ce texte fait suite à ceux consacrés aux rites de la tarentule;cf également la catégorie tissage .
Soit qu'elle trace à l'aiguille les premiers traits; soit qu'elle dévide la laine en globes arrondis; soit que, mollement pressés, de longs fils s'étendent imitant, par leur blancheur et leur finesse, des nuages légers; soit que le fuseau roule sous ses doigts délicats; soit enfin que l'aiguille dessine ou peigne sur sa trame, on croirait reconnaître l'élève de Pallas. Mais Arachné rejette cet éloge. Elle ne peut souffrir qu'on lui donne pour maîtresse une immortelle : "Qu'elle ose me disputer le prix, disait-elle ! Si je suis vaincue, à tout je me soumets". Ovide. les métamorphoses .Arachné
L'observation des formes spécifiques de la religiosité populaire en Italie ,étudiées par E.De MARTINO ET C.GALLINI fait découvrir un panorama extrêmement varié et complexe, dont les éléments et les composantes correspondent à une stratification accumulée sur un temps très large, qui va de l'antiquité préchrétienne au Moyen Age, jusqu'à notre époque actuelle.. Ces composantes se sont formées d'après des modèles multiformes, depuis les systèmes de croyances et de pratiques magiques ou magico-thérapeutiques, en passant par des rituels d'exaltation collective liés à certaines dévotions traditionnelles. Dans une perspective historico-religieuse, il est possible de reconstruire les strates d'appartenance originaire de chacun des contextes et des diverses composantes dont il a été question. Les formes archaïsantes, telles les croyances et pratiques magiques ou magico-thérapeutiques, les pleurs funèbres, le « tarantisme », la célébration des fêtes de mai ou des fêtes sacrées du calendrier ont leurs racines dans des époques préchrétiennes et dans des sociétés agraires caractérisées par des cultes polythéistes : l'influence de ces derniers, par ailleurs, s'est exercée directement sur les syncrétismes des cultes marials et des cultes des saints catholiques dès leur institution de la part de l'Eglise médiévale. Pendant des siècles on a donc parlé de « grossières et stupides superstitions » et « d'ignorance obstinée ». La naissance, de nouveaux intérêts pour la culture populaire, a suscité désormais une observation plus attentive et plus curieuse, .ainsi quand il étudie les problèmes de l'histoire religieuse italienne, c.Ginzburg souligne à juste titre — en renouant avec la tradition de Gramsci et de De Martino — combien il est essentiel, plutôt que de se référer à une « religion populaire anhistorique et immobile », de parler d'une « lutte entre la religion des classes hégémoniques et la religion des classes subalternes ».
Dans la lignée de w.benjamin et de Warburg, on a souligné le disparate du temps où, en chaque objet historique, tous les temps s’enchevêtrent ,se rencontrent , entrent en collision .latence et crise !Benjamin concevait une histoire à « rebrousse temps » , où l’on remontait le « rebuts », les traces, les scories, la survivance .Il renouait avec l’enfance, le monde de la magie, de l’animisme et du démonique à l’inverse d’une histoire trop originaire et immémoriale ou d’une histoire trop nouvelle (paradoxalement sans mémoire).De la même façon c.einstein faisait ,dans l’art moderne un sort à l’idée nostalgique de primitivité( « romantisme infécond de l’artiste à courts d’idées ».) tout montrant que le cubisme se servait de l’art africain comme art de combat , l’utilisant comme écart et étrangeté en le transformant et en le déplaçant. L’autrefois se trouvait ainsi interprété et lu par l’advenue d’un maintenant résolument nouveau et employé comme « force insurrectionnelle ».
Qu’est ce donc que l’historien. Un « pêcheur de perles » répondait h.arend résumant de belle façon la pensée historique de w.benjamin.
