La pratique de la curiosité est une composante majeure de la culture savante des 16e et 17e siècles:combattue par l’église, elle le sera plus tard par la Raison et un Nouveau dispositif intellectuel et institutionnel se mettra en place dans la deuxième moitié du 17e siècle.
La curiosité aura pourtant gouverné par intérim entre le règne médiéval de la théologie et celui de la science (lumières) : d’où un patrimoine de définitions fondateur de notre culture de la collection. elles entrecroisent deux thèmes, celui de la totalité et celui du désir, indépendants l'un de l’autre mais qui s'expriment aussi dans des noms qu'on donne, du moins en français, à celui qui s'applique à amasser des objets et à former un cabinet. Dictionnaire de furetiere
«amateur, s.m., Qui aime quelque chose. Il ne se dit point de l'amitié, ni des personnes. I' est amateur de l'estude, des curiosités, des tableaux, des coquilles, amateur de la Musique, des Beaux-Arts, le peuple est amateur de nouveautez19. »
curieux, euse. adj. et subst. Celuy qui veut tout sçavoir, et tout apprendre. de celuy qui a désir d'apprendre, de voir les bonnes choses, les merveilles de l'art et de la nature. C'est un curieux qui a voyagé par toute l'Europe, un curieux qui a feuilleté tous les bons Livres, tous les Livres se dit aussi de celuy qui a ramassé les choses les plus rares, les plus belles et les plus extraordinaires qu'il a pu trouver tant dans les arts que dans la nature. C'est un curieux de Livres, de médailles, d'estampes, de tableaux, de fleurs, de coquilles, d'antiquités, de choses curieux. Se dit encore de la chose rare qui a été ramassée ou remarquée par l'homme curieux. Ce Livre est curieux, c'est-à-dire est rare, ou contient bien des choses singulières.
le curiosité est un désir, une passion de voir, d’apprendre, ou de posséder des choses rares, NOUVELLES, secrètes ou singulières qui entretiennent un rapport privilégié avec le tout et, partant, permettent de l’atteindre.
« mon musée dit le médecin de castres p.borel est un microcosme ou un résumé de toutes les choses rares »
Un Phœnicoptere, ou Flamand, oyseau rare, haut de neuf pams, et qui a le plumage de couleur de feu. Le bois où s’engendrent les Oyes d’Escosse, qui naissent de la pourriture des navires, l’aisle et le bec de ces oyseaux. Le bec de l’oyseau poche ou cueiller. Le bec de la Cigogne, et de l’oyseau de Paradis, de la Gruë, et du Phænicoptere qui est fort gros, et fait en crochet. Les griffes d’un Duc Royal, et d’un Aigle. Un crane de poule monstrueux. Un œuf d’Austruche. Une peau de Vautour. De plumes de plusieurs oyseaux rares des Indes, comme poules de Guinée, et autres. Une piece du nid des Halcions. Trois fort grandes ongles d’oyseaux rares.
extrait du catalogue de Pierre Borel
le monde animal
Pour des raisons de conservation, ce sont le plus souvent des fragments durs (os, becs, ongles) d'animaux qui sont amassés; par exemple des squelettes de dauphin, des mâchoires de requin. En plus de son apparence étrange le tatou est un de ces animaux faciles à conserver à cause de sa peau dure.
Écrevisses, homards, anguilles, hippocampes, crabes, langoustes sont dans beaucoup de cabinets. Ils se conservent relativement bien une fois séchés et ont la particularité d'appartenir à un groupe intermédiaire entre les végétaux et les animaux et cela aiguise encore une fois la curiosité. Le rémora, petit poisson dont la tête est pourvue d'un disque adhésif qui lui permet de s'attacher à de gros poissons, est l'animal marin le plus caractéristique des cabinets. On le recherche non pas pour son aspect mais bien pour ses propriétés fantastiques. Son nom signifie faire obstacle et à l'époque on croit que ce petit poisson a la capacité de stopper des navires en pleine course.
Les crocodiles et les tortues constituent aussi des éléments indispensables du cabinet. Le caméléon constitue un autre de ces animaux étranges qu'on ne sait où classer: quadrupède mais considéré comme un monstre marin au même titre que les crocodiles. Ses caractéristiques hors du commun, animal changeant de couleur, ne fermant jamais les yeux et se nourrissant d'air, en font un élément de collection très convoité d'autant plus que Pline le mentionne dans son Histoire naturelle.
