Toute passion, certes, confine au chaos, la passion du collectionneur, en ce qui la regarde, confine au chaos des souvenirs. Mais j'irai plus loin : le hasard, le destin, qui de leurs couleurs imprègnent le passé sous mes yeux, ils s'offrent là en même temps aux sens, à travers l'habituel fouillis de livres. Car ce genre de possession, qu'est-ce d'autre qu'un désordre où l'habitude s'est faite si familière qu'elle peut apparaître comme un ordre ? Vous avez déjà entendu parler de gens que la perte de leurs livres a rendus malades, et d'autres que leur acquisition a rendus criminels. Tout ordre, dans ces domaines précisément, n'est qu'un état de suspens au-dessus de l'abîme. « L'unique savoir exact, disait Anatole France, est la connaissance de la date de parution et du format d'un livre. » En effet, s'il existe une contrepartie au dérèglement d'une bibliothèque, c'est bien la régularité de son catalogue.
Ainsi l'existence du collectionneur est-elle régie par une tension dialectique entre les pôles de l'ordre et du désordre. WALTER BENJAMIN « je déballe ma bibliothèque »
Héritiers directs des collections religieuses et laïques du Moyen-Âge (corne de licorne du trésor de Saint-Denis) par leur goût affirmé du merveilleux et le caractère public de l'exposition ,les cabinets de curiosités connurent un véritable essor dans la seconde moitié du XVIe siècle, essentiellement dans le saint Empire romain germanique et dans la péninsule italienne.
Extrait du Catalogue des choses rares qui sont dans le Cabinet de Maistre Pierre Borel Medecin de Castres au haut Languedoc..
L’Omoplate ou os de l’espaule d’un Geant pesant trente cinq livres, et ayant quatre pams de haut et sept de large. Un monstre à 2. testes. Deux dents de geant grosses comme la moitié du poing. Des pieces de Mumie ou corps embaumez des Egiptiens. La pierre de gravelle. La peau, Crespine ou coeffe qui enveloppe les enfans dans le ventre.
Un Crocodille long de neuf pieds. Un grand Lezard des Indes, long de quatre pieds. Une belle Tortuë de Catalogne. Un chat à deux testes. Une grande corne noire, ridée, et un peu courbée, longue de quatre pams, que les uns disent estre du Pacos, animal qui porte le besoard, les autres de gaselle, et les autres de licorne Ethiopique. Le Crane d’une beste incogneuë, ayant les sutures eslevées en forme de creste. Deux autres sortes de Tortuës. Une hermine. Une corne d’agneau d’Ethiopie. Une corne de Chamois. Une piece de vraye de Licorne. Dents de licornes minerales. L’os du œur du Cerf. Des pierres de Besoard. Du Castoreum. Du pied d’Elent. De grandes dents de Sanglier. Des espines de Porc espi, entre lesquelles y en a de fort longues et une de triangulaire. De corne de Rhinocerot
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Les cabinets de curiosités désignent au XVIe et XVIIe siècles des lieux dans lesquels on collectionne et présente une multitude d'objet rares ou étranges représentant les trois règnes: le monde animal, végétal et minéral, en plus de réalisations humaines.
Le dictionnaire de Trévoux (1771) donne en trois mots les composantes de la curiosité, "Curiosus, cupidus, studiosus" : l'attention, le désir, la passion du savoir.
dès les origines, le mot désigne à la fois l'état du sujet et la nature de l'objet, et qu'il soit toujours resté attaché à l'activité artistique ou scientifique de l'amateur.
"Ce mot est reçu parmi les amateurs des arts, on dit familièrement comment va la curiosité ?" (Trévoux).
. En France, on dit un "cabinet", "cabinet de raretés", quand il s'agit d'objets insolites fournis par la nature ou d'objets précieux. Ce mot prendra au XVIIe siècle une valeur internationale. Il est appelé aussi dans les pays germaniques Kunst und Wunderkammer, " chambre d'art et de merveilles ".
