènes dont l'horloge « retarde » de plusieurs millénaires sur nous, est fait électivement pour inciter à y aller voir de près. L'y ramener ? D'où vient donc qu'il ne s'y soit pas fixé pour toujours .. nous mine l'idée qu'il est en perdition, remué par l'horreur de l'échéance d'un instant à l'autre ? Non pas. Karel Kupka garde, dans ce crépuscule, le sentiment qu'il se doit de soustraire à leur anéantissement sur place, du fait des intempéries, les produits de sa quête. Il estime, à juste titre, que, de ce côté de la terre, un tel document vivant peut être encore — si tard qu'il soit — du plus grand prix, dans la mesure où, nous dénudant les racines de l'art plastique, il ébauche en nous une certaine réconciliation de l'homme avec la nature et avec lui-même.ANDRE BRETON.MAIN PREMIERE.
La passion d'André Breton pour les objets « offrant le plus exaltant aperçu du possible »et provenant d'autres cultures, fut précoce.Dès 1912, à l'âge de 16 ans, avec l'argent reçu à l'occasion de son succès au bac, il acheta son premier fétiche, un objet provenant probablement de l'île de Pâques. Un peu plus tard, vers l'âge de 20 ans, il est fasciné par la collection hétéroclite de Guillaume Apollinaire. « II fallait se faufiler, écrit-il entre les meubles supportant nombre de fétiches africains ou polynésiens mêlés à des objets insolites. [...] Aux murs, qui étaient assez bas, les tableaux suspendus presque sans intervalle étaient autant d'échappées sur des mondes aventureux ou inconnus. » La fréquentation de l'appartement d'Apollinaire lui donna probablement le goût de la collection et le sens du dialogue entre les objets et les œuvres. Elle est aussi probablement à l'origine de sa réflexion sur l'espace. «». Il s'agissait pour lui d’autant de fenêtres, « d'échappées » s'ouvrant sur le merveilleux inconnu. La première collection de Breton, outre des œuvres de De Chirico, Picasso, Braque, Picabia, Man Ray, Ernst, Mirô, etc., comprenait une importante quantité de ce qui est communément appelé des « objets primitifs. Lorsque, aux prises à des difficultés financières, Éluard et Breton seront contraints, en juillet 1931, de vendre une partie de leur collection - qu'ils reconstitueront par la suite - ce sont plus de trois cents pièces qui seront vendues à l'hôtel Drouot. Cette vente aux enchères d'arts dits primitifs sera l'une des plus importantes de l'entre-deux-guerres.
« Dès le début, il a été très difficile de séparer Breton, son œuvre théorique et poétique, de ce qu'autour de lui, dans toutes les branches de l'art civilisé ou sauvage, et même dans les laissés-pour-compte de l'industrie la plus prosaïque, il a aimé, choisi, soutenu, célébré - acquis aussi avec passion, chaque fois (c'était rarement) qu'il le pouvait). Défense et illustration du surréalisme, est la formule insécable à la fois de toute son oeuvre écrite, de sa manière de vivre, de se choisir des amis, de se meubler, de jouer, de voyager, de prendre même des vacances (à Sein, l'île de Velléda, à Paimpont-Brocéliande). Tout, chez lui, y compris ce qui l'entoure, y compris, au sens le plus large du mot, son environnement, doit signifier le surréalisme. Contrairement au romantisme, il existe une aimantation surréaliste vigoureuse, marquée par la constitution d'un groupe de forte cohésion, de contours nettement définis, et plus encore par le fait qu'elle rameute et recompose indéfiniment, autour de ce groupe, son propre milieu organique : réunions rituelles, rédaction d'adresses, de tracts, de manifestes, d'interdits, promenades, visites, jeux orientés, chasse aux objets étranges; »..
« un ensemble surréaliste idéal se compose, en dehors de sa masse centrale, d'astres parfois de grandes dimensions qu'il a fait dévier de leur orbite, et qui naviguent plus ou moins de conserve avec lui, et aussi de quelques-uns de ces singuliers déchets célestes, mal dégrossis par la gravitation, anguleux et plus rugueux que du mâchefer, que nous révèlent maintenant les sondes galactiques : sortes d'épaves d'une foire aux puces astrale, ce sont les «objets étranges», «objets magiques», «objets à fonctionnement symbolique», qui viennent souder sur sa frange, dans le surréalisme, le monde de l'art au fourré-tout parfois scintillant du monde comme il va. »
« II n'y a pas seulement, dans la prééminence de l'image et de l'objet parmi les choix surréalistes, le résultat d'une orientation personnelle du goût de Breton, il y a la marque d'une nécessité. «La beauté sera convulsive ou ne sera pas», est la formule finale de Nadja, formule hautaine et exclusive sur laquelle on peut faire des réserves, mais qui souligne bien le caractère instantané, fulgurant, dans presque tous les cas, de la révélation que le surréalisme attend de l'art, comme il l'attend du hasard objectif et des «pétrifiantes coïncidences» surgissant de la vie vécue au jour le jour. Une préférence aussi affichée privilégie aux dépens des arts de la durée que sont la littérature et la musique, les arts de l'image, qui peuvent, eux, libérer en quelques secondes la charge dont ils sont porteurs, (Breton a rapporté son éveil à la peinture, presque au sortir de l'enfance, au saisissement que lui causa, alors qu'il passait devant elle en autobus, une toile entr'aperçue à la vitrine d'une galerie de la rue La Boétie). Même en poésie, ce goût du choc révélateur, de l'éternel instant de « (L’explosante Fixe», se traduit par le choix de ce qui, dans la littérature, s'intègre le moins dans la durée : de l'image, et moins encore de la comparaison développée à la manière romantique que de l'image-collision, de la métaphore abrupte qui heurte l'esprit dans un jaillissement d'étincelle et qui fait que Breton exalte entre toutes, en matière d'images poétiques, une formule de Reverdy : « Plus les termes que l'image met en présence sont éloignés dans la réalité, plus l'image est belle».JULIEN GRACQ.Dans Andre Breton La Beauté Convulsive.
Breton a en effet attendu « l'éventuel » aux endroits où rien ne laissait prévoir son surgissement. La rencontre qui arrive ou qui semble arriver par hasard est un surgissement de l'imprévu au cœur du présent. Hors du prémédité, du prévisible, du rendez-vous, cette rencontre-là relève de l'inattendu. Elle se distingue donc du simple contact, de la mise en présence. Elle peut s'envisager aussi, parfois en termes de mystère, un mystère actif. La rencontre est un moment particulier, hors du commun. La véritable rencontre n'est pas sans lendemain et sans conséquences. Elle est rare. C'est un événement.
"Pour en revenir à L'Amour fou, l'épisode relaté a comme prologue les visites de Breton dans l'atelier de Giacometti. Le sculpteur travaillait à l'époque à la réalisation d'un personnage féminin en plâtre. Sculpture pour laquelle il rencontrait quelques difficultés dans la réalisation des bras et surtout du visage. Breton fut le témoin de l'élaboration de l'œuvre, des hésitations, des tentatives plus ou moins heureuses, des correctifs. Le visage avait du mal à trouver sa forme achevée et satisfaisante.
C'est au cours de cette période que les deux amis se rendent au « marché aux puces ». Dans leur flânerie, pas un objet ne retient leur attention, aucun ne parvenant à se différencier, jusqu'à ce que l'un d'entre eux les attire et exerce sur eux « l'attraction du jamais vu ». Leur attention est captée parl'étonnement que produit le jamais vu, l'insolite, l'étrange, l'indéterminé. Il s'agit d'un demi-masque en métal qui leur paraît étrange et dont la fonction reste inconnue7. Cet objet intrigue en particulier le sculpteur qui, à regret, le repose avant de se raviser et de revenir sur ses pas pour en faire l'acquisition.
À quelques instants d'intervalle, c'est au tour de Breton d'être attiré par un objet, d'être porté par « un choix presque aussi électif», dira-t-il. Il s'agit cette fois d'une cuillère en bois de facture paysanne, au long manche dont l'extrémité inférieure a la forme d'un petit soulier.
Quel sens convient-il de donner à de telles trouvailles ? La trouvaille selon Breton joue un rôle de catalyseur. La découverte d'un objet inattendu remplit la même fonction que le rêve : « Elle libère l'individu de certains scrupules affectifs paralysants, le réconforte et lui fait comprendre que l'obstacle qu'il pouvait croire insurmontable est franchi. » Le masque pour Giacometti et la cuillère pour Breton, au bout du compte, répondent à une nécessité semblable. Pour Giacometti, ce masque lui permit de dépasser un blocage et de résoudre un problème plastique. En ce qui concerne Breton, quelques mois auparavant, il avait demandé à Giacometti de modeler une petite pantoufle censée rappeler celle perdue par Cendrillon, qu'il avait pour projet ensuite de faire couler en verre gris et d'utiliser comme cendrier. Ce que Giacometti oublia de faire en dépit des rappels du poète. Breton éprouva un manque à son tour, avant d'oublier sa demande. C'est après avoir acquis la cuillère-soulier et l'avoir posée sur un meuble qu'il fit la relation. « De profil, à une certaine hauteur, le petit soulier de bois issu de son manche [...] prenait figure de talon et le tout présentait la silhouette d'une pantoufle à la pointe relevée comme celle des danseuses. Cendrillon revenait bien du bal ! » Le cendrier en forme de chausson qu'il avait désiré posséder et contempler par le passé avait pris un autre aspect mais était une réponse à son désir. Dominique Berthet. André Breton Eloge De La Rencontre
L’objet doit être une rencontre en ce sens ;il doit surprendre, s'inscrire d'emblée dans un statut de marginalité. La quête on vient de le voir fait place alors à la trouvaille: moment fulgurant où le Poète reconnaît, comme une évidence, la coïncidence Parfaite de l'objet et de ce qu'il portait en lui même sans le savoir encore. La trouvaille est bivalente : en découvrant une statuette, Breton découvre aussi ses rêves et son désir, loin des conventions des marchands et amateurs férus d’authenticité : «La patine ? une noblesse de peau plutôt que de sang… L'ancienneté ? Elle ne peut être que relative...
Tout est donc d’abord affaire de regard : «Que n'ai-je pu garder l'œil que j'eus à 17 ou 18 ans pour telles œuvres plastiques alors toutes neuves, en butte à un décri et à une intolérance presque unamimes (...) Je me dis souvent que cet œil ouvert de la jeunesse (ouvert sur ce qui n'est pas encore mais qui, on le sent obscurément, va être) reste le seul bon".»Cet œil, dont il définit en 1925", l'existence «à l'état sauvage», œil premier, libre de toute entrave, cet œil le porte d'emblée, «vers des œuvres qui sont sur l'heure pour lui l'objet «d'une interrogation palpitante», une interrogation devant un mystère soudain donné à voir: «J'avoue, écrira-t-il, sans la moindre confusion mon insensibilité profonde en présence des spectacles naturels et des œuvres d'art qui, d'emblée, ne me procurent pas un trouble physique caractérisé par la sensation d'une aigrette de vent aux tempes susceptible d'entraîner un véritable frisson".
« Je suis, à cet âge, l'objet d'un appel diffus, j'éprouve, entre ces murs, un appétit indistinct pour tout ce qui a lieu au dehors, là où je suis contraint de ne pas être, avec la grave arrière-pensée que c'est là, au hasard des rues, qu'est appelé à se jouer ce qui est vraiment relatif à moi, ce qui me concerne en propre, ce qui a profondément à faire avec mon destin. (Entretiens, 1952)
Cette sollicitation, des plus pressantes, allait jouer un rôle déterminant non seulement dans sa conception de la vie, mais dans sa conception de l'art et de la poésie. Elle est en effet à l'origine de cette «quête ininterrompue» dont témoigneront surtout Nadja (1928), Les Vases communicants (1932) et L'Amour fou (1937). Ce dernier ouvrage montre plus particulièrement quelle relation intime peut parfois s'établir, dans un sens ou dans l'autre, entre le poème ou l'œuvre d'art d'une part, la «rencontre» d'autre part. Ainsi une promenade nocturne à travers Paris en compagnie d'une jeune femme inconnue peut-elle se révéler exactement conforme à la lettre d'un poème écrit et publié onze ans auparavant («La Nuit du tournesol»). Ainsi la découverte par Giacometti, au Marché aux puces, d'une sorte de masque va-t-elle lui permettre enfin d'achever sa sublime sculpture, L'Objet invisible («Equation de l'objet trouvé»):
La trouvaille d'objet remplit ici rigoureusement le même office que le rêve, en ce sens qu'elle libère l'individu de scrupules affectifs paralysants, le réconforte et lui fait comprendre que l'obstacle qu'il pouvait croire insurmontable est franchi) ».JOSE PIERRE. Dans André Breton La Beauté Convulsive
Réfugié aux USA pendant la seconde guerre mondiale, Breton fréquente avec Lévi-Strauss et Max Ernst une boutique sur la Troisième avenue spécialisée dans les « objets primitifs », les poupées Kachina, les masques esquimaux et les sculptures de la côte nord du Pacifique. Breton se constituera là une partie de sa collection de poupées Kachina visible dans son studio new-yorkais et plus tard sur l'un des murs de l'atelier rue Selon Claude Lévi-Strauss, son regard était infaillible pour découvrir de belles pièces : «Breton avait de l'instinct pour les objets qu'il aimait, et il me fit parfois apprécier des choses que je n'aurais pas vues ou appréciées en d'autres circonstances. Un jour nous sommes tombés sur un objet qui avait manifestement été fabriqué pour être vendu aux Blancs ; à mes yeux il n'avait aucune fonction culturelle et donc sans intérêt. Mais Breton s'arrêta net, émerveillé, et au bout d'un moment, moi-même, je compris qu'il n'en était pas moins beau. Breton n'était ni un puriste ni un spécialiste ; mais, à cause de cela, il voyait des choses que je ne voyais pas. »
Les surréalistes vont ainsi réserver aux « objets primitifs » une place aussi centrale qu'inhabituelle, comme en témoignent plusieurs expositions. Ainsi l'inauguration de la galerie surréaliste en mars 1926, animée par Breton, avec l'exposition Tableaux de Man Ray et Objets des îles (Océanie), dont certains de ces objets, parmi la soixantaine exposés, appartenaient à André Breton. L'association pour la première fois dans un même lieu de peintures d'esprit dadaïste et d'objets océaniens fera sensation. Il y eut aussi en mai 1927, toujours à la galerie surréaliste, la première exposition personnelle d'Yves Tanguy, organisée par Breton, qui présentait aussi des objets venant d'Amérique : poupées d'Indiens Pueblo et du Nouveau-Mexique. Sans doute l’évènement le plus important, en mai 1936fut l’exposition surréaliste d'objets, à la galerie Ratton, où sont réunis pour la première fois des objets appartenant aux catégories les plus diverses : objets scientifiques et naturels, objets incorporés, ready-made , objets « primitifs » et objets surréalistes dont André Breton avait suscité la création. Mais dans les ateliers (Apollinaire, Breton),comme dans ces expositions, l’objet « primitif va acquérir une toute autre signification.
Le voisinage et la mise en relation de ces œuvres et de ces objets - qui constitue l'une des caractéristiques des expositions surréalistes renvoie en effet à une conception particulière de l'objet. Quelque chose de spécifique est à l'œuvre. Que ce soit les lieux d’expositions ou les « ateliers », ces espaces sont eux-mêmes des mondes, des lieux poétiques, des lieux sans âge, créateurs d’un « topos » particulier où les écarts de temps et d'espace sont délibérément abolis. Breton a entretenu des rapports passionnels, »un amour fou » avec ses objets. Pendant un grand demi-siècle, il a acheté par coup de foudre, traquant la beauté « insolite et convulsive » à travers l'Europe et le Nouveau Monde. Déchiré et impécunieux, il revendait parfois vivant chaque séparation comme une rupture, et non pas comme une « affaire ». Il a peuplé ses maisons (Rue Fontaine, Saint-Cirq LaPopie) au gré de ses passions.
Ayant beaucoup moins perdu que les précédentes de la charge magique qui justifie leur existence sont à nos yeux les produits de l'activité de groupes ethniques subsistant disséminés, qu'on désigne, dans leur ensemble, du nom asssez impropre de « peuples primitifs » et auxquels continuerait à mieux s'appliquer le terme de « sauvages », s'il n'avait pris un sens péjoratif. Il s'agit, en effet, de vieux peuples qui, sous la pression de races jeunes en puissance d'instaurer un nouveau mode de vie qui implique une évolution continue, ont été, soit acculés aux extrémités des continents, soit confinés dans les régions les plus ingrates de la terre. La précarité de leurs ressources, qu'ils ne peuvent demander qu'à la chasse, à la pêche, à un maigre élevage et à des moyens de culture demeurés rudimentaires, offre un saisissant contraste avec la luxuriance de leur art, élaborant pour chacun des groupes considérés son style propre. Les ethnologues s'accordant à voir dans le totémisme la base de leur organisation sociale, cet art, qui a bénéficié d'un intérêt croissant au cours de ces dernières décades, peut être tenu pour magique au premier chef. Au terme des trois beaux ouvrages qu'elle a consacrés au totémisme magique, Lotus de Païni, dont la documentation ne le cède en rien à celle des ethnologues professionnels mais qui, par bonheur, est préservée de leur myopie, rend grâce à la seule magie d'avoir successivement doté la créature humaine du Sentir, du Penser et du Vouloir. « Aujourd'hui, dit-elle, chaque grande race d'homme s'enlace dans une trame spirituelle en profondeur, trame de conte de fées, faite de sentir animal, de mystérieuses plantes et de pierres dures... Il est temps de remettre dans son cadre historique la vieille conception tant décriée... Le grand Totem domine toute la vieille histoire, il faut le savoir. » L'art qui en maintient l'esprit vivace jusqu'à nous (en particulier celui de l'aborigène australien, du Néo-Guinéen, de l'Indien de la côte Nord-Ouest) teclame une place de choix dans un ouvrage comme celui-ci. ANDRE BRETON L’ART MAGIQUE
L’artiste primitif pratiquerait naturellement une synthèse entre ce que perçoit l'œil - le monde extérieur : la forêt, les animaux, la mer - et ce que lui dicte son inconscient. L'infaillibilité de l'artiste sauvage tiendrait, ici, à cette intuition fondamentale : l'œuvre d'art, poussée par la nécessité « intérieure » ne peut être élaborée sans le concours de la nécessité extérieure, c'est-à-dire la Nature. L'Occident aurait choisi la mauvaise solution, en constituant l'art comme un comportement en marge ; en laissant croire que l'œuvre était d'une autre essence que les productions spontanées de ta nature : la feuille, le plumage, le cristal. Le sculpteur Primitif, lui, possèderait le secret de « l'unité rythmique », notion-clé de l'esthétique de breton, de sa conception d’une « Beauté Convulsive » parce qu’ « Explosive Fixe ». Ce qu’il définit ici comme unité rythmique exprime justement l'union, l'accord du monde extérieur et de la pulsion, l’harmonie qui doit exister entre le produit de l'activité humaine et le milieu où ce produit a été élaboré.
Breton prisait justement l'art océanien et l'art indien d'Amérique pour les juxtapositions provocantes de plasticité sculpturale et de bidimensionnalité décorative par lesquelles s'exprimaient des métaphores du monde de la nature et de celui de l'esprit, il estimait qu'ils lui fournissaient un modèle pour les images évocatrices qu'il recherchait dans ses poèmes. «Voyez quelle justification ces objets apportent à la vision surréaliste, quel nouvel essor même ils peuvent lui prêter.Ce masque eskimo figure le cygne qui conduit vers le chasseur à baleine blanche, au printemps, [...], dans l'encadrement crénelé de la tête [d'une poupée Hopi] vous découvrez les nuages sur la montagne ; dans ce petit damier, au centredu front, l'épi ; autour de la bouche, l'arc-en-ciel ; dans les stries verticales de la robe, la pluie descendant dans la vallée [...].
