Tatouages et scarifications
« À portée du regard et du toucher, s'affichent les signes du corps : des lignes s'inscrivent, d'autres s'estompent. Des formes naissent, parfois s'imbriquent ou se perdent, puis retrouvent leur mouvement pour partir à l'assaut d'une portion de surface lisse. Et tous ces dessins recherchent le motif d'un tressage, d'un tissage, ou les traces laissées par les êtres que dissimulent les rivières et les forêts, ou la mémoire des humains. » c.falgayrettes-leveau
À l'inverse de la peinture et du maquillage, superficiels et passagers, les tatouages et les scarifications créent une modification définitive des tissus cutanés.
Si l'on ne peut véritablement savoir à quand remontent ces pratiques, l'universalité du tatouage ne peut être contestée. C'est loin du continent africain, aux îles Marquises, en Nouvelle-Zélande et au Japon que le tatouage manifeste le plus de complexité, tendant à envahir le corps tout entier.
Les techniques permettant d'introduire un colorant dans le derme pour y fixer un dessin indélébile sont nombreuses, la plus courante étant la piqûre. Elle se fait à l'aide d'un instrument traditionnel effilé, silex, aiguille en bois, épine végétale, arête ou écaille de poisson. La percussion sur les dents d'un peigne, et la brûlure du derme au moyen d'une tige végétale incandescente sont des méthodes plus rarement utilisées. En général, le tatouage est obtenu soit en imprégnant de colorant l'instrument piquant ou contondant, soit en dessinant sur la peau le tracé du motif choisi, ou en y déposant, préalablement à la piqûre, la matière colorante ; celle-ci peut être d'origine végétale ou animale parfois mêlée à de l'huile. Le pigment le plus utilisé demeure le noir de fumée, fabriqué à partir de la combustion de plantes, de bois ou de graisses animales. Il donne une teinte plus ou moins brune, et possède l'avantage d'être particulièrement bien toléré.
Le terme tatouage a été souvent employé de façon erronée pour désigner les scarifications largement répandues en Afrique noire. Ces marques exploitent, dans le cadre précis des exigences d'un art visuel, toutes les ressources des propriétés optiques des dessins qui se concentrent sur la surface de la peau.
Créées volontairement par l'altération du derme, les scarifications sont le résultat de cicatrices. L'incision est la technique la plus courante, la peau pouvant être entamée soit par de petites saignées, soit par de longues estafilades. Les instruments sont les mêmes que pour les tatouages, mais s'y ajoutent des lames et des couteaux. La cautérisation est plus rarement utilisée. Parmi les ingrédients déposés sur les plaies figurent des hémostatiques, mais aussi des cicatrisants, ou des agents favorisant l'hyperplasie, c'est-à-dire le développement de l'un des constituants histologiques responsables de la cicatrisation et produisant parfois ces sortes de petits boutons, ces saillies cutanées boursouflées, qui sont autant de motifs décoratifs ayant l'aspect de chéloïdes.
Il est impossible de relever la diversité des motifs, car les choix obéissent non seulement aux croyances mais aussi à la fantaisie et aux multiples influences à l'intérieur d'une société. S'il est vrai qu'au sein d'un même groupe, des individus peuvent avoir en commun certains dessins, ou ne porter aucune trace, il arrive que des scarifications semblables se rencontrent dans des groupes extérieurs, sans qu'il y ait parenté ou lien.
Les scarifications parent la peau de motifs en creux ou en relief, dessinant des traits courts et fins, plus ou moins denses, plus ou moins étendus, isolés ou groupés en lignes parallèles.
« Les marques du corps maintiennent un certain accord entre deux ordres, l'un touchant au concret, à la matière, c'est-à-dire à la peau, l'autre aux données suggestives, au virtuel. Cette rencontre se réalise en un lieu de stabilité qui doit tendre vers l'unité et l'harmonie, favorisées par la présence des scarifications. Les dessins s'animent d'une prégnance telle que les tracés respectifs peuvent s'engendrer réciproquement, les ondulations assurant le passage d'un plan à l'autre. Mais parfois, la décoration s'opère de façon serrée, diminuant à l'extrême l'intervalle, et jouant sur l'effet de raccourci, effet qui traduit inévitablement la pénétration du dessin au plus profond de la peau, comme sur le visage de quelques sculptures teke du Congo » c.falgayrettes-leveau
Si les marques en creux de type linéaire se fondent, généralement, sur un motif unique, souvent répété de façon à saturer la surface de la peau, les scarifications saillantes présentent peut-être une plus grande diversité de registres où les valeurs des éléments en relief se combinent parfaitement avec la densité des volumes correspondant plus particulièrement aux seins ou au ventre. Ces compositions répondent aux exigences d'un ordre plastique mis en jeu sur une surface de peau plus ou moins étendue. Dans la multiplicité des motifs, des constantes s'affirment et se caractérisent par des éléments charnus, points, carrés, rectangles, chevrons, lignes renflées et figures concentriques constituent les figures de base d'un art décoratif se construisant à partir de saillies et d'échelonnements.
