DEMOCRATIE ET PARTICIPATION :LA RENOVATION URBAINE
Article de J.Donzelot et R. Epstein revue ESPRIT juillet 2006
Les auteurs de l’article posent cette question :
Qu'en est-il en pratique de la participation proclamée comme nécessaire à l'accomplissement de l'action publique ? Pour s'en faire une idée, il observent les modalités de sa mise en œuvre dans une multiplicité de territoires d'action en soulevant la problématique de l'outil d'évaluation: Comment juger ce qui est tangible, fictif, effectif ou non dans les pratiques rangées sous cette appellation bien vague de « participation » ? Pour eux donc, il existe en fait un instrument faisant consensus en la matière dans la plupart des pays, sauf en France, où elle est curieusement méconnue et d'ailleurs non traduite : c'est l'échelle élaborée par Sherry Arnstein en 19692. Les circonstances qui ont présidé à la publication de cette échelle expliquent en bonne partie le consensus dont elle fait l'objet.
Elle intervient après les émeutes noires des années 1960 qui ont ravagé les villes du nord des États-Unis. D'où une politique de rénovation urbaine de grande ampleur, qui stipulait que les municipalités désireuses de lutter contre la « taudification » en même temps que de rendre à nouveau attirants leurs quartiers centraux (désertées par les classes moyennes ainsi que les classes ouvrières blanches au profit des minorités ethniques, principalement les Noirs) devaient s'assurer de la participation des habitants de ces quartiers aux opérations menées. Il s'agissait là d'une exigence du pouvoir fédéral, qui avait conditionné l'allocation d'importants crédits au respect par les municipalités d'un ensemble de critères, dont la mise en œuvre d'opérations de participation.
L'échelle proposée par Sherry Arnstein s’efforcait donc de clarifier ce qui pouvait mériter ce nom et à quel titre.
En quoi consiste l’échelle de la participation selon Arnstein ? « Parce qu'à propos d'un concept au contenu aussi étendu que vague, elle fournissait un principe très clair de hiérarchisation des pratiques tantôt tenues, tantôt exigeantes associées à ce terme et autorisait à dire ce qui méritait ce nom et ce qui ne le méritait pas ». Pour obtenir cette clarification, Sherry Arnstein distingue trois niveaux correspondant à différents registres de pratiques, obtenant au total huit degrés possibles sur son échelle :
1. le premier niveau correspond aux deux premiers degrés, ceux de la manipulation et de la « thérapie ». À ce stade, le seul objectif est d'éduquer les participants, de traiter (leurs pathologies à l'origine des difficultés du territoire visé. Le plan qui leur est proposé est considéré comme le meilleur. Ce qui est qualifié de participation vise dès lors exclusivement à obtenir le soutien du public, au travers de techniques relevant de la sphère de la publicité et des relations publiques. Ce premier niveau est considéré par Arnstein comme celui de la non-participation ;
2. le deuxième niveau comporte trois degrés. « En premier, l'information, phase nécessaire pour légitimer le terme de participation mais insuffisant tant qu'elle privilégie un flux à sens unique, sans mise en place de canaux assurant l'effet retour En second, vient la consultation également légitimante, mais à peine plus conséquente, car n'offrant aucune assurance que les attentes et suggestions des personnes consultées seront prises en compte. Il s'agit alors d'un simple rituel le plus souvent sans conséquence. En troisième, arrive la « réassurance » (qui consiste à autoriser ou même inviter des citoyens à donner des conseils et à faire des propositions mais en laissant ceux qui ont le pouvoir seuls juges de la faisabilité ou de la légitimité des conseils en question. Ce deuxième niveau est celui de la coopération symbolique
3. la participation à proprement parler commence avec le troisième niveau qui comporte, lui aussi, trois degrés. Le premier consiste en la formation d'un partenariat, ce qui revient à une redistribution du pouvoir par une formule de négociation entre les citoyens et ceux qui le détiennent. Ces partenariats se concrétisent dans la formation de comités associant ces parties, qui deviennent responsables des décisions et de la planification des opérations. En second, on trouve la délégation de pouvoir, formule proche de la précédente mais qui s'en distingue en ce que les citoyens occupent une position majoritaire (ou disposent d'un droit de veto) qui leur confère l'autorité réelle sur le plan de la décision, ainsi que la responsabilité de rendre compte publiquement de tout ce qui concerne le programme. Enfin, troisième et dernier degré, le contrôle citoyen, où les tâches de conception, de planification et de direction du programme relèvent directement des citoyens, sans intermédiaire entre eux et les bailleurs de fonds du programme. Ce troisième niveau correspond au pouvoir effectif des citoyens.
Le propos des auteurs est d’interroger les motifs qui inhibent en France, la mise en œuvre d'une participation démocratique, alors même que nous nous faisons volontiers le chantres de la démocratie participative !