Les souverains cherchent en fait à reconstituer, dans l'enceinte de leur cabinet, un microcosme, un lieu d'émerveillement, de contemplation, de méditation. Les princes rassemblaient alors ces curiosités de la nature serties dans des montures précieuses. Ils recherchaient des instruments scientifiques artistiquement élaborés. Le modèle en est donné dans la seconde moitié du XVIe siècle, par les princes de l'époque maniériste. François Ier de Médicis à Florence, l'archiduc Ferdinand dans son château d'Ambras au Tyrol, l'empereur Rodolphe II à Prague Albert, duc de Bavière...
À côté des antiquités et des pièces historiques, ils rassemblent de nouveaux types d'objets : curiosités naturelles ou artificielles, raretés exotiques. Fossiles, coraux, "pétrifications", fleurs ou fruits venus des mondes lointains, animaux monstrueux ou fabuleux objets virtuoses d'orfèvrerie ou de joaillerie, pièces ethnographiques ramenées par les voyageurs, toutes les bizarreries de la création sont réunies pour que le collectionneur ait à portée de regard ce qui vient du confins du monde connu, et à quoi il attribue souvent des pouvoirs magiques.
La conquête de l’Amérique fut à l'origine de l’engouement pour l’exotisme qui submerge l'Europe d'alors. Grâce aux explorations financées par les princes et au commerce des navigateurs marchands, le continent s'enrichit des curiosités et merveilles ramenées de ce monde qui, s'il n'est pas le Paradis médiéval, lui ressemble malgré tout quelque peu.
L’autre source de l’émerveillement sera, au Quattrocento, la redécouverte de l'Antiquité, à travers ses oeuvres et ses textes. Les collectionneurs, dont les plus illustres furent les Médicis, peuplèrent alors jardins et villas de ces trésors surgis du passé. Leurs alliances avec les Valois ou les Habsbourg contribuèrent à propager ce goût du merveilleux qui s'étendit au-delà des Alpes. L'idéal antique renaissait dans les académies et les cours des princes. Délaissant leur Parnasse, les dieux prenaient forme dans le marbre et les muses quittaient leur séjour radieux pour souffler à l’oreille de l’humaniste les règles de la beauté et de l’harmonie.
Dans les collections médiévales religieuses, se côtoyaient déjà deux mondes. A côté des reliques des saints, porteurs de présence invisible, figuraient des objets insolites : la corne de la légendaire licorne, les os d’un géant ou bien un crocodile bouilli en huile suspendu aux voûtes. Historien et anthropologue des collections , Krysztof Pomian appelle ces objets porteurs de signes des "sémiophores". Par la signification que l'homme leur attribue, ils deviennent médiateurs entre le visible et l'invisible, le sensible et l'intelligible, le connu et l'inconnu.
De la même façon les curiosités exotiques et les vestiges de l'Antiquité sont des "sémiophores" du lointain et du passé. Leur contemplation permet d'effectuer un voyage immobile dans l’espace et le temps, à travers tous les siècles et tous les pays.
Samuel Quiccheberg, médecin flamand, conservateur du cabinet d’art d'Albert V de Bavière à Munich, s' inspira de celui ci dans un traité, publié en 1565. Il y définissait la collection comme "un très vaste théâtre embrassant les matières singulières et les images excellentes de la totalité des choses". A travers ce concept du "théâtre du monde" apparaît la vocation encyclopédique du cabinet de curiosités.
Le cabinet de curiosités était le passage presque obligé de ceux qui effectuaient le Grand Tour d'Europe. Sans leurs témoignages, et sans les inventaires manuscrits de l'époque, nous ne pourrions nous faire une idée du contenu de ces collections. Quant aux frontispices des catalogues imprimés les illustrant, ils permettent d'avoir une vision, parfois idéalisée, de leur disposition. La page de titre de l'inventaire du "Muséum" du père Jésuite allemand établi à Rome, Athanase Kircher, nous montre par exemple l'un des plus fameux cabinets de curiosités de l'Italie du XVIIe siècle. Dans ce dédale de galeries jalonnées d'obélisques, le regard passe simultanément de la terre aux étoiles. Le visiteur apprend à connaître "la chaîne qui unit le monde supérieur au monde inférieur", ainsi que le mentionne l'épigraphe inscrit au plafond.