« Le dynamisme optique assuré par les scarifications repose, le plus souvent, sur une sorte de principe alternatif dans lequel la masse représentée par les motifs en relief s'oppose aux plans neutres des parties laissées sans décor. Ce qui permet de valoriser les formes qui affleurent, celles-ci étant nettement subordonnées aux tensions que subit la matière. Tantôt un seul motif s'arrondit, puis enveloppe et englobe d'autres formes à peine naissantes, dont on aperçoit l'ébauche. Tantôt, ce sont des lignes, droites ou courbes, qui se prolongent comme poussées par quelque séisme. Contrastant avec les conceptions linéaires, quelques compositions s'imbriquent ou se croisent, cernant des portions d'espace. L'agencement des éléments permet de déterminer d'innombrables compositions et d'introduire une certaine densité rythmique. »
c.falgayrettes-leveau
Signes d'appartenance, souvenirs des rites de passage ou de contacts culturels, fonctions erotiques, esthétiques, prophylactiques ou thérapeutiques, les scarifications se font les échos des croyances, des valeurs sociales ou des relations extrapersonnelles, échos lointains, assourdis, car toutes les données témoignant de la vie des individus, puberté, initiation, entrée dans une confrérie ou mariage, ont subi une transmutation plastique, que ce soit sur le corps même des hommes ou sur les sculptures. Les motifs corporels traduisent les changements opérés dans la vie des individus, et affichent parallèlement leurs droits et leurs obligations. Mais à travers une ligne ou un dessin, c'est parfois toute une métaphysique, une cosmogonie une culture qui s'exprime..
Le rapport au monde de tout homme est donc primordialement une question de peau. Les marques corporelles sont des manières d'inscrire le sens à même la peau.
L'écriture du corps, son façonnement par les signes de la culture, qu'il s'agisse de la chair elle-même ou des manières de la vêtir, du traitement des cheveux ou de la pilosité, est une donnée élémentaire de la condition humaine. L'homme n'est pas un animal qui s'installe dans le monde sans le déranger, il le modifie, il s'approprie la matière de son existence. Aucune société humaine n'échappe à cette volonté de faire de la présence au monde, et notamment du corps, une œuvre propre à une communauté. Jamais l'homme n'existe à l'état sauvage mais est toujours immergé dans une culture, un univers de sens et de valeurs. Sa peau est donc une surface d'inscription. Les marques corporelles n'ont de signification que dans un contexte culturel précis, et ne peuvent en être soustraites sans perdre leur sens originel. L'une de leurs premières destinations est d'arracher l'être humain à l'indistinction en l'isolant de la nature ou des autres espèces animales. levi-strauss note a propos d’une société du Brésil : « il fallait être peint pour être homme : celui qui restait à l'état de nature ne se distinguait pas de la brute » Maintes sociétés traditionnelles réservent un statut inférieur à l'homme et à la femme non marqués ; ils demeurent en deçà de la communauté qui exige le parachèvement symbolique de la personne, ils échappent au sort commun, ils ne peuvent se marier. En Polynésie, où la personne n'était pas d'emblée enracinée dans sa chair, mais composée de fragments reliés entre eux, le corps était formé d'entités susceptibles d'être dangereuses pour l'individu ou les autres. Ainsi le tatouage venait-il sceller la personne dans sa chair. «Le processus consistant à envelopper d'images [... ] fournissait au guerrier une peau ou une coquille supplémentaire. Il réduisait également les risques de contagion auxquels le corps est exposé et limitait sa tendance à souffrir de la proximité du tapu d'autrui, que ce soit en l'attirant ou en l'affaiblissant .»D.LEBRETON
Les lieux du corps ainsi investis sont modifiés, mis en valeur ou soustraits aux yeux du groupe suivant leur statut et selon qu'ils sont ou non recouverts par des vêtements. Mais, le plus souvent, il importe de les voir.
