Il est d’abord essentiel de passer en revue les dispositifs existants
Les types de dispositifs :
Les assemblées.
Piliers de démocratie antique et elles jouèrent un rôle important par la suite, en particulier en Suisse et en Nouvelle-Angleterre à l'époque moderne. Dans de nombreux cas contemporains, les dispositifs institutionnels de participation s'appuient exclusivement sur des assemblées micro locales. Beaucoup d'autres dispositifs, des conseils de quartier français aux budgets participatifs existent un peu partout dans le monde.
Les référendums.
Ils constituent depuis un siècle et demi un outil fondamental de démocratie locale aux États-Unis et plus encore en Suisse .
Les conseils de quartier.
Regroupant un petit nombre de citoyens désignés en fonction de diverses modalités, ils constituent une instance inscrite dans la durée censée se faire le porte-voix des habitants. C'est sans doute la forme de participation la plus répandue en Europe, et la France se distingue en la matière depuis la loi Vaillant (il en existe probablement autour de 2 000 dans l'Hexagone). Dans certains cas, une somme modeste est mise la disposition des citoyens pour réaliser des investissements de proximité. Ce dispositif est de plus en plus répandu dans de nombreux pays européens, et il en existe plusieurs centaines sur le seul territoire français.
Les budgets participatifs.
Inventé à PortoAlegre, le dispositif a été adopté dans plusieurs centaines de municipalités latino-américaines dans des configurations différentes, dans une cinquantaine de collectivités territoriales européennes. Il vise à associer durablement les citoyens à la discussion d’un budget local en dépassant la seule échelle du quartier. C’est, chez nous, le cas en particulier des programmes européens Leader qui associent élus et société civile dans des Groupes d’Action Locales avec pouvoir de sélection de projets territoriaux
Le développement communautaire.
Très répandu dans le monde anglo-saxon et dans le tiers monde, ce type de dispositif fait gérer par les habitants des équipements de proximité. Sur des questions comme le logement social, il peut prendre une importance décisive sur les territoires concernés.
Les jurys citoyens.
Composé d'un petit groupe d'habitants désigné par tirage au sort, ce dispositif ponctuel vise la production d'un avis consultatif sur un thème déterminé par les autorités locales, à l'issue d'une discussion argumentée. Le dispositif des jurys est en forte expansion en Europe, où plusieurs centaines d'expériences ont été réalisées (notamment en Grande-Bretagne, en Allemagne et en Espagne).
Les commissions consultatives.
Elles existent sous deux formes : elles peuvent associer sur des thèmes précis des élus et des citoyens non élus, souvent délégués des associations ou représentants des groupes d'intérêt, ou regrouper certains secteurs de la population — jeunes, personnes âgées, résidents étrangers, indigènes, comme dans le cas équatorien présenté dans l'ouvrage. Elles constituent l'un des outils les plus répandus pour favoriser la participation. Ce modèle a connu le plus fort développement au cours des dernières années.
Les plans stratégiques participatifs et les plans de développement communautaire.
À l'échelle de la ville ou d'un quartier ces dispositifs permettent d'associer des citoyens individuels ou organisés à la planification urbaine et sociale des territoires. Ils se sont multipliés un peu partout, en particulier dans les quartiers en difficulté ou en restructuration urbaine. Guidés par l'idée de développement durable et initialement mis en place à partir d'une préoccupation environnementale, ces dispositifs tendent aujourd'hui à inclure de façon croissante une dimension sociale et une dimension économique. Ils visent généralement à associer les différents groupes d'intérêt et associations concernés par le développement durable et ont une valeur de planification indicative. Ils constituent l'une des formes les plus répandues de démocratie locale particulièrement développée dans des pays comme l'Allemagne ou l'Espagne.
Les dispositifs de représentation des citoyens usagers dans les services publics.
Ils permettent d'associer des citoyens en tant qu'usagers à la gestion, voire la coproduction des services publics municipaux ou paramunicipaux. Ces dispositifs, souvent développés à partir de législations nationales incitatives, se sont répandus très rapidement en Europe au cours des deux dernières décennies et sont actuellement extrêmement nombreux.
Ces diverses expériences ont des objectifs variables dans les relations entre les habitants, les associations et les institutions ou dans l'articulation du local et du général. Elles aboutissent à des résultats divers et contrastés.
