"C’est par les sens que nous avons du sens, que nous avons accès aux choses" Augustin Berque.
S'il n'existe pas de paysage en soi à l'inverse d'un naturalisme naïf, comme il n'y a pas de chose en soi, selon Kant, mais une expérience impliquant sensibilités et catégories conceptuelles, se pose donc la question de son origine, (histoire et fondement, conditions de possibilités) forcément humaine et justifiant d'une approche globale.. Les articles précédents ont développé la complexité du paysage réel qu'on peut rencontrer. Le paysage apparait en premier lieu comme manière collective d'habiter le monde, demeure des hommes où ils donnent et peuvent trouver sens à leur existence, résultat de pratiques de production associées à des représentations culturelles élaborée par l'histoire et qui organisent l'espace de façon en faire un territoire habitable. L'histoire des paysages correspond alors à la transformation des pratiques et des modes d'organisation de l'espace, telles qu'ils s'impriment directement ou non sur le sol. Cette orientation reste très présente chez les anthropologues, ou les géographes. « L'être du paysage » c'est à la fois une réalité matérielle (qu'on appelle confusément la nature, l'environnement, le milieu, le pays) mais traversée de valeurs et de représentations culturelles. C'est un milieu de vie et de pratiques diverses mais aussi le support d'expérience de la sensibilité individuelle et collective, lorsqu'elles sont au contact immédiat du monde (l'horizon) et se rattachent à lui par leur corps et leur sensibilité.
Il est donc à la fois, le lieu de savoirs divers, de rationalités scientifiques(géologie, écologie géographie) mais aussi techniques(architectures, urbanisme, agriculture) ; le lieu de cadres symboliques où se construisent les orientations et les principes de la vie commune, les horizons éthiques, religieux et politiques au sein desquels l'action humaine se donne un sens ; mais enfin et d'abord le point de rencontre, « le choc » des corps et des sensibilités avec le monde, qui constitue toutes les formes possibles de l'esthétique si l'on restitue au mot son sens étymologique de sensation, et par extension de savoir sensible, de ce qui est donné aux sens, et en premier la vue, par opposition à ce qui relève de l'intelligible, du concept.
On peut contempler des paysages étranges en cliquant sur le "power point"suivant:
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« L'étude des milieux humains s'attache donc à reconnaître comment s'organisent les prises trajectives qui permettent aux diverses sociétés de comprendre et d'utiliser la réalité des choses. Dans la concrétude et la singularité de leur histoire, ces prises se configurent en motifs, lesquels, agrégés en contrées), permettent de qualifier et d'identifier régions ou pays, tant du point de vue de l'habitant que de celui du géographe. Ces motifs écouménaux sont spatio-temporels, un peu à la manière dont le même terme «motif» peut désigner quelque chose de spatial en architecture (les motifs d'une frise, par exemple) et quelque chose de temporel en musique (tel le motif d'une mélodie). Ce sont à la fois, dans l'espace, des configurations, et, dans le temps, des motivations. Autrement dit, les motifs de l'écoumène sont à la fois ce que nous y voyons (des forêts, des villes, des montagnes...) et quelque chose qui suscite en nous des raisons d'agir de telle ou telle façon. Cela parce qu'ils sont trajectifs, c'est-à-dire qu'ils contribuent au moment structurel de notre existence : notre médiance.
De ce point de vue, les motifs écouménaux sont en même temps des empreintes et des matrices . Empreintes parce qu'ils portent la marque de l'existence humaine, que ce soit matériellement (par exemple ces aménagements que sont la Muraille de Chine ou le bocage vendéen) ou immatériellement (par exemple la manière aborigène ou la manière aussi de percevoir, fort différemment, le même environnement), mais le plus souvent les deux à la fois (tels les effets matériels du dualisme moderne, ou les effets psychologiques d'un tremblement de terre). De manière générale, les motifs écouménaux portent l'empreinte des systèmes techniques de l'humanité; ils sont l'incarnation visible de notre corps médial. Mais en même temps, ils en sont la part symbolique, celle que nous ne voyons pas mais qui, rapatriant le monde en nous-mêmes, émeut notre corps animal par le truchement des signes. En ce sens, les motifs écouménaux sont des matrices de notre sensibilité, ainsi que, à travers elle, de notre comportement…
De la sorte se compose le poème du monde, que nous pouvons en partie lire consciemment dans le paysage, mais qui en même temps se chante à notre insu au fond de notre corps et dans la biosphère. Cette expression qui nous vient de l'Antiquité gréco-latine, je la comprends comme un synonyme de la médiance. » .A. Berque. Ecoumène. Op. Cité(c'est moi quisouligne).