Monde minéral
Les pierres précieuses et non-précieuses sont recherchées non pas comme bijoux mais comme forme étrange et esthétiquement plaisante. On amasse de préférence celles se démarquant le plus fortement des autres, les plus rares du règne minéral. Elles sont perçues comme porteuses de vertus curatives. À cette fin elles sont broyées en poudre et ingurgitées ou encore portées en amulette. Les amateurs collectionnent particulièrement celles qui sont encore attachées à leur rocher ou génitrice, marque de leur passage d'un état à un autre
La pierre d'aigle ou aétite figure dans tous les cabinets. Il s'agit d'une variété d'oxyde de fer hydraté. C'est une pierre creuse contenant à l'intérieur du sable ou une autre pierre plus petite et qui fait du bruit lorsqu'elle est secouée. Cette particularité amplifie l'intérêt des curieux qui perçoivent un indice supplémentaire du caractère organique des minéraux. On croit à l'époque qu'elle provient du nid des aigles et qu'elle constitue un élément indispensable à leur survie. Cette pierre aurait la faculté de réchauffer ou refroidir les oeufs et ainsi de favoriser l'éclosion. On pense également qu'elle tient à distance les animaux venimeux. Portée en amulette, cette pierre aurait la faculté de faciliter la grossesse et d'éliminer les fausses-couches
Le bézoard constitue l'objet indispensable des cabinets princiers. Il s'agit d'un corps étranger (pierre) dans l'appareil digestif de certains animaux autour duquel se forment des couches concentriques. Lorsqu'il atteint ou dépasse la grosseur d'un oeuf de poule il constitue un objet d'immense valeur. C'est la grande curiosité de ce siècle, d'autant plus que la découverte du Nouveau Monde en a fait connaître de nouvelles espèces.
Monde végétal
Au cabinet de curiosités est souvent associé un jardin. Les plantes sont plus faciles à conserver que les animaux: on peut tenter de reproduire dans son jardin les conditions climatiques propres à leur survie ou encore les faire sécher. La plupart des cabinets de curiosités au XVIIe siècle contiennent un herbier.
Une des particularités de ces collections de plantes est qu'elles constituent chez certains amateurs la première ambition encyclopédique; c'est-à-dire posséder entièrement toutes les plantes. Cet objectif est d'autant plus réalisable qu'à l'époque le nombre de plantes connues par les plus érudits des botanistes oscillent entre 5000 et 10,000. Aujourd'hui les botanistes en connaissent environ 600,000. D'autres collectionneurs se limitent aux plantes exotiques, en particulier les plantes odoriférantes. Les fleurs constituent également un objet de collection. L'amateur tente en général de créer une variété rare ou inédite.
Parmi les plantes recherchées pour leurs propriétés extraordinaires on retrouve la mandragore. Elle est constituée de racines rappelant des formes humaines. On croit qu'elle provient du sperme et des liquides résiduels des pendus et autres condamnés à mort. C'est pour cela que l'on pense qu'elle combat l'infertilité des femmes.
La rose de Jéricho est la seule plante que l'on retrouve dans pratiquement tous les cabinets de curiosités. On croit que cette plante s'ouvre pendant la nuit de Noël et lorsque les femmes accouchent. La présence de la rose de Jéricho favoriserait en effet les accouchements. On la nomme rose de Jéricho à tort puisqu'il ne s'agit pas d'une rose et qu'elle ne provient pas de Jéricho. Ce sont des moines qui l'ont baptisé ainsi en se basant sur les Écritures: «J'ai grandi comme (...) des plants de laurier-rose à Jéricho». (Siracide, 24,14). Toutefois il est vrai que la fleur s'ouvre lorsqu'on la met dans l'eau.
L'objectif des curieux n'est pas tant d'accumuler mais plutôt de pénétrer les secrets intimes de la Nature par ce qu'elle propose de plus fantastique. En collectionnant les objets les plus bizarres qui l'entourent, le curieux a la sensation de pouvoir saisir, de surprendre le processus de Création du monde.
il reste une difficulté à cerner ce qui fait l’homogénéité d’un tel cabinet qu’on ne peut réduire comme le feront beaucoup d’études à une collection d’œuvres d’art. Qu'une corne de licorne ait été payée 6000 florins alors qu'une Adoration des Mages de Fra Angelico seulement 100 florins ou un Van Eyck uniquement 30 florins constituent une aberration pour beaucoup d’auteurs.