Pour Breton , les artistes surréalistes(Ernst, Masson,) retrouvent cette primitivité à travers l’automatisme :l’artiste redevient comme l’oiseau dans son processus de nidification que décrit le SURREALISME ET LA PEINTURE /
« Dès l'origine du mouvement surréaliste engagé à fond dans la même lutte que Max Ernst mais en quête beacoup plus tôt de principes autorisant à se fonder sur de manière stable, André Masson rencontre l’Automatisme. La main du peintre n'est plus celle qui calque les formes des objets mais bien celle qui, éprise de son mouvement propre et de lui seul, décrit les figures involontaires dans lesquelles l'expérience montre que ces formes sont appelées à se réincorporer. La découverte essentielle du surréalisme est, en effet, que, sans intention préconçue, la plume qui court pour écrire, ou le crayon qui court pour dessiner, file une substance infiniment précieuse dont tout n'est peut-être pas matière d'échange mais qui, du moins, apparaît chargée de tout ce que le poète ou le peintre recèle alors d'émotionnel. C'est là le secret de la magnifique courbe qui, dans l'œuvre de Masson, s'est poursuivie comme d'un seul trait, quoique toujours plus sensible et plus savante, jusqu'à ce jour, prenant en écharpe les plus belles couleurs, les plus belles lumières de ce que nous avons vécu. Y préside, je le sais, dans l'esprit de Masson, la conception dialectique par excellence, à savoir, selon Hermès, que «tout est en bas comme ce qui est : en haut pour faire le miracle d'une seule chose » et, selon Goethe, que « ce qui est au-dedans est. aussi au-dehors ».
« L'automatisme, hérité des médiums, sera demeuré dans le surréalisme une des deux grandes directions. Comme c'est lui qui a soulevé et soulève encore les plus vives polémiques, il ne saurait être trop tard pour chercher à le pénétrer un peu plus dans sa fonction, pour tenter de verser au débat un argument décisif en sa faveur. Au terme des recherches psychologiques modernes, on sait qu'on a été amené à comparer la construction du nid chez l'oiseau à une mélodie commencée qui tend vers un certain achèvement .. Je soutiens que l'automatisme graphique, aussi bien que verbal, sans préjudice des tensions individuelles profondes qu'il a le mérite de manifester et dans une certaine mesure de résoudre, est le seul mode d'expression qui satisfasse pleinement l'oeil ou l'oreille en réalisant l’unité rythmique (aussi appréciable dans le dessin, le texte automatique que dans la mélodie ou dans le nid), la seule Structure qui réponde à la non-distinction, de mieux en mieux établie, des qualités sensibles et des qualités formelles, à la non-distinction, de mieux en mieux établie, des fonctions sensitives et des fonctions intellectuelles (et c'est par là qu'il est seul à satisfaire également l'esprit). »
L'évocation de l'environnement physique des cultures primitives était un thème fréquemment utilisé par Breton dans ses œuvres. Les scènes étranges et attirantes de nature sauvage et sans entraves jouent un rôle majeur dans Martinique Charmeuse De Serpents, écrit avec Masson en 1948. En 1937, Breton avait publié L'Amour Fou où il décrit des plantes et des décors exotiques qui incarnaient pour lui les merveilleuses incongruités et les prodiges mystérieux que seule la nature préservée des artifices modernes peut produire. La nature qu'il exalte est en dehors du temps, située en Océanie et profondément enracinée dans un passé primordial .C’est une nature qui transcende l'homme et qui pourtant peut le conduire au-delà des barrières et des limitations des réalités manifestes, quotidiennes. Breton voyait dans ce cadre naturel primordial et évocateur « un pays de rêve », où les restrictions de la société étaient abolies et où un état d'harmonie naturelle permettait à l'homme d'exercer les désirs profonds et innés de l'inconscient.
L'œuvre va donc émouvoir(la beauté sera convulsive !) quand elle exprime ce moment ténu et fragile où la vibration commençante de la vie (lever du soleil, bourgeonnement de la flore, multiple grouillement des organismes marins) habite une peinture, communique son frémissement au bronze. L’œuvre humaine comme ce manteau des chefs hawaïens rejoint le règne minéral surtout quand il est mis en scène par l’homme(La Grottes Aux Fées de Montpellier). L'exemple du « splendide et convulsif manteau (...) des anciens chefs hawaïens» que Breton développe dans L'Amour Fou illustre ce dynamisme de la nature. Le frémissement du manteau « fait de la répétition à l'infini de l'unique petite plume d'un oiseau rare », appartient au règne animal ; mais le poète voit un analogue dans le règne minéral : le vêtement de plumes évoque le « manteau minéral gigantesque » de la grotte des Fées, près de Montpellier, lorsqu'il s'anime « sous la lumière d'un projecteur », qui en révèle un à un les plis-Ce manteau de plume ou de pierre dit le vol de l'oiseau, suggère la tectonique, la concrétion obstinée. Il est rythme naturel fabriqué par l'homme (ou, dans le cas de la stalactite, mis en scène par lui).
« je me revois maintenant dans une grotte du Vaucluse en contemplation devant une petite construction calcaire reposant sur le sol très sombre et imitant à s'y méprendre la forme d'un œuf dans un coquetier. Des gouttes tombant du plafond de la grotte venaient régulièrement heurter sa partie supérieure très fine et d'une blancheur aveuglante. En cette lueur me parut résider l'apothéose des adorables larmes bataviques. Il était presque inquiétant d'assister à la formation continue d'une telle merveille. Toujours dans une grotte, la Grotte des Fées près de Montpellier où l'on circule entre des murs de quartz, le cœur retarde quelques secondes de battre au spectacle de ce manteau minéral gigantesque, dit « manteau impérial », dont le drapé défie à jamais la statuaire et que la lumière d'un projecteur couvre de rosés, comme pour qu'il n'ait rien à envier, même sous ce rapport, au pourtant splendide et convulsif manteau fait de la répétition à l'infini de l'unique petite plume rouge d'un oiseau rare que portaient les anciens chefs hawaïens.
Cette royauté sensible qui s'étend sur tous les domaines de mon esprit et qui tient ainsi dans une gerbe de rayons à portée de la main n'est, je crois, partagée pleinement de temps à autre que par les bouquets absolus offerts du fond des mers par les alcyonaires, les madrépores. L'inanimé touche ici de si près l'animé que l'imagination est libre de se jouer à l'infini sur ces formes d'apparence toute minérale, de reproduire à leur sujet la émarche qui consiste à reconnaître un nid, une grappe retirés d'une fontaine pétrifiante. Après les tours de châteaux aux trois quarts effondrés, les tours de cristal de roche à la cime céleste et aux pieds de brouillard, d'une fenêtre desquelles, bleus et dorés, tombent les cheveux de Vénus, après ces tours, dis-je, tout le jardin : les résédas géants, les aubépines dont la tige, les feuilles, les épines sont de la substance même des fleurs, les éventails de givre. »
ANDRE BRETON.L’AMOUR FOU
De ce point de vue, le surréalisme propose clairement une réinterprétation du concept de « primitif » : celui-ci n’est pas « premier » au sens où il serait au point de départ d’une évolution valant comme une complexification croissante de l’humain (la primitivité renvoyant alors à l’enfance de l’humanité) ; il est « premier » au sens où il porte en lui, à l’état sauvage, naissant, le principe de l’humanité, tel qu’il a pu être occulté par des siècles de civilisation et dont la scission actuelle de l’intellect et de la sensibilité est le symptôme le plus criant.
Les peuples de couleur - tout particulièrement noir et rouge -[...] sont restés les plus près des sources », déclare- BRETON en 1945. Il précise, pour le même public haïtien, quelques semaines plus tard : « La pensée dite "primitive" [...] vous reste moins étrangère qu'à nous autres et [...] d'ailleurs se montre étrangement vaillante dans le vaudou haïtien ».
Loin d'etre le témoignage arriéré d'ages historiques révolus, le primitif reste un être toujours vivant, qui témoigne, face à la suffisance occidentale, de la possibilité d'une autre vie. Autant que la nature du message compte son actualité. Que le primitif soit notre contemporain, que sa pensée soit conservée par des collectivités humaines entières, procurerait l'assurance que le chemin d'une révolution mentale reste tracé, et viable, pour l'homme d'Occident.
l'artiste, papou ou maori, est capable du « plus grand effort immémorial [...] pour ne pas s'en tenir à l'écorce et remonter à la sève [...] ) » Il assure, infailliblement, le triomphe du subtil sur l'épais, seul alchimiste à accomplir, dans une société qui l'honore, le grand œuvre.
Ainsi conçue, la primitivité se situe aux antipodes de l’homme civilisé, aliéné par le rationalisme étroit et la morale contraignante qu’impose la civilisation. elle correspond à l’image d’une humanité réconciliée avec elle-même, restaurée dans ses pouvoirs psychiques originaires. En revenir aux primitifs, c’est donc en revenir à cette affectivité première qui exprime de manière immédiate les rapports de l’homme et de la nature. Ainsi, l’intérêt des surréalistes pour les primitifs et leurs œuvres tient à ce qu’ils donneraient t à l’homme d’aujourd’hui la mesure de « ses pouvoirs perdus », et de son « aliénation ». Le primitif est bien la figure inversée de l’ homme civilisé(tout en lui étant contemporain) à la spontanéité aliénée, aux pulsions refoulées qui ne communique plus avec la nature, mais porte sur elle –comme sur lui-même, d’ailleurs– un regard distant, rationnel et moralisateur.
Il convient d’en donner ici quelques illustrations à travers la démarche de deux artistes surrealistes:
De même que Breton, André Masson était engagé dans le primitivisme sur le plan intellectuel comme sur le plan artistique. En 1943, il réalisa une peinture reflétant les liens interculturels entre les mythes classiques et tribaux qui, à partir des années vingt, exercèrent une grande influence sur son évolution. Intitulée LA LEGENDE DU MAIS, ce tableau illustre une légende iroquoise sur la relation mythique entre la déesse du maïs et le soleil. . Masson avait utilisé Le Rameau d'or de Frazer comme source du mythe, mais son attirance pour celui-ci résidait en partie dans sa duplication presque exacte de la légende d'Apollon et Daphné, thème qu'il avait traité en 1933.(signe manifeste, pensait il de l’existence de l’ inconscient collectif) Il est significatif ,à la lumière des propos pécédent de Breton sur l’unité rythmique, que Masson ait peint La Légende du maïs alors qu'il vivait aux Etats-Unis, comme si la proximité du pays et de la nature où était née la légende indienne lui avait donné l'inspiration nécessaire pour produire cette œuvre.
Le Rameau D’or et son recueil inépuisable de contes furent la source d’inspiration constante de Masson et contribuèrent à lui donner une impulsion pour ses nombreuses images de métamorphoses et de transformation symbolique de l'humain en végétal. Il s’inspira aussi des mascarades « primitives » tels les rituel Asmat dont les costumes de fibres tout à la fois cachent le corps de ceux qui les portent, mais conservent suffisamment les formes de la tête, du visage et des bras pour que ces objets de rotin, de chanvre tressé et autres matériaux naturels, constituent une image obsédante de la correspondance de l'arbre mythique avec une personne vivante. Masson a utilisé de façon très fréquente l'image de l'arbre anthropomorphe dans ses dessins de la fin des années trente et du début des années quarante, tout particulièrement dans Mythologies de 1938, série consacrée à son exploration du mythe. Dans le chapitre intitulé « Mythologie de la nature », sept des quinze dessins sont des images de femmes-arbres. Masson recherche une véritable synthèse des formes végétales et humaines,de façon que l'image produite ne soit en définitive, identifiable ni à l'une, ni à l'autre source.
Max Ernst l’un des fondateurs du surréalisme, eut une longue carrière qui débuta avant la Première Guerre mondiale et se poursuivit jusqu'à sa mort en 1976 ; elle fut marquée par un intérêt artistique et intellectuel profond pour les cultures primitives. Etudiant en psychologie et en philosophie à l'Université de Bonn de 1909 à 1914, il combina ses lectures d'auteurs tels que Hegel, Nietzsche et Freud, avec celles de Frazer. Il resta fidèle à son intérêt pour l'ethnologie tout au long de sa vie universitaire et bien au-delà, enrichissant sa connaissance du sujet par la lecture des études, de Lévy-Bruhl à Claude Lévi-Strauss, avec qui il se lia plus tard d’amitié
« Comme Breton et Masson, et comme leurs prédécesseurs jusqu'à Gauguin, Ernst estimait que l'artiste surréaliste devait regagner l'harmonie spirituelle mythique avec la nature qui avait disparue avec l'essor du christianisme, du rationalisme occidental et de la technologie. La nature sous toutes ses formes devint le motif central de toute son œuvre, et c'est en relation avec ses sentiments pour la nature qu'il définit ses liens avec le primitif. Dans « Identité instantanée », il écrit de lui-même à la troisième personne :
Envers la « nature » par exemple, on peut observer chez lui deux attitudes en apparence inconciliables : celle du dieu Pan et de l'homme Papou qui en possèdent tous les mystères et réalisent en se jouant l'union avec elle (« il épouse la nature », « il court après la nymphe Echo », disent-elles) et celle d'un Prométhée conscient et organisé, voleur de feu, qui, guidé par la pensée, la poursuit d'unehaine implacable et lui adresse des injures grossières. « Ce monstre ne se plaît qu'aux antipodes du paysage », disent-elles encore. Et une petite plaisanterie d'ajouter : « II est à la fois un cérébral et un végétal. »
Ernst définissait ainsi la première moitié de sa relation double avec la « nature » par deux figures qui représentaient la tradition de la mythologie classique et celle de l'homme primitif ; car de même que Masson, Ernst les percevait toutes deux comme des sources d'inspiration et d'identification. Sa fascination pour la mythologie dérivait de sa prise de conscience du besoin urgent de l'Occident d'un système nouveau et plus approprié de croyances ; il mettait l'accent sur ce problème lorsque, après avoir décrit les influences culturelles de son enfance, il exprima l'espoir qu'« un jour, quelques éléments d'une nouvelle mythologie jailliront de ce drame ».EVAN MAURER . DADA ET LE SURREALISME.DANS WILLIAM RUBIN
Dans la mythologie classique comme dans la mythologie tribale, les animaux et leurs variantes anthropomorphes apparaissent comme les symboles des forces spirituelles de la nature et de la relation mystique de l'homme avec ces forces. Des images de ce type se rencontrent tout au long de l'œuvre de Max Ernst — ménagerie bizarre d'insectes, de poissons, d'animaux et d'hybrides fantastiques qui constituent son bestiaire personnel. Cependant, l'oiseau est de loin sa créature favorite, celle qu'il représente le plus souvent ; et c'est dans cette association intime avec les oiseaux l’on peut trouver la relation la plus étroite d'Ernst avec le primitif.
"En 1948, Ernst écrivait une fantaisie autobiographique qui s'ouvre sur une description de sa naissance en termes ornithologiques : « Le 2 avril (1891) à 9 h 45 du matin, Max Ernst eut son premier contact avec le monde sensible lorsqu'il sortit de l'œuf que sa mère avait pondu dans un nid d'aigle et que l'oiseau avait couvé pendant sept ans » Les oiseaux continuèrent à être des symboles vitaux au cours de son enfance. Il décrit dans le même document la mort de son oiseau apprivoisé, dont il trouva le cadavre le matin suivant, au moment même où son père lui annonçait la naissance de sa sœur. La perturbation était si grande, se rappelait Ernst, qu'il s'évanouit. Comme l'a compris Patrick Waldberg, ami et biographe d'Ernst, l'oiseau était devenu son « totem ».EVAN MAURER OP.CITE
La culture de l’ile de Pâques fut également une des sources principales de l’artiste selon des techniques diverses. Il trouva son inspiration particulière dans la représentation du dieu Maké Maké, dont les figures possédaient à la fois des caractéristiques d'homme et d'oiseau .Maké Maké était associé à la sterne fuligineuse, oiseau marin qui constituait avec ses œufs une des principales nourritures des insulaires . Des images du dieu étaient taillées dans la pierre ou le bois, ou encore peintes sur pierre. Avec les célèbres têtes et figures de pierre géantes, elles ont constitué les objets d'art les plus largement divulgués de cette culture. C'est parmi elles qu'on trouve a principale source visuelle des oiseaux anthropomorphes de l’artiste.
Semblable en cela à tant d'Européens, Ernst était surtout fasciné par les Indiens d'Amérique du Nord qu'il avait d'abord rencontrés, étant enfant, dans les romans extrêmement populaires de Karl May. Bien qu'il utilisât par la suite l'imagerie indigène de la Grande Prairie et de la côte nord-ouest, c'est celle des Hopi et des Zuni du sud-ouest qui suscita le plus d'intérêt chez lui. Après son mariage avec le peintre Dorothea Tann 1946, Ernst acheta une propriété dans la ville de Sedova, en Arizona, où ils vécurent jusqu'en 1953 dans une maison qu’ils avaient eux-mêmes construite. Breton fut le premier à rapprocher l'œuvre d'Ernst des divinités pueblo, se référant dans l'étude qu'il consacra au peintre en 1927 aux « poupées kachina du Nouveau-Mexique », Après avoir émigré en Amérique en 1941, Ernst se constitua une vaste collection de figures kachina, comme on peut le voir sur de nombreuse photographies.
Ernst créa nombre de personnages cornus dans les années 1940 et qui révèlent l'influence des kachina ; c’est surtout c'est dans Capricorne, de 1948, la plus imposante de ses sculptures qu'on mesure le mieux leur plein effet sur ses créations. Capricorne consiste en une figure à cornes assise tenant un bâton dans sa main droite, une créature à queue de poisson dans sa main gauche, et un animal sur ses genoux. Le symbole ancien du capricorne était associé à la métamorphose et à la renaissance, croyances primitives qui reflètent les sentiments d'Ernst quant à sa nouvelle vie en Arizona. Le masque cornu de la figure assise se rattache clairement à des kachina comme le grand spécimen qu'on peut voir au premier plan à gauche tel le Prêtre de la Pluie zuni du Nord .
On peut aller plus loin dans l’influence de la culture indienne. Dans sa biographie de l’artiste Valberg n’hésita pas à le décrire comme un chaman, « invocateur d'esprits cachés, dépositaire des lourds secrets »
Le chamanisme avait suscité un grand intérêt chez les chercheurs depuis les années 1880. Lévy-Bruhl par exemple associait les chamans aux cas de voyance primitive. Il en faisait les interprètes des rêves et l'incarnation de pouvoirs surnaturels, tandis que Frazer rapportait des anecdotes montrant également le chaman comme un faiseur d'images magiques qui taille des figurines humaines.
En ce sens, les signes de l’assimilation au chamanisme sont nombreuses et importantes dans la vie et l’œuvre de max Ernst .Parle t’il ainsi de lui par exemple dans son insolite biographie, qu’il écrit :
« Le 2 avril (1891) à 9 h 45 du matin, Max Ernst eut son premier contact avec le monde sensible lorsqu'il sortit de l'œuf que sa mère avait pondu dans un nid d'aigle et que l'oiseau avait couvé pendant sept ans. » Ce concept d'un être humain né d'un œuf couvé par un oiseau est constant dans la littérature chamanique. Ernst mentionnant un aigle comme l'oiseau ayant couvé son œuf fournit une autre indication importante de son identification puisque dans la mythologie rapportée par Frazer, l'aigle est justement censé être le père du premier chaman. Le rapace joue un rôle considérable dans l'initiation même du chaman, et se trouve enfin au centre d'un complexe mythique qui englobe l'Arbre du Monde et le voyage extatique du chaman. L'importance de l'oiseau comme emblème totémique d'Ernst(qui n’hésitait pas à se déguiser en oiseau comme dans une transformation chamanique et se fit peindre ainsi par Leonora Carrington.) a déjà été rapportée mais ce choix revêt une signification supplémentaire lorsqu'on sait que l'oiseau jouait aussi un rôle majeur dans la vie du chaman.