Le même auteur forge la notion de « géogramme » pour qualifier les formes perceptibles de notre environnement, mais aussi les mobiles inconscients qui nous y guident, nous y attachent et nous font l'aménager dans un certain sens. Les géogrammes incarnent en effet concrètement, dans une contrée, les ressources, contraintes, risques et agréments sous l'espèce desquels nous apparaît l'environnement, et qui en sont les motifs. Un même géogramme - par exemple la neige du Valais - peut être ressource pour les uns (les promoteurs de stations de ski), contrainte pour les autres (les éleveurs), agrément pour bien d'autres encore, et risque d'avalanche pour tout un chacun. Les anthropologues ont parfois parlé de « sociétés géographiques ou « d'hommes lieux » pour qualifier l'attachement des sociétés traditionnelles à des géogrammes , l'identité de tous et de chacun étant là indissociable de celle d'un certain lieu.(cf. Ci-dessous)
Si A. Berque conceptualise le paysage, on l'a vu, par des termes comme écoumènes, médiance, ici géogrammes, c'est pour montrer que le paysage n'est pas ce qu'on appelle communément nature et que les sciences sociales opposent classiquement à culture surtout dans la perspective structuraliste. On pourrait dire que c'est la distinction elle-même qui d'une certaine façon crée la nature. Ainsi, notre culture rêve désormais d'un retour à la nature, pure, vierge en quelque sorte, laquelle n'a jamais existé, n'existait peut être déjà plus pour les chasseurs-cueilleurs du paléolithique. Posant la problématique des sciences de la nature, Robert Lenoble, ne dit pas autre chose (c'est moi qui souligne certains passages.)..
Si les historiens des sciences assez patients pour étudier en toute impartialité l'œuvre des Grecs classiques tiennent que leur science fut elle aussi un « miracle » au même titre que l'art de leurs écrivains et de leurs sculpteurs, les préhistoriens auraient tout autant de raison de parler de ces miracles oubliés que furent la sélection des céréales, la domestication des animaux utilisables, l'invention des premiers métaux.
Suffit-il alors de reculer beaucoup plus haut qu'on ne l'avait cru — et finalement jusqu'aux origines de l'humanité — la prise de contact de l'homme et des choses ? Dans la mesure où elle n'est pas un truisme, cette vue serait pourtant aussi fallacieuse que la datation d'une époque à laquelle l'homme aurait commencé à observer. On supposerait alors, conformément au schème de l'empirisme du XVIIIème siècle, que l'homme, confusément puis plus nettement en quête de « lumières », aurait toujours regardé la Nature avec les mêmes yeux, se posant les mêmes problèmes, et les résolvant peu à peu en accumulant des « faits » comparables oui exactement de même ordre. Ce qui constitue une erreur aussi grave que la première.
Dans la nature, les primitifs cherchaient à comprendra la volonté des dieux de la mer, des volcans. Aristote, une hiérarchie de formes organisées ; Descartes et les Modernes, les leviers d'une machine où « tout se passa par figure et mouvement » ; sans renoncer complètement, tant s'en faut, à la machine, nous savons aujourd'hui que la machinerie cartésienne recelait elle aussi une part d mystère, et nous cherchons dans la matière des équilibre mathématiques qui ne rejoignent que par affleurement, si l'on peut dire, les lois de l'ingénieur du XIXe siècle. Il suffit de piquer ces quelques exemples pour comprendre que, si le monde physique reste identique à lui-même, il peut prendre pour l'homme des visages complètement différents. Nous n'assistons pas au progrès d'une recherche menée sur le même objet : sous les mots de « Nature », de « science » et de « lois », on ne voyait pas les mêmes choses, on ne construisait pas le même type de science, on ne cherchait pas les mêmes lois. En ce sens, « notre » Nature et notre « science » peuvent bien avoir leur date de naissance, ce qui ne veut pas dire qu'auparavant on ne regardait rien. En un mot, on a toujours observé la Nature, seulement ce n'était pas la même »…
« Mais la Nature n'est pas le champ du seul savant. Elle parle aussi au poète et à l'artiste. Au moraliste et au théologien elle se présente tantôt en ennemie (il faut lui résister), tantôt en auxiliaire (elle est la gloire de Dieu) ou en règle suprême (Naturam sequere!). Une très vieille tradition la représente comme une Mère. Diderot perdait le sentiment quand elle lui révélait ses merveilles. La Naturphilosophie allemande du XIXe siècle n'est en grande partie qu'une modernisation de ce thème essentiel de la Mère Nature, dont nous verrons tout au long de l'histoire l'énorme importance. Mais cette Mère, on peut aussi se la représenter comme une marâtre. Puisque l'humanité garde le désir de subsister, c'est qu'elle trouve en elle assez d'optimisme pour se défendre de cette vision. Pourtant la fécondité de la Nature, source d'émotion religieuse pour les uns, est donnée par les pessimistes, un Malthus, un Schopenhauer, pour le mal essentiel et la suprême illusion ». Robert Lenoble. Histoire De L'idée De Nature. Albin Michel.