Dans son livre «Collectionneurs, amateurs et curieux», Krzysztof Pomian définit la collection de la façon suivante:
Tout ensemble d'objets naturels ou artificiels maintenus hors du circuit d'activités économiques temporairement ou définitivement, soumis à une protection spéciale (exemple : gardien de musée) dans un lieu clos aménagé à cet effet et exposés au regard
Pomian Krzysztof utilise le terme «sémiophore» pour désigner les objets formant une collection. Il s'agit d'un néologisme qu'il a créé pour tenter de déterminer ce qu'ont en commun à la fois des tableaux, des monnaies, des coquillages, bref tous les éléments constituant une collection. Il s'agit d'objets porteurs d'une signification et détournés de leur fonction utilitaire initiale.
« Malgré leur disparité apparente, toutes ces collections sont en effet formées d'objets qui s'avèrent, à certains égards, homogènes. Ils le sont, parce qu'ils participent à l'échange qui unit les mondes visibles et invisibles….. Maintenant, qu'il suffise de constater que les objets ne peuvent assurer la communication entre les deux mondes sans être exposés au regard de leurs habitants respectifs. Ce n'est qu'en satisfaisant à cette condition qu'ils deviennent des intermédiaires entre ceux qui les regardent et le monde qu'ils représentent. Pour éviter tout malentendu, soulignons d'emblée que l'opposition entre le visible et l'invisible peut se manifester de manières extrêmement variables. L'invisible, c'est ce qui est très loin dans l'espace : de l'autre côté de l'horizon, mais aussi très haut ou très bas. Et c'est, de même, ce qui est très loin dans le temps : dans le passé, dans l'avenir. Et, de plus, c'est ce qui est par-delà tout espace physique, toute étendue, ou bien dans un espace doté d'une structure tout à fait particulière. Et c'est encore ce qui est situé dans un temps sui generis ou en dehors de tout écoulement temporel : dans l'éternité. C'est parfois une corporéité ou une matérialité autre que celle des éléments du monde visible, et parfois c'est une sorte d'anti-matérialité pure. Il arrive que ce soit une autonomie à l'égard de certaines ou de toutes les limitations imposées à ce qui se trouve ici-bas, mais il arrive aussi que ce soit une obéissance à des lois différentess des nôtres. Encore ne sont-ce là que des cadres vides que remplissent les êtres les plus divers, des ancêtres et des dieux, des morts, tes hommes autres que nous, des événements, des circonstances. Des objets que les partenaires de l'échange entre le visible et l'invisible s'adressent les uns aux autres, diffèrent entre eux selon le caractère de leurs destinataires et de leurs expéditeurs. »
Les collections, celles, du moins, que nous avons passées en revue, car l'interprétation de celles qui se forment dans les sociétés modernes de l'Occident reste à faire, les collections, donc, ne constituent qu'une composante de cet éventail des moyens mis en œuvre pour assurer la communication entre les deux mondes, l'unité de l'univers. On comprend alors la diversité des objets qui les forment, des lieux où elles se trouvent et des comportements de leurs visiteurs, celle-ci correspondant à la diversité de manières d'opposer l'invisible au visible.