Ernst écrivit que cette nuit de 1906 où mourut son oiseau et naquit sa sœur constituait « son premier contact avec les pouvoirs de la sorcellerie, l'occulte et la magie ». Cet épisode le conduisit à une série de crises mystiques et à la confusion entre les oiseaux et les hommes, qui devinrent manifeste dans ses dessins et peintures ultérieurs, ainsi qu'il le dit lui-même. Ernst décrivit ses années qui suivirent en analogie avec les voyages initiatiques des chamans et leur rencontre avec le monde spirituel des esprits animaux. Il écrit : Excursions dans le monde des merveilles, des chimères, des fantômes, des monstres, des philosophes, des oiseaux, des femmes, des fous, de la magie, des arbres, de l'érotisme, des insectes, des montagnes, des poisons, des mathématiques et ainsi de suite. »
Pour les surréalistes, l’homme primitif à travers ses mythes, ses rituels et ces œuvres reste ainsi le dépositaire d’un savoir secret, qui le maintient en phase avec le monde naturel et qu’il faut tenter d’approcher non pas d’abord par des discours savants, mais par une empathie à l’égard de l’art et de la vie primitives qui laisse libre cours à leur « résonance intime ». De ce point de vue, le primitif met au jour sans le savoir une sorte d’inconscient collectif, impersonnel, où l’humanité puise la vérité de son propre développement. Or, ce que le poète surréaliste recherche et ce à quoi le primitif lui donne accès, c’est justement à un tel « fonds commun à tous les hommes, singulier marécage plein de vie où fermentent et se recomposent sans cesse les débris et les produits des cosmogonies anciennes, sans que les progrès de la science y apportent de changement appréciable». Ce « fonds commun », antérieur et irréductible aux valeurs de la civilisation, Breton l’appelle encore, dans l’Anthologie de l’Humour Noir, le « soi »
« Le soi est à l’esprit humain ce que l’assise géologique est à la plante. C’est dans le soi que sont déposées les traces mnémoniques, résidus d’innombrables existences individuelles antérieures. L’automatisme n’est autre chose que le moyen de pénétration et de dissolution dont use l’esprit pour puiser dans ce sol..."
Présentant l’ethnologue KAREL KUPKA (UN ART A L'ETATBRUT)qui collecta les écorces peintes des aborigène de la terre d’Arnhem (chambre des écorces du Quai Branly ) André Breton redéfinit le savoir secret et la leçon que nous donnerait l’artiste primitif :
Et, tout d'abord, quelle leçon ! La fin que poursuit l'artiste australien n'est en rien l'œuvre achevée telle que nous pouvons la cerner dans ses limites spatiales (il l'abandonne sans se soucier aucunement de sa préservation) mais bien, en tout et pour tout, la démarche qui y aboutit. « Ce n'est que le fait de peindre, nous dit Kupka, l'ACTE même de la création qui compte pour eux. » Que certaines de ces peintures soient « uniquement produites pour le plaisir de l'art créateur » ne saurait faire oublier qu'elles témoignent du même principe générateur que les autres, initiatiques, qui, sous le sceau du secret, propagent les mythes propres à la tribu. Il est flagrant que celles-ci et celles-là procèdent du même esprit, comme elles sortent des mêmes mains. Claude Lévi-Strauss, se référant à LJoyd Warner, qui a étudié les Australiens septentrionaux, considère que chez eux, «le système mythique et les représentations qu'il met en cause servent à établir des rapports d'homologie entre les conditions naturelles et les conditions sociales, ou, plus exadement, à définir une loi d'équivalence entre des contrastes significatifs qui se situent sur plusieurs plans : géographique, météorologique, zoologique, botanique, technique, économique, social, rituel, religieux et philosophique
C'est à quoi nous convie Karel Kupka, nous faisant assister à l'essor de ces œuvres qu'il suit des «yeux pour nous, à partir de l'instant nodal où elles prennent naissance .Un intense projecteur demandait à être braqué sur la trame initiale presque indifférenciée dont l'artiste seul décidera qu'elle va servir à exprimer, par exemple, le miel sauvage, la masse des algues ou le feu Nous sommes là aux sources de la représentation conceptuelle dont notre époque commence à voir qu'elle frappe de dérision la représentation perceptive. L'aborigène, qui s'y tient, fait montre sur le plan plastique d'une quasi-infaillibilité.
L'« Alcheringa », le temps des rêves, qui est aussi celui de toutes les métamorphoses... ces lames d'eucalyptus saupoudrées de pollen qui en proviennent sont celles qui nous y ramènent le mieux. Aussi discrètes que les esprits «Mimi» de la mythologie australienne qui, à la moindre alerte, soufflent sur une fente de rocher pour l'agrandir jusqu'à ce qu'elle leur livre passage, elles tablent sur l'éphémère et opèrent par enchantement.
Que l'homme, aujourd'hui en peine de se survivre, mesure là ses pouvoirs perdus ; que celui qui, dans l'aliénation générale, résiste à sa propre aliénation, « recule sur lui-même comme le boomerang d'Australie, dans la deuxième période de son trajet ».
« L’artiste européen, au XXe siècle, n’a de chance de parer au dessèchement des sources d’inspiration entraîné par le rationalisme et l’utilitarisme qu’en renouant avec la vision dite primitive, synthèse de perception sensorielle et de représentation mentale. »
ANDRE BRETON, ENTRETIENS (1913-1952), PARIS, GALLIMARD, 1969, P. 248.
Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d'Océanie et de Guinée Ils sont des Christ d'une autre forme et d'une autre croyance.
Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances. »
GUILLAUME APPOLINAIRE.ZONE.
« Ouvrir les feuillets des livres de Breton ou pousser la porte de l'atelier du 42, rue Fontaine, c'est rencontrer la même présence troublante de l'« âme primitive ». En majesté aux murs du petit appartement, invoqués avec insistance dans les textes théoriques, les récits et les poèmes, les objets sauvages constituent l'univers familier d'un écrivain qui n'a cessé de marquer ces signes comme les clés d'accès à l'univers surréaliste : « les plus profondes affinités existent entre la pensée dite "primitive" et la pensée surréaliste », déclarait-il en 1945.
La connivence s'était avouée depuis longtemps, et de multiples façons : en fait, elle remonte aux enfances de l'homme (on connaît l'anecdote, très symbolique, du premier fétiche acheté avec l'argent d'un succès scolaire, où Breton se choisit faux-monnayeur de la culture) et aux débuts de l'œuvre. Les poupées hopi apparaissent tôt dans La Révolution surréaliste ; la réflexion esthétique du Surréalisme et la peinture s'appuie, dès 1928, sur les exemples amérindien et océanien.
La complicité illumine les derniers moments l'activité poétique. Le recueil de phrases automatiques qi donnent le « La » à l'expression lyrique fait place à cette étrange formule, qu'on dirait née du rêve prophétique d'un Indien des grandes plaines, mais qui résonne comme l'invitation à rester à l'écoute : « si vous vivez bison blanc d'or, ne faites pas la coupe de bison blanc d'or ». D'un pôle à l'autre de ce demi-siècle de pensée surréaliste, enseveli ou non, le talisman demeure. Impossible qu'on ne le retrouve pas tôt ou tard entre les feuillets du cœur, en s'applquant à rendre l'homme au sentiment primordial qu'il eut de lui-même et que le rationalisme positiviste a corrompu. »JEAN CLAUDE BLACHERE. LES TOTEMS D’ANDRE BRETON .L’HARMATTAN
Il est sans doute impossible de dessiner les contours d’un « primitivisme surréaliste » sans commencer par souligner que la figure du « primitif » n’appartient pas de manière exclusive et inédite au mouvement surréaliste, même si elle en accompagne rigoureusement le développement historique et permet de ce fait d’en identifier certaines caractéristiques. Dans quel contexte les surréalistes ont-ils alors rencontré cette figure et comment se sont-ils constitués leur « primitif » – un primitif à valeur de modèle (ou de référence imaginaire) pour leur propre pratique esthétique ?
Le primitivisme, c'est-à-dire l'intérêt marqué par les artistes modernes pour l'art et la culture des sociétés tribales \ tel qu'il se révèle dans leurs œuvres et dans leurs propos, constitue la seule thématique fondamentale de l'art du XXe siècle à avoir été aussi peu approfondie. A la réflexion, il n'est peut-être pas surprenant que le primitivisme n'ait suscité que si peu de recherches, car pour tenir un discours pertinent sur ce sujet il est nécessaire de connaître assez bien l'un et l'autre de ces univers artistiques, afin de saisir l'enjeu de leur rencontre au sein de la culture occidentale. Par tradition, ils constituaient deux domaines d'étude distincts. Jusqu'à une époque récente, les objets tribaux relevaient exclusivement de l'ethnologie, du moins pour ce qui concernait la recherche et la muséologie. C'est seulement depuis la Deuxième Guerre mondiale que l'histoire de l'art a pris en compte ce matériel. Dans l'enseignement supérieur, les cours sur l'art primitif restent malgré tout relativement rares, et bien peu parmi les étudiants qui les suivent s'intéressent d'aussi près à l'art moderne. On ne doit donc pas s'étonner de trouver une grande proportion d'erreurs dans tout ce que les historiens de l'art du xxe siècle ont pu dire sur l'intervention de l'art tribal dans l'éclosion de la modernité. Faute de bien dominer la chronologie de l'arrivée et de la diffusion des objets primitifs en Occident,
ils ont fait immanquablement des suppositions gratuites quant aux influences. A titre d'exemple, je citerai le fait qu'aucun des quatre types de masques présentés par des auteurs éminents comme sources d'inspiration possibles pour Les Demoiselles d'Avignon ne pouvait être connu de Picasso en 1907, année où il a peint ce tableau. Réciproquement, la plupart des spécialistes de l'art des peuples « primitifs » n'ont qu'une connaissance très superficielle de l'art moderne, et quand, d'aventure, ils y font une allusion, celle-ci trahit parfois une naïveté confondante.
Les éclairages de nature fort différente que les anthropologues et les historiens d'art spécialisés dans les cultures africaines et océaniennes ont jetés sur les objets tribaux sont en fin de compte beaucoup plus complémentaires que contradictoires. Les uns et les autres visent naturellement à la compréhension des sculptures tribales dans le contexte où s'est inscrite leur création. Comme je m'occupe de l'histoire du primitivisme, mon objectif est tout différent : je veux comprendre les sculptures « primitives » par rapport au contexte occidental dans lequel des artistes modernes les ont « découvertes ». Les fonction et signification précises de chaque objet, dont les ethnologues se préoccupent au premier chef, n'entrent pas dans mon propos, sauf dans la mesure où elles étaient connues des artistes modernes en question. Toutefois, avant les années vingt où certains surréalistes sont devenus amateurs d'ethnologie, les artistes n'étaient généralement pas informés, et de toute évidence ne se souciaient guère, de ce genre de chose. Cela ne veut pas dire qu'ils étaient indifférents aux « significations », mais plutôt qu'ils s'intéressaient uniquement aux significations qu'ils pouvaient percevoir grâce aux objets eux-mêmes. . WILLIAM RUBIN.LE PRIMITIVISME DANS L’ART DU XXEME SIECLE.FLAMMARION
le primitivisme moderne repose avant tout sur la revendication critique d’une libération par rapport à certaines normes contraignantes, d’ordre stylistique, mental ou moral, caractéristiques de l’Occident – libération dont les artistes ont cru trouver le modèle dans d’autres cultures, radicalement étrangères à la culture occidentale, et représentant à ce titre une alternative valable à celle-ci. Le « primitif » représentait avant tout l’horizon de possibilité d’une contre-culture, qu’incarnait une figure hétérogène- et dont la valeur était essentiellement critique- à celle de l’Occidental ou du « civilisé ». En effet, le point de vue occidental coïncidait jusqu’alors avec le point de vue colonial : Dans ces conditions, le « primitif », ou le « sauvage » était considéré comme un type humain singulier, situé au début du développement social, culturel et psychologique de l’humanité : un être éternellement enfantin, dont la simplicité, loin d’être une qualité et une garantie d’authenticité, est plutôt le signe d’un défaut d’humanité et d’un maintien hors de l’histoire.(darwinisme social)
Le propre du primitivisme fut au contraire de contester ce mode d’évaluation et de renverser ces catégories(tout en gardant pourtant la même et problématique schématisation historique). Il mettait en question la supériorité supposée du point de vue occidental et se proposait à l’inverse de revaloriser la figure du primitif, désignée comme le « révélateur » des insuffisances, des oublis, ou du refoulé de la civilisation occidentale.
« Le discours sur notre sujet a pâti d'une certaine équivoque quant à la définition du primitivisme. Ce mot est apparu en France au xix« siècle, et il est entré officiellement dans la langue française avec un usage réservé à l'histoire de l'art, comme l'atteste le Nouveau Larousse illustré en sept volumes publié entre 1897 et 1904: «».
Si l'« imitation » invoquée par le Larousse est à la fois excessive et trop limitative, l'emploi de ce terme pour désigner des peintures et sculptures influencées par des artistes dits « primitifs » appartenant à une époque antérieure ne s'est pas moins perpétué depuis lors dans l'histoire de l'art. Seuls les « primitifs » ont changé d'identité. La définition du Larousse reflétait l'usage que l'on faisait de ce terme au milieu du XIXe siècle : les « primitifs » en question étaient avant tout les Italiens et les Flamands des XIV et XVe siècles. Mais, dès avant la parution du Nouveau Larousse illustré, des artistes avaient donné plus d'extension à l'épithète « primitif » pour l'appliquer aux arts roman et byzantin, ainsi qu'à une multitude d'arts non occidentaux allant du péruvien au javanais. Le sens de « primitivisme » s'était modifié en conséquence. Cependant, aucun de ces deux mots n'évoquait encore les arts tribaux d'Afrique et d'Océanie. Cette acception ne leur serait donnée qu'au XXe siècle.
Dans ce cadre élargi, la définition relative à l'art donnée par le Webster devenait simplement « l'adhésion ou la réaction à ce qui est primitif». Manifestement, ce sens était bien enraciné lorsque Goldwater a utilisé le mot dans le titre de son Primiti-vism in Modem Painting, en 1938. La cohérence globale de toutes ces définitions n'a pas empêché certains auteurs de confondre le primitivisme (phénomène occidental) avec les arts des peuples dits primitifs.
Van Gogh, par exemple, qualifiait de « primitifs » les styles de cour et théocratiques des Égyptiens anciens et des Aztèques du Mexique ; il parlait d'artistes « sauvages » à propos des maîtres japonais qu'il vénérait. Gauguin utilisait les adjectifs « primitif » et « sauvage » pour décrire des styles aussi différents que ceux de la Perse, l'Egypte, l'Inde, Java, ou du Cambodge et du Pérou. L'artiste, qui se déclarait lui-même « sauvage », devait ensuite adjoindre les Polynésiens à la liste déjà longue des « primitifs », mais il était moins attiré par leur art que par leur religion et ce qu'il restait de leur style de vie. Des dizaines d'années avant que quelques artistes n'aient commencé à se soucier de la sculpture africaine ou océanienne, leurs devanciers, de la génération de Gauguin, ont admiré les arts exotiques pour plusieurs qualités que leurs successeurs du xx» siècle allaient apprécier hautement dans l'art tribal. Ils admiraient surtout la force d'expression jugée déplorablement absente des derniers stades du réalisme occidental, qui paraissait insipide et exsangue aux artistes d'avant-garde de la fin du XIXème. Pourtant, à part Gauguin et son intérêt pour la sculpture des îles Marquises et de l'île de Pâques, aucun artiste du XIXe siècle ne manifestait dans son travail un intérêt réel pour l'art tribal, qu'il soit océanien ou africain. Le sens que nous donnons actuellement à l'art primitif, souvent synonyme d'objets tribaux, correspond strictement à une définition du XXe siècle. Les premières décennies du XXe siècle ont vu à la fois un déplacement et un rétrécissement du domaine de l'art primitif. Avec la « découverte » des statues et masques africains et océaniens par Matisse, Derain, Vlaminck et Picasso, en 1906-1907, une interprétation moderniste de ce terme s'est faite jour. Son champ sémantique s'est recentré autour de l'art tribal, mais ses emplois plus anciens n'ont pas disparu tout de suite. Tout simplement, l'« art primitif » s'est confondu de plus en plus avec les objets tribaux au cours des vingt-cinq années suivantes. Pour l'avant-garde artistique du début du siècle, il s'agissait avant tout de l'art océanien et africain auquel s'ajoutait, en Allemagne, un échantillonnage de l'art des Indiens d'Amérique et des Eskimo (très mal connu des artistes parisiens avant les années vingt ou trente).WILLIAM RUBIN OP CITE
C’est pourquoi le « primitivisme » moderne correspondait avant tout à la contestation interne du modèle occidental de civilisation : dans cette perspective, outre l’intérêt d’aller à l’autre bout du monde pour dénicher le modèle de cette primitivité radicale,(on en restait malgré tout au schéma évolutionniste) , il était également possible de trouver le “primitif” à l’intérieur même du monde ou de l’Homme occidental ; les paysans, les enfants, les fous, ont ainsi pu jouer ce rôle de « marginaux », de « primitifs de l’intérieur» susceptibles d’apporter à la culture occidentale les conditions de son renouveau, de sa révolution interne en la rafraîchissant par leur simplicité et leur authenticité. On a sans doute là l’une des clés de la valorisation surréaliste de l’apport freudien, au moins aussi important pour la constitution de leur « primitivisme » que l’apparition d’œuvres issues de l’art tribal.
"Océanie... de quel prestige ce mot n'aura-t-il pas joui dans le surréalisme. Il aura été un des grands éclusiers de notre cœur. Non seulement il aura suffi à précipiter notre rêverie dans le plus vertigineux des cours sans rives, mais encore tant de types d'objets qui portent sa marque d'origine auront-ils provoqué souverainement notre désir. Il fut un temps, pour tels de mes amis d'alors et moi, où nos déplacements, par exemple hors de France, n'étaient guidés que par l'espoir de découvrir, au prix de recherches ininterrompues du matin au soir, quelque rare objet océanien. Un irrésistible besoin de possession, que par ailleurs nous ne nous connaissions guère, se manifestait à son sujet, il attisait comme nul autre notre convoitise : de ce que d'autres peuvent énumérer comme biens du monde, rien ne tenait à côté de lui. J'en parle au passé pour ne désobliger personne. Je suis coupable, paraît-il, devant certains, de continuer à m'émouvoir des ressources de l'âme primitive, de m'en être récemment ouvert à propos de spécimens de l'art indien ou des régions polaires auxquels s'étendait notre prédilection commune, — le rationalisme le plus borné a aujourd'hui ses néophytes : sans doute ont-ils perdu la mémoire et la grâce de cela comme du reste.
J'ai gardé de ma jeunesse les yeux que nous avons pu avoir d'emblée, à quelques-uns, pour ces choses. La démarche surréaliste, au départ, est inséparable de la séduction, de la fascination qu'elles ont exercées sur nous.. ANDRE BRETON OCEANIE
Le primitivisme va ainsi s’inscrire dans la lignée de mouvements culturels et artistiques qui s’élaborent au tournant du siècle à partir d’une commune réévaluation critique des schémas mentaux et esthétiques imposés par l’Occident blanc et rationnel. Cette réévaluation est à l’œuvre notamment dans les avant-gardes littéraires et artistiques qui émergent alors en Europe. Parmi celles-ci, il y a d’abord le groupe Die Brücke(formé autour de Kirchner, Nolde, Pechstein), qui met en question les canons de l’esthétique occidentale au nom d’une quête affective plaçant au premier rang des critères de l’art l’émotion suscitée par les œuvres. En fonction de ce critère, les sculptures d’Afrique et d’Océanie, les bois gravés allemands des XVe et XVIe siècles, et les dessins d’enfants se trouvaient tenus pour également « primitifs » et méritaient à ce titre d’être désignés comme des modèles pour les artistes européens. Le mouvement du Blauer Reiter (Le Cavalier bleu), dont le manifeste, l’Almanach du Blauer Reiter, est publié en 1912, sous la responsabilité de Wassily Kandinsky et de Franz Marc, renforce cette position en mettant tout particulièrement en lumière le parallèle entre l’art des enfants et l’art primitif... Il s’agissait désormais d’établir une primitivité (dont on gardait ainsi le concept) fondamentale de l’enfance, envisagée comme le moment privilégié d’accès à certaines vérités essentielles, que l’âge adulte viendra ensuite occulter ou réduire. Mettre sur le même plan les dessins d’enfants et les productions des peuples primitifs, cela revient donc à mesurer leur valeur esthétique à leur teneur affective et expressive. La référence au « primitif » joue donc ici simultanément à un double niveau : le primitif est au plus loin, il est l’étrange et l’étranger qui confronte l’Occident à ses propres limites ; mais il représente aussi cette part énigmatique, obscure et précieuse de chaque homme, par laquelle il communique originairement avec une simplicité et une vérité essentielles, voire avec le principe de son humanité.(cette idée est loin d’etre abandonnée dans l’attrait pour les « arts premiers »)
Dans les premières années du surréalisme, l'intérêt grandissant pour l'art primitif s'observait aussi bien dans les galeries et les revues d'art que chez les membres du groupe surréaliste lui-même. Parmi les nombreux auteurs qui écrivaient alors sur ce sujet, Guillaume Apollinaire était le plus directement associé aux surréalistes. Dès 1912, il avait fait mention dans son poème « Zone » des arts primitifs d'Afrique et d'Océanie. Il y décrivait un individu qui attache peu de valeur aux formes traditionnelles de la culture occidentale. L'intérêt d'Apollinaire pour les objets primitifs et les croyances attachées aux cultures dont ils proviennent se confirme dans sa préface à Sculptures nègres, livre du marchand d'art parisien Paul Guillaume publié en 1917 ; en avril de cette année, Apollinaire écrivait un article sur la sculpture fétichiste des races noires, qui devait toucher un public plus vaste grâce au célèbre Mercure de France.