La nature, loin d'être cette réalité immuable, a bien une histoire, en premier lieu lexicale. La notion de nature (shizeri) n'apparaîtrait par exemple au Japon qu'au VIIIe siècle, par suite de l'emprunt du terme chinois ziran. En Europe, elle remonte au VIe siècle avant J. C., quand les philosophes présocratiques ont commencé à employer phusis dans un sens voisin;( mais chez Homère, phusis n'a encore que le sens de propriété d'une plante médicinale. Le terme vient en effet de phuô, pousser, croître comme le font les plantes). Les Romains, qui ne possédaient pas la notion, traduisirent quelques siècles plus tard le mot grec par natura, participe futur du verbe nasci, naître. « Natura, c'est donc étymologiquement le « devant-naître » des choses vivantes ».
Ainsi la nature, loin de s'opposerabruptement à culture, peut se concevoir et se dire de façons très différentes selon les cultures. D'abord, de très nombreuses cultures n'ont pas connu cette notion, laquelle suppose que l'on abstraie un caractère universel des êtres multiformes qui peuplent l'environnement. A. Berque donne l'exemple de la poésie japonaise antérieure à la sinisation et qui témoigne ainsi d'une grande sensibilité à l'égard de ce que nous appelons aujourd'hui « la nature », mais celle-ci n'est jamais dite; ce dont on parle, c'est seulement des divers phénomènes qui l'incarnent : montagnes, nuages, lune, érables de l'automne, etc. Leur attribut commun, celui d'être naturels, n'est pas envisagé
Il faut donc affirmer que «la nature», c'est toujours celle que nous nous représentons. Elle est toujours médiatisée, socialisée, culturalisée du fait même que nous la percevons et qu'a fortiori nous la concevons. Cela signifie qu'il faut retracer une histoire philosophique, théologique, épistémologique de cette nature, mais aussi son histoire esthétique. L'histoire et l'ethnologie nous montrent à l'évidence que le regard humain est le lieu et le médium d'une métamorphose incessante : « A-t-on remarqué que cette indéfinissable "nature" se modifie perpétuellement, qu'elle n'est pas la même au salon de 1890 qu'aux salons d'il y a trente ans, et qu'il y a une "nature" à la mode — fantaisie changeante comme robes et chapeaux ? »(Oscar Wilde)
l n'existe pas de nature vierge. Maurice Godelier a relevé par exemple que les Pygmées M'buti, en Afrique centrale, habitant ce que nous appelons la «forêt vierge», la voient tout autrement que les peuples voisins, qui sont agriculteurs et éleveurs. Pour ceux-ci, la grande forêt est un domaine étrange, effrayant. Les Pygmées, qui vivent là-dedans, sont donc pour eux l'incarnation même de la sauvagerie : ce qui relève de l'espace sauvage, de l'espace forestier. « Sauvage » en effet descend de silvaticus : ce qui vit dans la forêt, silva. Cela fait peur, l'étrangeté des Pygmées fait peur à leurs voisins bantous. Du côté des M'buti, c'est l'inverse : ils ont peur quand ils sortent de la forêt, qui est leur domaine familier.
Tels les Achuars de Philippe Descola. Dont on pourrait croire qu'ils font la distinction avec la grande forêt amazonienne sauvage, la selva. Jardiniers experts, les Achuars organisent l'espace ; leur « paysage apparait selon une division concentrique qui pourrait évoquer d'emblée l'opposition familière entre le domestique et le sauvage. L'habitat étant fort dispersé, chaque maison trône en solitaire au milieu d'un vaste essart, cultivé et désherbé avec un soin méticuleux, que circonscrit la masse confuse de la forêt, domaine de la chasse et de la cueillette. « Centre aménagé contre périphérie sylvestre, horticulture intensive contre prédation extensive, approvisionnement stable et abondant dans l'environnement domestique contre ressources aléatoires dans la forêt, tous les ingrédients de la dichotomie classique paraissent bien présents. » Philippe Descola.
