les corporations de développement communautaire .
Une conclusion qui ressort de l’article précédent oblige à constater qu'en utilisant le critère de l'échelle d'ARNSTEIN en aucun cas, on ne trouve une participation digne de ce nom, dépassant la niveau de deux, celui de la coopération symbolique. Faut-il en déduire alors qu’Arstein a, dans son échelle, placé trop haut la barre de la participation ?
On pourrait penser cela ,s’il n’existait dans d’autres pays, et notoirement aux Etats-Unis, des formules de démocratie participative dans le domaine de la rénovation urbaine qui correspondent parfaitement à son troisième niveau : la coopération effective.
La formule des Corporations de Développement Communautaire s’est propagée, aux Etats-Unis, depuis la fin des années 70. Elle a été utilisée en réponse à une crise urbaine qui se traduisait par la dévastation physique et la décomposition morale, des quartiers populaires des centres villes où s’étaient entassés, souvent dans les pires endroits, les Noirs venus du Sud, tandis que les petites classes moyennes et les membres de la classe ouvrière blanche qui y vivaient jusque là partaient vers la périphérie. Dévastation physique : du fait de la dépréciation des lieux par l’effet de la pauvreté et de la race de leurs nouveaux habitants, les immeubles en location n’étaient plus entretenus, souvent simplement squattés. Il arrivait fréquemment de surcroît, qu’un incendie les ravage, fruit supposé d’une intention du propriétaire en vue de récupérer, par l’assurance, sa mise initiale. Beaucoup de propriétaires qui ne touchaient plus de loyers, ne payaient plus les impôts locaux (relativement élevés aux Etats-Unis) Quand aux promoteurs privés, ils ne voulaient pas risquer leurs fonds dans des lieux offrant un retour sur investissement aussi aléatoire.
Décomposition morale : les émeutes raciales des années soixante font place, dans les années soixante dix, à une installation dans la dépendance envers l’aide sociale et à une délinquance associée aux trafics de drogue. Les élites noires, ses membres les plus éduqués, ont quitté les ghettos à la faveur de l’Affirmation Action. L’idée avancée alors par l’administration Carter est de confier la rénovation des ghettos à leurs habitants mêmes, en espérant que cette responsabilité aura un retentissement sur leur comportement collectif, que la rénovation physique servira à la recomposition morale des communautés. A cette fin, une formule associative élaborée à la fin des années soixante dans la perspective du développement économique des ghettos, les CDC, est reprise avec l’attribution à celles-ci de la capacité à se comporter comme des promoteurs professionnels.
En quoi consiste exactement une Corporation de développement communautaire ? En une association qui doit, pour être reconnue telle, disposer d’un conseil d’administration dont plus de la moitié des membres sont des habitants d’un quartier délimité comme zone d’intervention par ses fondateurs, soit, par les habitants qui ont pris l’initiative de la créer. Satisfaisant à cette double exigence, les CDC disposent d’un droit de planning plus ou moins explicite sur ce territoire. Moyennant des financements fournis par l’Etat fédéral et les fondations privées, elles embauchent une équipe exécutive composée, entre autre, d’urbanistes et de spécialistes financiers pour lever les fonds en vue des opérations programmées ainsi que d’organisateurs de la vie communautaire Ces équipes travaillent sur mandat de la corporation, à la rénovation dans le quartier, en accord avec la municipalité qui donne, ou non, son accord aux opérations qu’elles envisagent, mais de façon à préserver leur rôle puisqu’elles font ce que tous les autres responsables ont renoncé à faire. Les lots vacants dans ces quartiers sont souvent cédés aux CDC pour un prix symbolique afin qu’elles procèdent à la démolition/reconstruction, ou à des réhabilitations pour créer des logements à destination des foyers à ressources faibles ou modérées ou encore des équipements. Les CDC jouent un rôle essentiel dans la rénovation urbaine, mais également dans la mobilisation des habitants sur des questions comme la sécurité, la propreté, l’éducation, l’accession à la propriété. Elles ont pour rôle principal, aux yeux des collectivités locales, de les aider à se substituer au logement social classique ,dont la construction a été quasiment abandonnée au milieu des années 70, en créant des logements locatifs ou en accession à la propriété de meilleure qualité et offrant un voisinage plus exigeant. Les habitants locataires des immeubles des CDC sont choisis de manière à produire un effet de tri sélectif valorisant pour ceux qui y accèdent et qui font ainsi partie d’une communauté où existe une certaine mixité sociale, une vie collective « positive ». Il existe à présent plus de 3000 CDC aux Etats-Unis, situées surtout sur la côte Est, où elles jouent un rôle déterminant dans la transformation des ghettos. Elles couvrent des territoires de taille variable, entre 3000 et 50 000 habitants (mais les membres stricto sensu de ces associations sont un faible pourcentage de cette population. Le volontariat, l’engagement au service de la communauté prennent du temps… et donnent le pouvoir de voter pour ou contre le conseil d’administration et l’équipe exécutive selon qu’elle donne ou non satisfaction par la politique trop ou trop peu au service des plus démunis).