Le signe corporel, le tatouage par exemple, a une valeur identitaire, il dit au cœur même de la chair l'appartenance du sujet au groupe, à un système social, il précise les allégeances religieuses, les relations au cosmos, il humanise à travers une mainmise culturelle dont la valeur redouble celle de la nomination ou de l'appartenance sociale. Au sein de certaines sociétés, le signe renseigne sur la place de l'homme dans une lignée, un clan, une classe d'âge ; il indique un statut et affermit l'alliance. Impossible de se fondre dans le groupe sans ce travail d'intégration qu'opèrent les signes imprimés dans la chair. Les membres d'une même communauté portent parfois des marques corporelles identiques, par exemple certaines pour tous les hommes, d'autres pour toutes les femmes. Les signes cutanés redoublent alors l'identité sexuée. La peau masculine affiche plutôt la bravoure, les actions d'éclat..., là où celle des femmes privilégie la fécondité, la séduction... Mais il arrive aussi que les marques soient singulières, individualisent, et que chaque membre de la communauté façonne celles qu'il préfère ou celles qu'il a méritées par ses exploits de guerre ou de chasse.
Les inscriptions corporelles durables accompagnent les rites initiatiques de nombreuses sociétés traditionnelles : circoncision, excision, subincision, limage ou arrachage des dents, amputation d'un doigt, déformations, scarifications, tatouages, excoriations, brûlures, etc. Arnold Van Gennep rappelle que «le corps humain a été traité comme un simple morceau de bois que chacun a taillé et arrangé à son idée : on a coupé ce qui dépassait, on a troué les parois, on a labouré les surfaces planes, et parfois, avec des débauches réelles d'imagination [...].» Il ajoute : « Les mutilations sont un moyen de différenciation définitive33.» Dans ces sociétés, le statut de personne l'immerge, avec son style propre, au sein de la communauté. Les marques impriment sur son corps une inaliénable égalité et une cosmogonie compréhensible par tous. Rituelles, elles inscrivent dans la durée le changement ontologique de l'initié : il n'est plus le même après la redéfinition dont sa chair a été l'objet. À la trace physique qui livre désormais le jeune à l'approbation du groupe, la douleur ajoute son supplément souvent soigneusement distillé, comme si, au-delà de la trace incisée, elle était non moins nécessaire.
Le rite de passage des sociétés traditionnelles sollicite, au cours d'épisodes souvent pénibles, les ressources morales requises par la communauté. Il énonce les valeurs fondatrices du lien social, et, surtout, la douleur expérimentée par ses membres dans ce cadre rituel les prépare à supporter les vicissitudes de l'existence (ci-contre). Dans un environnement hostile, le courage individuel est en effet une vertu essentielle à la survie du groupe. La douleur subie instaure une mémoire de la résistance à l'adversité qui rend l'initié moins vulnérable dans les épreuves inhérentes à sa condition. La trace corporelle équivaut au sceau de l'alliance, elle fait sens pour chacun des membres de la communauté. Elle est un signe d'identité que nul ne conteste. La redéfinition sociale de l'initié par une modification physique de son apparence a une éminente valeur symbolique. Elle établit, une fois pour toutes, son identité sexuelle. En accueillant le signe distinctif sur sa peau et en domptant la douleur les yeux ouverts, sans céder sous son joug, le jeune manifeste sa bravoure et atteste de son appartenance à part entière à la communauté.
Avant le christianisme, nombre de peuples européens, parmi lesquels les Scots, les Bretons, les Goths, les Germains, marquaient leurs corps. D'après Végèce, les légionnaires romains portaient sur le bras droit le nom de l'empereur et la date de leur enrôlement.
Par contre, pour les religions du Livre, le tatouage ou les autres marques corporelles (hormis la circoncision) sont en principe interdits. La Bible dit clairement son refus de toute intervention visible et durable sur le corps humain. Le respect de son intégrité est une forme essentielle de fidélité à une création où rien n'est à ajouter ni à retrancher. Cet interdit a longtemps valu son statut négatif au tatouage. «Et vous ne vous ferez point d'incisions dans votre chair pour un mort, et vous ne vous ferez pas de tatouages», ordonne le Lévitique. Seul Dieu dispose du privilège de modifier le corps des hommes. Et dieu imprime sa marque au visage des mécréants : «Cet homme qui à la lecture de nos versets dit : "Ce sont des contes anciens", nous lui imprimerons une marque sur le nez .Kafka s’en souviendra quand il imaginera sa « machine », l’ imprimante diabolique et absurde de la colonie penitentiaire qui grave la sentence sur le corps même du condamné
Selon ces principes,les sociétés occidentales vont réprouver l'usage du tatouage, qui apparaîtra comme symbole de marginalité. Toute modification corporelle sera versée au compte de la sauvagerie, ou de la lascivité, et combattue. En outre, le lien symbolique est aisément établi entre sociétés «primitives» et tatouages des populations «marginales» (matelots, soldats, truands, ouvriers). L'association des «primitifs» d'ici et d'ailleurs est courante sous la plume des psychiatres ou des criminologues au tournant du xxe siècle. Elle sert à discréditer les uns et les autres. Baraques de foire et cirques livreront longtemps - et avec succès - les tatoués à la curiosité du public.