Or il n'en est rien en fait, dès que l'on entreprend d'examiner dans le détail les discours et les pratiques des Achuars. Ainsi ces derniers cultivent-ils dans leurs jardins des espèces domestiquées, c'est-à-dire dont la reproduction dépend des humains, et des espèces sauvages transplantées, arbres fruitiers et palmiers pour l'essentiel. Mais ils ne font entre elles aucune distinction. Toutes les plantes présentes dans un essart à l'exception des mauvaises herbes sont dans la catégorie aramu (« ce qui est mis en terre »). Ce terme qualifie les plantes manipulées par l'homme et s'applique aussi bien aux espèces domestiquées qu'à celles qui sont simplement acclimatées ; L'épithète aramu ne dénote donc pas les « plantes domestiquées » ; elle renvoie à la relation particulière qui se tisse dans les jardins entre les humains et les plantes, quelle que soit l'origine de ces dernières. Bien plus les plantes de la forêt elle-même ne sont pas sauvages. Pour les Achuars ,elle sont en fait cultivées .La selva est un jardin qui a son jardinier attitré un esprit Sha-kaim et dont ils sollicitent la bienveillance et le conseil avant d'ouvrir un nouvel essart. « Mêlant dans un savant désordre les arbres et les palmiers, les buissons de manioc et les plantes tapissantes, la végétation étagée du jardin évoque d'ailleurs en miniature la structure trophique de la forêt ».
Philippe Descola fait aussi référence aux chasseurs/ cueilleurs (Aborigènes, Inuit, amérindiens), dont on aurait pu croire qu'ils vivent dans une terre vierge.
« Socialisé en tout lieu parce que parcouru sans relâche, l'environnement des chasseurs-cueilleurs itinérants présente partout les traces des événements qui s'y sont déroulés et qui revivifient jusqu'à présent d'anciennes continuités. Traces individuelles, d'abord, façonnant l'existence de chacun d'une multitude de souvenirs associés : les restes parfois à peine visibles d'un camp abandonné ; une combe, un arbre singulier ou un méandre rappelant le site de la poursuite ou de l'affût d'un animal ; les retrouvailles d'un lieu où l'on a été initié, où l'on s'est marié, où l'on a enfanté ; l'endroit où l'on a perdu un parent et qui, souvent, devra être évité. Mais ces signes n'existent pas en eux-mêmes tels des témoins constants d'un marquage de l'espace ; ils sont tout au plus des signatures fugaces de trajectoires biographiques, lisibles seulement par celui qui les a déposées et par le cercle de ceux qui partagent avec lui la mémoire intime d'un passé proche. Il est vrai que certains traits saillants de l'environnement sont parfois dotés d'une identité autonome qui les rend porteurs d'une signification autonome pour tous… »
« Dire de peuples qui vivent de chasse et de cueillette qu'ils perçoivent leur environnement comme « sauvage » — par rapport à une domesticité que l'on serait bien en peine de définir — revient aussi à leur dénier la conscience de ce qu'ils modifient l'écologie locale au fil du temps par leurs techniques de subsistance. Depuis quelques années, par exemple, les Aborigènes protestent auprès du gouvernement australien contre l'usage qui est fait du terme « wildemess » pour qualifier les territoires qu'ils occupent, ce qui permet bien souvent d'y créer des réserves naturelles contre leur gré. Avec ses connotations de terra nullius, de nature originelle et préservée, d'écosystème à protéger contre les dégradations d'origine anthropique, la notion de « wilderness » récuse certes la conception de l'environnement que les Aborigènes ont forgée et les rapports multiples qu'ils tissent avec lui, mais surtout elle ignore les transformations subtiles qu'ils lui ont fait subir. Comme le disait un leader des Jawoyn du Northern Territory lorsqu'une partie de leurs terres fut convertie en une réserve naturelle : « Le parc national Nitmiluk n'est pas un espace sauvage [...], c'est un produit de l'activité humaine. C'est une terre façonnée par nous au long de dizaines de millénaires — à travers nos cérémonies et nos liens de parenté, par le feu de brousse et par la chasse. » Pour les Aborigènes, on le voit, comme pour d'autres peuples vivant de la prédation, l'opposition entre sauvage et domestique n'a pas grand sens, non seulement parce que les espèces domestiquées font défaut, mais surtout parce que la totalité de l'environnement parcouru est habité comme une demeure spacieuse et familière, aménagée au gré des générations avec une discrétion telle que la touche apportée par les locataires successifs est devenue presque imperceptible ». Philippe Descola. Par-Delà Nature Et Culture. Gallimard.