Sur l'échelle d'Arstein on voit aisément que la formule des CDC « colle » parfaitement avec le troisième niveau, quel que soit le critère que l’on prenne en compte. Il y va bien de la création d’un véritable partenariat puisque les CDC disposent d’un conseil d’administration composé d’habitants mais aussi de personnalités influentes : comme des représentants du monde universitaire, des affaires, du juridique, de la politique… On peut dire que les habitants prennent part au processus de prise de décision par leurs représentants dans la CDC, représentation majoritaire, même si, à travers le jeu de financements de toutes sortes ainsi que l’accord de la municipalité, il y a, non pas délégation de pouvoir, mais une certaine forme de pouvoir. Les habitants ne contrôlent pas les décisions mais ont une prise effective sur le processus.
La formule américaine des Corporations de Développement Communautaire peut paraître séduisante par son audace. Mais celle-ci n’est-elle pas le produit d’une substitution singulière, en l’occurrence celle due à un quasi-renoncement des pouvoirs publics, Etat fédéral en tête, à conduire une véritable politique urbaine après les années soixante ? Sans aucun doute, cet abandon est-il déterminant dans l’attribution aux CDC d’un rôle aussi important sur le plan de la réhabilitation et de la construction. Confier une telle mission à des associations composées majoritairement d’habitants n’est toutefois possible qu’autant qu’existe, aux Etats-Unis, une tradition de pouvoir communautaire qui remonte à la fondation même de cette nation, à sa vocation de terre d’immigration qui fait devoir aux nouveaux arrivants de déployer la même capacité organisationnelle que ceux qui les ont précédés s’ils veulent pouvoir, eux aussi, accéder au rêve américain. On pourra objecter que c’est là un exemple trompeur, un modèle illusoire de démocratie participative pour les vieilles nations européennes à traditions étatiques, tributaires du rôle moteur de l’Etat dans l’émancipation et la protection des citoyens. Ces expériences ne seraient-elles pas l’alibi d’un renoncement de l’Etat à jouer son rôle légitime ? Pourtant elles existent aussi, non seulement en Grande-Bretagne, mais dans toute l’Europe du Nord et de plus en plus dans l’Europe du sud. On peut ainsi d’illustrer cette reprise du thème américain d’une implication effective des habitants dans les opérations de rénovation dans deux pays : la Grande-Bretagne et la Hollande, compte tenu du rôle déterminant qu’ils ont joué, en association avec la France mais aussi en contrepoint de celle-ci, dans la définition de la politique de l’Union européenne sur ce sujet.
Le programme, intitulé City Challenge du problème a été conçu pour conciliert la rénovation urbaine avec le développement social. Initié, en 1991, par les conservateurs, il intègre cette idée de développement global dans la perspective d’une mise en compétition des projets formés par les villes, manière de relier l’exigence de solidarité interne à une ville et les attendus du projet, avec la logique de marché, de rivalité au plan national et international. City Challenge sera poursuivi et progressivement transformé, d’abord en 1994, par la création du Single Regeneration Budget qui unifie les financements, puis par le gouvernement travailliste de Tony Blair, à partir de 1997. Celui-ci infléchit le programme dans le sens d’une réduction de l’esprit de compétition au profit d’un ciblage au bénéfice de la lutte contre l’exclusion (avec la création d’un Social Exclusion Unit et d’un Neighborood Renewal Unit). Dans le sens enfin et surtout, de la création d’une forme de partenariat local en charge de diagnostiquer les problèmes et de déterminer une stratégie. La composition de ce Local Strategy Partnership fait une place importante aux habitants à travers les représentants de leurs communautés d’appartenance, locale et religieuse, de leurs associations, qui siègent à côté des représentants du secteur privé, des conseillers municipaux, des responsables des principaux services publics.
