Le fait de collectionner les " bizarreries ", parfois créées de main d'homme, dévoile une autre caractéristique du cabinet de curiosités : son aspect ludique. Jeu humain, il fait écho au jeu divin de la création. En témoigne cette image d'un monde inversé dans le cabinet de Ferrante Imperato à Naples : au plafond est suspendu un crocodile, entouré par une multitude de coquillages et de poissons de mer. Même si cette disposition était due en réalité à un manque de place, elle ne pouvait que surprendre le visiteur..
Mais comme on l’a vu le temps fera son oeuvre, couvrant dune couche de poussière la chambre des merveilles. Le songe encyclopédique, se dissipera lors de l’éveil d’un nouveau siècle. . les Cabinets de curiosités ont connu leur phase de pleine expansion dans la deuxième moitié du 16e siècle. En 1750, ils ont presque tous disparus. Selon Pomian Krzysztof cela s'explique par le fait que l'intérêt pour les choses rares cède la place à l'engouement pour l'histoire naturelle.
Alors, nous dit Adalgisa Lugli " La merveille passe au rang d’enfance des idées, que de nouveaux adultes se sentent autorisés à censurer ".pour m.foucault (les mots et les choses) don quichotte dessine le négatif du monde de la renaissance : « les ressemblances et les signes ont dénoués leur vieille entente ; elles tournent à le « vision et au délire »..les choses ne sont plus que ce qu’elles sont.. »
Le retour du merveilleux : la révolution surréaliste
C'est aux dernières limites du possible, sur les confins le plus lointains des apparences, à l'extrême pointe vers laquelle convergent toutes les directions confondues, voire même au-delà, dans cette région où ne peut plus se rencontrer que la conjecture audacieuce ou bien plutôt l'étonnement sans mesure, que s'effectue la plus profonde et la plus énigmatique peut-être des démarches que tente l'esprit de l'homme, celle par qui s'élabore secrètement le Merveilleux.
Michel Leiris, Le Merveilleux
Quittez les cavernes de l'être. Venez. L'esprit souffle en dehors de l'esprit. Il est temps d'abandonner vos logis. Cédez à la Toute-Pensée. Le Merveilleux est la racine de l'esprit.
Antonin Artaud, À table, La Révolution surréaliste,
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Dominé par la personnalité d’André Breton, le Surréalisme est d’abord d’essence littéraire. Son terrain d’essai est une expérimentation du langage exercé sans contrôle. Puis cet état d’esprit s’étend rapidement aux arts plastiques, à la photographie et au cinéma, non seulement grâce aux goûts de Breton, lui-même collectionneur et amateur d’art, mais aussi par l’adhésion d’artistes venus de toute l’Europe et des États-Unis pour s’installer à Paris, alors capitale mondiale des arts.
Les artistes surréalistes mettent en œuvre la théorie de libération du désir en inventant des techniques visant à reproduire les mécanismes du rêve.
" pour tracer une ligne dans la geôle d'un solitaire
pour illuminer avec un girasol la tête de lune d'un laboureur
pour accueillir la nuit qui vient avec des personnages bleus
pour apprendre à voir et pour que les choses nous regardent
et entrent et sortent par nos regards ".
Fable de Joan Miró, d'Octavio Paz.
Fidèle au principe de leur esthétique, illustrée par la phrase de Lautréamont : “Beau comme la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection”, l’objet surréaliste est le fruit du collage d’objets les plus inattendus, issus de la rencontre de deux réalités différentes sur un plan qui ne leur convient pas. L’effet cherché est toujours la surprise, l’étonnement, le dépaysement comme celui provoqué par l’irruption du rêve dans la réalité. L’association d’objets se faisant au nom de la libre association de mots ou d’idées qui, selon Freud, domine l’activité inconsciente et en particulier l’activité onirique. Dès 1924, André Breton, dans son Introduction au discours sur le peu de réalité, propose de fabriquer « certains objets qu’on n’approche qu’en rêve ». Les surréalistes, artistes et écrivains, vont s’adonner passionnément à cette pratique.
L’objet surréaliste est une doublure de l’image surréaliste, cette fois-ci en trois dimensions. Son auteur associe les éléments les plus hétéroclites de manière insolite et provocante afin de déclencher le choc de la surprise et transporter le spectateur dans un univers de rêve .
