Quand j'eus seize ans, mon père m'apprit à chanter certaines chansons qui parlent de la terre [...]. Un jour, je péchais avec papa. Comme je marchais derrière lui, je laissai traîner ma lance sur la grève et dessinai une longue traînée derrière moi. Il me dit d'arrêter. Il continua à me dire que si je faisais une marque ou une incision sans raison, je faisais mal aux ossements des ancêtres de cette terre. Nous ne devons creuser et dessiner des marques dans le sol que lorsque nous cherchons à manger ou célébrons un rite.
Pour les Aborigènes, la terre est couverte d'un système de signes, telles les empreintes que pistent les chasseurs qui se déplacent non pas dans un paysage, mais dans un domaine saturé de significations
Les traces de pas des ancêtres ont parfois laissé de véritables empreintes sur le paysage, dans les chemins qu'ils tracèrent sur le sol ou sur les gravures présentes sur les plateaux rocheux ou sur les rocs. Les empreintes constituent l'un des motifs les plus anciens et les plus traditionnels de l'art rupestre australien, et l'on en produit encore de nos jours comme autant de signes représentant des traces animales utilisés dans les dessins sur sable Les dessins d'empreintes, humaines ou animales, (certains animaux tels que l'émeu, le serpent ou le kangourou sont en général figurés par des empreintes de pieds ou des traces du corps aisément identifiable)s,permettent de figurer un lieu sur une peinture. Pour signaler un site, il suffit de transposer l'empreinte laissée sur la terre sur une peinture ou une sculpture au sol, où elle marquera la présence de l'ancêtre dans le paysage.
Les éléments topographiques du paysage sont donc les marques les plus manifestes de la présence des ancêtres. Lorsque les hommes parcourent ce paysage, ils se remémorent les grandes épopées qui l'ont façonné. Mais les ancêtres ont aussi laissé derrière eux sous forme d'art, des représentations plus explicites d'eux-mêmes et de leurs actions. En particulier, ils souhaitaient que les humains qui leur succéderaient sur terre marchent sur leurs traces, continuent à suivre les règles de conduite qu'ils avaient instituées et commémorent leur existence. Lors de leurs déplacements sur terre, ils ont par conséquent laissé le souvenir de leurs actions en modifiant le paysage, mais aussi en laissant sur place des chants, des danses, des peintures, des cérémonies et des objets sacrés. Ceux-ci témoignent de la vie des ancêtres et des contrées qu'ils ont parcourues. Au cours de leurs périples, les ancêtres choisirent certains éléments topographiques et les transcrirent sous une forme verbale ou graphique.
. Ainsi le chant des soeurs Djang'kawu Les chants et les peintures des Djang'kawu racontent le monde tel qu'elles l'ont vu et créé ; ces manifestations rapprochent les hommes du temps de la création.
Qu'est-ce qui nous fait obstacle, Waridj, Djang'kawu ?
C'est un djanda goanna, Miralaidj.
Nous marchons en balançant nos hanches et en chantant.
Un djanda goanna.
Nous le laissons ramper derrière nous ; à faire le paysage, à édifier
la colline de sable sacrée.
Là avec son corps, sa graisse et ses vertèbres !
Nous le laissons derrière nous, Waridj, Djang'kawu.
Il a laissé des traces sur la colline de sable, à ramper et à faire le paysage.
Nous l'avons mis dans le puits sacré au site de Mawalan.
Il s'est ébroué dans le puits, faisant de l'écume comme la mer.
Il en a frappé les parois et fait de l'écume en plongeant.
Nous l'avons mis dans le puits au site de Mawalan,
II peut rester là, ce djanda goanna.
les chants des sœurs Djang'kawu sont des descriptions lyriques du paysage. Ils décrivent la lumière du soleil glissant sur le sable et la mer, les couleurs vives du plumage des oiseaux, la peau des hommes et des bêtes tannée par les rayons du soleil.
On dit souvent dit que les peintures aborigènes sont des cartes géographiques , ce qui est vrai en un certain sens seulement . Carte est en effet un terme ambiguë dans ce contexte : il est difficile sans ethnocentrisme d’appliquer tel quel le concept occidental de carte topographique aux formes culturelles aborigènes. On décrit souvent les peintures comme des vues aériennes de certaines régions - comme si elles constituaient une tradition aborigène de photographie aérienne. Voir les peintures sous cet angle est séduisant pour les hommes d'une autre culture, qui pensent ainsi saisir ce qu'est l'art aborigène. La majeure partie des créations aborigènes s'intéresse au paysage; certaines peintures et certains motifs représentent avec force détails la topographie de lieux précis. Mais pousser trop loin l'analogie entre art aborigène et cartes géographiques constitue une simplification exagérée et une méconnaissance
« Les ancêtres du Temps du Rêve existaient avant que le paysage ne prenne forme : ils l'ont modelé et l'ont chargé de sens. Les peintures aborigènes sont des représentations conceptuelles qui suggèrent une certaine appréhension du paysage, et non des relevés topographiques. Quand elles représentent les caractéristiques d'un territoire, elles n'entendent pas indiquer les reliefs, mais plutôt la symbolique mythologique du site.