Comme l'idée de Primitivité, celle concomitante de sauvagerie est donc une création culturelle .elle sert aux différents peuples à marquer frontières, clôtures et identité. Il y a une origine de la sauvagerie, un marquage de l'extérieur et de l'intérieur, du sauvage et du domestique qui recoupe aussi la distinction des vivants et des morts, présente mais différente chez toute civilisation et tout peuple .Chaque culture crée ainsi sont altérité, loin que celle-ci existe en soi.
Dans « Jours De Fête Chez Les Papous » (1954),André Dupeyrat, décrit, le Gâbé des Fouyougés, fête rituelle d'un peuple montagnard de Papouasie, encore isolé à l'époque. Et constituant une sorte de fait social total au sens de Mauss. Elle fournit à la collectivité l'occasion de réaffirmer les contours de son identité de groupe au cours d'une longue série de rites, concernant les sexes, le pouvoir mais d'abord , l'humain, les vivants et les morts, ce qui relève de l'intérieur et de l'extérieur. Le but de la fête est d'inviter une communauté étrangère et lui de offrir ses cochons domestiques (distingués des sangliers sauvages) mais qu'on ne peut consommer pour cette raison à charge pour les étrangers d'offrir les leurs(donc consommables) en contre dons. Mais la fête va en fait beaucoup plus loin que cet objectif .elle comporte en particulier une série de danses fortement chargée d'émotions. Les « invités » peints de couleurs « démoniaques » avec des défenses de sanglier, surgissent en dansant dans le village et se ruent sur les arbres plantés par les villageois pour les détruire. De même une danse des femmes, sortes de ménades dionysiaques va détruire les tombes, qui demeurent au centre même du village.
Le rite est ainsi une théâtralisation qui met en scène par le déguisement des danseurs et la danse des ménades, la vie et la mort, le non habité ou l'espace domestique, et l'au-delà. .Dans la scène de la fête, sont mimés et résolus de manière cathartique, l'irruption de « l'ailleurs » et l'abolition menaçante de l'extérieur et de l'intérieur, du non humain et de l'humain ,du vivant et du mort, jusqu'à ce qu'une danse « royale » ,rétablisse ,l'ordre, la clôture, expulse les invités, les cochons,(en fait remis aux étrangers) et les morts dans l'espace sauvage et l'au-delà .mais, paradoxe, tout en établissant des liens d'échange avec eux.
« Les contours de l'altérité seront mieux cernés encore à l'aide d'un détail dans mais nous pouvons déjà conclure que l'altérité, rituellement actualisée par les danseurs, inclut aussi la notion de non-habité, d'espace sauvage par opposition à l'espace domestique, ainsi que la notion de hors-du-monde. Or, comme nous allons le voir, le non-habité est aussi l'au-delà, la demeure des morts. À partir de ce système de références, le fait que les danseurs se déguisent en squelettes vivants acquiert une signification très précise: il s'agit de mettre en scène une sorte de danse des spectres, qui réalise rituellement l'empiétement des morts sur l'espace des vivants (rappelons-nous, à ce propos, que les danseurs vont de la forêt limitrophe à la cour du village), provoqué par l'absence de limites entre vivants et morts, soit que celles-ci aient été abolies (la danse des «ménades»), soit qu'elles n'aient pas encore été établies (la «danse royale»). Ainsi retrouve-t-on l'unité du rite recherchée…
Nous avons décrit l'ensemble des opérations rituelles à l'aide des couples de contraires dedans/dehors, intérieur/extérieur qui impliquent l'opposition et la mise en relation de soi et d'autrui. Ce modelage culturel pose la question de l'identification de l'altérité dans ses multiples composantes (Qui sont les autres? Quels sont les critères de distinction au sein de la dimension de l'altérité?). La nécessité culturelle (et non pas la contrainte objective) d'expulser les animaux domestiqués pour pouvoir les manger, amorce un long processus de reconnaissance du monde extérieur et, en même temps, de redéfinition du monde intérieur. Ce n'est donc pas un hasard, mais bien la preuve d'un lien profond de complémentarité, si, parmi les actes inauguraux de la fête, on bâtit successivement les maisons pour les invités (intégration temporaire de l'extériorité) et l'on renouvelle, de façon ostensible, l'enceinte de l'espace habité, en édifiant «une grande clôture autour du village». Dupeyrat perçoit l'importance de cette activité dont il nous offre une description, certes tonique, mais précise : Pris de panique à cette idée, on abandonne les maisons pour se mettre à l'enceinte. [...] Ah, cette clôture, quel souci!... Elle est d'une importance primordiale dans les rites du Gâbé. En même temps qu'un symbole, elle doit être aussi une œuvre d'art