Pourtant, Au début des années 1980, les marques corporelles changent radicalement de statut. Happées par la mode, le sport, la culture naissante et multiple des jeunes générations, elles se diversifient dans une quête de singularité personnelle : tatouage, piercing, branding (dessin ou signe inscrit sur la peau au fer rouge ou au laser ; p. 108) scarification, lacération, fabrication de cicatrices en relief, stretching (agrandissement des trous du piercing), implants sous-cutanés, etc.
Les marques corporelles, même si elles miment parfois de manière explicite celles des sociétés traditionnelles ou si ceux qui les portent revendiquent cette filiation dans des discours enthousiastes, prennent une signification exactement inverse lors de cet emprunt : dans la culture occidentale, elles sont individualisantes, elles signent un sujet singulier dont le corps n'a plus fonction de relier à la communauté et au cosmos, mais d'affirmer son irréductible individualité .
Dans une société d'individus, la collectivité d'appartenance ne fournit plus que de manière allusive les modèles ou les valeurs de l'action. Le sujet est lui-même le maître d'œuvre qui décide de l'orientation de sa vie. Le monde, dès lors, est moins l'héritage incontestable de la parole des aînés ou des usages traditionnels qu'un ensemble soumis à la souveraineté individuelle moyennant le respect de certaines règles. La signification de l'existence relève d'une décision personnelle et cesse d'être une évidence culturelle. La relation au corps est désormais celle à un objet nourrissant la représentation de soi.
La marque traditionnelle est affiliation de la personne comme membre à part entière de sa communauté d'appartenance ; en Occident, elle affiche la différence du corps propre, coupé des autres et du monde, mais lieu de liberté. L'individu qui choisit un tatouage ou un piercing dit sa dissidence d'individu, sa quête de différence, là où le membre d'une société traditionnelle proclame son affiliation à une totalité symbolique à laquelle il ne saurait se soustraire sans se perdre.
Dans les sociétés traditionnelles, l'identité résulte non pas d'un choix délibéré, d'une construction de soi, mais de la position de la personne au sein d'un groupe qui impose des droits et des devoirs, et insère dans une symbolique difficile à modifier. La marque confirme un statut là où, dans nos sociétés, elle est une décision personnelle sans effet sur le statut social, même si elle confère à l'individu une singularité particulière. C'est justement parce que nos sociétés contemporaines sont individualistes - au sens où elles font du corps un instrument de séparation, d'affirmation d'un «je» - qu'une telle marge de manœuvre existe dans le remaniement de soi. Le corps est un facteur d'individuation ; quiconque le modifie, modifie son rapport au monde. Pour changer de vie, on change son corps ou, du moins, on essaie chaque Occidental revendique être un corps propre. D'où la prolifération des interventions sur le corps dans nos sociétés où règne la liberté, c'est-à-dire l'individu en tant qu'il décide de son existence.
Les marques ne sont jamais une fin en soi dans les sociétés traditionnelles, elles accompagnent de manière irréductible des cérémonies collectives ou des rites d'initiation ; elles disent le franchissement d'un seuil dans l'évolution personnelle, le passage à l'âge d'homme, l'accession à un autre statut social, l'entrée dans un groupe particulier, etc. Elles s'inscrivent dans le processus de transmission par les aînés d'une ligne d'orientation et d'un savoir pour les novices. Les marques sont le moment corporel d'une ritualité plus large.
Les marques occidentales contemporaines constituent des formes symboliques de remise au monde, mais d'une manière strictement personnelle, n'ayant parfois de signification que pour soi, à travers l'invention d'un signe propre. À défaut d'exercer un contrôle sur son existence, le corps est un objet à portée de main sur lequel la souveraineté personnelle est presque sans entraves. Quand, dans la société grecque antique, le stigmate symbolisait l'aliénation à l'autre, la marque corporelle affiche aujourd'hui l'appartenance à soi. Elle traduit la nécessité intérieure de compléter par une initiative propre un corps insuffisant en lui-même à incarner l'identité personnelle..d.lebreton.
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