Les Local Strategy Partnership créés par le gouvernement Blair sont placés sous le signe explicite de la co-décision. Le livre blanc qui a précédé leur création précise même que « les gens doivent avoir un droit réel de déterminer leur propre avenir. Plus que de participer, ils doivent co-décider ». il devient légitime de parler d’une participation qui ne soit pas pure manipulation ou simple participation sans pouvoir réel, purement symbolique donc. Quant à l’ouvrage qui détermine les modalités spécifiques de ce partenariat, intitulé « A New Commitment to Neighborhood Renewal » édité en 2001 par la Social Exclusion Unit, il insiste sur la nécessité de faire entrer dans ladite co-décision, non seulement les communautés ethniques et les associations religieuses, mais aussi les groupes les plus susceptibles d’exclusion comme les femmes, les handicapés, les anciens, les jeunes… et annonce la mise à disposition à cette fin d’un fond spécial : le Community Empowerment Fund.
Quelle est la réalité de ce partenariat pour les habitants ? Selon Rob Atkinson, spécialiste de cette question, les représentants des habitants se sont trouvés placés dans une situation particulièrement contradictoire et donc exigeante, propre à les mobiliser au maximum de leur capacité. Ils représentent leur communauté et en même temps se trouvent partie prenante d’une entreprise devant décider de la meilleure voie pour la régénération de leur quartier. Cette double qualité les place tout le temps sur la corde raide. Car, ils pourront se trouver en minorité dans le partenariat et néanmoins tenus à agir de manière consonante avec celui-ci, sauf à passer, pour des perturbateurs. Mais, de la même manière, ils ne doivent pas trop s’écarter de leur communauté, laisser apparaître un fossé trop important entre eux et ceux qu’ils représentent, sauf à perdre de leur crédibilité aux yeux de leurs partenaires. Contraints à cet exercice plus ou moins acrobatique, ils évitent, du même coup, les facilités de la représentation protestataire ou la facilité de la consultation sans conséquence. On peut ainsi localiser cette pratique partenariale anglaise au troisième niveau de l’échelle d’Arnstein. Soit au premier niveau du pouvoir citoyen, le niveau six, celui à partir duquel il devient légitime de parler de participation.
Si l’on considère maintenant les Pays Bas, on peut voir que la relation entre rénovation urbaine et implication des habitants y connaît une évolution –presque – symétriquement inverse de la Grande-Bretagne. Placée au début sous les auspices d’une quasi-maîtrise de la rénovation par les associations d’habitants, la politique urbaine évolue, ces dernières années, dans le sens d’une détermination plus volontariste de celle-ci de la part des pouvoirs publics compte tenu du relatif enfermement dans les centres – même rénovés – de la population pauvre composée de minorités ethniques privées d’accès à l’emploi. Comme aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, c’est dans les quartiers anciens des grandes villes de Hollande que s’installent les minorités ethniques venues des anciennes colonies – comme le Surinam ou l’Indonésie – ou d’ailleurs, Marocains et Turcs. Ces centres ont été désertés par leurs habitants d’origine en raison de la vétusté et de l’insalubrité des habitations. Les immeubles datent de la fin du XIX siècle et nécessitent une sérieuse rénovation à laquelle s’attache le gouvernement néerlandais durant les années 70 et 80. L’objectif de cette rénovation est double : d’une part, casser l’image d’un entassement de minorités dans des lieux aussi évidemment négligés, d’autre part, faciliter l’accès aux immeubles de bureau des centres d’affaires qui se sont créés à proximité des centres anciens, en développant les infrastructures de transport, pour que les habitants de la banlieue puissent s’y rendre sans difficulté. Cette facilitation entraînant la démolition d’une partie des immeubles du centre ancien. Il y avait donc une certaine contradiction entre ces deux objectifs. Contradiction exploitée par les associations d’habitants qui redoutent de se voir délogés de ces quartiers centraux ou de se retrouver dans des immeubles rénovés mais avec un loyer beaucoup plus élevé.
Pour gérer les difficultés de cette rénovation, l’Etat néerlandais recourt à une méthode d’organisation communautaire inspirée du modèle américain et adaptée par la création d’une profession « l’opbouwwerk » qui signifie littéralement : travail de construction (sociale). Chargés de dialoguer avec les associations d’habitants, ces professionnels du travail communautaire se comportent plus souvent, de par leur formation, en organisateurs et représentants de celles-ci que des pouvoirs publics. Ils œuvrent à la mise en place de formules de participation des habitants au processus décisionnel de la rénovation de façon à ce que celle-ci soit réalisée de manière à leur convenir.