La fondation (ou refondation) des frontières de l'espace habité implique, faut-il le rappeler, la dialectique intérieur/extérieur, soi/autrui sur le plan de l'organisation culturelle de l'espace. Le besoin de se séparer des autres, de les exclure, coexiste, en effet, avec la nécessité inverse, d'une relation à l'altérité comme pôle de référence, fût-ce à des fins de différenciation et de distanciation. Ces deux tendances, abstraitement définies, sont présentes de manière très concrète dans la pratique rituelle du gobé, en particulier dans la double activité de fixer des frontières et de construire des habitations pour les invités. La frontière sépare nettement celui qui est dedans et celui qui reste dehors. Mais, resituée dans le système symbolique, la limite apparaît, ton autant, destinée à être franchie en prélude à l'ouverture aux groupes externe; (les invités, les morts), sans lesquels la fête n'aurait aucun sens. Le thème de l'hospitalité est également ambivalent, quoique de façon différente; l'hospitalité implique la reconnaissance de la non-appartenance de l'invité au groupe des hôtes et, en même temps, elle affirme et codifie le souhait d'accueilli) l'étranger, de rétablir la communication interrompue. On peut en conclure que la frontière rituellement marquée est l'une des clés de lecture fonda mentales pour comprendre la fête, dans la mesure où elle renvoie à un symbolisme complexe qui met en jeu des principes antithétiques (exclu sion/inclusion) et interdépendants. » Jour De Fête Chez Les Papous. Cité dans MARCELLO MASSENZIO.SACRE ET IDENTITE ETHNIQUE,CAHIERS DE L'HOMME.
On pourrait multiplier les exemples : A. Berque cite celui du turc qui distingue des élèments de paysage et non une nature. « kir, une campagne inculte, çôl, un désert nu, dagh, la montagne et la forêt (qui peut ètreyayla si elle se prête au campement d'estivage),yaziyaban, une plaine sauvage. Yaban, veut justement dire sauvage , étranger, rustre... « Cet espace yaban, il est à tout le monde et à personne en particulier; mais il a « ses «maîtres», des êtres numineux divers, incarnés dans des lacs, des arbres, des animaux, de saints ermites avec leurs sanctuaires, des êtres merveilleux, des esprits (djinn, mekir,peri, albiz...) ».
Ce qui se pense là en turc, cela s'est pensé de par le monde en milliers d'autres versions, toujours singulières, mais qui ont en commun que l'espace sauvage n'est pas fait pour le commun des mortels, sinon par incursion temporaire. Pour y habiter à plein temps, il faut avoir renoncé au monde. Cet espace-là, c'est en effet l'«autre» du monde, ou simplement l'autre du village ou de la ville ,lesquels sont d'abord l'ordre du monde (le kosmos des Grecs) et l'observance de la norme sociale. Alius (l'autre), c'est aussi l'image de l'au-delà, du monde des dieux, de l'absolu
si chaque culture structure son espace, son horizon et y détermine des polarités différentes, comme on vient de le voir, celle de sauvage ou de domestique et pour nous l'illusion d'une nature vierge, envers de l'artificialité.(la « nature, source de crainte ailleurs, devient désormais par un renversement historique source de plaisirs dans et par le tourisme,par exemple.) « Qu'est-ce donc qui nous permet de parler de paysage ?
« Le paysage existe dans certaines médiances, mais pas dans d'autres. On le voit naître au cours de l'histoire, d'abord en Chine, plus tard en Europe à la Renaissance, et à partir de ces deux foyers se diffuser dans le monde; mais auparavant, il s'agit d'autre chose que de paysage .
