Aujourd'hui, les populations de l'Arctique revendiquent d'être reconnues sous le nom qu'elles se sont attribué de tout temps : celui d'Inuit ou inuk au Canada, (qui tend à se généraliser) ; celui d'Inupiat en Alaska ; ceux de Yupik et Yuit en Tchoukotka – termes qui tous désignent dans la langue locale « les véritables êtres humains
». Pour les anthropologues, tous ces peuples sont des Mongoloïdes de l'Arctique, nettement distincts des Amérindiens par leurs caractéristiques physiques et surtout par leurs cultures. Le mot Eskimo (ou esquimau,) correspond généralement au peuple Inuk du Grand Nord canadien, de l'Alaska et du Groenland et provient de la langue Crie (peuple amérindien d'Amérique du Nord) ; il signifie « qui mange la viande crue » . Les préhistoriens conservent ce terme populaire pour désigner des formations archéologiques témoignant du processus d'adaptation des Mongoloïdes de l'Arctique aux ressources côtières du Grand Nord et la période au cours de laquelle ce processus s'est développé.
L'habitat de ces populations, situé entre 210 de longitude ouest et 1720 de longitude est, et entre 560 et 730 de latitude nord, couvre un immense territoire totalisant environ 15 000 kilomètres de côtes. Actuellement, sont rattachés politiquement à quatre nations : la Russie, pour les Eskimo sibériens ; les États-Unis d'Amérique, pour ceux d'Alaska ; le Canada, pour ceux de l'Arctique central et du Labrador ; le Danemark, enfin, pour les Groenlandais, qui, depuis 1979, ont un statut d'autonomie interne, mais demeurent sous tutelle danoise pour les questions relevant des affaires étrangères ou de la défense.
Au commencement de ce IIIe millénaire, les Eskimo (Inuit et Yuit) sont près de 135 000 au total, dont 50 000 au Groenland (où ils sont largement majoritaires : 88 % de la population totale), 41 000 au Canada, 43 000 en Alaska et à peine 1 600 en Sibérie. Depuis 1977, une organisation non gouvernementale – I.C.C., ou Inuit Circumpolar Conference – reconnue par les Nations unies en 1983, relie entre eux les Eskimo d'Alaska, du Canada et du Groenland, qui, finalement rejoints par les Eskimo sibériens en 1992, s'efforcent d'abolir les frontières entre les États dont ils dépendent. Cette organisation affirme avec vigueur, lors de ses réunions internationales triennales tenues depuis 1980, vouloir défendre sa culture (langue, moyens traditionnels de subsistance, valeurs ancestrales), son unité, ses droits et intérêts communs (notamment la protection de son environnement face à la militarisation comme à la démilitarisation, à la pollution industrielle ou à la surexploitation des ressources animales de l'Arctique).
La vie inuit était sans cesse soumise au risque de la faim, aux terribles tempêtes de neige et de vent, et aux dangers de la chasse. La mythologie en traduit bien la violence. Des êtres puissants dominent le panthéon. Sila, l'univers, l'extérieur des choses, est une force invisible partagée entre tous les êtres vivants et c'est aussi un esprit personnifié. Nommé «Gros-Ventre» (Narsuk, Naarjuk) dans le langage des chamanes, il est considéré aussi comme le dieu du climat et de la tempête. Sedna est la maîtresse de la mer et de la terre. Les fautes des humains imprègnent ses cheveux comme de l'ordure. Pour les punir, elle éloigne d'eux les animaux marins dont elle est «la mère». « L’homme de la lune» (Aningan;Tarqeq ouTatkret) est une déité essentielle, chasseur, gardien de l'observance des interdits et source de la clairvoyance des chamanes...
D'innombrables esprits peuplent également le monde-autre et hantent la vie quotidienne. Les tupilait, esprits mauvais parmi les morts, remplis à craquer de sang, ronds, causent des maladies et le mauvais temps. Le même nom est donné à des objets de sorcellerie faits d'os et de tissus. Capables de métamorphose, les ircenrrat apparaissent alternativement sous la forme d'humains, de loups, de renards, d'orques ou épaulards. Les ijiqqat attirent les individus malheureux à l'intérieur de la terre. ombres , âmes des hommes ou des animaux morts qui hantent encore la terre.