« Il plonge dans les profondeurs du passé, mais non pour le ranimer tel qu'il fut et contribuer au renouvellement d'époques mortes. Ce qui guide ce penser est la conviction que s'il est bien vrai que le vivant succombe aux ravages du temps, le processus de décomposition est simultanément processus de cristallisation ; que dans l'abri de la mer - l'élément lui-même non historique auquel doit retomber tout ce qui dans l'histoire est venu et devenu - naissent de nouvelles formes et configurations cristallisées qui, rendues invulnérables aux éléments, survivent et attendent seulement le pêcheur de perles qui les portera au jour : comme "éclats de pensée"
Qu’est ce donc qu’une pensée de l’origine, si l’on veut éviter les pièges d’un évolutionnisme naïf et éviter, inversement , ceux d’une croyance aux archétypes immémoriaux ? Warburg traquait ainsi dans les palais de la renaissance une temporalité d’hybridations et de sédiments, formes orientales ou grecques déjà altérées. Qu’est ce donc que le rappel du mythe et en même temps le travail du mythe ? Quelles relations tarentule ou l’argia entretiennent-elles par exemple avec l’antique Arachné et en quel sens celle-ci « revient-elle » dans centaines œuvres littéraires ou artistiques contemporaines...Si ,comme le dit c.gallini, tarentule et argia sont un jeu avec les limites, que nous apprend le mythe d’Arachné comme mythe de la métamorphose ? Que nous apprend il sur le jeu avec l’ordre divin ou humain (différence des sexes, condition des femmes, parenté, place de l’art ?
Pour les Grecs déjà, certains faits appartenaient au temps des mythes. Un temps en partie révolu, mais pas totalement aboli. Un espace-temps incommensurable plutôt qu'un temps passé, différent à coup sûr de celui où se déroule l'existence ordinaire, mais qui l'entoure, le cerne de partout, plus fragile en certains points; dont l'étanchéité peut à tout moment se fissurer, céder, ouvrir des voies de communication, permettre des incursions dans les deux sens. Pour un grec, dans la vie de tous les jours, qui oserait jurer que le passant étrange, apparu sur le chemin et vite évanoui, n'était pas Hermès ? Que Pan ne va pas bondir d'un buisson, ou que ce trop bel enfant que l'on a cherché en vain n'a pas été enlevé par les nymphes ? Quant aux métamorphoses... pour les refuser totalement, il faudrait croire fermement à la barrière des espèces.
De martino pensait quant à lui que la floraison des images naît toujours chez les poètes de l'« humus » existentiel de leur propre monde historique et que les poètes qui vivent dans les civilisations religieuses sont toujours reliés à cet humus par les symboles religieux servant d'horizon aux crises existentielles de leur société. Dans la terre du remords ,il renvoyait le symbole de la tarentule et de sa morsure à la survivance de mythes grecs celui d’IO en particulier,mêlant amour défendu, métamorphose dans l’animalité et punition pour avoir franchi les limites de l’ordre divin et naturel ; le mythe vouait la jeune femme devenue vache pour satisfaire le taureau ZEUS , à une « mania », un délire et une errance éperdue .. Sous les piqures d’un taon vengeur. elle passait ainsi les frontières, sautait les continents dans une course sans fin.
« Ainsi est confirmé et éclairé le fait que le symbolisme de la morsure, de la vierge errante, des héroïnes et des déesses pendues dans le mythe et de la balançoire rituelle au centre d'un décor d'eaux et d'ombrages - - tous éléments également importants du tarentisme le plus ancien — apparaît dans le monde grec, en des contextes mythico-rituels visiblement destinés à servir d'horizon de « défoulement » et de résolution aux réels désordres psychiques des adolescentes et des épouses à divers égards malheureuses, des jeunes filles restées entravées dans la situation de l'enfance et récalcitrantes devant le choix d'un époux éventuel et enfin des femmes qu'affligent les conflits déchaînés en elles par une passion pour un amant impossible. Une crise qui concerne le monde des femmes, surtout avant les noces, une crise déchaînée par l'« eros » à divers titres interdit, une possession du type animal correspondant au rejet de la vie sociale et au refus de l'ordre civil du monde humain » .la terre du remords
Il existe un riche imaginaire de la métamorphose. Celui-ci recouvre tous les aspects de la connaissance symbolique : les mythologies, les récits sacrés, les cultes à mystères, les contes et légendes, les folklores, les rêves, les fantasmes, les inventions littéraires, etc.. Les dieux ou déesses se métamorphosent et métamorphosent les êtres mortels sous toutes les formes possibles. Mais ce n'est pas un privilège exclusif du monde divin. Certains humains manifestent le même pouvoir : sorciers et sorcières, magiciennes, enchanteurs, devins, chamanes saints... C'est également le pouvoir que possèdent les entités qui circulent entre le monde humain et divin : fées, génies, démons, anges, sylphes, elfes, farfadets, ondines, dragons, femmes-serpents... la métamorphose se révèle toujours être le type privilégié de transformation qui joue dans l'intermonde reliant l'humain au divin, au monde « autre ».. Elle témoigne par excellence de la réalité trouble de « daïmonique »,(eros le daimon est chez les grecs un être intermédiaire passeur de limites) de ses charmes, de ses oracles, de ses tentations, de ses perversions, de ses potentialités d'élévation spirituelle.