On peut certes étudier la morphologie de l'environnement du point de vue des sciences de la nature, et appeler cet objet «paysage» (telle l'écologie du paysage) ; mais il faut être conscient que, ce faisant, l'on abstrait du monde sa propre existence et celle des autres humains, lesquels peuvent avoir avec cet environnement de tout autres prises que celles que nous ramassons dans le terme de paysage. Leur attribuer les nôtres, c'est ignorer les leurs; cela relève de l'impérialisme ou de l'anachronisme-…
- Les prises qui témoignent que ce motif existe pour ceux que cela concerne. Elles sont multiples et variées, mais on peut les ranger sous cinq critères, par ordre de détermination décroissante
1. Il faut que la chose désignée par ce mot fasse l'objet d'une réflexion, comme celle de Zong Bing (375-443) dans son Introduction à la peinture de paysage.
2. Il faut qu'existe un mot pour dire «paysage». En français par exemple, ce mot apparaît au
XVIe siècle.
3. Il faut qu'il soit représenté par des peintures de paysage, comme Les Effets du bon gouvernement d'Ambrogio Lorenzetti (1290-1348).
4. Il faut que les beautés de la nature soient représentées par des jardins d'agrément, comme la « nature enclose (ce que les Grecs entendirent paradeisos, d'où le français paradis) : parc, lieu planté d'arbres où l'on entretient des animaux.
5. Il faut que le paysage suscite une littérature, orale ou écrite, qui témoigne que l'on en apprécie les agréments; ainsi les Odes d'Horace
Quand ces critères, et nécessairement le premier, ne sont pas remplis, parler de paysage est un abus. ».A.Berque.Ecoumene.Op.Cité
Il revient à Alain Roger(Le Court Traite Du Paysage) d'avoir développé le thème de « l'artialisation » du paysage, du caractère médiateur de l'art dans l'histoire du paysage, dans le sens des critères ci-dessus en précisant deux thèmes : celui de la peinture de paysage et celui des jardins.il prend comme fil conducteur de ses analyses la pensée d'Oscar Wilde dont il n'hésite pas à dire,qu'elle constitue une révolution copernicienne dans le domaine de l'esthétique (c'est moi qui souligne).
« La vie imite l'art bien plus que l'art n'imite la vie. [...] À qui donc, sinon aux impressionnistes, devons-nous ces admirables brouillards fauves qui se glissent dans nos rues, estompent les becs de gaz, et transforment les maisons en ombres monstrueuses ? À qui, sinon à eux encore et à leur maître [Turner, ajouté par moi], devons-nous les exquises brumes d'argent qui rêvent sur notre rivière et muent en frêles silhouettes de grâce évanescente ponts incurvés et barques tanguantes ? Le changement prodigieux survenu, au cours des dix dernières années, dans le climat de Londres, est entièrement dû à cette école d'art. Vous souriez ? Considérez les faits du point de vue scientifique ou métaphysique, et vous conviendrez que j'ai raison. Qu'est-ce, en effet, que la nature ? Ce n'est pas une mère féconde qui nous a enfantés, mais bien une création de notre cerveau ; c'est notre intelligence qui lui donne la vie. Les choses sont parce que nous les voyons, et la réceptivité aussi bien que la forme de notre vision dépendent des arts qui nous ont influencés. [...] De nos jours, les gens voient les brouillards, non parce qu'il y a des brouillards, mais parce que peintres et poètes leur ont appris le charme mystérieux de tels effets. Sans doute y eut-il à Londres des brouillards depuis des siècles. C'est infiniment probable, mais personne ne les voyait, de sorte que nous n'en savions rien. Ils n'eurent pas d'existence tant que l'art ne les eut pas inventés. [...] Cette blanche lumière frémissante que l'on voit maintenant en France, avec ses singulières taches mauves et ses mobiles ombres violettes, c'est la dernière fantaisie de l'art, que la nature, il faut l'avouer, reproduit à merveille. Où elle composait des Corot et des Daubigny, elle nous offre maintenant d'adorables Monet et des Pissarro enchanteurs '. »Oscar Wilde,Le Déclin Du Mensonge, Cité Dans Alain Roger,Court Traité Du Paysage.
. Notre regard, même quand nous le croyons pauvre, est riche, et comme saturé d'une profusion de modèles, latents, invétérés, et donc insoupçonnés : picturaux, littéraires, cinématographiques, télévisuels, publicitaires, etc., qui œuvrent en silence pour, à chaque instant, modeler notre expérience, perceptive ou non. « Nous sommes, à notre insu, une intense forgerie artistique et nous serions stupéfaits si l'on nous révélait tout ce qui, en nous, provient de l'art ». Il en va ainsi du paysage, l'un des lieux privilégiés où l'on peut vérifier et mesurer cette puissance esthétique.