C'est sans doute dans le but de déchiffrer "le mystère de l'univers" que Rodolphe II a constitué un cabinet de curiosités devenu mythique et pour ses détracteurs d’une "confusion babylonienne".
L'empereur, entouré d'artistes, de philosophes, d'astrologues et d'alchimistes, négligeait les affaires d'état, et se consacrait entièrement à la constitution de collections dont l'inventaire comportait près de quatre cents pages (sans compter les tableaux Et c'est peut-être pour retrouver la flamme animant toutes choses que les collectionneurs comme lui firent construire dans le prolongement de leur cabinet des laboratoires ou des observatoires qui leu rpermettrait d'avoir un rôle actif vis à vis de la nature. Ce nouvel aspect du collectionneur comme créateur caractérise la fin de la Renaissance. L'homme oeuvre avec le monde, à l'image de cette peinture du studiolo de François de Médicis à Florence représentant la Nature et Prométhée réunis. Dans cette optique, les oeuvres des artistes vont apporter une dimension supplémentaire au paysage du cabinet, le transformant en lieu d’enchantement des sens. L’un des créateurs de grottes artificielles les plus fameux, Bernard Palissy, s’inspirant des constructions du Songe de Poliphile., inventera une succession de " cabinets verts " à l'intérieur desquels apparaissent des fontaines en forme de statues fabriquées à partir de coquillages et animées par des systèmes hydrauliques cachés. Ces créations, en voulant imiter les métamorphoses de la matière, tiennent lieu de prodiges, entraînant celui qui les découvre dans les labyrinthes d’un songe.
Pour Francis Bacon, philosophe élisabéthain qui voyait dans les cabinets de curiosités "un modèle de l'universel devenu privé", la nature peut être considérée sous trois aspects : normale, aberrante, et travaillée par l'homme. Les aberrations de la nature furent pour beaucoup dans la renommée des cabinets de curiosités. Qu'il s'agisse de la corne de licorne, des sirènes momifiées, des squelettes de dragons, des crocodiles, sans compter les portraits d'hommes velus ou les représentations des acéphales ., on aurait dit que tout ce bestiaire fantastique avait surgit du Livre des Merveilles du Monde, œuvre médiévale qui décrivait la faune de mondes imaginaires. Cette fascination pour le monstrueux refera surface beaucoup plus tard dans nos fêtes foraines avec leurs galeries de monstres.
Encore faut-il préciser que le monstre, loin d’être un accident de la création est une émanation de la nature que l'homme apprivoisera dune certaine manière en le transformant en œuvre d'art. Le fait de collectionner ces " bizarreries ", parfois créées de main d'homme, dévoile donc une autre caractéristique du cabinet de curiosités : son aspect ludique. Jeu humain, il fait écho au jeu divin de la création. En témoigne cette image d'un monde inversé dans le cabinet de Ferrante Imperato à Naples : au plafond est suspendu un crocodile, entouré par une multitude de coquillages et de poissons de mer. Même si cette disposition était due en réalité à un manque de place, elle ne pouvait que surprendre le visiteur..
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Miniaturiser le monde, rassembler les éléments de manière à pouvoir tout englober d’un seul regard est la vocation du collectionneur. Les " armoires aux merveilles ", meubles d'ébène aux multiples tiroirs, les peintures en trompe-l’oeil représentant des cabinets sont autant de théâtres miniatures dans lesquels se déroulent des scènes fantastiques.
Un objet cristallise particulièrement la volonté, exprimée à travers le cabinet de curiosités, de comprendre un monde réduit à ses aspects essentiels : le globe céleste mécanique qui, à la fois horloge et planisphère, donne à voir le mouvement du temps et des constellations. Ce jouet précieux était autant une prouesse technique qu'une source de rêverie enfantine. Serait-ce à dire que le cabinet de curiosités est au collectionneur ce que le grenier de souvenirs est à l'enfance ? D'une certaine manière, si l'on conçoit que l'enfant invente à partir des objets qui l’entoure un monde à son image.