Selon que la métamorphose résulte d'un simple « charme », d'une « possession » ou d'une « destinée », ses effets sont bien différenciés, et notamment par la durée de leurs conséquences respectives : transformation passagère ou éternelle; ou encore jusqu'à la mort suivie de la renaissance du sujet qui en est le support.
La métamorphose est souvent à effets comiques, voire franchement burlesques. Symbolisée par l'âne, la métamorphose reflète la plupart du temps le charme lié à la sexualité. On la retrouve derrière l'imagerie médiévale des roues de fortune ainsi que des réjouissances populaires où l'ordre social s'inverse (fête des fous, fête de l'âne, etc.). Ce rapport entre métamorphose et sexualité se montre bien dans la mythologie grecque, notamment par tous les récits, à la truculence inquiétante, des métamorphoses de Zeus. Mais c'est surtout dans le domaine du merveilleux que le « charme » opère ses métamorphoses : Blanche-Neige, Peau-d'Âne, la Belle au bois dormant, Cendrillon, la Belle et la Bête. L'humain s'y tient à la lisière du daïmonique dont il subit passagèrement les pouvoirs étranges.
Mais la métamorphose peut accuser un basculement dans la transgression des limites qui définissent la condition humaine. Elle se présente alors comme la conséquence fatale de l'hybris (la démesure), Possession, hallucination, cauchemar, délire, souffrance morale, deuil impossible, peur panique, crise de mania ou de lyssa, autant de possibles façons pour l'humain de franchir les bornes de l'humanité, et de se confronter directement aux puissances troubles du daïmonique, au risque absolu et irréversible de se perdre dans l'animalité, dans l'immobilité du végétal, voire dans la mort glacée du minéral. Dans de tels cas pathétiques, la métamorphose n'est plus état passager. Dépasser les limites de l'humain et de son ordre (condition, parenté différence des sexes etc. ) en s'approchant du daïmonique est un risque terrible. Ne pas écouter ou ne pas reconnaître le dieu métamorphosé (c'est-à-dire apparaissant comme daïmon) revient à courir le risque d'être soi-même métamorphosé, c'est-à-dire de rester prisonnier du monde intermédiaire daïmonique.
Vers l’an UN, Ovide commence Les Métamorphoses, un long poème épique latin. L'œuvre va comprendre plus de 15 livres et douze mille vers ; parmi les métamorphoses se trouve l’histoire d’arachne
« Condamnée à travailler sans cesse le fil auquel elle s’est pendue, et que, sous sa forme actuelle, elle fait continuellement sortir de son ventre, la nouvelle Arachné fait certes l’admiration des savants et des géomètres. Un seul fil pourtant ne suffit pas à faire un vrai tissage, encore moins le tissage matrimonial à quoi rêvent les jeunes filles grecques Réduite au seul fil féminin de la trame qui lui sort du ventre, et qu’elle entrelace sur lui- même, elle est privée de la chaîne masculine, exclue par conséquent du véritable de l’union sexuelle reproductive. (…) Arachné la tisserande, peintre somptueuse des amours des dieux, à jamais interdite de sexe, de couleurs et d’images
Françoise Frontisi, L’homme-cerf et la femme-araigné.