Sur le passage du surréalisme se produit donc une crise fondamentale de l’objet et des distinctions sans fin : objet réel et virtuel, objet mobile et muet, objet fantôme, objet interprété, objet incorporé, être-objet,: objet naturel, objet perturbé, objet trouvé, objet mathématique, objet involontaire, etc.
Ainsi l’exposition charles ratton en 1936 : Breton rend compte de cette exposition dans un court article qui sert de catalogue et dans une formulation qui évoque irrésistiblement le catalogue de BOREL et des autres cabinets de curiosités : « On y trouve des objets naturels – minéraux (cristaux enfermant de l’eau fossile), végétaux (plantes carnivores), animaux (tamanoir d’œuf d’oepyornix) – des objets naturels interprétés (singe en fougères) ou incorporés à des assemblages – des objets perturbés (modifiés par des agents naturels tels qu’incendie ou tremblement de terre, par exemple la verrerie fondue après l’irruption de la montagne Pelée) – les objets trouvés, exposés tels quels ou interprétés – des objets mathématiques découverts à l’Institut Poincaré par Ernst et photographiés par Man Ray – des objets sauvages (fétiches et masques) et enfin des objets surréalistes proprement dits. »
Breton ajoute : « La conception surréaliste de l’objet fait place en effet à la création de l’objet surréaliste, tel que vient de le définir Dali qui, pour sa part, propose sous cette étiquette son Veston aphrodisiaque couvert de verres emplis de liqueur ».
Le 42 rue fontaine :
Pendant plus de quarante ans, de 1922 jusqu'à sa mort, en 1966, André Breton a rassemblé dans son appartement de la rue Fontaine, à Paris, des milliers d'objets. Du 7 au 17 avril2003, ce sont près de 400 tableaux, 3 500 livres, 1500 photographies, 150 pièces d'« art primitif », et des centaines d'autres objets qui ont été vendus dans les salles de hôtel Drouot ..L’état laissera faire et disparaître un moment de notre mémoire dans une vente où « chacun était censé pouvoir acquérir selon ses moyens » mais qui dépassera de 50% les estimations de prix.
Mais qu 'avait-on réellement dispersé ? Un fatras d'objets ? Une collection ? Un poème-objet ? Ou plus simplement un peu de notre curiosité ?
Sculptures, racines, fétiches, bénitiers, peintures, minéraux, insectes, poupées hopi formaient dans l'ancien appartement d'André Breton un véritable cabinet de curiosités. Breton, rappelle Yves Bonnefoy, ne « rassemblait pas des objets, mais reconnaissait des présences ». Le cabinet était un atelier d'artiste, un de ces chantiers où s'élabore, dans le dérèglement du sens, la curiosité.
Si l'histoire des objets est toujours l'histoire de la curiosité, (« Curiosus, cupidus, studiosus : l'attention, le désir, la passion du savoir », celle-ci relevait chez Breton moins de la nature de l'objet que de l'état de curiosité du sujet : le poète à l'œuvre. Ainsi, à côté des choses qui nous rendent banalement curieux, en raison même de leur statut — objet d'art, objet exotique, objet rare —, s'en trouvaient d'autres, fonctionnelles, usuelles, dépourvues de tous traits originaux, exception faite de ceux de la banalité, puisque c'est de celle-là même que Breton nous rendait curieusement curieux. La curiosité devenait un objet de curiosité à part entière. Le regard précédait la chose regardée. Breton était dans tous ses objets et les objets dans tous leurs états. Car tous les sujets, sous l'angle d'étranges combinaisons, pouvaient surgir au coin de chaque objet.
Les objets domestiques devenaient même des plus sauvages, à l'image de ces fers à repasser hérissés de clous, par Man Ray. Tournés, retournés, détournés de leur sens, de leurs formes, les objets « a-raisonnés » par les correspondances insolites, se mettaient soudain à dialoguer sans retenue, éveillant, réveillant l'imaginaire jusqu'à notre inconscient. Détourné de toute fonction utilitaire, l'objet y résonne comme un totem et un messager, tout en prenant son sens par rapport aux autres objets, à leur assemblage - exactement comme aux yeux de Breton l'artiste ne manifeste sa liberté d'individu qu'au sein du groupe. Ordre et désordre, rationnel et merveilleux, didactisme et liberté, cette dialectique ne doit pas nous étonner : elle a pour visée d'entretenir, encore et toujours, la primauté du désir. L'objet concrétise la rencontre entre le hasard et la nécessité, la trouvaille et la fabrication. Voilà pourquoi l’atelier témoigne aussi de rencontres, de voyages, de promenades, d'amitiés, de ruptures, d'un faisceau de conditions objectives qui ont présidé à son élaboration et de choix subjectifs résultant du seul désir de son auteur.