"La curiosité a trouvé un nouvel aliment en s'attachant aux sculptures d'Afrique et d'Océanie.
Cette nouvelle branche de la curiosité née en France a trouvé jusqu'ici plus de commentateurs hors de chez nous. Cependant, comme elle vient de France on est en droit de penser que c'est ici qu'elle agit le plus profondément. Ces fétiches qui n'ont pas été sans influencer les arts modernes ressor-tissent tous à la passion religieuse qui est la source d'art la plus pure.
L'intérêt essentiel réside ici dans la forme plastique encore que la matière soit parfois précieuse. Cette forme est toujours puissante, très éloignée de nos conceptions et pourtant apte à nourrir l'inspiration des artistes. Il ne s'agit pas de rivaliser avec les modèles de l'antiquité classique, il s'agit de renouveler les sujets et les formes en ramenant l'observation artistique aux principes mêmes du grandj art.
Au reste, les Grecs ont appris des sculpteurs africains beaucoup plus qu'il n'a
Paru dans Les Arts à Paris le 15 juillet 1918.été dit jusqu'ici. S'il est vrai que l'Egypte ait eu quelque influence sur l'art très humain de l'Hellade, il ne faudrait pas avoir une grande connaissance de l'art égyptien et de celui des fétiches nègres pour nier que ceux-ci ne donnent la clef de l'hiératisme et des formes qui caractérisent l'art égyptien. En s'intéressant à l'art des fétiches, les amateurs et les peintres se passionnent pour les principes mêmes de nos arts, ils y retrempent leur goût. D'ailleurs, certains chefs-d'œuvre de la sculpture nègre peuvent parfaitement être mis auprès de belles œuvres de sculpture européenne de bonne époque et je me souviens d'une tête africaine de la collection de M. Jacques Doucet qui soutient parfaitement la comparaison avec de belles pièces de la sculpture romane. D'ailleurs, personne ne songe plus à nier ces choses évidentes que les ignorants qui ne veulent pas se donner la peine de voir les choses de près. Il faut maintenant que les chercheurs, les savants, les hommes de goût collaborent pour que l'on arrive à une classification rationnelle de ces sculptures d'Afrique ou d'Océanie. Quand on connaîtra bien les ateliers et l'époque où elles furent conçues, on sera plus à même de juger de leur beauté et de les comparer entre elles, ce que l'on ne peut guère faire aujourd'hui, les points de repère ne permettant encore que des conjonctures (sic)."
Les premières années du surréalisme à Paris virent se multiplier les livres et les articles consacrés à la culture et à l'art des primitifs. En 1919 par exemple, alors que la galerie Devambez organisait l'une des premières expositions d'art africain et océanien à Paris, Henri Clouzot et André Level publiaient L'Art Nègre Et l'Art Océanien. Cette tendance se poursuivait l'année suivante avec la parution dans la revue Action de l'article « Opinions sur l'art nègre » qui contenait des témoignages de Picasso, Gris, Lipchitz, Cocteau et d'autres. La popularité grandissante de l'art primitif et de son corollaire, le primitivisme, se reflétait également dans l'importance croissante de photographies d'objets primitifs dans les revues d'art de la fin des années vingt et des années trente, en particulier Documents, Cahiers D'art, La Révolution Surréaliste Et Minotaure.
Le double registre du lointain et de l’originaire se retrouve d’abord sous une forme subversive dans le mouvement Dada, (voir mes articles correspondants : Du « Noir Puisons La Lumière »)qui allait lui aussi privilégier l’art primitif, l’art populaire, l’art naïf et l’art des enfants, en y voyant des formes d’expression jusque-là tenues en marge de l’ordre établi, de son esthétique et de ses valeurs sociales, mais susceptibles d’en précipiter la faillite. L’intérêt du « primitivisme dadaïste » tient pourtant à ce qu’il ne prend pas seulement la forme d’un intérêt esthétique objectif pour ce qui serait identifié et reconnu comme l’« art » primitif mais à ce qu’il débouche directement sur une pratique poétique et plastique originale, en charge d’opérer une subversion radicale de l’esthétique et de la psychologie de l’homme occidental. Le primitif s’identifie ainsi au spontané : il ne s’agit donc nullement de reproduire ou d’imiter tel ou tel objet issu d’Afrique ou d’Océanie, mais de se montrer capable de produire des textes ou des objets qui suggèrent d’eux-mêmes une certaine puissance expressive, analogue à celle dont étaient créditées les œuvres de l’art primitif. L’objectif était donc de reproduire non pas des œuvres réelles, mais l’acte expressif, spirituel qui avait dû présider à leur création. On comprend dans ces conditions le statut particulier des masques
d’inspiration « nègre », créés par Marcel Janco pour les manifestations du groupe, et qui opéraient le lien entre l’univers régressif de Dada et les exigences poétiques et esthétiques fortes portées par le mouvement : les manifestations Dada tournaient ainsi à de véritables rituels sacrés, restaurant la fonction positive du mythe et de l’art au sein de la vie. Tristan Tzara qui résume le mieux l’esprit de ces manifestations, dont l’objectif principal était, selon lui, de « faire de la poésie une manière de vivre bien plus que la manifestation accessoire de l’intelligence et de la volonté ». Et il écrivait : Pour [Dada], l’art était une des formes, commune à tous les hommes, de cette activité poétique dont la racine profonde se confond avec la structure primitive de la vie affective. Dada a essayé de mettre en pratique cette théorie reliant l’art nègre, africain et océanien à la vie mentale et à son expression immédiate au niveau de l’homme contemporain, en organisant des soirées nègres de danse et de musique improvisées. Il s’agissait pour lui de retrouver, dans les profondeurs de la conscience, les sources exaltantes de la fonction poétique1. » 1 Tristan Tzara, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 1975, tome 1, p. 401.
Le surréalisme a pour sa part été créé au début des années vingt par un groupe d'écrivains et de poètes français qui, d’abord au seins du mouvement dada avaient recherché une façon nouvelle d'affronter un environnement artistique et social qu'ils trouvaient étouffant.. Les surréalistes étaient résolus à créer toute une nouvelle philosophie de la vie et de l'art, et leurs intérêts, tout d'abord essentiellement littéraires, impliquait un contact non seulement avec les tendances contemporaines des arts visuels et de la littérature, mais avec la psychologie, l'anthropologie, la philosophie et la politique. Leur fondement intellectuel fut donc quelque peu éclectique et soumis à des influences diverses . Beaucoup de ces influences découlaient d'un intérêt direct pour primitivisme , en tant que tel mais aussi de la prise en compte des formes élémentaires de la conscience humaine qu’on estimait similaires à ceux qu'on pensait être être à l'origine de l'expérience primitive. les trois des éléments les plus importants da la « philosophie « surréaliste résidaient ainsi dans la conviction que le rêve formait une partie valide et intégrante de l'expérience de la vie, dans la croyance dans le pouvoir créateur de l'inconscient, dans la constatation du besoin universel du mythe, qui dériverait d'une base mentale commune partagée par l'humanité entière et unirait quasi tous les peuples et toutes les cultures. Dès les débuts du mouvement, les surréalistes étudièrent les idées et les créations des penseurs et des artistes du passé, en quête d'une inspiration et d'un support historique utiles pour la formulation et la justification de leur propre philosophie.
Outre leur intérêt qui se manifestait dans les domaines anthropologique, philosophique et littéraire, beaucoup de membres du groupe surréaliste étaient eux-mêmes d'actifs collectionneurs d'art primitif. Tzara possédait des sculptures africaines lorsqu'il était à Zurich. Après s'être installé à Paris à la fin de 1919, il continua à manifester ce goût de la collection que nombre de ses collègues allaient maintenant partager. Parmi les premières collections, celles de Breton et Paul Eluard furent exceptionnelles .L'art primitif était également présent dans diversesexpositions organisées par les surréalistes eux-mêmes. La première de celles-ci, l'exposition inaugurale à Paris, de la galerie Surréaliste ouverte le 16 mars 1926, réunissait des œuvres de Man Ray et une sélection d'objets océaniens des collections de Breton, Éluard, Aragon, etc. Autre événement important du même type, l'Exposition surréaliste d'objets se tint du 22 au 29 mai 1936 dans une galerie réputée d'art primitif, celle de Charles Ratton. Dans cet incroyable mélange d'objets se trouvait une vaste sélection de pièces provenant des cultures primitives océaniennes et amérindiennes. Celles-ci étaient placées côte à côte avec des objets naturels, interprétés ou réalisés par les artistes et les poètes surréalistes.
Mais ce n’était pas seulement les objets primitifs qui attirèrent les surréalistes mais bien la vision du monde de l'homme primitif, sujet qui avait été de plus en plus étudié tout au long du XIXe et au début du xxe siècle par les ethnographes, les anthropologues, les psychologues et les philosophes les plus divers. Telle que la décrivaient certains chercheurs, la mentalité primitive exprimait directement les qualités mêmes que les surréalistes essayaient d'intégrer à leur propre vie et à leur art. ils s’appuyèrent ainsi sur les œuvres de personnalités représentatives ,comme Sir James Frazer, Lucien Lévy-Bruhl, ou Sigmund Freud .
Frazer croyait à l'existence d'une mentalité humaine commune. Celle-ci se révélait par la façon similaire dont les peuples de situations géographiques, de cultures et de périodes diverses conceptualisent et expriment leur relation avec le monde dans lequel ils vivent. Le Rameau d'Or, une des « bibles » des surrealistes , constitue un énorme recueil de sources culturelles dans lequel un certain nombre de thèmes fondamentaux de la pensée humaine sont illustrés par des milliers d'exemples tirés des mythes et légendes du monde antique, de l'Orient, de la culture populaire européenne, des culture d'Afrique, d'Océanie et des Amériques.
L'une des plus importantes contributions de Frazer à l'étude de ce qu’il pensait être « l'esprit primitif » réside dans son investigation de la fonction du rêve. Par le biais de nombreux récits , Le Rameau D'Or expose la croyance implicite de l'homme « primitif » que ses rêves constituent une partie intégrante et essentielle de sa vie quotidienne ; de telles expériences oniriques seraient plus importantes par l'influence qu'elles exercent sur son comportement que les événements et les pensées qui animent ses moments de veille. La vie de l'homme primitif pendant le rêve est selon Frazer considérée comme porteuse d'une vérité d'un niveau plus élevé que les expériences de sa conscience en état de veille.
Le Rameau d'or accorde aussi une importance majeure à l’animisme : pour Frazer ,les peuples des cultures primitives considèrent que, dans l'univers qui les entoure, chaque objet, chacune des forces qui animent la nature est investie d'une âme ou d'un esprit au même titre que les êtres humains. Une telle vision du monde les conduirait à une relation beaucoup plus étroite avec leur environnement, puisqu’ils que considèrent les objets, la flore et la faune avec lesquels ils vivent comme doués d'un pouvoir spirituel capable du même type d'action et de réaction que celui que leur procure leur propre force vitale. Ainsi, dans une culture primitive, la relation harmonieuse avec les forces de la nature est le gage de la réussite, au contraire l'Occidental moderne qui tend à considérer l'homme comme supérieur à la nature, se sépare donc de celle-ci à la fois physiquement et psychologiquement.
Au cours du premier tiers de ce siècle, les spécialistes français établirent une solide tradition de recherches anthropologiques. Un des fondateurs de ce mouvement, Lucien Lévy-Bruhl, qui jouissait d'une large audience, exerça une influence particulière sur les surréalistes. Dans ses deux ouvrages majeurs, Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, de 1910, et La Mentalité Primitive, de 1922, Lévy-Bruhl tenta de définir les différences fondamentales entre les façons dont les individus de culture primitive et européenne contemporaine envisageaient le monde et structuraient leur relation avec celui-ci. Sa thèse principale (aujourd’hui caduque et qu’il remit lui-même en question à la fin de sa vie) est que l'homme primitif organise le monde selon un principe dualiste qui accorde une grande valeur aux forces spirituelles mystiques qui animent toutes choses et donne son impulsion à toute motivation causale. De même que Frazer, Lévy-Bruhl affirmait encore que le rêve constituait le point de rencontre le plus important de la réalité physique et d'entités spirituelles causales plus insaisissables. Cependant, tout en déclarant que l'état de rêve est l'intermédiaire le plus évident entre l'homme et les esprits, Lévy-Bruhl soutenait que l'une des caractéristiques principales de la société primitive est que ses membres se considéraient dans un état de communication ininterrompue entre la réalité matérielle temporelle et le royaume des esprits. Ses théories étaient donc particulièrement séduisantes pour les surréalistes qui essayaient de développer la capacité d'utiliser le rêve et l'inconscient comme moyens d'éclairer l'expérience consciente et d'enrichir le processus de la création.
Dans ses recherches sur la perception et la cognition primitives, Lévy-Bruhl mettait l'accent sur l'importance du totémisme — système selon lequel il pensait qu’un groupe social s'identifie à quelque élément naturel, plante ou animal, et reconnaît celui-ci comme son esprit dominant et son gardien.La reconnaissance mutuelle qui en résulte sous-tend ce que Lévy-Bruhl appelait le processus de représentation collective. Il expliquait comment, pour le « primitif » qui appartient à une communauté totémique, chaque animal, chaque plante, chaque élément tel que le soleil, la lune, les étoiles, faisait partie d'un totem. Le rôle totémique des catégories végétales et animales exploitées sur le plan spirituel telles que les décrivait Lévy-Bruhl a été d'une grande importance dans l'œuvre des artistes surréalistes, en particulier André Masson et Max Ernst.
L'auteur qui exerça l'influence la plus profonde sur le développement des liens idéologiques du surréalisme avec le primitivisme reste Sigmund Freud. L'INTERPRETATION DES REVES, publié en 1900, faisait entrer dans le champ de la psychanalyse moderne la croyance en la validité des phénomènes du rêve . Freud posait comme principe que tous les sentiments et toutes les émotions auxquels on ne pouvait faire face quand la conscience est en état de veille apparaissent sous une forme déguisée et métaphorique pendant la période du rêve ; la clé de ses théories de l'interprétation des rêves était donc la combinaison du processus des associations libres avec la lecture des symboles des rêves. Ces deux méthodes revêtaient une grande importance aux yeux des surréalistes dont l'intérêt marqué pour les rêves et leur symbolisme était fondée sur un désir d'incorporer les ressources de l'inconscient à des œuvres d'art, afin de doter celles-ci de cette puissance de suggestion et d'élargissement du champ de la conscience qui réside dans l'expérience onirique.
Totem et Tabou de Freud, paru en 1913, eut également une grande influence sur les surréalistes, leur intérêt pour le primitivisme et leur compréhension de celui-ci. Freud tentait dans cette étude de combler le fossé qui sépare l'anthropologie sociale, le folklore et la psychologie, afin de déduire la signification originelle du totémisme à partir des vestiges reconnaissables qui en subsistent chez l'enfant dans la culture européenne. En conséquence, le livre essaie d'établir une relation entre l'intelligence primitive et certains éléments psychologiques toujours manifestes dans la société occidentale, ceci afin de mieux comprendre chacun d'entre eux. Dans son introduction à Totem et Tabou, Freud affirmait [...] il existe encore des hommes que nous considérons comme étant beaucoup plus proches des primitifs que nous ne le sommes et dans lesquels nous voyons les descendants et successeurs directs de ces hommes de jadis. C'est ainsi que nous jugeons les peuples dits sauvages et demi-sauvages, dont la vie psychique acquiert pour nous un intérêt particulier, si nous pouvons prouver qu'elle constitue une phase antérieure, bien conservée, de notre propre développement. Admettons que cette preuve soit faite ; en établissant alors une comparaison entre la « psychologie des peuples primitifs », telle que nous la révèle l'ethnographie, et la psychologie du névrosé, telle qu'elle ressort des recherches psychanalytiques, nous devrons trouver entre l'une et l'autre de nombreux traits communs et être à même de voir sous un jour nouveau, dans l'une et dans l'autre, des faits déjà connus.
Se référant fréquemment aux idées de Frazer et Lévy-Bruhl, ainsi qu'à celles d'ethnographes de son époque insistait vigoureusement sur le pouvoir de la magie, sur le pouvoir des forces mentales qui peuvent modifier le cours des choses selon le primitif. Freud désignait ce pouvoir comme « la toute-puissance des idées ».
Dans le chapitre de Totem et Tabou intitulé justement « animisme, magie et toute-puissance des idees », Freud discutait le rôle de l'art en relation avec la psychologie humaine :
L'art est selon lui le seul domaine où la toute-puissance des idées se soit maintenue jusqu'à nos jours. « Dans l'art seulement, il arrive encore qu'un homme, tourmenté par des désirs, fasse quelque chose qui ressemble à une satisfaction ; et grâce à l'illusion artistique, ce jeu produit les mêmes effets affectifs que s'il s'agissait de quelque chose de réel. C'est avec raison qu'on parle de la magie de l'art et qu'on compare l'artiste à un magicien. Mais cette comparaison est encore plus significative peut-être qu'elle le paraît. L'art, qui n'a certainement pas débuté en tant que « l'art pour l'art », se trouvait au début au service de tendances qui sont aujourd'hui éteintes pour la plupart. Il est permis de supposer que parmi elles se trouvaient bon nombre d'intentions magiques ».
La société primitive aurait ainsi trouvé les réponses aux questions de la vie dans le monde spirituel et le royaume du rêve. En étudiant les cultures et les arts primitifs, les surréalistes suivirent une voie semblable. Ils reconnaissaient dans les sociétés primitives que la relation entre l'art et le processus créateur était étroitement influencée par la magie. La qualité magique de l'objet dépendait de son rôle en tant qu'incarnation d'une « puissance ». Dans la philosophie surréaliste,aussi la capacité d'un objet à évoquer des images mentales et, à travers celles-ci, de puissantes émotions, constitue sa mesure du « merveilleux ». Breton cherchait un moyen par lequel l'artiste contemporain pourrait créer des formes qui auraient le même degré de pouvoir psychique et de signification associative que les objets du magicien-artiste primitif. C'est donc à travers son rôle en tant qu'artiste que le surréaliste approche au plus près la culture primitive, car c'est dans l'art — littérature et arts visuels qu'il réalise le mieux ses buts et ses aspirations.
Il n’est pas aisé,étant donné le contraste entre un érudit sérieux et le tumulte dada de déterminer comment et quand le poète a découvert le monde nègre :
Tzara se penche de près dès 1916 sur les textes d'origine africaine, malgache et océanienne qu'il intègre dans les programmes des soirées zurichoises, en particulier des vers des tribus Aranda, Kinga, Loritja et Ba-Konga. Lors des soirées dadas de Zurich, en particulier le 14 juillet 1916, Tzara interprète deux chants nègres, Hugo Bail étant à la batterie. Le rythme des poèmes africains, leur syntaxe libre ainsi que les répétitions et les ellipses recoupaient le souci d'une autre littéralité du vers qui animait Tzara. Le 14 avril 1917, la fête qui a lieu en soirée pour célébrer une exposition comprend des musiques et danses nègres interprétées par Jeanne Rigaud et Maya Chrusecz (compagne de Tzara) dans des masques de Janco.(imaginés par le peintre).Les masques, les négritudes ont pour but d’éveiller « l’autre » en chacun des participants de sorte qu’il se mette à danser dans une sorte de démence« « Chantes-tu encore, demandait Arp en 1948, avec un rire farouche la diabolique chanson du moulin de Hirza-Pirza en secouant tes boucles de tzigane, mon cher Janco ? Je n'ai pas oublié les masques que tu fabriquais pour nos manifestations Dada. Ils étaient terrifiants et ordinairement badigeonnés d'un rouge sang. Avec du carton, du papier, du crin, du fil de fer, et des étoffes tu confectionnais tes fœtus langoureux, tes sardines lesbiennes, tes souris en extase. »
Parallèlement (et Il le précisait quand il interprétait un poème nègre en public) le rassemblement des poèmes nègres fut de la part de Tzara un travail « scientifique » non négligeable . La documentation de Tzara est essentiellement écrite et érudite elle est compilée avec le plus grand sérieux : l'énorme farce des soirées Dada côtoie ainsi l'application du petit étudiant roumain qui dépouille consciencieusement des collections entières de revues en constituant des bibliographies où figurent les meilleurs africanistes du temps, Frobenius, Meinhof,
Strehlow . De plus Tzara collationne ses poèmes nègres à partir de la revue Anthropos qui fait autorité.