" La place où se situe l’experience culturelle est l’espace potentiel entre l’individu et son environnement on peut en dire autant du jeu. l’experience creatrice commence avec un mode de vie creatif qui se manifeste d’abord dans le jeu."
Dans un chapitre sur la localisation de l’expérience culturelle,(jeu et realité), le psychanalyste Winnicott insiste sur le fait que l’aire psychique de jeu du petit enfant puis de l’adulte prend naissance dans une aire intermédiaire d’expérience qu’il nomme espace potentiel. L’illusion, dans sa théorie est une erreur fondatrice et génératrice de la possibilité d’expérimenter : L’expérimentation se fonde sur des hypothèses qu’elle va remettre en question pour élaborer un nouvel état de connaissance provisoire
Le lien de continuité entre jeu et culture est depuis longtemps admis. Pour sa part, Winnicott définit l’expérience culturelle comme une extension de l’idée des phénomènes transitionnels et de jeu. c’est de la créativité de chacun qu’il s’agit, dans le sens où elle permet l’approche de la réalité extérieure. Se servir de la créativité signifie voir tout de nouveau à de "nouveaux yeux" tout le temps. Autrement dit, la créativité est la force motrice du dévéloppement humain,
Il la relie à la tradition dont on hérite et qu’il décrit comme « le lot commun de l’humanité auquel des individus et des groupes peuvent contribuer et d’où chacun de nous pourra tirer quelque chose, si nous avons un lieu où mettre ce que nous trouvons
Dans le besoin de créer pour minimiser l’éternelle angoisse humaine, le jeu y est
compris comme la manipulation réalisée par l’enfant en interaction avec soi-même ou
avec des objets externes à lui, le jouet, le jeu à règles, les jeux en équipe, les jeux
fantastiques et, encore, d’un mode plus ample : le jeu de la vie, dans le sens que
Huizinga l’a présenté dans le célèbre livre "Homo Ludens" qui comprend la vie en
société et les différents rôles que nous y jouons d’une certaine ou d’autre manière, selon
le contexte, les objets et les stratégies disponibles.
Tels "objets" - insérés dans le cadre culturel - objets qui minimisent l’angoisse, ont été appelés par Winnicott objets transitionnels, et le réveil de la créativité et la solution de l’angoisse de la séparation, ont été conçus comme phénomènes transitionnels.
Le jeu, en tant qu’acte créateur, n’est pas restreint à la subjectivité de l’individu (ce qui serait une marque de folie), mais se joue à la limite entre ce qui est subjectif et ce qui est objectivement perçu. Le prolongement de l’espace potentiel se fait chez l’adulte, à travers des expériences culturelles, qu’il s’agisse d’art, de philosophie ou de religion.
Un terrain de jeu aux frontières mouvantes qui fait notre réalité…alors le trouvé n’est plus le précaire substitut du perdu, l’informe n’est plus le signe du chaos…..au contraire !
Je n'exagère pas : pour le vrai collectionneur, l'acquisition d'un livre ancien équivaut à sa renaissance. Et en cela réside l'aspect enfant qui, chez le collectionneur, se compénètre avec l'aspect vieillard. En efïet, les enfants commandent au renouvellement des livres comme à une praxis démultipliée, jamais à court. Chez les enfants, l'acte de collectionner n'est qu'un procédé de renouvellement parmi d'autres, tels la peinture des objets, ou le découpage, ou encore le décalque, et, de la sorte, toute la gamme des modes d'acquisition enfantine, depuis la prise en main jusqu'à la nomination, ce sommet. Renouveler le monde - c'est là l'instinct le plus profond dans le désir qu'éprouvé le collectionneur d'acquérir de nouveaux objets, et voilà pourquoi le collectionneur de livres anciens se trouve plus près de la source de tout acte de collection que l'amateur de nouvelles éditions pour bibliophiles. WALTER BENJAMIN.
venez suivre la naissance d'une oeuvre fossile
fosart.blogspot.com
Rédigé par : lartiste | mercredi 14 mar 2007 à 01h56