Arachné est une jeune Lydienne, orpheline de mère et fille d’un teinturier .D’entrée elle se situe dans le monde de l’art mais comme autodidacte : elle n’a pas appris par transmission maternelle comme d’usage (la déesse Pallas,-Athéna ou Minerve- est la patronne des tisserands comme des philosophes). Arachné se fait pourtant très vite un renom par son talent et l'on accourt de loin pour contempler ses ouvrages et la voir travailler. Ovide décrit ses doigts agiles s'affairant à toutes les étapes du travail de la laine. Or, la fière tisserande refuse qu'on attribue ses mérites à l'enseignement de la déesse Pallas. Elle provoque même la déesse à un concours. Face à face, chacune à son métier, elles tissent en utilisant toutes les couleurs, des histoires des temps anciens. Pallas se représente elle-même, l'emportant sur son oncle Neptune, lors du débat qui les oppose pour le patronage d'Athènes. De son côté Arachné dépeint les ruses et les métamorphoses employées par les dieux mâles, Zeus en tout premier, pour séduire les mortelles. Un ouvrage parfait. Irritée, Pallas déchire l'étoffe et de sa navette frappe au front Arachné à plusieurs reprises. Humiliée, la jeune fille se pend. Pallas, va alors modifier son destin en la transformant en araignée.
Elle dit, et s'éloigne, après avoir répandu sur elle le suc d'une herbe empoisonnée. Atteints de cet affreux poison, ses cheveux tombent, ses traits s'effacent, sa tête et toutes les parties de son corps se resserrent. Ses doigts amincis s'attachent à ses flancs. Fileuse araignée, elle exerce encore son premier talent, et tire du ventre arrondi qui remplace son corps les fils déliés dont elle ourdit sa toile Ovide. les métamorphoses .Arachné
L’histoire elle-même tisse de nombreux fils ,comme le montre francoise frontisi- ducroux dans l’homme cerf et la femme araignée. gallimard
Arachné, simple mortelle, court à sa perte en affrontant la déesse .
"A l’inverse, elle l’emporte sur Athéna et l’oblige à user de sa force et à manifester sa colère. Aux métamorphoses figurant sur les marges de l’ouvrage de la déesse et destinées à la mettre en garde (en montrant le sort des mortels ayant osé affronter les dieux), Arachné répond par d’autres métamorphoses. Sa tapisserie décrit la bassesse des dieux n’hésitant pas à s’animaliser pour abuser de jeunes mortelles. Cet ouvrage critique, dénonciateur et parfaitement réalisé irrite au plus haut point Athéna .."
"Au suicide d’Arachné, Athéna préfère cependant la punition, la métamorphose plutôt que la mort. En la ramenant à la vie et en la transformant en araignée, elle sanctionne l’arrogance d’Arachné en même temps qu’elle reconnaît, par le choix de cet animal, son excellence dans l’art de tisser. La faute d'Arachné nous ramène une fois de plus au tragique de l'hybris, Arachné outrepasse la barrière qui sépare les humains des divinités. Le drame se déroule dans le domaine spécifiquement réservé aux femmes et la jeune fille à la fois témoigne et outrepasse la condition féminine. "
Anne Creissels, « L’ouvrage d’Arachné. La résistance en œuvre de Ghada Amer à Louise Bourgeois », Images Re-vues .