C'est donc bien d'une véritable « révélation » qu'il s'agit lorsque Tristan Tzara découvre les valeurs culturelles du monde noir. En peu d'années — disons : au cours de son séjour zurichois — le poète dadaïste se forge l'essentiel de ses conceptions, non seulement sur l'art nègre (ce qui, vers 1918, commence à ne plus être très original) mais aussi et surtout, sur la poésie nègre. Ajoutons que cette découverte paraît bien être le fait de Tzara seul ; « l'esprit de l'époque », par son primitivisme, le conforte dans ses' choix, vient apporter même parfois des directions de recherche, des impulsions. Mais seul le contact personnel et approfondi de Tzara avec les textes avec les comptes-rendus objectifs et minutieux des ethnologue l'a conduit à trouver dans l'art nègre autre chose qu'un décor, dans la poèsie nègre bien plus que du pittoresque et du piquant….à mesure qu'il s'engage. dans, l’'aventure dada, à partir de février 1916, il prend davantage conscience que- le modèle nègre constitue aussi une arme efficace dans la guerre qu’il vient.de déclarer à la pensée occidentale.. JEAN CLAUDE BLACHERE LE MODELE NEGRE.
Selon Blachère cette révélation du modèle nègre correspond à la double nature du poète dadaïste , en qui l'on trouve à la fois le goût du scandale, de l'iconoclastie, et un penchant pour célébrer la bonté originelle.Cette dualité n'entraîne d'ailleurs pas incohérence ou déchirement :
« Il ne faut pas s'imaginer Tzara malheureux; et tourmenté. Les scandales destinés à choquer le public bourgeois ne sont qu'une des deux faces de la subversion que Tzara entend déclencher dans l'univers occidental ; l'autre face de cette subversion est constituée par la célébration d'une vie autre, meilleure, accessible par l'imitation des modèles primitifs. La force du scandale est toujours sous-tendue par la croyance aux lendemains qui chantent. L'apparente antinomie entre les conduites provocatrices, grinçantes, et la formidable énergie rayonnante qui se dégage de certaines proclamations, se résout dans l'unité du rire de Tzara, en lui-même simultanément, moquerie et joie. Cette moquerie et cette joie opposées à une civilisation européenne qui ne prise rien tant que le « sérieux » résument bien le contenu de l'aventure dada à ses débuts ; Tzara est subversif — et pour l'être plus, avec davantage d'efficacité, il utilise sa connaissance du monde noir". JEAN CLAUDE BLACHERE.OP.CITE
Tzara utilise tantôt le modèle nègre comme instrument de scandale, tantôt projette dans ce même modèle ses aspirations fondamentales, son rêve humaniste. L'arme la plus spectaculaire fut celle des « soirées dada » ; les dadaïstes prisèrent fort la mise en scène de personnages noirs, de situations cocasses où un Africain était impliqué .Introduire le nègre comme élément de spectacle est, en soi, à cette époque, une démarche subversive, qui ne, peut déboucher que sur la dérision. Un« nègre », ça ne fait pas « sérieux ». Mais encore on n'attend pas de lui qu'il joue d'autres rôles que ses emplois traditionnels : en Afrique, il est « l'indigène » vêtu de fibres.. En Europe, il est boxeur ; dans les deux cas, un sauvage, une brute qu’on méprise ou qu’on loue pour cela. Dada joue ainsi avec l’ambigüité du primitiviste facilement raciste même chez les auteurs les plus avertis et en tout cas chez le public :
« Il y a donc une ambiguïté fondamentale dans les « soirées nègres ». Un Nègre déguisé en président de la République ou en compositeur de musique, cela déclenche les rires des spectateurs de 1920 ; cependant le rire des dadaïstes est d'une tout autre nature, puisqu'ils rient, non de ce qu'ils représentent, mais de la bêtise du public, qu'ils ont sciemment provoquée. Lorsque nous évoquerons le contenu des « soirées nègres », nous ne devons pas perdre de vue que c'est le spectateur qui est moqué, le bourgeois et ses habitudes mentales : ce n'est pas (au moins pour T. Tzara) le personnage noir lui-même. »JEAN CLAUDE BLACHERE.
Le scandale maximum sera obtenu lorsque les dadaïstes « déguisent » le Nègre en quelque personnage le plus éloigné possible de la condition nègre — ou du moins de l'idée que les spectateurs bourgeois de 1920 s'en font. Ainsi les dadaïstes présentent-ils des poèmes nègres quand l'Occident n'imagine pas qu'on puisse être Nègre et poète ; de la même façon, ils inventent des Noirs généraux, présidents de la République ou compositeurs d'opéra. On remarque que, dans tous ces exemples, les fonctions prêtées aux Noirs sont celles que la civilisation occidentale met au premier rang, et qu'elle refuse aux civilisations dites primitives. Il s'agit, en effet, pour les dadaïstes, de faire éclater la sphère du confort intellectuel et des certitudes morales. L'univers blanc du début du XXe siècle a sécrété une philosophie à l'usage des « colonies », qui sont déclarées terres d'ignorance et de barbarie. Montrer un Noir poète ou compositeur de musique, c'est faire beaucoup plus que scandaliser le bourgeois, c'est remettre en cause l'ordre des choses, c'est faire basculer cet univers. A un Occident qui veut croire à la noblesse de l'Art et de la Poésie officiels, les dadaïstes opposent leurs spectacles où le « poème » est réduit à des cris inarticulés, où le tableau est effacé sous les yeux des spectateurs. Et Tzara de jubiler en évoquant encore une fois les masques de Janco « le scandale devient menaçant des îles se forment spontanément dans la salle qui accompagnent et multiplient soulignent le geste puissant de hurlement et l'orchestration simultanée (...) déclenchement du tumulte ouragan vertige sirène sifflets bombardement (...) Noir Cacadou (...) asphyxie la rage du public». .. victoire définitive de Dada »
Tout n'était pas pourtant qu'extravagance et dérision négative dans ces spectacles. La subversion nègre, qui vise d'abord à introduire les ferments de la dissolution dans les tranquilles certitudes du monde blanc, a été pour Tzara un moyen de se « subvertir » soi-même, de dépouiller le vieil homme pour essayer de trouver une personnalité authentique. H. Béhar le note :
« Malgré sa négation, qui n'était qu'apparente, Dada prônait la prise en considération par l'Europe de la culture noire authentique, non dans un souci d'exotisme, mais pour retrouver l'expression de la pureté ..« Les acteurs improvisés se virent imposer leurs gestes, leurs danses, leurs cris, par les masques de Marcel Janco, inspirés des masques d'Afrique et d'Océanie. Ainsi, ils abandonnaient une partie de leur personnalité, disons le vernis de la civilisation, au profit de puissances occultes émanant d'eux-mêmes".
Il y a donc une utilisation positive des spectacles nègres, le même sketch ayant d'ailleurs, simultanément, une valeur de scandale et une valeur d'exemple. Rendre l'homme meilleur, d'abord en le débarrassant (par le rire) du « vernis de la civilisation », ensuite en lui fournissant le modèle nègre d'une vie libre, où l'âme et le corps ne sont jamais en divorce.
Il y a aussi un primitivisme littéraire, stylistique chez Tzara. L'action pour les dadaïstes conjugue toujours le verbe et le geste, le spectacle et la poésie. La mimique nègre s'accompagne donc d'une tentative pour retrouver au niveau de l'expression les caractéristiques de la mentalité primitive, de l'utilisation par Tzara d'un matériau verbal d'origine nègre, à des fins de régénération du langage dans un vaste mouvement de recherche d'une nouvelle langue pour la poésie . Lisant, recopiant et publiant des « poèmes nègres », il trouve déjà dans ces textes les solutions qu'il cherche pour sa propre poésie. Le langage nègre — qu'il soit de l’Ewhé du Togo ou du Maori de Polynésie, recèle aux yeux et aux oreilles d’un occidental de 1920, une très forte dose d'étrangeté, d'exotisme (comme tout ce qui vient du monde noir),un pouvoir de subversion appliqué au langage poétique traditionnel. Que ce soit par l'emploi de mots nègres enchâssés dans un texte en français, la présentation de poèmes entièrement rédigés à l'aide de mots nègres, où toute signification est donc abolie, l'usage d'une syntaxe qui s'efforce de reproduire les caractéristiques d'une syntaxe dite primitive , » Il s'agit d'introduire au cœur même de la langue française, dans son expression la plus subtile et la plus noble : la poésie, des éléments choisis en fonction de leur degré d'étrangeté : des bruits, des cris, des mots nègres (à propos desquels, d'ailleurs, l'opinion raciste de 1920 n'est pas éloignée de penser qu'ils sont inarticulés !). »
le sel se groupe en constellation d’oiseaux sur la tumeur de ouate
dans ses poumons les astéries et les punaises se balancent les microbes se cristallisent en palmiers de muscles balançoires bonjour sans cigarette tzantzantza ganga bouzdouc zdouc nfoùnfa mbaah mbaah nfoùnfa macrocystis perifera embrasser les bateaux chirurgien des bateaux cicatrice humide propre paresse des lumières éclatantes les bateaux nfoùnfa nfoùnfa nfoùnfa je lui enfonce les cierges dans les oreilles gangànfah hélicon et boxeur sur le balcon le violon de l’hôtel en baobabs de flammes les flammes se développent en formation d’éponges
les flammes sont des éponges ngànga et frappez les échelles montent comme le sang gangà les fougères vers les steppes de laine mon hazard vers les cascades
les flammes éponges de verre les paillasses blessures paillasses les paillasses tombent wancanca aha bzdouc les papillons les ciseaux les ciseaux les ciseaux et les ombres les ciseaux et les nuages les ciseaux les navires le thermomètre regarde l’ultra-rouge gmbabàba
Mais le poète va aller plus loin. Tzara publie en novembre 1918 (dans Sic) une importante Note sur la poésie nègre. Toutes ces réflexions critiques conservent leur pouvoir subversif et même le « style » dada des premiers temps. Mais ce qui est remarquable est l'orientation nouvelle que Tzara leur donne : elles apparaissent toutes comme des tentatives de définition d'un art et d'une poésie nouveaux ;elles contiennent toutes un aspect constructif. Dada entreprend de nommer ses valeurs et de bâtir sa propre théorie sur la nature de l'art et de la poésie et dans cette recherche, l'analyse de l'art nègre et de la poésie nègre tient une place capitale.
« Fixer au point où les forces se sont accumulées, d'où le sens formulé jaillit, le rayonnement invisible de la substance, la relation naturelle mais cachée et juste, naïvement, sans explication, - naïvement.
La beauté d'arrondir et de régler, en formes, en constructions, les images d'après leur poids, couleur, matière, - ou d'arranger planement les valeurs, les densités matérielles et durables. Sans subordonner. Classification dans les opéras comiques sanctionnée dans les accessoires. (O, mon tiroir numéro ABSOLU.)
J'ai peur d'entrer dans telle maison où les balcons, les « ornements » sont soigneusement collés aux murs. Pourtant le soleil, les étoiles continuent à vibrer et bourdonnent librement dans l'espace mais j'ai peur d'identifier les hypothèses explicatives (probable asphyxiant) aux principes de la vie, l'activité, la certitude.
Le crocodile couve la vie future la pluie tombe pour le silence végétal ; on n'est pas créateur par analogie ; la beauté des satellites - enseignement de lumière - nous contentera car nous ne sommes pas Dieu que pour le pays de notre connaissance dans les lois que nous vivons l'expérience sur terre, des deux côtés de notre Equateur, dans nos frontières : exemple parfait de l'infini que nous pouvons contrôler - la sphère.
Arrondir et régler en forme, en construction, les images d'après leur poids, couleur, matière, - ou arranger pleinement les valeurs, les densités matérielles et durables par la personnelle décision et fermeté inébranlable de la sensibilité, compréhensibilité adéquate à la matière transformée, tout près des veines et s'y frottant en souffrance pour la joie présente, définitive. On crée un organisme, quand les éléments sont prêts à la vie. La poésie vit d'abord pour les fonctions de danse, religion, musique, travail. » Sic, n° 34, Paris, novembre 1918.note 12 sur l’art negre.
A partir de 1917, parallèlement aux happening dada ,le poète entreprend donc une reflexion critique par la publication de plusieurs notes sur l’art nègre et la poési e. Le problème qui retenait les dadaïstes était de ne pas séparer l'art et la vie, de préserver pour chaque forme d'expression (orale, écrite, peinte, sculptée, mimée) l'essentielle liberté du créateur. Tzara, pour évoquer les mécanismes de la naissance d'une œuvre, met en relief les thèmes de l'élan, de la spontanéité, de la force vitale qui jaillit, du chaos primordial, où il n'y a pas de place pour les partis-pris, les idées préconçues, les « plans » et autres formes d'organisation décidées à l'avance. Cette fermentation, cet élan sont donc les conditions de l'art : «Vigueur et soif (...): la poésie». Le poème sourd, prend forme d’un chaos, d’un bouillonnement vital, c’est un phénomène de cristallisation. «On crée un organisme quand les éléments sont prêts à la vie ».Tzara, comme Artaud cherchera à en reconnaitre les traces dans une langue essentielle de chiffres, gravées sur les pierres, les cristaux ou les coquillages. Comment créer, c'est-à-dire donner à un objet ou à la parole une forme telle qu'elle soit unique, distincte de tous les autres objets et de toutes les autres paroles, et en même temps faire que cet objet, ce poème dit ou écrit, apparaisse comme une des choses de la vie de tous les jours ? L'artisan noir, qui fabrique un masque beau et efficace (les deux notions étant indissociables) apporte la réponse ; ce qu'il fait est l'expression même de la vie, indispensable aux hommes. L’artiste est un créateur : il sait travailler d'une manière qui devient organique ».Comme l’indique la note 12 ci-dessus, le travail créateur apparaît comme l'aboutissement d'un dialogue permanent entre le chaos et l'ordre, le désordre et la construction, la vitalité primordiale et l'ascétisme.
La véritable poésie est donc celle qui jaillit d'une activité spontanée de l'esprit et Or, cette poésie, cette attitude poétique de l'esprit, caractéristique selon Tzara de la culture nègre, constituent en même temps l'un des traits majeurs de ce qu’il appelle, après Jung, le «penser non-dirigé ». On voit bien en effet en quoi la poésie de dada, ainsi que l'image de la poésie nègre que se faisait dada, se rattachent au penser non-dirigé : l'un et l'autre privilégient le rêve et la « rêverie diurne », le penser fantaisiste et Imaginatif, renient la logique, et discourent pour désarticuler le discours « Dans une étude en préparation : Du Rêve dans la pensée des peuples primitifs, je me propose de démontrer que le penser dit non-dirigé est à tel point la dominante de ce qu'improprement on a appelé la « mentalité primitive » qu'il serait possible d'envisager un état pur de celle-ci où la cassure que représente pour nous le passage de l'état de rêve à celui de veille disparaisse complètement » .
La réflexion de Tristan Tzara sur l'humanisme nègre le convainc donc que le monde noir a possédé — et possède peut-être même encore — le secret d'une attitude où le « vrai et le faux cessent d'être perçus contradictoirement », où la raison ne rejette pas cette autre moitié de nous-mêmes que constitue l’imaginaire. L'idée capitale de Tzara, celle qui ne cessera plus d'orienter toute son action et toute son œuvre, est qu'il demeure possible, pour l'Occident, de tenir compte de cette valeur-clé de la civilisation nègre. Il est non seulement possible, mais urgent, de réintroduire le « penser non-dirigé » dans la « mentalité blanche », de lui refaire sa place — et ce sera d'abord, pour le poète, la tâche de se mettre à l'écoute de toutes les formes de poésie - activité de l'esprit, « d'objectiver la poésie latente » selon les termes d’henri behar. Il s'agit de procurer à la civilisation occidentale dont dès 1916, Dada avait perçu les signes de décomposition) la nouvelle dimension spirituelle qu'elle a oublié de se donner en privilégiant la machine, le progrès scientifique : « Théoriquement, nous pouvons admettre que, de même qu'une mentalité primitive a pu exister, dont la caractéristique a été le penser non-dirigé à l'état relativement pur, ce qui pour nous est difficilement concevable, un nouvel état pourrait naître dans une société communiste, où tous les rapports de valeurs seraient nouveaux, un état poétique qui sera dominé par le penser dit non-dirigé superposé à la structure de la civilisation et à ses conquêtes indestructibles. Il ne peut plus, pour nous, s'agir de retrancher quoi que ce soit et retourner en arrière, à un .état primitif par exemple, comme certains auteurs du XVIII8 siècle le voulaient, mais d'établir une superstructure d'ordre psychique sur une masse existante».
En 1931, Tzara espèrait que la « société communiste » provoquerait le passage du penser-dirigé au penser non-dirigé.Des évènements (comme l’invasion de la hongrie) le firent changer d’avis plus tard . Ce qui demeure c'est le lien que Tzara a toujours établi entre les valeurs du monde noir et le sauvetage de notre monde.
l'art nouveau est en première ligne : concentration-angles de la pyramide vers le point du sommet qui est une croix ; par cette pureté nous avons déformé, premièrement, décomposé l'objet, nous nous sommes approchés de sa surface, nous l'avons pénétrée. Nous voulons la clarté qui est directe. L'art se groupe dans ses camps, avec ses métiers spéciaux, dans ses frontières. Les influences de nature étrangère, qui s'entremêlaient sont les lambeaux d'une doublure de la Renaissance, accrochés encore à l'âme de nos prochains, car mon frère a l'âme aux branches aiguës noires d'automne.
Mon autre frère est naïf et bon et rit. Il mange en Afrique et dans les bracelets des îles océaniennes. Il concentre sa vision sur la tête, la taille en bois de fer, patiemment, et perd le rapport conventionnel entre la tété et le reste du corps. Sa pensée est : l'homme marche verticalement, toute chose de la nature est symétrique. En travaillant, les relations nouvelles se rangent par degrés de nécessité ; de cette pureté naquit l'expression.
Du noir puisons la lumière. Simpleriche. Naïveté lumineuse. Les matériaux divers balance de la forme. Construire en hiérarchie équilibrée.
Œil : bouton, ouvre-toi large rond pointu pour pénétrer mes os et ma croyance. Transforme mon pays en prière de joie d'angoisse. Œil de ouate coule dans mon sang.
L'art fut dans l'enfance du temps, prière. Bois et pierre furent vérité. Dans l'homme je vois la lune, les plantes, le noir, le métal, l'étoile, le poisson. Qu'on laisse glisser les éléments cosmiques, symétriquement. Déformer bouillir. La main est forte grande. La bouche contient la puissance de l'obscur, substance invisible, bonté, peur, sagesse, création, feu.
Personne n'a vu si clairement que moi ce soir, moudre le blanc.
Sic, n° 21-22, Paris, septembre-octobre 1917.
« L'œuvre d'art n'est pas un simple objet de divertissement. Nombreux sont pourtant ceux qui aujourd'hui encore ont pris le parti de se satisfaire d'une pareille proposition. L'œuvre d'art essaie non seulement de se détacher des faibles conditions humaines, mais aussi de les dominer. Sa vie intrinsèque présente, toutes proportions gardées par rapport aux problèmes de la vie actuelle, le même caractère de mystère et d'inconséquence que nous aimons dans l'art océanien. Ce qu'on appelle habituellement esthétique ne peut s'appliquer ni à l'un ni à l'autre de ces arts, son grossier filet de mensonges et d'absurdités ne laisse plus rien passer de ce qui nous intéresse aujourd'hui. Si une opposition sourde se manifeste contre l'élaboration de nouveaux critères esthétiques, c'est en vertu de ce principe de vitalité qui veut qu'au même degré de puissance beauté et laideur soient ambivalentes, comme affirmation et négation ont déjà conquis une équivalence de plans dans le domaine de la pensée et ne prouvent plus rien quant à la nature profonde d'une quelconque manifestation spirituelle.