Pour l’auteur, le paléolithique supérieur doit être tenu pour fondamental. Coupure parce que la vie matérielle des hommes était jusqu'alors tout entière enfermée dans le visible. Le seul rapport avec l'invisible était maintenu à travers le langage et, éventuellement, à travers des rites funéraires et peut-être aussi d'autres qui n'ont pas laissé de traces. Les deux domaines, celui du visible et celui de l'invisible, se trouvaient ainsi l'un à côté de l'autre ; ils ne s'interpénétraient pas. « Or, à partir du paléolithique supérieur, l'invisible se trouve, pour ainsi dire, projeté dans le visible, car il est désormais représenté à l'intérieur même de celui-ci par une catégorie spécifique d'objet »s : par les curiosités naturelles et aussi par tout ce qu'on produit de peint, de sculpté, détaillé, de pétri, de brodé, de décoré... En d'autres termes, un clivage apparaît à l'intérieur même du visible. D'un côté se situent des choses, des objets utiles, c'est-à-dire tels qu'ils peuvent être consommés, ou servir à se procurer des subsistances, ou transformer des matières brutes de manière à les rendre consommables, ou encore protéger contre les variations de l'environnement. Tous ces objets sont manipulés et tous ils exercent ou subissent des modifications physiques, visibles : ils s'usent. D'un autre côté se situent des sémiophores, des objets qui n'ont point d'utilité au sens qui vient d'être précisé, mais qui représentent l'invisible, c'est-à-dire sont dotés d'une signification ; n'étant pas manipulés mais exposés au regard, ils ne subissent pas d'usure. L'activité productrice s'avère donc maintenant orientée en deux sens différents : vers le visible, d'une part ; vers l'invisible, de l'autre ; vers la maximisation de l'utilité, vers celle de la signification. . La chose se réalise en tant que telle en modifiant ce à quoi elle s'applique et en s'usant elle-même. Le sémiophore, lui, dévoile sa signification quand il s'expose au regard. 'un sémiophore accède à la plénitude de son être de sémiophore quand il devient une pièce de collection;
La culture de la curiosité constitue ainsi un épisode de notre histoire des sémiophores. Incarnée dans une wunderkammer, dans la bibliothèque d’un érudit, dans le laboratoire d’un alchimiste, ou d’un physicien pour qui l’optique ressort du miracle. elle est exubérante incohérente , désordonnée, contradictoire.
La nature qui s’offre au regard dans le cabinet reste une nature d’avant la révolution scientifique, où le jeu des analogies, des correspondances, des similitudes permet justement de passer du visible à l’invisible ; la science moderne y fait pourtant son entrée par exemple, grâce « aux lunettes à puces ou microscopes qui grossissent fort les objets » alors que les lois scientifiques se manifestent dans le reproductible ou le répétitif, la nature ici apparaît comme un principe de diversité illimité dont la puissance se manifeste dans l’exceptionnel, le singulier , le merveilleux… là où il n’y a aucune règle, les choses rares sont les seules capables de bien représenter ,on entend donc acquérir une science des « singularités ». À partir du 17ème siècle au contraire , la science naissante proclamera avec Descartes la nécessité des règles pour discriminer la vérité et l’erreur ; celui-ci proclamera que « chercher la vérité en ne respectant pas les règles est pire que ne pas la chercher du tout » et Pascal affirmera que « la curiosité n’est que vanité ».
Se sépareront ainsi les domaines de la raison et de l’imagination, de la science et du merveilleux : les cabinets de curiosités laisseront place aux cabinets d’histoire naturelle, l’accumulation et la singularité, à la classification et aux lois.
J’ai pris évidemment un très grand plaisir à lire ton texte. Les illustrations (grand format) constituent un complément déterminant à cette explication détaillée : nous sommes dans le visuel ; le regard sur le monde est l’axe principal, ce qui anime tous ces gens qui cherchent à organiser ce chaos. En effet, même si le thème du souci de la totalité et celui du désir sont bien à la base de toutes ces entreprises vertigineuses, la volonté d’organiser le chaos, d’en donner une forme acceptable dans toute sa folie et sa diversité reste Le moteur, il me semble. Il n’est pas question, à l’époque, de penser les choses en termes d’art ou même de science (les cabinets d’histoire naturelle s’en chargeront comme tu le dis à la fin de ton billet), les choses sont plus confuses et riches, puisqu’elles intégrent ces objets inclassables qui ouvrent à la poésie, à l’épaisseur du mystère, et ces objets font sens ou cherchent à en acquérir (le néologisme de “sémiophore” utilisé par Pomian Krzysztof est bien commode).
Je sais pas si tu connais le bouquin d’Horst BREDEKAMP : “La Nostalgie de l’Antique, statues, machines et cabinets de curiosités”. Il y évoque l’historique du cabinet de curiosités et parle justement de “chaos organisé” (avec un développement assez marqué sur les automates). Il parle de l’Espace-jeu représenté par le cabinet de curiosités qui devient le lieu privilégié des débats sur l’histoire naturelle et l’histoire de l’art.
Enfin, je ne sais pas si tu as eu l’occasion de voir , l’an dernier au Grand Palais à Paris, l’exposition Mélancolie où Jean Clair avait fait reconstituer un cabinet de curiosités (avec un fameux bézoard, notamment… J’en n’avais jamais vu !). C’était somptueux. Le catalogue est une mine et réellement intéressant. Je m’en sers régulièrement.
Rédigé par : holb | dimanche 18 mar 2007 à 10h04