http://imagesrevues.revues.org/326
L'habileté manuelle est l'une des qualités majeures que l'on requiert des femmes dans le monde grec. Déesses et héroïnes épiques excellent également au tissage, et leurs œuvres sont marquées au sceau de leur personnalité : fresques de batailles qui sortent des mains d'Hélène, tissage et détissage atermoyant de Pénélope, voile transparent et trompeur de Clytemnestre qui piège et fait trébucher Agamemnon. Le tissage est le domaine où la société lui consent une compétence. Car le port de vêtements tissés est l'un des critères de la vie civilisée. Pour les grecs Les « sauvages » et bien des « peuples barbares » vont encore vêtus de peaux de bêtes. Les techniques féminines du travail de la laine constituent donc l'apport des femmes à la civilisation. On leur accorde même le droit de faire œuvre créatrice, telle Hélène, dont l'ouvrage sert constitue la métaphore de l'œuvre du poète homère. En se voulant autodidacte, parce qu'elle n'a pas appris le métier par transmission maternelle, Arachné refuse la transmission culturelle et religieuse qui lie la déesse aux femmes à qui elle enseigne - c'est l'une de ses fonctions - les beaux travaux. La colère d'Athéna est due à la réussite d'Arachné, qui l'a égalée sinon surpassée dans le secteur le plus féminin de ses activités artisanales : le travail de la laine. Une activité technique dont la finalité est la production d'étoffes tissées, qui dans les récits mythiques font l'objet d'un jugement plus esthétique qu'utilitaire. Les beaux ouvrages que la déesse enseigne aux humaines sont des œuvres de beauté et c'est dans l'ordre de la beauté que Pallas se sent menacée par Arachné, dont la tapisserie est un chef-d'œuvre. Elle est donc jalouse de la supériorité technique et artistique d'une simple mortelle. Devenue araignée. Arachné restera simple tisserande contrainte à produire un ouvrage sans couleur, sans force créatrice à partir d’un seul fil, quasi transparent.
Le second grief de Pallas a trait à la sexualité : le sujet que développe Arachné concerne les amours des dieux mâles, leur intense activité sexuelle, leur goût pour les femmes des hommes mais aussi pour quelques déesses, l'ingéniosité qu'ils mettent en œuvre pour les séduire.
l a tisseuse ne fait que dépeindre des aventures amoureuses qu'elle n'a pas vécues elle même, mais qu'elle a appris à connaître et sait représenter à la perfection. La tapisserie d'Arachné respire le désir et le plaisir; elle met en scène le bonheur des dieux dans le libre exercice du jeu érotique où la ruse, le mensonge et tous les coups sont permis. Liberté de la mythologie, qui engendre des héros et de belles histoires. Liberté de la tisserande, qui se raconte ces histoires et sait les mettre en images. Chez Arachné la sexualité est au centre du tableau, irriguant le monde poétique qu'elle fait naître sur sa toile. Elle n'est que représentation, et son auteur n'y a aucune part. Mais il est probable que pour les grecs parce qu’elle était jeune fille, elle aurait dû s'en tenir à un sujet plus chaste, se cantonner dans le tissage virginal, au lieu de se lancer précipitamment dans les aventures des divinités.
Paradoxalement, si Arachné a violé les ordres divins et humain elle trouvera pourtant sa place dans l’ordre naturel : la métamorphose en précipitant dans la bestialité, le » mortel » présomptueux a, ici, la particularité de transformer Arachné en une espèce animale qui, dans le domaine où elle excelle, surpasse l'humanité.
.
"Débordant du cadre, repoussant les limites, dans un processus de métamorphose avant sa métamorphose, Arachné est en effet monstrueuse avant même d’avoir été rendue monstre, araignée. Elle incarne le danger( mais aussi le jeu et la fête) qu’il y aurait à bousculer la hiérarchie, à franchir la limite qui sépare les ordres. telle était la morsure de la tarentule et de l’argia. A travers l’histoire d’Arachné, sa survivance et son retour se trouve posée à plusieurs niveaux la question des limites et, par là, de la mesure".ANNE CREISSELS.OP.CITE.
Mythe du tissage, le symbole de l’araignée ,combinée à d’autres strates culturelles, va dévider ses fils :
Depuis au moins quatre mille ans, l'araignée est utilisée comme symbole dans de nombreuses civilisations, soit comme prédatrice (on la retrouve dans de nombreux films d'épouvante), soit en raison de sa toile étonnamment régulière, fragile et évoquant la fragilité de nos certitudes et des apparences trompeuses régulièrement reconstruite, mais si bien adaptée au piégeage des insectes, soit en raison du fil qu'elle tisse, qui évoque celui des Parques. L'araignée (ou sa toile) est présente dans divers mythes fondateurs en tant que démiurge et créatrice cosmique. .