Ce n'est qu'à la lumière de la poésie qu'on peut toucher le mystère créateur de l'art océanien.
Des possibilités de la poésie est née l'invention du monde.
Cahiers d'art, 4e année, n° 2-3, 1929.
Le mécanisme de la création artistique ne repose pas uniquementsurl'inventiondesformes.Lesarts archaïques ou primitifs nous enseignent que les styles naissent d'une communauté sociale ou religieuse fortement constituée, mais aussi que la nécessité d'expression est inhérente à la nature de l'homme - peut-être en est-elle même un des premiers modes de raisonnement ? -, et que, en tout état de cause, la société ne saurait prendre forme si ses peintres, ses sculpteurs et ses poètes n'étaient profondément ancrés dans sa réalité intime. Les arts nous apprennent également qu'aux différentes étapes de l'évolution humaine, à travers les vicissitudes, les peines, les malheurs, l'homme a toujours lutté pour le perfectionnement de sa condition matérielle et morale, et qu'en fin de compte ce sont les valeurs de vie et de lumière qui ont eu le dessus sur les forces de l'obscurité. Ceux qui abordent les angoissantes questions du moment dans les perspectives d'un avenir possible, plus juste, plus beau, ne sauraient rester indifférents devant les trésors de sensibilité et d'ingéniosité du passé lointain ; ils y trouveront la preuve de cette énergie que, pour consolider sa dignité, l'homme n'a cessé de déployer tout au long des difficiles chemins de la connaissance.
« L'art mexicain, l'art précolombien », Les Lettres françaises, n° 415, 23 mai 1952.
"En appliquant la dénomination d'art primitif, dénomination expressément péjorative, du moins à son origine, aux productions artistiques de l'Afrique noire, del'Océanie ou de l'Amérique précolombienne, n'entendait-on pas signifier que, par son état d'infériorité, le'
sentiment du beau dans ces parties du globe ne pouvait pas se comparer à celui des peuples conquérants ?
Il est vrai que pour ce qui est de la peinture européenne dite primitive, du XIIe au XVe siècle, personne ne prétend plus que les artistes de ce temps étaient des êtres non évolués. Personne ne pense plus que négliger les lois de la perspective, telles que la Renaissance les a fixées, pour leur en substituer d'autres, signifie méconnaître les principes de la peinture. L'histoire de l'art est faite d'oppositions et de découvertes qui sont le reflet de l'évolution sociale, sinon à la manière d'un miroir, du moins comme une contrepartie de l'histoire. Dans cette évolution de l'art, on peut souvent entrevoir l'annonce, non pas du cours de l'histoire elle-même, mais des lignes directrices qui la précèdent et la déterminent, et cela dans l'esprit dont parle Marx à propos des poètes qui prévoient l'avenir. C'est une constante interaction à effets réciproques qui définit l'histoire de la pensée dans ses rapports avec la société.
Il serait trop long ici de dire en détail pour quelles raisons d'ordre artistique Matisse, en 1906, ayant découvert dans un magasin de curiosités une statuette africaine, s'enthousiasma pour cet art. Le fait est qu'il y décela, sinon une correspondance, du moins une confirmation de la validité de ses recherches picturales. Picasso et Derain ne tardèrent pas à s'intéresser à cette découverte. Le problème architectural de la composition et celui d'une synthèse de la réalité des formes dans leur peinture trouvaient dans la conception de la statuaire nègre l'amorce d'une solution.
En ouvrant des voies nouvelles à la création artistique, cette découverte eut une influence certaine sur la démarche des idées. C'est le climat de sympathie créé par les artistes au début de ce siècle qui a permis d'étudier les formes de sensibilité propres aux arts de l'Afrique noire. Il ne s'agit plus désormais de regarder ces productions sous l'angle de la curiosité ou de l'exotisme, mais avec la même rigueur que lorsqu'on pénètre dans le monde de la statuaire égyptienne ou grecque archaïque.
Le seul fait que l'art nègre entre, de nos jours, à l'égal des arts consacrés, dans le domaine culturel universel, où tant de millénaire sagesse et de beauté forment le trésor qui est l'héritage de l'homme d'aujourd'hui, n'est-il pas le signe que l'idéologie moderne, du moins à son avant-garde, est prête à envisager la libération des peuples noirs comme une nécessité inéluctable ?
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« Pour [Dada], l’art était une des formes, commune à tous les hommes, de cette activité poétique dont la racine profonde se confond avec la structure primitive de la vie affective. Dada a essayé de mettre en pratique cette théorie reliant l’art nègre, africain et océanien à la vie mentale et à son expression immédiate au niveau de l’homme contemporain, en organisant des soirées nègres de danse et de musique improvisées. Il s’agissait pour lui de retrouver, dans les profondeurs de la conscience, les sources exaltantes de la fonction poétique. »Primitivisme et surréalisme : une « synthèse » impossible ?Philippe Sabot UMR « Savoirs et textes », C.N.R.S.-Université de Lille 3
(c’est moi qui souligne en rouge certains extraits des textes)
« Qu'il existe au XXe siècle, à propos du monde noir, un discours mythologique original et différent de la mythologie raciste traditionnelle n'a rien de surprenant. Ce n'est pas un hasard si c'est justement aux alentours de 1914 que commence à se développer, chez certains écrivains, une pensée qui refuse les stéréotypes dépréciatifs usuels et qui valorise systématiquement les cultures nègres. Ce « primitivisme nègre » a, en effet, pu voir sa naissance favorisée par la convergence de deux ordres de facteurs historiques. Pour schématiser, il y a eu d'une part, chez les artistes et les écrivains, un besoin de renouvellement des sources, des techniques et des finalités ; d'autre part, il y a eu, au même moment en Europe, apport d'un matériau culturel nègre de nature à satisfaire le besoin de renouveau. Une analyse un peu plus détaillée de ce phénomène de convergence accidentelle entre une « demande » et une « offre » permettra de faire ressortir déjà l'originalité du « primitivisme nègre » au XXe siècle. ».Jean Claude Blachere.LE MODELE NEGRE. Nouvelles editions africaines
Le primitivisme est aujourd'hui considéré comme un ensemble d'idées relativement récent, apparu en Europe occidentale au XVIIIe siècle pendant le Siècle des Lumières, lequel coïncida avec le début d'une période d'expansion coloniale européenne. De fait, le colonialisme est au cœur des théories sur le primitivisme. L'entreprise coloniale des XVIIIe et XIXe siècles fournit une profusion d'exemples de cultures nouvelles pour l'Occident, dans le cadre d'un système de relations de pouvoir inégales qui établissait que le primitif ou, comme on l'appelait le plus souvent « le sauvage », était immanquablement le partenaire dominé. Géographiquement, les croyances européennes situaient le sauvage en Afrique centrale et australe, aux Amériques et en Océanie.
En ce qui concerne l’art, le terme ne désigne pas un groupe d'artistes organisés comme tel, ni même un style identifiable ayant émergé à un moment historique donné ; il rassemble plutôt diverses réactions d'artistes de cette période aux idées sur le primitif. Traditionnellement, le primitivisme dans l'art moderne(les arts plastiques surtout) s'inscrit dans un contexte où les artistes utilisaient des objets nommément primitifs comme modèles d'élaboration pour leur propre travail. Cela étant, le primitivisme englobe bien davantage que de simples emprunts formels à l'art non européen . Son sens réside dans l'intérêt des artistes pour » l'esprit primitif, » et il est en général marqué par des tentatives d'accès à des modes de pensée et de vision considérés comme plus fondamentaux.
Dans le debut du siècle s’inscrit une sorte « de crise de l’esprit » selon le mot de Valery accompagnant la prospérité économique .Comme le note Jean Laude dans La Peinture française et l'art nègre: « La deuxième révolution industrielle voit s'ouvrir devant elle des perspectives qui, tout à la fois, exaltent, fascinent, effrayent (...). L'urbanisation et l'industrialisation avec ses conséquences : intellectualisme, cosmopolitisme et éloignement du rythme universel de la vie (...), une économie fondée sur la consommation, aliénant l'homme à l'objet qu'il produit (selon les marxistes) (..), l'effondrement des cosmogonies anciennes dues aux progrès des sciences qui habituent l'esprit à la relativité et au principe d'incertitude, qui rompent les liaisons déterministes étroites (...), telles sont les causes qui peuvent être tour à tour invoquées, ensemble ou isolément, pour expliquer cette mutation profonde qui se produit dans l'esprit (...) »
Le syndrome de cette crise de l’esprit, recherche anxieuse des origines de la vie et de l'esprit, va se cristalliser dans la fascination exercée par les « mystères de la nature » d’où une nostalgie de l’origine, de la matrice originelle universelle , d’où une quête du paradis primordial que la civilisation matérialiste nous aurait fait perdre, paradis originel dont certaines sociétés humaines seraient encore assez proches. En ce sens le primitivisme moderne retrouve celui né au siècle des lumières, dont le mythe du « bon sauvage » .L'un et l'autre sont les manifestations d'une inquiétude de l'individu submergé par une « civilisation » qui perdrait son âme, entrainant une nostalgie de l' « avant » ou de l' « ailleurs »; l'un et l'autre sont nés à ces époques grosses d'orages à venir ; l'un et l'autre enfin sont apparus à des époques d'expansion coloniale — où l'Europe « découvre », absorbe, soumet, baptise et administre l’ « Autre ». Le terme primitivisme permet justement de donner sens à cette quête : d’abord réservé à l'imitation des premiers grands peintres antérieurs à la Renaissance,(les Primitifs) il va maintenant désigner par une simple extension de sens un phénomène artistique et littéraire : l'intérêt porté aux « primitifs »,(au sens ethnologique de peu évolué), à leurs valeurs morales ou à leur production artistique. jean claude BLACHERE dans son ouvrage le modèle nègre a ainsi étudié autour d’Apollinaire, de Cendrars et de Tzara, le courant de sympathie portés par ces écrivains aux cultures méprisées ; d’où la constitution d’un nouvel imaginaire collectif ,de nouvelles valeurs esthétiques, un nouveau modèle d’inspiration menant à une révolution poétique de g.apollinaire aux surréalistes. Jean Claude Blachère en souligne le mérite comme les illusions ou ambigüités.
« Nous appellerons primitivisme la croyance à l'existence de formes premières d'une culture donnée et la croyance conjointe que ces formes archaïques peuvent constituer un modèle, ou du moins peuvent receler des solutions aux problèmes qui se posent aux sociétés modernes. Le primitivisme est un acte de foi dans le passé de l'humanité, un acte de défiance à l'égard du progrès. Cette croyance s'applique indifféremment aux diverses valeurs d'une civilisation ; elle peut toutefois, selon les circonstances, privilégier le domaine religieux, celui de l'art, celui de la langue ou de la littérature. Comme toute croyance, la foi primitiviste est irrationnelle ; cala est bien perceptible dans le fait que le primitivisme privilégie systématiquement toute manifestation culturelle qu'il imagine « primitive », c'est-à-dire compatible avec l'idée qu'il se fait du primitif. Ainsi, le primitivisme linguistique imagine que les langues primitives sont concrètes, n'ont pas de grammaire, n'autorisent pas la concep-tualisation ; les écrivains qui s'emparent de ce mythe valorisent ce que Cendrars appelait « la langue des sauvages ». Il est évident que le primitivisme ainsi défini est une attitude d'esprit non-scientifique ; plus précisément, le primitivisme s'appuie sur quelques notions d'anthropologie mal assimilées ou sur des idées depuis longtemps abandonnées, telles les théories évolutionnistes. La croyance primitiviste est de l'ordre du mythe, elle trouve tout naturellement son terrain d'élection dans le domaine de la littérature. »
Comme primitif ou primitivisme, le terme nègre comporte une grande ambigüité d’usage : Ce mot ne se réfère pas, dans le cas considéré, à une « race », à des caractères ethniques précis. Lorsque Tzara recueille ce qu'il appelle des « poèmes nègres », il mélange des textes mélanésiens, malgaches et nègro-africains. Ce mot ne renvoie pas non plus à des traits culturels constants ; l'Anthologie nègre de Cendrars recueille, pêle-mêle, des contes, des poèmes, des proverbes, des devinettes ; lorsque Cendrars parle des nègres, il fait indifféremment référence aux Négro-Africains, aux Négro-Américains du Brésil, de Louisiane, des Antilles. L'emploi de « nègre » dans « art nègre » témoigne d'une confusion encore plus grande. On baptise ainsi les bronzes du Bénin, les fétiches à fonction sacrée et les objets à destination profane... En réalité, cette confusion (qui se prolongea bien longtemps après la première guerre mondiale) s'explique dans la mesure où le Blanc ne perçoit le Nègre que par opposition à lui, et non par ses caractéristiques propres. L'expression « art colonial » qu'on a parfois utilisée comme synonyme d' « art nègre » est éclairante : elle se réfère explicitement à une situation politique, qui se justifie elle-même par l'infériorité, la primitivité prétendues des peuples soumis.
« Chaque époque d'art a cherché dans le passé son double, et, quoique résultant d'une synthèse continue de toutes les acquisitions au cours des siècles, on peut affirmer que le cycle des tendances artistiques résume le déroulement même de l'évolution humaine, aussi bien sous l'aspect historique que sous celui de la personnalité. Chaque époque donne naissance à une sensibilité nouvelle : il est aisé de concevoir que Renoir, par exemple, passant devant la boutique du père Heymann, ait pu rester insensible devant une sculpture nègre, sans que pour cela la qualité de sa sensibilité puisse être mise en doute. Ce sont les préoccupations particulières de Matisse ou de Picasso, éveillant en eux une sensibilité plastique correspondante, qui leur a fait entrevoir les possibilités virtuelles de développement de l'esthétique nègre, possibilités que les autres arts classiques ou consacrés étaient incapables d'offrir. Toute nouvelle génération a pu constater l'épuisement des vertus fécondantes d'une époque d'art du passé et, corrélativement, la mise en lumière d'une période négligée.
Il est à remarquer que, pour les Cubistes, la dénomination d'art nègre comprenait les statuaires aussi bien africaines qu'océaniennes. Ce n'est que bien plus tard qu'une distinction plus nette put être établie. Les collections de Frank Haviland, de Marius de Zayas, de Paul Guillaume, de Level, de Rupalley, etc., contenaient indistinctement des pièces africaines et océaniennes, leurs attributions respectives étant, par ailleurs, des plus imprécises. On peut dire, en général, que la sculpture africaine fut mieux connue, et que l'art océanien était surtout représenté par des objets de la Nouvelle-Calédonie et des Marquises apportés par les coloniaux. C'est l'Afrique qui a principalement influencé l'art moderne au moment où les recherches d'ordre plastique devaient marquer une réaction contre le Romantisme de la couleur par lequel les Fauves en leur temps s'étaient opposés aux Symbolistes maniérés et aux Impressionnistes attardés. Le Cubisme est alors apparu comme une sorte de classicisme, et c'est dans la rigueur de la statuaire africaine, dans le dépouillement des volumes réduits à leur expression essentielle, que les tenants de la nouvelle tendance s'efforcèrent de retrouver les fondements de la grande peinture traditionnelle.
TRISTAN TZARA.DECOUVERTE DES ARTS DITS PRIMITIFS.
Jean claude Blachère étudiant le primitivisme littéraire a regroupé les écrivains en deux générations différentes. Celle de 1914, formée des pionniers, qui s'intéressent d'abord à l'art, au folklore, à la poésie nègres (Apollinaire, Cendrars et Tzara). La génération suivante, de laquelle émergent les noms de Breton, Eluard, Soupault, Desnos, Artaud, Crevel, Leiris —et encore Tzara — participera aux premières manifestations du primitivisme nègre, en particulier au sein du groupe dada puis au surréalisme. Après 1924, l'orientation surréaliste donnée à toute réflexion sur l'art, la littérature, la condition humaine, modifiera le contenu du primitivisme nègre. Les trois premiers cités furent surtout des poètes qui ont incarné, à des degrés divers, les tentatives de renouvellement de la poésie française autour de 1914. Ils furent donc les témoins privilégiés d'une période d'intense remise en question des valeurs occidentales ; ils en furent les principaux acteurs. Tzara surtout pousse aux extrêmes les conséquences du choix des valeurs nègres comme modèle. Le primitivisme nègre est, chez lui, utilisé comme une « arme miraculeuse » dans son combat contre la raison et la morale occidentales.
Tristan Tzara, de son vrai nom Samuel Rosenstock ,(né le 16 avril 1896 à Moineşti, Roumanie, mort le 25 décembre 1963 à Paris) fut un écrivain, poète et essayiste de langue française et roumaine. En 1915, il adopte le pseudonyme de Tristan Tzara : Tristan en référence au héros de l'opéra de Richard Wagner « Tristan et Isolde » et Tzara parce que cela signifie "terre" ou "pays" en roumain. Élève de philosophie et mathématiques à Bucarest il a quitté son pays pour Zurich. Avec d'autres réfugiés de diverses nationalités (son ami roumain Marcel Janco, Hans Arp, Richard Huelsenbeck), il participe aux soirées d'un cabaret, le cabaret Voltaire, ouvert par un réfractaire allemand, Hugo Ball, homme de théâtre et écrivain. D'abord marqués par la « modernité » sous tous ses aspects (Blaise Cendrars et Marinetti, Modigliani et Picasso...), les spectacles de cabaret, puis la Revue dada qui en naît bientôt vont, entraînés par Tzara, rompre définitivement avec l'avant-garde littéraire et artistique.
La légende veut que Dada soit né le 8 février 1916 au café Terrasse à Zurich, son nom ayant été trouvé à l'aide d'un coupe-papier glissé au hasard entre les pages d'un dictionnaire. Plusieurs auteurs en ont revendiqué la paternité, alléguant des preuves qui doivent toutes être tenues pour fausses. On estime que la première performance dadaïste a eu lieu en février, lorsque Tzara, âgé de dix-neuf ans, est entré au Cabaret Voltaire portant un monocle et chantant des mélodies sentimentales devant les spectateurs scandalisés, quittant la scène pour laisser l'espace aux acteurs masqués sur des échasses, et retournant sur scène dans un costume de clown.
« ... Dada ne signifie rien [...] Je suis contre les systèmes, le plus acceptable des systèmes est celui de n'en avoir aucun [...] Que chaque homme crie : il y a un grand travail destructif, négatif, à accomplir. Balayer, nettoyer [...] Abolition de la mémoire : DADA ; abolition de l'archéologie : DADA ; abolition des prophètes : DADA ; abolition du futur : DADA [...] Liberté : DADA, DADA, DADA, hurlement des douleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences : LA VIE. »
Les dadaïstes venaient de Roumanie (Tristan Tzara, Marcel Janco), d'Allemagne (Hugo Ball, puis Richard Huelsenbeck), de l'Alsace annexée (Hans Arp)..., et ils animèrent des soirées poétiques avec musique, danses, présentation de tableaux, ainsi qu'une revue portant le même nom que la salle où ils se manifestaient, le Cabaret Voltaire. «Cabaret Voltaire. Sous ce nom c’est établie une jeune compagnie d’artistes et d’écrivains qui a pour objet de créer un centre de divertissement artistique. Le principe du cabaret prévoit des réunions quotidiennes avec des programmes musicaux et poétiques, exécutés par les artistes présents parmi le public. Tous les jeunes artistes de Zurich, de toutes les tendances sont invités par la présente à venir apporter leur concours et suggestion. » Communiqué de presse.
« Marcel Janco dessine, crée des masques, Tzara écrit des « poèmes nègres » avec quelques emprunts amusants à la langue roumaine. Après un travail de recherche pour retrouver des textes d’origines africaine, malgache et océanienne, il intègre ces documents aux soirées du Cabaret. Les programmes annoncent des vers de tribus Aranda Kinya ou Loritja… Hugo Ball est toujours aux percussions et Maya Chrusecz accepte de danser avec des masques de Janco, sur des textes de… Tristan. ”Tristan Tzara : L’homme qui inventa la Révolution Dada biographie, François Buot Editions Grasset
Tzara rédige le « Manifeste dada 1918 » (dans Dada 3 qui porte en exergue sur sa couverture une phrase de Descartes : « Je ne veux même pas savoir qu'il y a eu des hommes avant moi ») . il y démolit toutes les valeurs et lance l'appel à la subversion totale, soutient la prééminence de la vie et de l'acte sur les arts et les idées, invite à jeter bas les idoles « .Tzara étend son doute à des domaines qui en étaient préservés : l'art (tous les arts), la poésie, substituts de Dieu et des religions .Après sa rencontre à Zurich en 1918 avec Francis Picabia, contempteur de toutes les croyances et proto-dada à New York, Tzara ajoutera au doute originel un pessimisme enveloppant philosophies et sciences un pessimisme absolu qui sera la marque de Dada à Paris où Tzara s'installe, à l'invitation de Picabia, en 1920. Un pessimisme hilare !!