En quoi consiste exactement cette participation des habitants à la rénovation urbaine hollandaise des années 70 et 80 ? On peut retenir deux pratiques principales, toutes deux venues d’outre atlantique. La première consiste en l’encouragement des habitants à formuler des contreprojets lorsque la rénovation prévue ne leur convient pas, lorsqu’une démolition leur parait moins justifiée qu’une réhabilitation par exemple. Afin de faire prévaloir leur avis, ils les amènent à mobiliser des experts susceptibles de leur donner forme et crédit. Autre procédé ; celui qui consiste à faire du porte à porte pour amener les minorités ethniques à se mêler aux débats, en identifiant préalablement avec eux les problèmes qui leur importent. La promotion de la notion de quartier a servi à ces travailleurs sociaux communautaires de base doctrinale pour faire prévaloir l’avis des habitants. Pourquoi les pouvoirs publics ont-ils, non seulement entériné cette orientation, mais financé ces professionnels qui oeuvraient d’une façon propre à contrer très souvent les promoteurs de la rénovation ? Parce qu’ils y gagnaient d’un côté ce qu’ils perdaient de l’autre. Certes, ils devaient réhabiliter là où ils voulaient démolir et inversement. Bien sûr, les habitants s’incrustaient dans ces quartiers des vieux centres. Mais ils s’appropriaient leurs quartiers, veillaient sur sa propreté, offrant au passant l’image d’une ville propre et maîtrisée. Quitte à ce que les façades rénovées ne servent qu’à cacher la pauvreté de ceux qui y habitaient, voiler leur mal intégration à la société hollandaise.
Cette installation dans la dépendance envers l’aide sociale, cette fermeture sur elles-mêmes des communautés de migrants, sont devenus patents durant les années 90 et le début des années 2000. A travers une montée de la délinquance, de la conflictualité de voisinage entre populations de provenances différentes. Pour corriger cet auto-enfermement des minorités ethniques dans les vieux centres, même rénovés, le gouvernement néerlandais entreprit alors une politique dite de « gentrification contrôlée ». Laquelle consiste en une rénovation d’un nouveau type, non plus « au service des habitants » mais destinée à faire revenir au centre les classes moyennes blanches, généralement composées de professionnels de l’éducation, de la police, de la santé, donc, toutes portées par vocation à établir des relations avec autrui dans des conditions difficiles. Vingt pour cent des territoires des vieux centres furent ainsi destinés à cette « reconquête ». Avec quels résultats ? Aucun en termes d’emploi, ou même de vie sociale, de majoration du « capital social » de ces quartiers. Les nouveaux venus apportèrent plutôt, à cet égard, une complication supplémentaire de celle qui résultait de la juxtaposition de populations d’origine ethniques différentes. A cette mosaïque des peuples, la gentrification contrôlée surajouta la hiérarchie des classes. La communication n’en fut que plus difficile. Le repli sur soi l’emporta donc
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A la Grande-Bretagne et la Hollande, on pourrait les Pays Scandinaves, l’Allemagne et la Suisse,. Car, dans ces pays, la tension suscitée par la crise urbaine est plus faible. La comparaison internationale des politiques en matière de rénovation urbaine et l’implication des habitants dans celle-ci nous amène à souligner sur deux enseignements principaux :
- La constatation que l’on peut faire porte sur la relative carence de la France en matière de participation des habitants. Nous restons à l’évidence en deçà de ce que réalisent, non seulement les Etats-Unis, mais les nations européennes confrontées au même degré que nous, à la crise urbaine. Nous restons bloqués à ce niveau purement manipulatoire ou symbolique de la participation. Pourquoi ? il faudrait s’interroger par exemple sur le dévoiement régulier que subit la notion d’intérêt général, invoquée par quiconque dès lors qu'il désire faire prévaloir des décisions politiques ou idéologiques, voire priveés .. Il n’est pas un moment où l’intérêt général ne soit évoqué par un responsable(élu ou un représentant de l’Etat) d’une manière propre à disqualifier toute expression d’un groupe d’habitants comme représentant des intérêts privés. En raison de quoi, le statut de l’élu ou du fonctionnaire lui permet de faire prévaloir sa volonté contre toute considération partenariale « trop avancée ». Or, s’il est une condition requise pour la mise en place d’un partenariat quelque peu crédible, c’est bien la faculté du décideur à considérer qu’il est là pour dégager le bien commun par la prise en compte des différentes parties prenantes, d’établir un consensus entre elles et non leur opposer pédagogiquement son sens de l’intérêt général. (économique, politique ou idéologique).
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