Outre donc la culture populaire qu’illustrent tarentule et argia, le mythe tisse sa toile dans la littérature et l’art. On peut en donner deux exemples :
Parmi les nombreuses créatures inquiétantes qui parcourent l'univers de J. R. R. Tolkien, inspiré des sagas nordiques, gobelins, trolls, balrog, orques, etc., il est une figure qui, de son premier livre Bilbo le Hobbit au Seigneur des anneaux revient de manière récurrente et dont l'écrivain n'a cessé de développer le rôle et la fonction : l'araignée géante.
S’agit-il d’exploiter simplement à des fins de terreurs et d’incarnation du mal, une peur ancestrale ? Chez l’auteur, l'araignée, en tant que monstre, n'est pas simplement terrifiante ou pittoresque. Elle a surtout un rôle symbolique dans le fil des récits, comme étape dans le parcours initiatique des héros. Il existe d’ailleurs un véritable tissage du symbole qui à travers les œuvres se complexifie : ainsi la foret ou s’aventure bilbo, s'avère lieu de perte, semé de « toiles d'araignées sombres et denses aux fils d'une épaisseur extraordinaire, qui s'étendaient souvent d'un arbre à l'autre ou s'enchevêtraient de part et d'autre dans les branches basses » un lieu qui est à la fois labyrinthe et toile d'araignée géante dans laquelle les personnages sont pris, sans guère « d'espoir de sortie ». C'est le constat auquel ils doivent se résoudre après que Bilbo est monté dans un arbre pour se repérer : « La forêt continue sans fin, sans fin, sans fin dans toutes les directions ! Au nom du Ciel, qu'allons-nous faire ? »
Labyrinthe mais surtout danger mortel pour qui approche de l’antre d’Arachné sorte d'espace dévolu aux ténèbres et au Mal et désigné comme interdit : le territoire de l'araignée est présenté comme un lieu désertique, sauvage, un lieu de mort où l'homme n'a pas sa place. Mais cet espace , au-delà de sa charge symbolique, vaut aussi parce qu'il représente un interdit que va transgresser le personnage et qui va le révéler en tant que héros du récit. c'est bien l'affrontement de l'araignée géante qui, dans Bilbo le Hobbit, ou Le Seigneur des Anneaux, ( qui de frodom qui épouse le destin ou de sam qui combat et blesse l’araignée ?) déterminera le véritable héros des récits de Tolkien.
"La démesure d’Arachné réside aussi dans son désir illimité de reconnaissance, dans sa soif d’excellence et de beauté. Que cette quête ait pour lieu d’expression l’ouvrage d’art, confère au mythe sa force métaphorique. De la composition académique et édifiante de la déesse au flux d’images érotiques et critiques d’Arachné, de la toile figurative en couleur de la tisserande à la toile abstraite et presque imperceptible de l’araignée, de l’inscription sur une surface plane à l’inscription dans l’espace, ce sont des modalités de l’art qui se déclinent..."ANNE CREISSELS. OP. CITE.
Certaines artistes contemporaines font du symbole de l’araignée celui même de l’artiste ,qui plus est de l’artiste femme : La démesure (avec tout ce qu’elle implique de modèle, de rivalité, de limite) est au cœur de l’histoire d’Arachné ; elle apparaît centrale dans l’œuvre de Louise Bourgeois.( une artiste plasticienne américaine d'origine française née à Paris le 25 décembre 1911.)
L'araignée géante(MAMAN) de 9m25 et l’ensemble de la série des araignées tissent chez cette l’artiste des fils de mémoire, de l'histoire personnelle, du mythe et de l'imagination : se dit l'enfance et ses pièges, le temps et ses factures, les choix, ambigus au-delà de toute raison et logique. Fixée presque exclusivement sur l'émotion que lui ont toujours procurée ses souvenirs d'enfance, l'artiste voyage constamment entre les sentiments de protection et de peur, entre l’adoration et la méfiance envers les adultes aimés mais manipulateurs.
L’œuvre d’abord est tissu, montage de temps, par ses « strates : éléments du surréalisme (la rencontre surprenante entre des éléments hétéroclites), art informel, expressionisme abstrait ou minimalisme et parfois les figures torturées de Giacometti (une des sculptures évoque l’arc hystérique justement présent chez les tarentulées. )Elle intériorise jusqu'à une dimension "primitiviste" de la sculpture dans sa fonction magique (les totems en bois) .En créant des œuvres aussi bien de figuration qu’abstraites, l’artiste n'hésite pas à utiliser tous les matériaux : bois, plâtre, bronze, latex, tissus.