Un exemple de coopération symbolique : Nantes .19
Au cœur de cette métropole de l'Ouest le quartier Malakoff Pré Gauchet constitue tout à la fois un problème et une opportunité. La partie Malakoff qui jouxte la Loire, constituée d'un grand ensemble de tours et de barres courbées (appelées « bananes »), est particulièrement paupérisée. Elle est enclavée par les voies ferrées et les cours d'eau, bordée par ses barres hérissées detours, avec son groupe scolaire au centre, gérée par un seul bailleur (Nantes Habitat), animée par une agence municipale en position de quasi-monopole sur le plan des activités périscolaires, sociales et culturelles. Elle présente donc toutes les caractéristiques de ces cités encloses sur elles-mêmes, qui ont perdu leurs classes moyennes, leurs classes ouvrières et se retrouvent avec une population à très faibles revenus et parfois à gros problèmes. La partie Pré Gauchet, peu construite et composée de vastes terrains appartenant essentiellement à des propriétaires publics, est depuis peu couverte par une zone d'aménagement concerté. Très bien situé dans la ville, à proximité immédiate de la gare TGV, ce site est destiné à devenir un pôle de développement tertiaire, mais aussi commercial et résidentiel de qualité
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Depuis le Grand projet de ville (GPV) de 2001, les projets Malakoff et Pré Gauchet sont liés. Si certains insistent sur l'opportunité représentée par Pré Gauchet, dont le développement pourrait servir de locomotive pour Malakoff, le lien est plus explicite dans l'autre sens : la réussite du projet de développement du Pré Gauchet dépend non seulement de la mobilisation d'importants crédits pour la réalisation d'aménagements coûteux (ce que permettent les procédures de renouvellement urbain), mais aussi largement de l'amélioration de l'image et de la composition sociale du quartier de Malakoff qui le jouxte physiquement. Au nom de la mixité sociale, le GPV prévoyait ainsi une réduction du poids du logement social dans le quartier, une urbanisation nouvelle associant logements, activités et équipements. Soit, en clair, une démolition de plusieurs bâtiments, la destruction du collège et sa reconstruction en dehors du secteur Malakoff de manière à l'ouvrir à une population beaucoup plus variée, ainsi que la construction de bureaux et de logements collectifs et individuels dans le Pré Gauchet.
La mutation d'un quartier de cette importance occupant une position aussi avantageuse dans une grande agglomération en développement pose de manière très directe et presque brutale la question de la relation entre les décideurs et les habitants. Peut-on vraiment faire participer les habitants, en majorité très pauvres, d'un quartier dont on veut modifier la composition sociale et que l'on veut intégrer dans un nouvel ensemble élargi et attractif au processus de cette transformation ? La mairie de Nantes s'y est attachée durant la procédure d'élaboration du GPV. Au début, ce fut sous la forme d'un cycle de concertation visant à établir le diagnostic préalable au projet et les grandes lignes de celui-ci. Une fois le choix fait, en octobre 2001, un nouveau cycle de concertation avec les habitants s'est ouvert, visant à passer du plan directeur choisi au projet urbain. L'ensemble de cette démarche de concertation a été piloté par l'équipe de quartier, accompagnée par un bureau d'études sociologiques
La première phase a consisté dans l'élaboration du diagnostic relatif au quartier. Parallèlement aux productions techniques traditionnelles (mobilisation d'indicateurs statistiques, agrégation et synthèse de diverses études antérieures, cartographie, etc.), la ville a engagé deux démarches visant à intégrer le point de vue des habitants dans ledit diagnostic : d'une part, une consultation a été lancée auprès des prestataires extérieurs, pour réaliser une enquête sociologique sur les perceptions, les usages et les attentes des habitants du quartier; d'autre part, prenant appui sur le comité consultatif de quartier un groupe a été constitué, associant habitants (22 personnes), associations (34) et institutionnels (29). Intitulé « Vivre à Malakoff Pré Gauchet » ce groupe s'est réuni une douzaine de fois entre septembre 2000 et juin 2001. L'ensemble des éléments réunis au cours de ces réunions, ainsi que le rapport établi par le cabinet d'études retenu pour conduire l'enquête ont été versés au dossier dont disposaient les trois équipes d'architectes-urbanistes en compétition dans le cadre d'un marché de définition.