Polymorphes, polysémiques les objets s'interpellaient sans ni hiérarchie de quelque ordre qu'elle fût : entre nature et culture (un galet de plage croisait une peinture de De Chirico), entre cultures de différentes civilisations (un battoir à tapa et un moule à hosties), ou entre différentes conditions sociales (artisan et artiste) d'une même culture. Ainsi les objets les plus humbles pouvaient coudoyer les plus sophistiqués, un porte-bouteilles tutoyer une sculpture, une cuillère en bois, un masque à transformation, dans une opération digne de cet atelier « où les objets ainsi rassemblés, expliquait Breton, ont ceci de commun qu'ils dérivent et parviennent à différer des objet squi nous entourent par simple mutation de rôle ».
Tel était cet appartement-témoin d'un paysage étrange où les objets, dans leur « exaltation réciproque », marquaient le relevé topographique d'un espace d'imaginaire à venir pour tout un chacun, une topologie de rêve aborigène. Pour Breton,au lieu d’un d'un musée plus exhaustif c'est de poésie et de regards, pas seulement de choses regardées, que nous avons besoin. « La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas de notre pouvoir dénonciation ? » interrogeait-il .. L'atelier était une œuvre d'art total au sens où on le dit d'un fait social. Il racontait l'histoire de Breton, les murs portaient le parcours de sa vie, inséparable du surréalisme et partie prenante du XXe siècle, et là aussi était sa puissance.
Pourtant la vente a bien eu lieu.« Lorsque les statues commencent à devenir des statues, les collections muséographiques commencent », écrivait Malraux. les objets cessent alors d'être ce qu'ils sont pour devenir autre chose. Chaque chose a sa place mais moins de place dans chaque chose ,pour chaque chose. . L'imaginaire, le sens sont garrottés. Les peintures sont conduites au musée d'Art moderne, les objets tribaux au Musée d'art du quai Branly. l'État reconnaissait quand même dans le « mur » de l'atelier une « extraordinaire œuvre d'art total » : si 200 pièces seront acquises et présentées au Centre Georges-Pompidou « dans la mise en scène du poète », l’état ne se sentait pas pourtant tenu de voir dans l'atelier le même statut et ses droits inhérents dont le respect à l'intégrité. L'atelier, sorte d'anthologie de la diversité du monde portée par la singularité d'un regard, et portant tout entier l'empreinte de la personnalité de son auteur, pouvait être dispersé sans scrupules. Resterait le « mur » comme échantillon d'imaginaire mais bien étrange monument d'une œuvre qui n'existe plus. Sans rire ,on conseillera quand même au visiteur : d’effacer mentalement la vitrine dans laquelle il est présenté comme un éventaire de boutique (objets précieux) ou une collection de musée (objets poussiéreux),s’il voulait en saisir le sens.
Et les moules à gaufre ou à quatre hosties ? Au musée de l'Outillage ou des Arts déco ? Chacun son affectation, son unité, sa discipline. Plus de mixité. L'objet est là, chosifié, muséifié. Sans contexte ni paroles autres que la voix autorisée de l'institution et des pouvoirs --ce sera aussi le cas du musée Quai Branly ,résultat de la dispersion des collections ethnographiques, dont une petite partie seulement (4000 sur 300000) sera promue chef d’œuvres universels en vertu de l'arbitraire de nos propres critères et figée dans un intemporel esthétique par des discours pontifiants.
La vente a bien eu lieu :. L'objet du désir, source d'invention, a été étouffé par le désir d'objets, source de possessions. La passion du connu, la certitude de l'appartenance, ont éclipsé l'incertitude de la curiosité, de l'inconnu. . Les objets seront segmentés par thématique, divisés par période, rassemblés par linéaire. Exit cette culture de hasard qui nous rend toujours plus curieux en nous faisant rencontrer dans une entité surréaliste des objets et des confrontations dont on ne soupçonnait pas même l'existence.
