Au Dahomey, le chiffre trois a une importance capitale ; il domine la conception du temps et de l'espace religieux et rituel. Trois grands panthéons se partagent l'univers sensible : Mawu i Lisa, le ciel, Sagbata, la terre, Hévioso, le tonnerre et la mer. En Haïti, si la structure ternaire se maintient elle change radicalement de portée et de signification. L'idée abstraite des trois panthéons a survécu, mais il s'y est coulé un contenu original.
Des panthéons ethniques vont naître. Chacune des grandes catégories culturelles de la colonie s'attribue la paternité nominale d'un panthéon. Le panthéon rada est le rite central, le plus prestigieux, où se retrouvent les grands dieux d'origine dahoméenne et yorouba. Les grands rituels et les principes de base qui servent de modèles à toute la religion sont contenus dans le rada. Il s'agit en quelque sorte de l'aspect "officiel" du vaudou : "Les cérémonies capitales sont toutes de rite rada. L'initiation du canzo\ qui fait de l'individu un adepte du vaudou, est de rite rada... Le panthéon kongo groupe des esprits importés d'Afrique centrale. Le panthéon pétro, élaboré plus tardivement dans la colonie par la population créole (et créolisée) présente un caractère particulier Les autres ethnies sont présentes à l'intérieur de ces trois panthéons principaux, soit par divinités interposées (les Sinégals dans le pétro, les Ibos dans le rada), soit encore, par des pas de danse ou des détails rituels.
Chacun de ces trois panthéons possède son cérémonial propre ainsi, les acclamations rituelles, "Abobo /"pour le rada, "Bilolo !" pour le pétro ; les décharges de poudre, qui ne peuvent s'entendre que dans les cérémonies pétro ; la cuisine rituelle : les loa pétros mangent cru, boivent sec ; les radas mangent cuit, n'aiment pas l'alcool.
Pour l'Haïtien, la religion est une réalité complète. Elle contient la vie sous tous ses aspects, elle est conçue pour assumer et sublimer les contradictions, les conflits, qui sont la condition même de la vie. L'harmonie ne se retrouve et ne se reconstruit qu'au prix de cette intégration totale.. Tout se trouve dans la nature au sein de laquelle nous sommes venus. Nous avons en nous, il bouge autour de nous des forces diversement orientées. Celles-ci existent : les dieux en sont donc la source ; il faut savoir les utiliser, les rendre bonnes pour les hommes vivants. Le vaudou permet de conceptualiser ces forces, de dialoguer avec elles, sans les nier. Les trois panthéons les rendent présentes et les incarnent :
• Le rada exaltera le côté lumineux de l'homme et de la vie, les sentiments dans leur aspect bénéfique, l'action bienfaisante du spirituel ;
• Le pétro prendra en charge le côté obscur de l'homme et de la vie, les sentiments dans leur aspect dangereux, l'action ambiguë du spirituel ;
• Le kongo, moins personnalisé, exprime par son rituel éclatant, la fête, l'aspect explosif de la vie.
Les LOAS
Le vaudou, faut il le rappeler, est un syncrétisme !
La confusion théologique qui règne est d'autant plus grande qu'on ne se soucie guère de concilier les données traditionnelles sur les dieux et les esprits africains avec l'enseignement de l'Église catholique accepté sans réticence. Le bon Dieu, Jésus-Christ, la Vierge et les saints sont relégués à l’arrière-plan de la vie religieuse; les esprits, grands et petits, envahissant les cérémonies, captent toute l'attention des fidèles. Les uns sont d'anciennes divinités africaines qui ont conservé leur prestige, les autres à la personnalité falote ne méritent que le nom de génies ou de démons. Ces êtres surnaturels dont le culte est l'objet essentiel du vaudou sont appelés loaS (LWA) « mystères » (et, dans le Nord d'Haïti, « saints » ou « anges ». Personne ne les a dénombrés, car, si l'on peut dresser sans peine la liste des « grands loa de l'Afrique-Guinée », on ne viendrait jamais à bout des noms de tous les génies locaux1. En outre, la foi et la fantaisie populaires ne cessent d'enfanter de nouveaux loa alors que d'autres, faute de serviteurs, tombent dans l’oubli!
Les loa ne sont pas les seules puissances surnaturelles dont les hommes doivent tenir compte. A côté d'eux figurent les Jumeaux, qui détiennent un grand pouvoir, et les « morts », qui exigent des sacrifices et des offrandes et exercent une action directe sur le sort des vivants.
Pour tout vaudouisant, les Loas viennent d'Afrique; ils constituent même un morceau de l'Afrique irrémédiablement perdue et qui se réduit à la Guinée, devenue l'Afrique mythique. Pour les esclaves déportés, ils ont fait à leur tour le voyage de l'Afrique vers la Caraïbe. Ils ont pris des habitudes : circuit précis et lieu de rassemblement, avant d'atterrir en Haïti. Ainsi par exemple, quelque part au nord-ouest du pays, sur une montagne sacrée appelée Ville-au-Camp, les Loas venus d'Afrique-Guinée, par les eaux souterraines où ils séjournent, se réunissent tous, échangent, dit-on, leurs expériences, puis redescendent de la montagne vers la terre.