Tzara récuse toute hiérarchie des valeurs ; il prône l'éphémère, le jour toujours nouveau, l'interchangeabilité des moyens, la confusion des genres. Dada naît dans le spectacle et pour le spectacle, celui qu'il se donne à lui-même et, davantage, celui que le public outré, vociférant lui procure. La Première... (1916) et La Deuxième Aventure céleste de M. Antipyrine (1921) affirment la volonté de Dada d'être spectacle par l'échange, dans une complète incohérence, de mots... ou de projectiles entre la salle et la scène, théâtre où chaque personnage dit ce qu'il veut sans souci de l'autre, où les cris et les mots fusent comme autant de balles à relancer ; Mouchoir de nuages (1924), théâtre totalement refermé sur lui-même, acteurs changeant de costumes, se maquillant à la vue des spectateurs, se parlant entre deux scènes ; seconds rôles commentant la scène passée ou à venir ; utilisation des techniques du feuilleton et des films à épisodes, du « flash back », des projections d'images photographiques, du collage par intégration de trois scènes de Hamlet, bref « la plus remarquable image dramatique de l'art moderne » (Aragon). Apport capital – le plus important sans doute après Jarry – dans la dramaturgie de notre temps. NOEL ARNAUD.ARTICLE TZARA.EU.
Les soirées dada, provocantes, tumultueuses, se multiplient, et les bulletins, revues, tracts, manifestes. Partout Dada est présent : Cologne, Berlin, Hanovre, Rome, Naples, Prague, Madrid, Zagreb. Dada triomphe, jusqu'au jour où le surréalisme, en germe dans les numéros pré-dada de Littérature, le submergera Dada ne se résume pas uniquement à une chronique scandaleuse. Les multiples revues éphémères, les tableaux, les recueils publiés sous l'égide du mouvement ont, en dépit d'un certain fatras dû aux circonstances (réaction contre la critique, querelles internes), servi de laboratoire à une poésie et une esthétique nouvelles, exprimant directement les émotions, les soubresauts de la conscience individuelle. Par exemple,en 1918, Tzara donne son premier recueil : Vingt-Cinq Poèmes, illustré par Arp, qui comprend plusieurs « poèmes à crier et à danser » interprétés au cabaret et des transpositions phonétiques de chants nègres. « Les contractions elliptiques qu’ils contiennent, expliquera plus tard Tzara, souvent réduites jusqu'à accumuler les mots hors de toute liaison grammaticale ou de sens, avaient pour but de produire une sorte de choc émotionnel. »Plus tard dans un essai « Essai sur la situation de la poésie » le même Tzara rallié au surréalisme en 1929 reprend une opposition, attestée depuis le romantisme, entre la poésie « moyen d'expression » qui participe du penser dirigé ou logique et la poésie « activité de l'esprit » qui appartient au penser non dirigé (rêves et rêveries, fantaisie et imagination)-les deux concepts ayant été formulés par Jung : « La forme du penser non-dirigé (ou associatif, ou hypologique) se détourne (de la réalité), libère des désirs subjectifs et reste absolument improductive, réfractaire à toute adaptation> (Jung). Pour Tzara ce n'est pas cependant un simple produit venu de l’inconscient avec ses irruptions incohérentes, mais une manière de vivre et, à sa pointe extrême, un rêve projeté dans l'action.
Cette rencontre fut souvent occultée : l’image tumultueuse d’un Rimbaud de 17ans qui fit irruption au sein de Dada à Zurich dès 1916, oblitérera parfois le reste de sa vie et de son œuvre.Elle oblitéra souvent le fait que Tzara fut un des meilleurs connaisseurs et collectionneur de l’art nègre. Son nom figure dès 1930 parmi les principaux collectionneurs de l'époque dont les œuvres furent montrées lors d'une importante exposition devenue historique en la galerie Pigalle. Pas moins de trente-trois pièces furent alors prêtées par Tristan Tzara. La petite histoire retiendra que Tzara, passionnément engagé dans sa collection, partait souvent « chercher des nègres» comme l'on disait à l'époque.La collection de Tzara ne fut pas le fruit du hasard mais au contraire construite avec rigueur et savoir : il conservait ses objets en l'état originel, se refusant aux « restitutions » (restaurations) abusives. Il respectait l'état de la découverte sans concession à l’esthétique.
Cette passion de la collection chez Tzara fut en parfaite continuité logique avec d’autres recherches : ainsi le poète avait annoncé le préparation dans le premier numéro de la revue Dada (juillet 1917 ) d’un volume de POEMES NEGRES traduits par lui dans le même temps où il rédigeait des notes sur l'art nègre et la poésie nègre qui furent publiéesdans la revue Sic. . L'ensemble des poèmes nègres ne fut retrouvé qu'après sa mort dans les archives du poète.
« C'est à plusieurs titres que le nom de Tristan Tzara se trouve associé à l'histoire de la divulgation de ce que, anticipant le premier un embarras persistant de formulation, il désigna en 1951 comme les « arts dits primitifs ».
Des événements marquants dans la relation de Tzara aux arts dits primitifs, qui ont marqué la mémoire collective, la chronologie doit se lire à l'envers. C'est en 1988 en effet que la disper sion de sa collection d'arts africains et océaniens attira 1 attention bien plus que les premiers textes de Tzara en 1917, sur la poésie nègre ou que son livre de poèmes nègres, et ceci parce que ce projet commencé à la même époque ne parut qu'en édition posthume, pas assez visible dans ses œuvres complètes. A 1ER automne 1988, soit vingt-cinq ans après la mort du •été (1963), la mise en vente de sa collection d'arts primitif mit soudain en lumière aux yeux d'un large public la pertinence d'un ensemble qui était, lui, connu et vivement estimé par les connaisseurs depuis plus d'un demi-siècle. MARC DACHY.PREFACE A LA DECOUVERTE DES ARTS DITS PRIMITIFS DE TRISTAN TZARA.
Grand Nord Grand Sud : artistes inuit et aborigènes
Exposition présentée à l'Abbaye de Daoulas (Finistère) du 11 mai au 28 novembre 2010.
L’exposition « Grand Nord Grand Sud artistes inuit et aborigènes », conçue en coproduction avec le musée des Confluences à Lyon et présentée à l’Abbaye de Daoulas en 2010, interroge, au travers de la création artistique de ces deux peuples, la vitalité des identités culturelles autochtones, en même temps qu’elle nous renvoie à notre propre identité.
L’exposition réunit plus de 160 oeuvres d’artistes contemporains inuit et aborigènes, sculptures, peintures, photographies et vidéos, issues des collections du musée des Confluences et de collections publiques et privées.
A priori rien de plus éloignés que les Inuit du Canada et les Aborigènes d’Australie. Aux antipodes l’une de l’autre, les terres qu’ils habitent connaissent des climats, des paysages et des faunes rigoureusement différents. Pourtant l’histoire de la rencontre de ces cultures avec les européens présente des points communs.
L’histoire récente des deux communautés inuit et aborigène aboutit à la reconnaissance de leur autonomie dans la seconde moitié du 20e siècle. Des circonstances de cette confrontation à la civilisation moderne résulte un même sentiment identitaire chez ces deux communautés. Il s’agit pour elles de maintenir les traditions constitutives de leur culture propre, tout en participant à des échanges économiques et culturels internationaux parfois conflictuels. Le domaine de la création contemporaine permet de saisir ces convergences autour des questionnements essentiels : en quoi la production artistique peut-elle précéder, épauler ou suivre l’affirmation de l’identité culturelle des peuples autochtones ? Comment la création artistique s’affranchit-elle de son assignation à une culture précise ?
"Rencontre improbable que celle d'artistes inuit d'Arctique et d'artistes aborigènes d'Australie. Aux antipodes les unes des autres, leurs terres abritent des histoires et des cultures très différentes. Cependant, depuis une cinquantaine d'années, leurs deux pratiques artistiques se sont développées en interaction avec la modernité occidentale. Comment l'art peut-il accompagner l'affirmation d'identités culturelles spécifiques ou s'en détourner ? En quoi l'émergence de modernités autochtones amène-t-elle à repenser les traditions ? Les artistes, à travers leurs œuvres, offrent des réponses diverses qui manifestent un lien profond au territoire et à des mythologies singulières, tout en témoignant de réflexions personnelles sur l'histoire et le monde contemporain….."
"…L'irruption de la modernité dans des pratiques traditionnelles est donc ici une donnée culturelle quotidienne. On imagine dès lors que le choix de se saisir de la création contemporaine des deux peuples-aborigène d'Australie et inuit du Canada - pour mieux en comprendre les convergences sert à poser la question essentielle de savoir en quoi des pratiques artistiques peuvent devancer, épauler ou suivre l'affirmation d'une identité culturelle. L’enracinement n'interdit pas l'innovation ni l'ouverture au monde ; l'expression individuelle rend compte aussi d'aventures collectives. Peut-être d'une manière plus limpide que d'autres, les sociétés autochtones nous rappellent ainsi cette évidence que l'art est une forme de connaissance……
…Avant tout, il est juste d'inscrire ces deux cultures via leur création dans un contexte politique et territorial. Ensuite, on peut se poser la question de l'expression d'une culture de résistance dans sa dimension identitaire et revendicatrice et s'interroger sur le rapport de stimulation ou de contrainte avec le processus de création lui-même. L'exposition invite le visiteur à s'emparer de ces créations pour appréhender des processus de constructions identitaires face à la mondialisation ».Extrait du catalogue"
« ON A RATÉ UNE RENCONTRE AVEC L'AUTRE »
« Les dichotomies artificielles, témoignent d'un temps où la culture savante s'opposait à la culture populaire. L'écrit à l'oralité. La culture dite universelle aux cultures dites locales. Une vieille histoire, qui prend sa source au siècle des Lumières et qui se développe tout au long du XIXe siècle….
…Écoutons Jean-Marie Gustave Le Clézio (Le Monde, le 6 octobre 2009) :« Ce qui est certain, c'est que le monde s'est mutilé de cette moitié amérindienne lors de la conquête. On ne peut incriminer une nation en particulier. En revanche, on peut incriminer ce monde de la Renaissance qui, d'un côté, a développé des idées humanistes et, de l'autre, a institué l'esclavage, le travail forcé dans les mines, le viol des populations... Avec l'acquiescement de forces religieuses et morales de l'époque...
On a raté une rencontre avec l'autre et il est possible que l'on vive aujourd'hui les conséquences de ce déséquilibre né au XVIe siècle. Je pense que les grands problèmes écologiques que nous avons aujourd'hui auraient pu être différents... ».
« Les états-nations se sont construits autour d'un universalisme abstrait qui portait en lui le meilleur, qui portait en lui le pire. …Les états-nations alors guident l'humanité et apportent au monde des valeurs qui se disent universelles. À quel prix ? Sous le dogme des empires, la visée de l'universel a été le tragique vecteur d'une assimilation de l'Autre...
Edouard Glissant s'élève contre cet universel-là : « En aucun cas nous ne saurions supposer une "littérature universelle", valeur indistincte pour tous... Ou bien ce serait une littérature abstraite et sans contenu, à force de se vouloir dégagée de tout terreau, de tout caractère (c'est-à-dire à force de vouloir récuser la présence des fructueuses intimités et des terribles assauts et antagonismes des lieux et des espèces entre eux et dans la totalité), ou au contraire ce deviendrait une littérature particulière au plus haut point, qui se serait d'elle-même érigée en « universel » et proclamée recevable pour tous, pour conférer à ses modes propres une dimension généralisante qui les imposerait, en cette décidée « valeur », aux autres formes d'expression des civilisations ou des cultures... »
Le poète et penseur caraïbe en appelle, en réponse, à « ce poème non pas universel mais valant pour chacun et pourtous ». Il rejoint en cela Edgar Morin qui refuse l'universel abstrait du Même et ses tentations intégristes. L'esprit de système. Les totalités opaques. La clôture de la pensée. Edgar Morin nous invite à dépasser les Lumières et l'humanisme abstrait pour construire « une raison métissée par l'affectivité ». Intégrant Montaigne et Lévi-Strauss, il souhaite « abandonner l'idée abstraite de l'humain qui se trouve dans l'humanisme... »
« La perte d'un universalisme abstrait apparaît à beaucoup comme la perte de l'universel, la perte d'un pseudo-rationalisme apparaît aux rationalisateurs comme une montée de l'irrationalisme. Il y a certes crise d'un universalisme progressiste abstrait mais, dans le processus même où tout devient mondial et où tout se situe dans l'univers singulier qui est le nôtre, il y a enfin émergence de l'universel concret ».
CONSTRUIRE UN NOUVEL UNIVERSEL
Car tout change maintenant. Les évolutions de nos civilisations, le mouvement mondialisé, la puissance des images, les écrans de nos vies, inventent le monde comme un tout, le « Tout-monde » cher à Edouard Glissant. Voici les réseaux, les identités composites, et Tailleurs qui est en nous. Nous sommes toujours de quelque part, bien sûr, mais nous construisons aussi une citoyenneté terrienne et, comme jamais dans l'histoire, nous bricolons nos identités. Le temps du monde fini est bel et bien venu. Jamais plus nous ne serons tout à fait d'un seul lieu, d'une seule appartenance, d'une seule naissance.
Les vertus du décentrement du monde renversent les anciennes perspectives identitaires. Il faut accepter l'idée que l'humanité a d'abord en commun ses différences. Et ce n'est qu'en les acceptant, en les accueillant, que l'on s'invente des unités, des égalités, des fraternités riches des diversités créatrices. Le monde est en nous, écoutons sa rumeur.
Ce temps nouveau doit être celui d'une identité-relation, en opposition aux identités à racine unique qui dorénavant se nécrosent. Une identité qui relève et du déplacement et de l'enracinement. Il nous faut apprendre à être d'ici et d'ailleurs. Apprendre à accepter l’ailleurs, ici. Et l'ici, ailleurs. Au-delà de la dialectique, il faut même envisager un véritable « ici-ailleurs ». Soi-même comme un autre. L'autre en soi. Et soi en l'autre. Oui, une identité-relation, sans précédent dans l'histoire.
L'universel à inventer est un universel concret, basé sur cette philosophie de la relation. Un universel de la rencontre, du respect et du partage. Car la relation, ce n'est pas la fusion. Entre les deux, un écart, une tension et donc, un dialogue.
Reprenons Glissant : « La pensée poétique la mieux partagée résume l'affaire dans cette formule recevable fragilement, que nous avons reprise ici et là : "Agis dans ton lieu, pense avec le monde". Ton lieu est incontournable (c'est peut-être là notre répétition la plus fructueuse), II n'est pas de lieu-dit qui ne signifie. Les continents et les archipels font archipel, et non pas un massif ni une éminence inébranlables, aux bords déchiquetés. La totalité vit de ses propres infimes détails, les saveurs s'y déposent comme laits de rosée ou de caïmite, il n'y a plus d'Empire généralisable du monde, malgré la terreur des armes et les morts par centaines de milliers ».
« Vivre le monde : éprouver d'abord son lieu, ses fragilités, ses énergies, ses intuitions, son pouvoir de changer, de demeurer. Ses politiques. Vivre le lieu : dire le monde, aussi bien ». Voilà le projet pour demain. L'utopie suprême de ce siècle de tous les dangers. La nouvelle alliance, si impérative : tisser les liens entre les cultures. Peut-être sommes-nous, à l'issue d'un pourtant bien long chemin, à la véritable Aube des peuples. Alors, foin de hiérarchie et surtout de mépris entre culture savante et culture populaire…. »jean michel le boulanger. extrait du catalogue.
Autour de Gauguin, en Bretagne, se groupèrent beaucoup de jeunes artistes, comme Charles Laval, Emile Bernard, Charles Filiger, Meyer de Haan ou Armand Seguin,
«
L'œuvre d'art sera idéiste puisque son idéal unique sera l'expression de l'idée : symboliste puisqu'elle exprimera cette idée par des formes ; synthétique puisqu'elle écrira ses formes, ses signes, selon un mode de compréhension générale ; subjective puisque l'idée n'y sera jamais considérée en tant qu'objet, mais en tant que signe d'idée perçue par le sujet... Le tableau de chevalet est illogique ; le rôle de la peinture est de décorer de pensées, de rêves, d'idées, les murs des édifices. Mais il manque encore un élément à cette œuvre d'art : l'émotion, non l'émotion des faiseurs de chromos, mais l'émotion de l'âme qui frissonne » Albert Aurier .Le Mercure de France. mars 1891.
Une conception nouvelle de l'art devait donc s'affirmer dans les pensées comme dans les œuvres durant ces quelques années qui précédèrent 1890. Un renversement s'était accompli. Le critique Maurice Denis etle peintre emile bernard en théorisèrent les principes. Ne plus reproduire la nature et la vie par des à-peu-près et des trompe-l'œil improvisés, mais au contraire reproduire les émotionset les rêves en les représentant par des formes et des couleurs harmonieuses.L'idée est la forme des choses recueillies par l'imagination et donc il fallait peindre non plus devant la chose, mais en la reprenant dans l'imagination qui l'avait recueillie... La mémoire ne retient pas tout, mais ce qui frappe l'esprit. Donc formes et couleurs devenaient simples dans une égale unité. En peignant de mémoire, on abolissaitl'inutile complication des formes et des tons. Il restait un schéma du spectacle regardé. Toutes les lignes revenaient à leur architecture géométrique, tous les tons aux couleurs types de la palette prismatique.
Progressivement, derrière le voile des apparences, les artistes dévoilaient les constructions de l'esprit; derrière la perception, le concept reprenait l'importance essentielle du squelette sous les chairs qui le cachent mais qu'il soutient. Ils amorçaient l’eviction du Réel par la Plastique, à quoi le cubisme et les tendances abstraites nous ont plus tard conviés.
De son côté, et parallèlement, Van Gogh, loin de tout calcul, faisait surgir de la nature les forces ou les tourbillons énergétiques qui la balayaient et la tordaient en tout sens.On oubliait la nature pour ne plus voir que le souffle qui l’animait. Là, le Réel cédait le pas à l'Expression, et un autre courant naissait qui menait au fauvisme et, précisément, à l'expressionnisme.
Ces deux pouss
ées, vers la Plastique et vers l'Expression, qui vers 1885 se faisaient jour et qui allaient commander tout le développement de l'art moderne, Gauguin va les assumer toutes les deux : sa sensualité qui est vive, l'empêchera toujours d'oublier que la peinture ne peut se passer d'un contenu charnel. Jamais on ne le verra se détacher de structures identifiables ou tuer la vie par un excès de généralisations. Il va trouver donc trouver dans la subjectivité le point de fusion possible entre l'effort plastique et l'effort expressif qui se partageront l'art moderne et parfois le tirailleront contradictoirement. Gauguin sera fasciné par l'indicible (breton ou maori),qu’on l’appelle, comme on voudra,âme, ou psychisme inconscient (lui parlera de mystère) et par le problème de son langage ; il essaiera de découvrir comment cet indicible on peut le suggérer, faute de l'expliquer, comment tout ce qui parle aux sens: ligne, couleur, image, prend un sens inconscient qui échappe à la raison, à la logique et les dépasse(il annonce ainsi le surréalisme).A tout, il propose la même issue: l'affirmation et la personnalité de la ligne et de la couleur.
Maurice Denis décrivit cette révolution dans un texte célèbre :
« C'est de la boutique du père Tanguy, marchand de couleurs rue Clauzel, et de l'auberge Gloanec à Pont-Aven, qu'est sortie la grande bourrasque qui, vers 1890, a renouvelé l'art français. Chez Tanguy s'étalaient, pour l'édification des plus jeunes, les productions révolutionnaires de Van Gogh, de Gauguin, d'Emile Bernard et de leurs émules, accrochées en désordre à côté des toiles du maître incontesté, de l'initiateur du nouveau mouvement, Paul Cézanne... Sympathiques à tout ce qui nous paraissait nouveau et subversif, nous allions à ceux-là qui faisaient table rase non seulement de l'enseignement académique mais encore et surtout du naturalisme romantique ou photographique... Nous nous retrouvions aux premiers Indépendants où déjà se faisait sentir l'influence de Seurat et de Signac.