Des ateliers de curiosités nous conservons heureusement la « magie « de leurs inventaires ou de leurs catalogues. Du déchiffrement extravagant du monde par don QUICHOTTE, il nous reste le livre…. Du 42 rue fontaine subsiste désormais le très beau texte de julien Gracq
" La tonalité générale, vert sombre et brun chocolat, est celle des très anciens musées de province - plus qu'au trésor d'un collectionneur, le fouillis, impossible à dépoussiérer complètement, des objets aux reliefs anguleux, objets presque tous légers: masques, tikis, poupées indigènes où dominent la plume, le liège et le bouchon de paille, fait songer à première vue, avec ses armoires vitrées qui protègent dans la pénombre une collection d'oiseaux des tropiques, à la fois à un cabinet de naturaliste et à la réserve, en désordre, d'un musée d'ethnographie. Le foisonnement des objets d'art cramponnés de partout aux murs a rétréci peu à peu l'espace disponible; on n'y circule que selon des cheminements précis, aménagés par l'usage, en évitant au long de sa route les branches, les lianes et les épines d'une sente de forêt…..
« Rien n'a changé ici depuis sa mort: dix ans déjà! Quand je venais le voir, j'entrais par la porte de l'autre palier, qui donnait de plain-pied sur la pièce haute. Il s'asseyait, la pipe à la bouche, derrière la lourde table en forme de comptoir sur laquelle le fouillis des objets déjà débordait ….peu vivant lui-même, peu mobile, presque ligneux, avec ses larges yeux pesants et éteints de lion fatigué, dans le jour brun et comme obscurci par des branchages d'hiver - figure ancienne et presque sans âge, qui siégeait devant sa table d'orfèvre et de changeur, semblant appeler autour d'elle les lourdes pelisses qui peuplent le demi-jour des tableaux de Rembrandt, ou la simarre du docteur Faust: un docteur Faust toujours à l'écoute passionnée de la rumeur de la jeunesse, mais seulement jusqu'au pacte - exclu - et tous les soirs faisant retraite entre ses tableaux, ses livres et sa pipe, après le café, dans le capharnaüm peuplé de nécromant qui était son vrai vêtement, au milieu du sédiment accumulé et immobile de toute sa vie… J'ai quelquefois cherché avec curiosité à m'imaginer (mais Elisa Breton, qui seule pourrait le faire, ne lèvera pas ce voile) les soirées, les matinées de Breton chez lui, de Breton seul - la lampe allumée, la porte close, le rideau tiré sur le théâtre de mes amis et moi. Bien des raisons me laissent croire (dernièrement un petit carnet qui renferme des dessins, des autoportraits, des adresses fantaisistes de lettres, des phrases qu'il notait au réveil) que c'est à ces heures supposées du travail solitaire qu'il accueillait de préférence les riens charmants de la vie, crayonnant, musant, butinant dans les taillis de son musée, et toujours prêt à retarder souverainement le moment peu ragoûtant d'écrire. Ce goût qu'il avait de la vie immédiate jusque dans ses dons les plus ténus, jusque dans ses miettes - goût toujours neuf et renaissant, toujours ébloui, même dans le grand âge - rien ne me le rendait plus proche ; rien n'était plus propre que cette attention inépuisable donnée aux bonheurs-du-jour à faire vraiment avec lui à tout instant fleurir l'amitié. Je songe aux farouches et arides élucubrateurs qui sont venus après lui, dérisoirement occupés à refaire sur concepts - comme on achète sur plans - un monde préalablement vidé de sa sève et qu'ils ont commencé par dessécher sur pied, justiciables par là du mot de Nietzsche: «Le désert s'accroît. Malheur à celui qui porte en lui des déserts.» C'est quand la luxuriance de la vie s'appauvrit que montrent le bout du nez, enhardis, les faiseurs de plans, et les techniciens à épures ; après quoi vient le moment où il ne reste plus qu'à appauvrir la vie davantage encore, pour en désencombrer la planification. Il y avait ici un refuge contre tout le machinal du monde. »
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