Pour Alain Roger, l'artialisation, l'opération artistique s'opère en général selon deux modalités d'intervention sur l'objet naturel. La première, qu'il appelle in situ serait directe.; la seconde, indirecte, in visu, par la médiation du regard. Il prend l'exemple du corps féminin et les manières de l'esthétiser. L'une consiste à inscrire le code artistique dans la substance corporelle, et ce sont toutes les techniques, que connaissent bien les ethnologues, peintures faciales, tatouages, scarifications où l'art s'incarne s'imprime, s'incruste, cisèle, sculpte(on pourrait en dire autant d'un certain art du jardin à la française) Il en va de même selon l'auteur, du maquillage « enduit sur nature, surnaturel » et il cite Baudelaire pour qui le maquillage « rapproche immédiatement l'être humain de la statue. La seconde procédure serait plus sophistiquée. Elle consiste à élaborer des modèles autonomes, picturaux, sculpturaux, photographiques, etc., qu'on range sous le concept générique du Nu, par opposition à la nudité. « Mais un relais supplémentaire est désormais requis, celui du regard, qui doit en effet s'imprégner de ces modèles culturels, pour artialiser à distance et, littéralement, embellir par l'acte perceptif celle que Musil nommait « la mince bête blanche ». Il en serait de même pour la nature, au sens courant du terme. À l'instar de la nudité féminine, qui n'est jugée belle qu'à travers un Nu, variable selon les cultures, un lieu naturel n'est esthétiquement perçu qu'à travers un Paysage, qui exerce donc, en ce domaine, la fonction d'artialisation. À la dualité Nudité Nu, Alain Roger propose d'associer son homologue conceptuel, la dualité Pays Paysage (ce qu'a développé le premier article de ma série)
« Que j'emprunte, entre autres, à l'un des grands jardiniers paysagistes de l'histoire, René-Louis de Girardin, le créateur d'Ermenonville : « Le long des grands chemins, et même dans les tableaux des artistes médiocres, on ne voit que du pays ; mais un paysage, une scène poétique, est une situation choisie ou créée par le goût et le sentiment . » II y a « du pays », mais des paysages, comme il y a de la nudité et des nus. La nature est indéterminée et ne reçoit ses déterminations que de l'art : du pays ne devient un paysage que sous la condition d'un paysage, et cela, selon les deux modalités, mobile (in visu) et adhérente (in situ), de l'artialisation. »Alain Richard. Court Traité Du Paysage. Gallimard.
Encore une fois , il convient de citer MARCEL PROUST, qui expose à Albertine dans Le Côté De Guermantes sa conception de l'artiste comme « oculiste ».l'artiste nous propose des modèles pour amplifier notre regard, et ces modèles loin d'imiter la nature, comme le croit le profane a d'abord pour but de la dénaturer.
« Toutes choses s'y voyaient aisément, sinon telles qu'on les avait toujours vues, du moins telles qu'on avait l'habitude de les voir maintenant. Or un nouvel écrivain avait commencé à publier des œuvres où les rapports entre les choses étaient si différents de ceux qui les liaient pour moi que je ne comprenais presque rien de ce qu'il écrivait…
« Seulement je sentais que ce n'était pas la phrase qui était mal faite, mais moi pas assez fort et agile pour aller jusqu'au bout. Je reprenais mon élan, m'aidais des pieds et des mains pour arriver à l'endroit d'où je verrais les rapports nouveaux entre les choses… »
« Il y eut un temps où on reconnaissait les choses quand c'était Fromentin qui les peignait où on ne les reconnaissait plus quand c'était Renoir. Les gens de goût nous disent aujourd'hui que Renoir est un grand peintre. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu'il en a fallu beaucoup, même en plein XIXe, pour que Renoir fût salué grand artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original, l'artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n'est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit : Maintenant regardez. Et voici que le monde (qui n'a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu'un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l'ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d'autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir, et l'eau, et le ciel : nous avons envie de nous promener dans la forêt pareille à celle qui, le premier jour, nous semblait tout excepté une forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l'univers nouveau et périssable qui vient d'être créé. Il durera jusqu'à la prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou un nouvel écrivain originaux. Marcel Proust, A La Recherche Du Temps Perdu. Le Côté De Guermantes.
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