Les êtres humains, les animaux, les plantes, les éléments et les phénomènes naturels, les esprits, les dieux partagent tous une même nature spirituelle, tous ont un inua.
C'est une sorte d'âme, une essence particulière définissant «leur personne», appelée parfois «esprit-maître». «La personne» de Sila - «esprit-maître de l'Univers» - peut prendre une multitude de formes. Elle est souvent présentée comme un bébé géant vivant dans l'espace, sujet à des sautes d'humeur et à une incontinence propre aux enfants. Les animaux ont une âme identique à celle des humains, d'ailleurs figurée sur les masques par une physionomie humaine. Ils pensent, parlent et agissent comme eux. ils communiquent et échangent avec eux.
lIs peuvent même s'offrir à eux en échange des restes des défunts, du placenta des accouchées ou des âmes des morts qui retournent auprès de Sedna, la mère des animaux marins. Mais aux hommes les animaux savent aussi apporter la maladie. La personne humaine a trois composantes, étroitement intriquées: l'âme mobile (qui survit à la mort, l'ombre qui au contraire disparaît , et le nom. Ce dernier «est comme un vêtement que l'on enfile», et il relie le vivant à ses éponymes décédés.
On a peur de Sila, l'esprit qui donne les tempêtes...
On le combat pour arracher la nourriture à la terre et à la mer.
On a peur de la mort et de la faim en nos froides maisons de neige.
On a peur de Takanakapsaluk, la femme géante du fond de la mer,
maîtresse de tous les animaux marins
On a peur de la maladie qui chaque jour nous entoure.
Non de la mort, mais de la souffrance.
On a peur des esprits mauvais de Fair, de la mer, de la terre.
Ils aident le mauvais chaniane à faire du mal aux siens.
On a peur des âmes des morts, et de celles du gibier qu'on a tué...
(In Knud Rasmussen, cite par m.perrin voir les yeux fermés ed.seuil
Le chamane inuit appelé angagok (angalkuq) était aussi qualifié de tuunralek ou tunghalik, «celui qui a des esprits». Innombrables, ces esprits, souvent hiérarchisés, ont chacun un pouvoir spécifique. « Domestiqués » par le chamane, ils lui permettent de communiquer avec les dieux essentiels, les « grands tuunrat», et tous les esprits peuplant les différents niveaux de l'univers. En 1914 un missionnaire anglican dans le sud de la terre de Baffin, avait dressé une liste de 347 esprits auxiliaires chamaniques. Ce grand nombre reflète la diversité des rapports que les Inuit établissaient avec l'invisible. Il témoigne aussi du pouvoir créateur des chamanes, ainsi que de leurs relations de rivalité, chacun prétendant avoir des esprits originaux.
Meilleur connaisseur du monde-autre inuit, le chamane savait voir et affronter esprits, spectres, créatures monstrueuses, nains, géants et chimères de toutes sortes.
« Le ciel est rempli de créatures nues,
de gens dénudés, hommes et femmes, se précipitant,
soulevant rafales et tempêtes de neige.
L'air bruisse comme d'un battement d'ailes de grands oiseaux.
N'entendez-vous pas ? [...]
L'esprit des éléments souffle les ouragans [...].
De ses lamentations Narsuk fait éclater les poumons de l'air.
N'entendez-vous pas ses pleurs d'enfant dans le hurlement du vent ?
Dans la troupe nue, il y en a un que le vent a rempli de trous.
Voyez ! Son corps est comme un tamis, le vent siffle dans ses trous :
- Tju, tju-u, Tju-u-u ! N'entendez-vous pas ?
C'est le plus puissant de tous les voyageurs du vent [...].
Mais mon esprit saura l'arrêter, il les arrêtera tous.
Je le vois, il vient vers moi, calme, sûr de lui.
Mon esprit vaincra, il vaincra !
Tju, tju-u ! N'entendez-vous pas le vent? [...]
Ne voyez-vous pas les esprits de la tempête, de l'ouragan,
ils nous balaient avec un bruissement d'ailes de grands oiseaux.