Mais là encore, ils ne débarquent pas n'importe où, ne se distribuent pas dans l'espace n'importe comment. Leur trajet est balisé, d'autant plus strictement qu'ils ont pour mission de constituer les fondations de l'espace des vivants. Au milieu du temple vaudou (le oufo) est construit le péristyle, espace consacré à la cérémonie en l'honneur des Lwa. Au milieu du péristyle s'élève le poteau-mitan, axe de liaison entre le monde céleste et le monde terrestre
Si donc les loas, tout au moins les plus importants, vivent en « guinée » (sorte de Walhalla non localisé que les loa quittent lorsqu'ils sont appelés sur terre) , ils fréquentent aussi les montagnes, les rochers, les cavernes, les sources et les mares. Beaucoup vivent au fond des rivières ou dans les abîmes de la mer. Les houngan et les mambo (prêtres et prêtresses) vont leur rendre visite dans leurs demeures aquatiques, et font auprès d'eux de longs séjours. Ils en reviennent investis de pouvoirs nouveaux et en rapportent parfois des coquillages qui sont la preuve concrète de leur exploit.
Les loas sont également présents dans les « arbres-reposoirs » qui s'élèvent autour des temples et des habitations rurales. Chaque loa a son essence favorite : le médicinier est voué à Legba, le palmiste à Ayisan et aux Jumeaux (marassa), l'avocatier à Zaka, le manguier à Ogou, etc. On reconnaît qu'un arbre est le reposoir » d'une divinité aux cierges qui brûlent à son pied et aux offrandes déposées entre ses racines ou accrochées à ses branches. Quelle que soit la région où se tiennent les loa, ils accourent à l'appel de leurs serviteurs aussitôt qu'ils entendent les prières ou le son des instruments sacrés.
Chaque loa a un ou deux jours de la semaine qui lui sont consacrés (par exemple mardi et jeudi pour Ezili, jeudi pour Damballah-wèdo, etc.) Il a aussi une couleur qui lui est propre (le blanc pour Agoué et Damballah, le rouge pour Ogou, le noir pour les Guédé
Alfred métraux : le vaudou haitien p 81
Il ne subsiste presque rien des mythes africains relatant l'origine des dieux, leurs aventures et leur rôle cosmique. C'est avec peine que l'on obtient des prêtres des renseignements confus et parfois contradictoires sur les rapports de parenté entre divinités et que l'on glane quelques anecdotes scandaleuses sur leurs amours. La mythologie, au sens étroit du mot, de potins de village; elle s'intéresse moins à la vie personnelle des esprits qu'à leurs rapports avec les fidèles. C'est une religion pratique et utilitaire qui se soucie plus des affaires de la terre que de celles du ciel. Sa légende dorée est faite de récits d'une fastidieuse uniformité. La plupart ont pour thème soit les interventions des loa en faveur de leurs serviteurs, soit les châtiments qu'ils infligent à ceux qui les négligent. Ce folklore s'élabore dans les sanctuaires, théâtres ordinaires des incidents provoqués par les loa. Houngan et mambo profitent indirectement du prestige que ces anecdotes confèrent aux génies qu'ils servent
Les possessions mystiques exercent une influence très profonde sur cette veine mythologique. Les génies, sous l'enveloppe charnelle des personnes dans lesquelles ils s'incarnent, se mêlent aux mortels; le public qui fréquente les sanctuaires peut donc les voir et les entendre. En outre, les possédés, en portant les attributs des loa et en imitant leur aspect leur démarche et leur voix, contribuent à fixer leur image dans la tradition populaire. On dit en Haïti que c'est en observant les possédés que l'on apprend à connaître les loa.
Certains incidents qui se produisent au cours des transes sont de nature à rester gravés dans l'esprit des spectateurs. A l'origine des légendes concernant les loa, il y a souvent un événement authentique qui s'est déroulé devant des témoins de bonne foi. En d'autres termes, la mythologie vaudou est constamment enrichie par le récit d'interventions divines dans les affaires humaines, interventions qui sont, en fait, « jouées » par des acteurs improvisés.
Les Loas du vaudou établissent un réseau de correspondances entre les activités humaines (l'agriculture, la guerre, l'amour) et divers aspects du monde naturel. Ils structurent l'espace et le temps, ils prennent en charge l'existence de l'individu de la naissance à la mort, comme si seule l'écoute assidue de leurs messages pouvait lui permettre de connaître et de réaliser son destin. Ils offrent un mode de classement des différents domaines de l'univers tout comme de la vie sociale. L'ordre et le désordre, la vie et la mort, le bien et le mal, les événements heureux ou malheureux sont mis dans un champ de signification grâce aux Loas qui font que rien ne peut apparaître absurde à l'individu.
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