La conception mythologique du paysage, telle qu'elle est perçue dans l'art aborigène, détermine la composition picturale. La peinture acquiert alors un sens très éloigné de la conception occidentale d'une carte géographique ».
En premier lieu, ces peintures ne postulent aucune échelle ou orientation conventionnelle (telle qu'avec une boussole). Alors que l'art occidental a déterminé certaines conventions dans la réalisation des cartes ou des paysages - haut et bas, gauche et droite, nord et sud -, c'est rarement le cas dans l'art aborigène. Les peintures sont fréquemment produites à même le sol, l'artiste ajoute des détails pendant qu'il tourne autour et chaque section de la peinture peut avoir sa propre orientation géographique. Cette manière de peindre implique que, dans l'œuvre achevée, de nombreux signes ne sont plus représentés dans leur « véritable » relation géographique et peuvent paraître mal placés ou disproportionnés. Une peinture peut aussi bien montrer de manière détaillée l'espace mythologique d'une zone minuscule, qu'ébaucher l'espace réel. Dans une peinture, plusieurs orientations coexistent bien souvent ; des vues différentes du paysage peuvent se superposer les unes aux autres, et la hiérarchie proportionnelle des éléments de la composition indique davantage leur importance symbolique au sein du mythe que leurs relations géographiques. Les peintures du désert ont par exemple le génie d'exprimer de manière étonnamment simple une notion complexe comme que synchronicité : la multiplication des traces laissées par les Rêves, les ancêtres et leurs totems ne signifie pas qu'il y a une multiplicité de choses sur un même plan, mais que c'est le même principe — souvent présenté comme dédoublé en une paire — qui se déplace dans l'espace et dans le temps. La surface du sol est marquée par les passages des animaux et des hommes, où différentes séquences de temps se superposent. Les peintures corporelles — ou à l'acrylique aujourd'hui — présentent par exemple le même être ancestral assis en quatre endroits différents, correspondant à quatre haltes différentes : pour cela quatre cercles reliés par des lignes forment le carré topologique de son déplacement, alors que quatre demi-cercles tracés à côté des cercles sont la trace de l'Etre ancestral assis près de chacun des quatre sites. Cette mise à plat du temps se déchiffre comme on piste un animal et permet de redéployer le plan à deux dimensions des traces vers l'émergence en 3D de l'être qui a laissé sa trace et qu'on peut alors nommer puis mettre en mouvement en 4D, c'est-à-dire dans un récit qui par définition déroule du temps. Un bon pisteur est aussi un maître du temps, lui qui sait déduire l'ancienneté d'une trace : une demi-journée ou un mois de passage. Le temps du récit sera aussi celui du chant qui avance en changeant de tempo pour mémoriser la vitesse de marche nécessaire de site en site (selon les lieux et les saisons).
Chaque zone du paysage est ainsi étroitement associée aux ancêtres, aussi les droits des habitants d'une zone varient-ils en fonction des liens qu'ils sont censés avoir avec leurs ancêtres. Quand une personne dresse la carte mythologique d'un site particulier, cette carte n'a rien de définitif. Elle varie en fonction du lien qu'entretient cette personne avec sa terre, de ses droits territoriaux, de son degré d'initiation spirituelle, ou de sa connaissance des mythes.
« L'ensemble de la création, de toute vie humaine, est répertorié dans le paysage auquel les ancêtres sont inextricablement associés. Presque tout ce qui existe a sa place dans le Temps du Rêve, qu'il s'agisse d'un animal tel que le kangourou ou l'émeu, d'un objet comme le lanceur, la pointe de pierre ou la coiffe de cérémonie, d'une pratique rituelle comme la circoncision ou même d'une maladie comme le rhume ou la variole. Et tout ce qui a sa place dans le Temps du Rêve correspond sur terre à un lieu donné : une colline est en réalité le corps métamorphosé d'un kangourou, des pierres ont jailli autrefois du corps d'un ancêtre, et ainsi de suite.
Les aborigènes peuples chasseurs interprètent les traces visuelles à l’aide de savoirs qu’ils vont ensuite projeter dans l’espace(y compris pictural).comme on l’a souvent fait remarquer. La pensée aborigène est une pensée du réseau et de la connexion : tout interagit dans l’univers règne animal ou végétal, la surface comme le monde souterrain ou le ciel. Ces connexions sont mises en œuvre par les rites, les rêves, et par le lien spirituel et physique qui unit chaque humain à certains éléments de son environnement
On ne peut donc découvrir l’aspect cartographique d’une peinture qu’en comprenant qu’il ne s’agit pas là d’une représentation topographique mais de symboles et de concepts »
(howard murphy
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