(Le chamane Kigiuna, «Dent-pointue», in Knud Rasmussen
Le chamanisme est l'un des grands systèmes imaginés par l'esprit humain, dans diverses régions du monde, pour donner sens aux événements et pour agir sur eux. Il implique une représentation particulière de la personne et du monde et suppose une alliance spécifique entre les hommes et “les dieux” ; il comporte une fonction, celle du chamane, qui est de prévenir tout déséquilibre et de répondre à toute infortune: l'expliquer, l’éviter ou la soulager. C'est donc un ensemble d'idées justifiant un ensemble d'actes. Les grands principes qui lui sont associés peuvent être regroupés en trois classes :
« Le monde aussi est pris entre deux pôles. Il y a ce monde-ci, visible, quotidien, profane, et un monde autre, habituellement invisible aux hommes ordinaires. C'est le monde des dieux et de leurs émissaires, des esprits de toutes sortes - célestes ou chthoniens, pathogènes ou bienveillants, pathogènes ou bienveillants...-, des maîtres des animaux ou des végétaux, des ancêtres, des morts... C'est le monde que décrivent et explorent les mythes, le monde du “sacré”. Et ce monde-autre est anthropomorphisé: il est une projection de ce monde ci ». Michel Perrin
Le sens de ce monde-ci est donné par le monde-autre, qui y est sans cesse présent. Il s'y cache, l'habite ou le parcourt, il l'anime et le gouverne. Les humains en subissent les conséquences. Car les grandes infortunes qui frappent les hommes sont supposées être dues à l’action du monde-autre, qu'il s'agisse d'infortunes climatiques économiques ou biologiques: sécheresses, famines, maladies, etc.
Les raisons souvent évoquées pour légitimer cette conception persécutrice du mal sont souvent résumées par des images empruntées à la chasse : de même que les hommes tuent les animaux pour se nourrir et, plus généralement, agissent en prédateurs vis-à-vis du milieu, les êtres du monde-autre se comportent comme des chasseurs vis-à-vis des humains. Ils les pourchassent pour s'en nourrir et, surtout, pour s'en venger. Car le monde-autre est le maître de ce milieu, il le contrôle. La maladie ou la mort, mais aussi la sécheresse et la famine, c'est la dette que l'homme paie au monde-autre qu'il pille ou dégrade pour assurer sa subsistance Cette dette ne peut donc jamais être abolie.
Le chamanisme suppose que certains humains savent établir à volonté une communication avec l'invisible. Ils peuvent le voir et le connaître, à la différence des autres hommes, qui ne font que le subir ou le pressentir. Ils sont désignés et élus par le monde-autre, pour qu'ils puissent comprendre le sens profond des événements, soulager les infortunes, et retarder la mort en différant le paiement de la dette précédemment évoquée. En échange une sorte de contrat lie le chamane au monde-autre, un contrat qu'il devra faire respecter par les siens.
Le pouvoir chamanique s'établit de deux façons. Le chamane peut entretenir une relation privilégiée avec des entités émanant du monde-autre, que les ethnologues appellent des “esprits auxiliaires”. Le chamane peut aussi dépêcher à volonté son âme dans le monde invisible. Le chamane, dit-on, devient ainsi un médiateur, il chevauche les frontières, dans la mesure où, durant ses fonctions, il peut à volonté et alternativement relever du monde-autre et de ce monde-ci ou bien être l’élément actif d’une chaîne reliant un pôle à l’autre. L'aléatoire l'a cédé au volontaire. ( Cf. mes articles ;cliquer sur catégorie chamanisme)
En principe, il n'agit pas pour lui-même. Il intervient, pour rétablir les équilibres écologiques, climatiques, biologiques, mais aussi sociaux, pour éviter ou résoudre telle ou telle infortune. Ce peut être celle d'un individu frappé de maladie ou de tout autre malheur, ou celle de la communauté entière, si elle souffre par exemple d'une sécheresse ou d'un manque de gibier, ou si elle envisage une guerre.
Lorsqu'il n'exerce pas sa fonction, le chamane est, en principe, une personne ordinaire. Pour se mettre en position de chamane, il doit, lors de chaque rite ou de chaque cure, entrer en communication avec l'invisible, lorsque la société le convoque pour telle maladie ou pour telle catastrophe naturelle, une sécheresse par exemple. Chaque société chamanique impose alors à ses chamanes des règles, des conduites ou des techniques, parfois étranges, qui suscitent et dénotent cette ouverture volontaire au monde-autre.