Les araignées de louise bourgeois sont ambigües et suscitent des sentiments ambigus. L'araignée géante (qui campe aux Tuileries à Beaubourg ou dans diverses villes de la planète, est une mère castratrice, (ma « meilleure amie » ! )mais aussi cette ouvrière formidable qui restaure des tapisseries, s'occupe des enfants, de la maison, de la vie même, tisse sa toile par ces tâches aussi multiples que ses pattes.
Les sculptures grossies démesurément ont par ailleurs une autre fonction d’inquiétude. Louise Bourgeois met délibérément le spectateur en position d’enfant et procède plus largement à une forme d’inversion des rôles. Le changement d’échelle et de place, que ces œuvres imposent, entraîne une perception différente du corps et de l’identité. Le spectateur est rendu petit, rampant, animal, comme traqué par des bêtes plus grosses que lui. On retrouve kafka dont la métamorphose montre les dangers qui guettent la condition humaine.
Un de ceux-ci reste justement l’entreprise artistique,
Par le caractère monumental des sculptures qui souligne à notre petitesse, louise bourgeois retrouve le mythe d’Arachné et souligne une autre démesure, celle de l’artiste et de son œuvre, son rêve de toute puissance ,son désir illimité et la monstruosité qu’il engendre : l’art se paye ainsi d’une perte de soi.
« Qui couche avec son chien attrape des puces, qui attrape des puces devient lui-même une puce » disait f.kafka pour expliquer sa nouvelle, la metamorphose.
La conscience que peut avoir l'être humain de sa spécificité s'obtient nécessairement dans une confrontation avec le reste du vivant et du monde. Les catégories que la pensée se construit, quelles qu'elles soient, fonctionnent par séparation et contact. L'écart est nécessaire à la définition des termes en présence et à leur délimitation. C'est là une donnée transculturelle, probablement aussi ancienne que l'être humain, dit Homo Sapiens, comme le révèle la présence de figures hybrides, homme-cerf ou chasseur à tête d'oiseau, sur des peintures pariétale4. Mais ce qui est peut-être plus spécifiquement grec, c'est le développement complaisant et suggestif d'une rêverie sur la perméabilité des barrières et des catégories, comme correctif nécessaire aux classifications .
À parcourir ces mythes de métamorphoses, on est frappé par la force du désir qui les traverse. Désir du différent, de l'étrange, de l'étranger, de l’ailleurs; désir de fusion avec l'autre. Attirance masculine, prêtée aux dieux aussi, pour la femme, mortelle ou déesse. Soif de savoir et de voir, envie de dépasser son sexe, sa condition sociale, son univers même. Volonté de se montrer le meilleur à la chasse; ambition d'être proclamée la mère la plus admirable, la tisserande la plus habile. L'espèce humaine paraît occupée à une constante négociation entre les pulsions désirantes et les dangers de l'excès caractérise certes la plupart des mythes grecs; c'est ce qui explique pour une bonne part le charme euphorisant qu'ils continuent à exercer. L'événement miraculeux de la métamorphose, même si elle est présentée souvent comme le châtiment d'une infraction ou du franchissement d'une limite, réalise en quelque sorte, souvent ironiquement, ce besoin tenace d'aller voir du côté des autres, femme, animal, oiseau, fleur, astre ou même dieu . les récits de ses expériences et leur mise en images tiennent lieu pour les mortels qui les entendent, les regardent et se les transmettent d'expérimentation ludique et imaginaire du bonheur d'échapper à l'enfermement du corps, en faisant éclater les limites.
Les mythes grecs de métamorphoses ? Une immense rêverie chatoyante pour répondre à l'aspiration irrépressible de se sentir à la fois soi-même et un peu plus, identique et différent, changé, transformé, renouvelé.
Françoise Frontisi-ducroux, L’homme-cerf et la femme-araigné.
Les commentaires récents