« Aux audaces des impressionnistes et des divisionnistes les nouveaux venus ajoutaient la gaucherie d'exécution et la simplification presque caricaturale de la forme : et c'était là le symbolisme. Nous sommes moralement blasés sur ce genre de hardiesse et le public y est fait ; mais il les confondait alors avec celle des Incohérents et des cabarets de « Montmartre ». Les synthèses des décorateurs japonais ne suffisaient pas à alimenter notre besoin de simplification. Idoles primitives ou extrême-orientales, calvaires bretons, figures de tapisseries et de vitraux, tout cela se mélangeait à des souvenirs de Daumier, au style gauchement poussinesque des Baigneuses de Cézanne, aux lourdes paysanneries de Pissarro. Les critiques nous reprochaient à cette époque de vouloir rebalbutier. En effet, nous retournions à l'enfance, nous faisions la bête, et c'était alors sans doute ce qu'il y avait de plus intelligent à faire. »….
« II (Gauguin)nous libérait de toutes les entraves que l'idée de copier apportait à nos instincts de peintre. A l'atelier, où le réalisme le plus grossier avait succédé à l'académisme falot des derniers élèves d'Ingres, nous aspirions à la joie de s'exprimer soi-même que réclamaient si instamment aussi les jeunes écrivains d'alors. La théorie des équivalents nous en fournissait les moyens ; nous l'avions tirée de son imagerie expressive; elle nous donnait droit au lyrisme et, par exemple, s'il était permis de peindre en vermillon cet arbre qui nous avait paru, à tel instant, très roux, pourquoi ne pas traduire plastiquement en les exagérant ces impressions : affirmer jusqu'à la déformation la courbure d'une belle épaule, outrer la blancheur nacrée d'une carnation, raidir la symétrie d'une ramure que n'agite aucun vent... Nous avions l'œil rempli des magnificences que Gauguin avait rapportées de la Martinique et de Pont-Aven. Rêveries splendides auprès des réalités misérables de l'enseignement officiel... Gauguin avait eu la chance, à un instant unique, de projeter dans l'esprit de quelques jeunes gens cette éblouissante lumière que l'art est avant tout un moyen d'expression.
Quelque chose d'essentiel, de profondément vrai, émanait de son art sauvage, de son bon sens fruste, de sa vigoureuse naïveté. Les paradoxes qu'il sortait dans la conversation, sans doute pour avoir l'air aussi prétentieux que les autres, cachaient des enseignements de base, des vérités essentielles, dont aucun art en aucun temps ne peut se passer. Il retrempait la peinture. C'était pour notre temps corrompu une sorte de Poussin sans culture classique. Comme le grand Poussin, il nous incitait à vouloir avec franchise ; et, pour lui, synthèse et style étaient à peu près synonymes. »
En écho aux propos de Maurice Denis et dans sa poursuite de l’indicible, Gauguin va être hanté désormais par la quête d’une sorte de renouveau paradoxaldans ce que le civilisé méprisant appelle le barbare et le sauvage ; une pureté originelle, un état plus sain et plus normal de la condition humaine. De là ses évasions successives, en Bretagne, à la Martinique, à Tahiti, aux Iles Marquises, toujours plus loin. Gauguin devait donc être le premier, avant Picasso et Derain, «découvreurs» de l'art nègre, à s'inspirer des peuples « primitifs ». Si le tableau n’est plus d’abord réaliste mais un jeu de lignes et de couleur selon le mot célèbre de Denis, ne risque t’-il pas en effet de finir dans le simple décoratif, le modern style ? Comment retrouver la signification ?« L’âme » le « sens » perdus par le réalisme , Gauguin va justement les retrouver dans les vieux calvaires bretons, manifestations d’ un sacré farouche, primitif , d’ un pressentiment « de dieux inconnus » .Il les cherchera plus tard dans les idoles et chez les femmes maories.
En 1890, il dresse le Christ Jaune derrière sa propre effigie; autour de Meyer de Haan, il fait tourbillonner d'étranges figures d'angoisse et il intitule la toile: Nirvana. Christianisme et bouddhisme, auquel sa plume fera souvent allusion, ne sont pas seuls à le solliciter. Ce ne sont pas les dogmes qui l'attirent, mais le choc du sacré, dontpour lui notre temps auraitperdu le sens, jusque dans sa religion. Notons que sacré pour lui est lié à une notion de puissance obscure, vierge et barbare. L'idole lui apporte ce que le Dieu ne lui donne plus. » (C’est moi qui souligne ici).René Huyghe op.cite
Cette recherche qui aboutit à ce qu’on nomme primitivisme (voir mes articles correspondants) n’est pas nouvelle chez le peintre : il a toujours prétendu qu’il y avait du sauvage en lui, faisant référence à ses propres ascendances péruviennes : II y a deux natures en moi », écrivait Gauguin à sa femme, précisément en 1888, «l'Indien et la sensitive ». et aussi« Les Dieux d'autrefois se sont gardé un asile dans la mémoire des femmes ,mais aussi dans celle des enfants ».
Cette mémoire était manifeste dans sa connaissance des vases péruviens auprès de qui il avait grandi(une céramique anthropomorphe aux anses détachées, qu'on trouve au Nord du Pérou) et il s’en étaitsans doute inspiré pour concevoirl’idole mystérieuse qu’il place à cotéde la belle Angèle . l'Exposition Universelle de 1889lui apporta en outre au peintre un ensembled'œuvres précolombiennes, surtout mexicaines,principalementdes moulages: il les étudia attentivement, prit plusieurs dessins ets'initia à leur écriture décorative. Cette vision,sans rapport avec celle de l'Europe, le préparait à celle queTahitilui offrira et qui n'est pas tellement éloignée ; il est de même des traitements simplifiés de la face humaine, familiers en particulier à l'art zapotèque, qui lui enseignèrent certains schématismes, comme ceux où les yeux et la bouche sont indiqués par des sortes d'amandes coupées d'un trait horizontal.
Il est temps ici d’analyser ce qu’on pourrait appeler l’exotisme de Gauguin. Un exotisme des plus complexes, beaucoup moins naïfque le laisseraient penser ses déclarationssur la sauvagerie du sol breton. Le mot naïveté, si cher à Gauguin et à ses amis, a été, comme le mot décoratif, un mot à double entente dont le prestige, depuis quarante ans, n'a cessé d'entretenir les malentendus et les quiproquos. il faut en partie faire un sort à certains aspects du mythe qu’on a formé de lui : « un romantique attardé promenant à travers le monde une désillusion incurable, cherchant uniquement un refuge à son besoin d'évasion, à son dégoût de la civilisation.
Autour de lui (et de Van Gogh) s'est cristallisé la légende de l'artiste novateur, incompris et rejeté par une société qu'il fuit et contre laquelle il se révolte. Cette légende participe d’un courant de pensée (chez Vlaminck et Derain en France, chez les expressionnistes en Allemagne) où les artistes se définissent par rapport à une société nouvelle qui se créait, à une civilisation qui s'urbanisait et s'industrialisait rapidement ; l’on a tiré la conclusion que l'art de notre temps - depuis son origine - exprime des valeurs de crise, reflète une crise de la civilisation. De ce point de vue, l'exemple de Gauguin serait en effet privilégié : il contient en germe quelques-uns des thèmes qui se développeront ultérieurement :le conflit de l'Imaginaire et du Réel; la contestation de la civilisation et la recherche de la pureté instinctive mais aussi un langage pictural quicherche à se renouveler.
Si l’on voulait résumer la problématique de Gauguin on pourrait la formuler la question :commenten effetréussir à peindre le « sens » ( qu’il nomme mystère )puisqu’ils’agit bienicide peindre ,par exemple la pureté , et non d’expliquer .
« Puvis explique son idée, oui, mais il ne la peint pas... Puvis intitulera un tableau "Pureté" et pour l'expliquer peindra une jeune vierge avec un lys à la main - symbole connu, donc on le comprend. Gauguin, au contraire, peindra au titre "Pureté" un paysage aux eaux limpides; aucune souillure de l'homme civilisé, peut-être un personnage ». Il ne s'agit pas « d'expliquer
une idée » à l'aide de « symboles connus » mais il convient de trouver d'autres symboles ou, plus exactement, des équivalences qui ne soient pas « des attributs explicatifs », lesquels « figeraient la toile dans une triste réalité ».
Répondant à cette problématique, L’exotisme de Gauguin sera double : une démarche effectuéed’une part, dans l'ordre des représentations et de l'idéologie et de l’autre dans celui des modes de figuration et de la vision. Il en retirera un double bénéfice : il renouvellera les thèmes iconographiques ; il prendra plus nettement conscience de l'orientation plastique qu'il entendait donner à son art.La volonté acharnée du peintreréussit à fondreces éléments divers en l’unité d’un style.
En premier lieu, l’exotisme estlié à l'élargissement des horizons figuratifs. Le peintre s'expatrie à la fois pour des raisons d'ordre matériel et à la recherche de nouveaux continents spirituels. Cet exil volontaire est certes une contestation de la civilisation mais aussiun effort de renouvellement des thèmes. Seslettres les explicitent : Le peintre n'évoque pas même la beauté des paysages, leur aspect pittoresque. Par contre, outre celle d'une vie matérielle plus aisée, il invoque, à plusieurs reprises, deux idées : ce qu'il compte trouver en Orient, à Madagascar ou à Tahiti, c'est « la grande pensée, la religion, le symbolisme, le mysticisme » tels que l'art les traduit. Le deuxième thème d’ailleurs liée au premier, est celui d'un retour aux sources, sources vitales que l'Occident aurait oblitérées.
Ce n'est pas parce qu'il croit « la vie moins chère aux colonies qu'à Paris », qu'il se décide à partir : il songe réellement à de nouveaux horizons. Il imagine trouver, en dehors de l'Europe, un autre climat spirituel. Sans doute Victor Segalen a-t-il raison d'écrire que s'il part vers les îles, « ce n'est pas par éblouissement éperdu de la lumière ». Cette lumière, il pouvait, s'il en avait besoin, la trouver en France - comme Van Gogh avait reconnu son Japon imaginaire à Arles. Et de plus, « il se sent de la chaleur à la créer ». En fait, selon le poète, « insoucieux du soleil vers qui il se met en route, il part avant tout afin de vivre librement ou - ou simplement - de vivre ». Mais « vivre » ne doit pas être entendu ici en son seul sens matériel : ce que recherche Gauguin, c'est un accord de lui-même et du monde, accord qu'il ne trouve plus en France.
Les pays où il envisage d'aller vivre pour peindre sont exclusivement des pays exotiques. Que pouvait-il attendre de ces pays ?
En juin 1890, il écrit, du Pouldu, à Emile Bernard : « Si je pense obtenir ce que je demande en ce moment, une bonne place au Tonkin où je travaillerai ma peinture et ferai des économies ». Mais aussitôt il ajoute : « Tout l'Orient, la grande pensée en lettres d'or dans tout leur art, tout cela vaut la peine d'étudier et il me semble que je me retremperai là-bas. L'Occident est pourri en ce moment et tout ce qui est Hercule peut comme Antée prendre des forces en touchant le sol de là-bas. » Dans le même temps, il ne perd pas de vue son projet pour Madagascar. Mais il reconnaît que, par rapport à la Grande île, « Tahiti est autrement privilégiée ». Toutefois, en juillet, il note, toujours à l'intention d'Emile Bernard, que « Madagascar offre plus de ressources comme types, religion, mysticisme, symbolisme ».jean laude. la peinture francaise et l’art negre.klincksieck
Gauguin emprunte souvent à ce propos le terme « mystère », chargé pour nous d’ésotérisme. L'emphase mise par Gauguin sur les qualités du "mystérieux" qu'on trouvait dans l'art primitif appartient en fait à l'esthétique de la fin du siècle, mystère étant le mot qu’employaient les symbolistes pour la réalité que l'art a pour but d'évoquer sous l'apparence. Ce qu’on a nommé primitivisme dans la lignée de Gauguin voyait dansl’art primitif (et d’abord dans la vie « sauvage pour Gauguin) l'expressiond'une vitalité immédiate et irrépressible; les artistes y trouvaient cette transcription directe de l'émotion qu'ils cherchaient dans leurs propres œuvres. On voyait ainsi la sculpture africaine , mélanésienne ou polynésienne sous un jour nouveau, sans être troublés par des préjugés conventionnels concernant la ressemblance, la technique, le contrôle et le fini.les primitivistes furent les premiers à comprendre que si un masque ou une statue a un but magique ou démoniaque, son traitement rude, grossier, une soi-disant brutalité dans la sculpture et un heurt dans les couleurs peuvent avoir justement un effet expressif de cette finalité à l’encontre de ce qu’offre l’esthétique conventionnelle.
En second lieu, à Tahiti aussi bien qu'à Hiva Oa, Gauguin voit donc des œuvres dont l'aspect le confirme dans ses recherches précédentes : elles complètent sa conception d'un art non-classique, formée à partir des calvaires bretons et des bas-reliefs égyptiens
Gauguin ne décrit pas sa « vision » à l'aide d'un système figuratif traditionnel : ce n'est pas seulement par l'anecdote - à laquelle pourrait se résumer le tableau - qu'il tente de transmettre une émotion, un sentiment ou une idée, mais c'est par le truchement d'une double réflexion sur les formes et les couleurs, sur les rapports des formes et des couleurs.
Il n'y a point chez Gauguin la tentation d'exprimer l'aspect phénoménal de l'exotisme avec des ressources qui le contrediraient. Il y aura au contraire un effort incessant pour traduire une réalité tahitienne ou marquisienne à l'aide de conventions n'appartenant pas à la tradition occidentale classique. L'exotisme de Gauguin apparaît comme un moyen qui justifie et, dans une certaine mesure, commande l'emploi d'autres conventions plastiques, empruntées pour la plupart aux arts archaïques ou dits « primitifs ».
« De même que Gauguin n'aurait pas considéré d'un même regard les tiki et les tapa polynésiens s'il n'avait auparavant étudié la leçon populaire bretonne, la sculpture égyptienne ou khmère, de même Matisse et Derain, Braque et Picasso n'auraient pas interrogé la statuaire et les masques de l'Afrique noire (ou bien ne les auraient pas interrogés de la même façon) s'ils n'y avaient pas été sensibilités par ce qui, dans l'œuvre de Gauguin pouvait porter vers eux…..
Par son apparente ambiguïté, l'œuvre de Gauguin peut facilement détourner du problème qu'elle pose. L'inquiétude métaphysique n'en est que la part la plus extérieure et la moins convaincante. Et cependant, c'est à travers elle que s'opère le renouvellement des thèmes figuratifs. « Les voyageurs du XVIIIe siècle, remarque Victor Segalen, avaient parfois à leur escorte un dessinateur instruit à l'antique, dont les œuvres étaient d'honorables burins à la mode. Plus tard, on trousse un Maori comme aux Batignolles on fait dans Italien. Il fallut l'abord de Gauguin de ces îles pour cerner, non point d'un seul coup d'œil, mais par de lentes études soudain rassemblées, les traits mystérieux - ou mieux, les traits du mystère - de cette race, et laisser sous l'enveloppe changeante et vivante sourdre le visage essentiel. » En bref, il s'agit pour Gauguin non pas de peindre le Maori tel qu'il apparaît mais de substituer aux représentations réalisées à l'aide de conventions « à l'antique » des présentations capables à la fois d'opérer une rupture avec la figuration stéréotypée et d'orienter l'imaginaire, tout en sauvegardant la vérité du modèle, son visage essentiel. jean laude. la peinture francaise et l’art negre.klincksieck
Durant les années 1889-1890, Gauguin vécut tantôt à Paris, tantôt en Bretagne. Mais il aspirait de nouveau à quitter la France. Où aller ? Il songeait au Tonkin, à Madagascar. Peu à peu, cependant, sa pensée se fixa sur Tahiti. « Puisse venir le jour, et peut-être bientôt, où j'irai m'enfuir dans les bois sur une île de l’Océanie, vivre là d'extase, de calme et d'art .Là, à Tahiti, je pourrai, au silence des belles nuits tropicales, écouter la douce musique murmurante des mouvements de mon cœur en harmonie amoureuse avec les êtres mystérieux de mon entourage. Libre enfin, sans souci d'argent, et pourrai aimer, chanter et mourir. »
En quittant la France pour Tahiti, où il arrivera le 8 juin 1891, Gauguin espérait donc trouver dans les Iles, non seulement une inspiration nouvelle, mais aussi les traces de l'âme primitive. Dans son désir de retourner au « dada de son enfance », au « bon cheval de bois », source régénératrice, il tentera d'éviter le plus possible les contacts européens, pour se rapprocher des indigènes, afin, par eux, de pénétrer leur « mystère ».
Cette énergie, il la promène d'abord de Paris en Bretagne, à Pont-Aven. Puis il se souvient d'autres terres plus lointaines que le « Finistère » — d'îles déjà vues dans sa jeunesse ou son adolescence; de pays entre les deux tropiques où le soleil au zénith ne fait pas d'ombre et pénètre tout même le crâne — et la machine animale évapore ses humeurs dans un bouillonnement de volupté. Et, parvenu à cet autre point (il a près de quarante ans) où l'on sent la série des années basculer et glisser au lieu de s'envoler, c'est alors seulement qu'il se décide et part pour les Antilles françaises, la Martinique. Il n'y a plus lieu des'étonner.Mêmeonescomptaitce départ, dont l'impromptu seul se manifeste qu'il soit si tardif! Gauguin, peintre enfin libéré, aurait dû se réembarquer plus tôt en sa vie... Comment Gauguin n'est-il pas, depuis longtemps déjà, parti ?
C'est en vérité qu'il est décidé au départ beaucoup moins sous l'attrait des haleurs aux horizons-mirages, que par la poussée du budget quotidien. Il calcule — et ceci demeure jusqu'à la fin pour lui un autre mirage — il croit la vie beaucoup moins chère aux colonies qu'à Paris. Ce n'est point par éblouissement éperdu de la lumière : il se sent de chaleur à la créer; mais par escompte, mal placé, d'une maison moins chère à conduire; d'une vie pratique plus aisée, dans cette arrière-province qu'est une colonie à la fin du xixe siècle. Insoucieux du soleil vers qui il se met en route, il part avant tout afin de vivre librement, ou — simplement — de vivre.
Enfin, et depuis tant de mots cet hommage ne mène qu'à écrire ceux-ci : Paul Gauguin, âgé de quarante-trois ans, se tourne vers le pays le plus éloigné de tous les continents solides, l'archipel qui poudre les mers du grand Océan, et parmi les milliers d'îles, choisissant l'unique, il fait son bagage pour Tahiti.
Pourquoi ce nouveau désir extrême-exotique ? Ce départ pour le « cinquième monde », ainsi que l'appelaient les grands navigateurs, après quoi, dirait un hagiographe, il n'est plus d'envolée possible que pour l'autre monde ?... Malgré les calculs de toutes sortes qui encombrèrent la vie domestique du grand peintre, et sa mort, et ce qui suivit sa mort, on peut du moins lui épargner ici l'injure d'une enquête et s'incliner devant ce fait : il s'embarque, un beau jour, pour la Polynésie.
On dira : instinct, pur instinct. Oui, mais de génie. C'est pourquoi l'instinct fut glorieusement rétribué. C'est pourquoi l'artiste reçut là-bas une plus haute récompense que jamais élève d'un jury : la révélation de sa maîtrise. Ce qui désormais devait être le domaine où bâtir sa maison régnante fut révélé à Gauguin par Tahiti. victor segalen hommage à paul gauguin.
Les carnavals masqués , continuent à rendre hommage aux mythes anciens un peu partout . Habillé sous forme de chèvre, de diable, d’ours ou de monstre avec mâchoire en acier, « l’homme sauvage » appartient au monde de ces mythes.
Le photographe Français Charles Freger découvre le Krampus ) à Salzburg lors d’une mascarade. - créature démoniaque, née dans des pays comme l’Autriche, la Bulgarie ou la Slovénie. Fasciné par la rencontre, il se mit à la recherche des divers figures du mythe dans une chasse photographique à travers, ce qu’il appelle « l’Europe tribale ».
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