« On sait aussi que le cerveau d'un animal sauvage pèse 20 à 30 % de plus que celui d'un animal domestique. En vérité, les peuples premiers ont des facultés dont nous ne disposons plus en télépathie, en télégénésie, en clairvoyance — ce que Léo Chestov appelle « la vision pénétrante ». Les chasseurs sont des anatomistes nés, je dirais mieux, dotés de certaines connaissances physiologiques. Ils savent par expérience que, en fixant le feu attentivement, on peut provoquer les premiers stades de l'hypnose. La flamme du feu changeant dans l'obscurité où l'iglou a été plongé au cours de la séance chamanique, la théâtralité de la réunion chamanique et de ses danses au tambour, le costume particulier du chaman émeuvent profondément ces hommes, et le rythme du battement du tambour touche les neurones auditifs cependant que la rythmique de la danse augmente la température qui fait croître le pouvoir neuronal. C'est à dessein également que le chaman souhaite qu'hommes et femmes soient serrés corps contre corps, autour de lui dans un espace clos, dans une semi-obscurité. En état d'hyperexcitabilité provoquée par des drogues, tels les champignons chez les Koriaks, les Ostyaks et les Tchouktches, le tarasum (un mélange de vin et de lait), le koumys ( lait de jument fermenté) chez les Yakoutes, il influe sur l'auditoire qui peut connaître, lui aussi, des transes. Épuisé par la danse, le chaman s'effondre et, couché à terre, sombre dans un sommeil profond ; il est étendu immobile. Il est comme mort pendant une à plusieurs heures. Son réveil est très progressif, et dans les toutes premières minutes et l'heure qui va suivre, il décrira son voyage dans des univers inconnus, ces mondes « supérieurs » ou « inférieurs ». Pendant cette transe et le voyage de l'esprit du chaman, on perçoit de temps à autre le souffle des esprits, ennemis ou familiers qui rodent autour de l'assemblée. Leurs murmures s'amplifient et des mots inconnus, d'un ton agressif ou doucereux, sont captés par l'auditoire terrifié. Le chaman, ventriloque, peut participer à la théâtralité dramatique de telles scènes. Le chaman, homme-médecine, a été étudié par les ethnopsychiatres et on sait désormais la réalité de son action. Il est menacé d'être mis à mort par le groupe s'il n'est pas doté de réels pouvoirs, pouvoirs qu'il n'acquiert qu'après une longue ascèse sexuelle et alimentaire et une éducation secrète auprès d'un maître, celle-ci pouvant être de pratique homosexuelle. Cette éducation a lieu loin des hommes, dans un site d'une rare beauté, près d'un lac ou au pied d'une grande montagne. Le chaman peut être femme, particulièrement chez les Kamtchamdales. »
j.malaurie.l’art du grand nord citadelles.mazenod
Les chamanes théâtralisent donc leur rôle. Ils doivent exprimer par leur corps et leurs actes la réalité de cette rupture, de ce changement de perspective, selon qu'ils sont du coté de ce monde-ci et s'adressent aux humains, ou qu'ils sont du côté du monde-autre et communiquent avec les dieux ou les esprits. Ils théâtralisent aussi leur rôle pour aider leurs malades, pour les persuader que leur état va changer.
C'est pourquoi les séances chamaniques sont en général accompagnées d'actes curieux et de la manipulation de multiples et bizarres «accessoires» : lourds costumes garnis d'ornements en Sibérie, déguisement animal en Amérique, sièges divers et bancs zoomorphes auxquels des peuples amérindiens attribuent un rôle important de médiateur, bonnets à sonnailles et coiffes diverses, masques ou peintures faciales, figurines de toutes sortes qui représentent les esprits auxiliaires ou les armes invisibles utilisées contre les esprits malins ou pathogènes, etc. « L'analyse de ces actes et de ces objets révèle un riche symbolisme et une théorie implicite de la communication qui, pour être la plus efficace possible, semble mobiliser tous les sens: l'odorat, l'ouïe, la vue, le toucher... Et, dans tous les cas, le chamane doit être extrêmement inventif, et c'est parfois un véritable artiste »..m.perrin op. cité.