Toutes lient gestion de proximité et démarche participative autour de trois sortes d'objectifs,. Le premier type d'objectifs, que l'on peut qualifier de gestionnaire, réside dans l'amélioration des politiques publiques locales par l'intégration du savoir d'usage des habitants ou par l'utilisation de la participation comme vecteur de modernisation administrative. Le second type est d'ordre social. Il vise à répondre à la « question sociale » en s'appuyant sur la participation. Le troisième type d'objectifs, plus ambitieux et politique, consiste dans la relégitimation du système politique ou dans le développement d'une démocratie participative s'appuyant sur la création d'espaces publics locaux.
Améliorer la gestion, moderniser l'administration locale :
Au niveau de la proximité, la plupart des dispositifs participatifs visent à améliorer une gestion urbaine considérée comme inadaptée ou insuffisante et parfois, en particulier dans les pays du Sud, à transformer les conditions de vie d'une population pauvre en favorisant l'accès aux services urbains. Ces démarches reposent sur l'idée qu'une gestion rapprochée des services urbains et travaillant avec les habitants. Elle serait plus efficace car mieux adaptée aux spécificités des populations et des territoires concernés.
Dans la réforme de la gestion de proximité comme, plus généralement, dans la modernisation de l'administration publique, les citoyens peuvent être sollicités à différents niveaux. Ils peuvent d'abord intervenir en tant que consommateurs (usagers de services publics ou clients de services semi privés ou privatisés) auxquels les prestataires doivent donner des garanties de qualité et d'accessibilité (l'accès à l'information, des chartes de qualité, des services de proximité, disponibles sur Internet ou adaptés en termes d'horaires, etc.) et dont on doit mesurer les attentes et la satisfaction (des conseils plus ou moins consultatifs ou des rencontres directes).
Enfin, les citoyens peuvent participer en tant que travailleurs. Si l'idée de démocratie participative fut dans les années 1960 et 1970 développée au moins autant en rapport au lieu de travail qu'en référence au local, cette dimension s'est fortement estompée à partir des années 1980.
Les objectifs d'amélioration de la gestion en s'appuyant sur la participation sont-ils suivis d'effets réels ? Le bilan, mitigé, comporte des aspects positifs. Dans la plupart des cas, l'incorporation des habitants dans les dispositifs de gestion semble avoir des conséquences positives à l'échelle microlocale et favoriser l'amélioration des services de proximité. Les citoyens comprendraient davantage la logique et les enjeux de la gestion publique, ils élargiraient parallèlement leurs vues au-delà de leurs intérêts immédiats ou particuliers, ils intégreraient une culture de proposition au lieu d'en rester à des postures purement revendicatives
Les performances générées par cette ébauche de « démocratie technique » dans la gestion tendent donc à infirmer les présupposés élitistes qui opposent démocratie et efficacité. Cette dynamique reste cependant limitée lorsqu'elle va de pair avec l'installation d'un système à deux vitesses bénéficiant d'abord à une « élite citoyenne » ou technicienne (associations, chambres économiques etc.)ou reste enfermée à l'échelle microlocale. Elle peut même déboucher sur des affrontements d’intérêts locaux.
Transformer les rapports sociaux
Une deuxième série d'objectifs porte sur la transformation des relations sociales à travers la participation. Sans être de règle, cette dimension est très répandue, dans des quartiers ou des villes populaires touchés par la « crise urbaine ». Les buts sociaux qui sont visés diffèrent cependant beaucoup selon les contextes. Un peu partout, le constat initial est le même : la crise économique ou la mondialisation néolibérale se traduisent localement par l'affaiblissement de la cohésion sociale et la marginalisation de groupes entiers ; cela menacerait le bien-être des habitants dans leur ensemble, leur sécurité, voire plus généralement la paix sociale. Dès lors, la participation vise sous différentes formes à remobiliser les habitants, à recréer du lien, à ouvrir des espaces de rencontre et d 'échange qui remplacent sous un autre mode les formes plus anciennes de sociabilité et d'encadrement ; à former de nouveaux interlocuteurs ou leaders aptes à organiser leur collectivité comme à dépasser certains conflits.
Les démarches participatives peuvent aussi viser à modifier les relations entre les citoyens et le système politique. L'une des idées principales, parfois non explicitée publiquement mais presque toujours présente, est que la participation peut contribuer à la légitimation du système politique et, en particulier, des équipes en place. La participation serait un instrument pour lutter contre l'abstention et pour améliorer les chances de réélection.
Au-delà de ce résultat s’ouvre une problématique : en prenant en considération les contrastes locaux, comment cette constellation de pratiques participatives se relie-t-elle à la démocratie représentative classique?
Constitue-t-elle un complément, un correctif ou un substitut à celle-ci ? Enclenche-t-elle une dynamique qui serait en fin de compte contradictoire avec l'essence de la représentation ?