La deuxième étape a consisté dans l'organisation d'une présentation et d'une consultation publiques sur les trois projets urbains, qui s'est notamment appuyée sur leur exposition dans la « Boutique du projet », ouverte et tenue par l'équipe de quartier. Sur les 400 visiteurs qui sont passés dans ce local entre septembre et octobre 2001, près d'un quart a laissé une remarque ou un avis dans les registres mis à disposition à cette fin. A cela se sont ajoutées une dizaine de réunions d'acteurs associatifs et institutionnels et une réunion publique à laquelle assistèrent 400 personnes. Des trois projets, celui qui recueillit les faveurs des habitants était celui qui « entamait » le moins le quartier Malakoff, lui apportant des embellissements, une moindre densité, mais préservant sa relative fermeture sur son périmètre par rapport aux flux de circulation. C'est tout du moins ce qui ressortait de la synthèse établie par l'équipe de quartier à partir des éléments recueillis à la Boutique du projet, et qui fut présenté au jury. Ce ne fut cependant pas celui que retint le jury composé d’élus. Le lauréat proposait, au contraire, un désenclavement majeur du quartier par son ouverture à une circulation limitée jusque-là à une voie longeant la berge de la Loire, permettant du même coup d'ouvrir l'accès à cette berge aux habitants. « Mais, suivant la formule répétée tout au long de cette période de débat et de sélection, le choix « portait moins sur un projet définitif que sur une proposition de démarche pour résoudre un problème ». Ou, suivant les termes du maire lors de la réunion publique : « Ce n'est pas un projet qui sera choisi mais une philosophie du projet. »p.22
La troisième phase a justement été consacrée au passage de la « philosophie du projet » au projet lui-même. L'association des habitants à ce travail s'est opérée par le biais d'ateliers concernant les différents secteurs du quartier et les questions relatives à la voirie, aux équipements et à l'environnement. Ces ateliers avaient pour objectif de discuter dans le détail et non pas l'essentiel, les contenus du plan directeur qui avait été élaboré à la suite du choix du projet.
Les discussions qui se sont nouées dans cette phase de concertation organisée par l'équipe de quartier ont étendu à un plus grand nombre les sujets de discussion qui avaient prévalu durant la période 2001, pour porter sur le choix des tours à démolir, la perspective des relogements, la nature de la « mixité » recherchée par la mairie, la modification de la voirie et sa nuisance pour la qualité résidentielle, la localisation des équipements et des locaux associatifs.
Dans quelle mesure ces débats ont-ils contribué à modifier le plan directeur en question ? « Il semble que les réunions de discussions thématiques durant l'élaboration du plan directeur, puis la concertation qui a suivi son exposition, aient produit une inflexion, non de ses axes principaux, mais de l'ampleur et des modalités de l'intervention sur le quartier Malakoff ». Élus comme techniciens en charge du projet soulignent la réduction du nombre de démolitions prévues :
Au départ, on pensait procéder à 800 démolitions. Maintenant, on s'arrête à 300. on prévoyait la moitié des logements démolis finalement on ne dépassera pas le tiers
Il en va de même sur la question de la voirie : au lieu d'une grande voie traversant le quartier et menaçant par ses nuisances la qualité de vie, deux voies seront tracées, évitant ainsi les engorgements, dont l'une à la marge du quartier.
Pourquoi cette inflexion a-t-elle été acceptée ? Les porteurs du projet urbain ne se montrent guère enclins à l'attribuer directement aux pressions des habitants. À leur sujet, ils déplorent la propension à ne s'exprimer que sur ce qui concerne leur logement, la tendance à laisser certains, toujours les mêmes, monopoliser la parole, la difficulté donc à obtenir que tout le monde s'exprime.
"C'est clair, on n'a pas bougé sur les objectifs mais sur les moyens pour les atteindre. Par exemple, si l'on a réduit le nombre des démolitions, c'est qu'on a pu décrypter le discours du bailleur qui voulait régler le problème que lui posait la population pauvre de ce quartier à la faveur de l'opération."
La gestion urbaine de proximité n'est pas oubliée à Malakoff. Elle tend même à prendre une place croissante à mesure de la formalisation du projet et de l'avancée de sa réalisation. La GUP prend la forme, ici, non pas de promenades organisées avec les habitants, ou d'un journal, techniques qui convenaient bien pour une situation d'attente pendant laquelle les décisions n'étaient pas communiquées, mais de petits déjeuners ou d'apéritifs dans les cages d'escalier. Organisés par l'équipe de quartier, ces petits déjeuners d'escalier servent à aller au-devant des habitants pour expliciter les transformations à ceux qui ne les auraient pas bien comprises
Comment apprécier cette procédure de participation sur le Quartier de Malakoff de Nantes en fonction de l'échelle d'Arnstein
On assiste bien là à la mise en œuvre d’une formule de coopération symbolique :: véritable souci d’informer dès le départ, de consulter sur le choix du projet, de receuillir des suggestions, quant aux modalités de l’opération. Mais les détenteurs du pouvoir consevent l’intégralité de la décision..
les auteurs de l’article font pourtant remarquer que cette coopération symbolique a quand même conduit à une modification significative du projet.
Pourtant, en ce qui concerne le troisième niveau de l'échelle de Sherry Arnstein, l’article ne trouve aucun exemple convaincant en France
« Faut-il en déduire demandent les auteurs ,qu'Arnstein a, dans son échelle, placé trop haut la barre de la participation, à un niveau tel que les élus perdraient, en l'appliquant, le sens du mandat qui leur a été confié avec leur entrée en fonction, celui d'appliquer un programme défini, et qu'il leur faudrait, pour le coup, revenir devant les électeurs avant d'engager telle ou telle opération de rénovation On pourrait le penser si des pratiques plus ambitieuses n'avaient pas vu le jour aux États-Unis, mais également en Grande-Bretagne et dans les nations nord-européennes comme la Hollande et le Danemark. p.27
- A suivre : exemple anglo-saxons
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