Les chamans inuit d'Alaska surtout, de parler yup'ik, ont ainsi étroitement associé les visions et les expériences de leurs chamanes à leur art des masques, un art exubérant, d'une audace esthétique, d'une force d'expression et d'une inventivité célébrées par les surréalistes et appréciées des musées et des collectionneurs.
Les masques étaient appelés kegginaqut, «pareils à des visages», ou agayut, «faits pour demander », un mot désignant aujourd'hui les prières chrétiennes. Ils figuraient les esprits auxiliaires des chamanes, bénéfiques mais dangereux, ou les « esprits-maîtres » des animaux, « leur personne», ou bien de bons rêves. Certains masques personnifiaient aussi des puissances «naturelles», des éléments atmosphériques, tels la lune, l'ouragan, les différents vents... Ils mettaient en scène les conditions de leurs voyages, les véhicules qui les avaient transportés, mus par divers volatiles bienveillants. Il s’agissait aussi de donner réalité aux visions, aux hallucinations, aux voyages fantastiques du « rêveur», de « celui qui a des yeux», comme on nommait parfois le chamane.
Signes visibles de l'expérience du praticien, les masques devaient fonctionner pour celui qui les portait comme de véritables yeux fixés sur le monde-autre. À travers eux, disait-on, le chamane, quasi métamorphosé, regardait, entendait, percevait comme les êtres qu'ils représentaient, il était de plain-pied avec eux
« GESTALT ET Design. Au-delà de la forme, l'être. « Le portrait présentait quelque chose de bizarre qui n'était plus déjà de l'art, qui détruisait l'harmonie de l'œuvre : les yeux vivaient, c'était des yeux humains. » C'est l'être même dam son énergie intérieure. Le masque, dont la personnalité au regard frontal, est une « généalogie de la pensée ». Le fixer longtemps n'est pas sans conséquences : le regard vous traverse. Les yeux plissés, en creux, interpellent. Ils vous menacent si l'œil est fermé, la bouche étant tordue entre des dents de castrateur apparentes. Ces trous noirs ne cessent de vous interroger au plus intime de vous-même. Le masque - comme toute œuvre artistique — est possesseur d'une force d'interrogation. Le créateur qui est un artiste qui a souffert et fortement pensé son œuvre, questionne celui qui le voit et l'oblige à rentrer en lui-même. Ces masques sauvages, dont la plupart ont été détruit s après les cérémonies, ont cette vigueur première qui ne peut laisser insensible celui qui les regarde, sinon l'échange ne serait qu'esthétique. C'est le péril qu'encourt tout visiteur pressé d'un musée. L’enfer est réservé aux timides. Le masque, comme toute opération chamanique, a un pouvoir plus qu'humain. Celui qui a fait le masque est évidemment porteur d'une inspiration supérieure. Il propulse celui qui le regarde dans un voyage au pays des morts, excitant les antennes de son imaginaire. L’art chamanique est un art religieux qui cherche désespérément à pénétrer le monde de l'au-delà et à s'en approprier les pouvoirs. Il faut regarder et regarder encore les masques primitifs pour les voir, comme on écoute et réécoute la musique pour tenter de l'entendre : entre les notes. Pour tenter de vraiment comprendre l'homme le plus étranger, le plus lointain qui soit : l'Autre, il faut auparavant essayer de faire table rase de l'homme que l'on est — l'homme d'un milieu, d'un pays, d'une époque — tenter en regardant de prendre conscience de ces yeux fixes qui pourraient sembler « morts » mais qui vous scrutent ; il faut l'écouter dans son mutisme éternel et se laisser conduire avec lui dans les lieux imaginaires où se perdent la pensée et l'âme de l'artiste tourmenté qu'il fut. Oui, le regard humain reste le point fixe de cette métamorphose de la nature humaine à laquelle on assiste. Le masque a un pouvoir d'hypnose, curât if ou destructeur » JEAN MALAURIE OP.CITE
Curieusement, la plupart des masques n'intervenaient pas durant ou immédiatement après les séances émaillant la vie ordinaire. On les exhibait surtout pendant la dernière des grandes fêtes hivernales .On créait à cette occasion des masques « rituellement puissants » évoquant des épisodes mythiques ou des événements vécus, tragiques ou cocasses. En général, des danseurs les portaient, non les praticiens. Pour chaque masque créé, le chamane associait une histoire et composait un chant à plusieurs couplets dont une partie était répétée en chœur par l'assistance. Des danses accompagnaient les chants.