Dans une première interprétation, basée en particulier sur l'analyse des expériences françaises, lesquelles demeurent timides et limitées l'institutionnalisation de la participation aboutirait à simplement compléter ou à corriger la démocratie représentative en renforçant la communication entre représentants et représentés.
Démocratie représentative :
Bernard Manin a défini un modèle du gouvernement représentatif à partir de quatre dimensions : l'élection des gouvernants à intervalles réguliers ; l'indépendance des gouvernants par rapport aux gouvernés dans la prise de décision ; réciproquement, l'autonomie de l'opinion publique par rapport aux gouvernants ; enfin, le fait que les décisions politiques sont prises après être passées à travers l'épreuve de la délibération publique.
Dans cette perspective, le gouvernement représentatif constitue un régime mixte, partiellement oligarchique en ce que les gouvernants accaparent l'essentiel du pouvoir de décision (contrairement à la devise constitutionnelle, les régimes occidentaux contemporains ne sont pas des « gouvernements du peuple, par le peuple et pour le peuple »), et partiellement démocratique parce que ces représentants sont élus et que les citoyens peuvent exercer une pression sur eux à travers l'opinion publique et, indirectement, à travers l'épreuve de la délibération]. En suivant cette logique, il serait possible d'affirmer que les structures institutionnalisées de participation renforcent ces deux dernières dimensions et, à travers elles, la dimension démocratique des gouvernements représentatifs. On assisterait donc à la naissance d'une nouvelle variante de démocratie représentative, qui trancherait avec des variantes plus oligarchiques mais ne sortirait pas du cadre politico constitutionnel défini par les systèmes démocratiques modernes .S’ajouterait simplement une nouvelle dimension : les gouvernés pourraient exercer un certain contrôle sur les gouvernants .
Un conception beaucoup plus audacieuse consisterait à théoriser l'émergence potentielle d'une démocratie délibérative. S'inspirant d’Arendt et d’ Habermas, elle identifierait le pouvoir constituant à l'espace public de délibération et ferait de cet espace public le cœur de la société. Au lieu de faire de la délibération une dimension qui caractérise d'abord l'activité des représentants et qui est toujours susceptible d'être opposée à l'opinion publique irrationnelle de la masse, le modèle délibératif ancre résolument la délibération dans les discussions ordinaires des simples citoyens. Le moment décisif, du coup, n'est plus l'élection mais la formation de l'opinion publique : l'élection ne représente qu'un moment particulier dans un débat ininterrompu. Cette optique démocratique radicale reprend en partie l'idéal de la démocratie antique lorsqu'elle affirme que tout un chacun peut délibérer raisonnablement et que cette activité n'est pas le monopole des « bien nés » — du moins pour peu que des moyens procéduraux adéquats soient mis à disposition. Certes, la fusion de la délibération et de l'espace public n'est forcément pas totale puisque la délibération s'institutionnalise aussi dans les procédures juridiques ou les institutions de l'État de droit, mais c'est cet espace public qui constitue la source primordiale de la démocratie. Le développement actuel de formes innovantes de délibération participative devrait être interprété à cette lumière. Il faut comprendre cependant que ce modèle ne se pose nullement comme une alternative « révolutionnaire » au gouvernement représentatif ; on est loin des « soviets » et des « avants gardes »... L'essentiel est dès lors de penser théoriquement et pratiquement une délibération ouverte, inclusive et de qualité et de mettre en place les procédures qui permettent son déploiement.
Ces formes politico-institutionnelles de participation sortiraient ainsi du champ du gouvernement représentatif. Elles institueraient une démocratie participative par l'articulation des formes classiques du gouvernement représentatif avec des procédures de démocratie directe ou semi directe. Cette perspective favoriserait ainsi l'émergence embryonnaire d'un quatrième pouvoir, celui des citoyens lorsqu'ils participent à la prise de décision, directement (en assemblée générale ou à travers des référendums), à travers des petits groupes tirés au sort (jurys berlinois), ou à travers des délégués étroitement contrôlés (budgets participatifs, structures de développement communautaire) — plutôt que de s'en remettre à des représentants classiques. Ce quatrième pouvoir viendrait s'articuler aux trois pouvoirs classiques (le législatif, l'exécutif et le judiciaire), aboutissant à une forme mixte.
Au-delà de ce débat théorique voire utopique et de la complexité des procédures institutionnelles à mettre en place, la référence à ce quatrième pouvoir du citoyen a déjà le mérite de poser le principe d’un étalon de valeur : mesurer dès aujourd’hui jusqu’à quel point la « gouvernance » d’un quelconque domaine peut être qualifiée de démocratique.
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