Le chamane concevait lui-même les masques ou, s'il n'était pas assez habile ou assez rapide pour le faire, il en confiait la tâche à des sculpteurs chevronnés qui agissaient selon ses instructions. On les réalisait d'ailleurs très vite. On parle d'une trentaine, jusqu'à une centaine de masques exécutés le jour même ou la veille des cérémonies. Conçus à l'abri des regards des gens ordinaires, souvent dans la maison communautaire, ils étaient, en raison de leur dangerosité, cachés de tous jusqu'à l'arrivée du praticien.
Faits avec les moyens du bord, selon une technique du bricolage et de l'assemblage, ces masques, souvent auréolés de plumes ou de fourrures, jouent d'éléments précisant leur signification. Certains étaient portés sur le front, d'autres, très petits et réservés aux femmes, sur les doigts. D'autres encore étaient si grands ou si lourds qu'on devait les suspendre et non les porter.
Dans la tradition inuit, les masques fabriqués par le chamane ou sous son contrôle avaient une vie brève. Seuls échappaient à ce destin , certains que la famille du praticien pouvait garder après sa mort afin d'assurer de nouveau, et à volonté, la communication avec le monde-autre que leur confection avait suscitée. Tous les autres étaient censés être brûlés après la cérémonie, car «très dangereux». Il n'en devait rester aucune trace.
Cette destruction des masques avait plusieurs sens. Elle soulignait qu'un chamane travaillait dans l'événementiel, le provisoire, le sans cesse renouvelé. Chaque masque inuit était différent car l'expérience chamanique était chaque fois différente, les rencontres avec les êtres du monde-autre infiniment variées. La destruction renforçait aussi la croyance en la puissance « sacrée » du praticien. Car, s'il était chargé du pouvoir de l'esprit qu'il représentait, le masque l'était aussi du pouvoir du chamane qui l'avait réalisé ou suscité. Il devenait alors pathogène pour les gens ordinaires: la puissance émanant du monde-autre y était inscrite et le chamane n'était plus là pour contrôler ce qu'il avait mis en branle. La destruction témoignait de cette faculté de contrôle du praticien.
Paradoxalement, de nombreux masques chamaniques inuit ont été collectés par des Occidentaux. Pressés par leurs demandes, les Inuit ont considéré que brûler un substitut - réplique miniature du masque ou morceau de bois de même format - était un moyen de désactiver son pouvoir sacré rémanent. Ce qui permettait la vente ! Parfois aussi, les masques, au lieu d'être brûlés, étaient seulement jetés au loin, puis redécouverts au bénéfice des collectionneurs de passage qui les obtenaient au terme de longues tractations23. On suppose aussi que la collecte de masques par les Occidentaux a suscité une production spécifique. En 1892, un observateur (John Murdoch) parlait déjà de « masques commerciaux».
Le chamanisme) était donc pour les Inuit le grand cadre de référence de la vie humaine et de son rapport au monde,
avant que les Occidentaux ne lui substituent l’idéologie chrétienne, leur science et leur économie, et ne prennent en charge le contrôle de la vie sociale, de l'éducation des jeunes et de la santé, toutes responsabilités qui relevaient auparavant, à des degrés divers, des chamanes. Dans la grande région d'Igloolik, qui s'étend du Nord-Baffin jusqu'à la région de Repulse Bay (à l'ouest de la baie d'Hudson), on comptait encore, au début des années 1920, quatre-vingt chamanes, parmi lesquelles quatorze femmes. Soit un chamane pour cinq hommes adultes, et une femme chamane pour cinq hommes chamanes. Vingt ans plus tard, ils avaient tous été convertis au christianisme. Il ne reste pratiquement plus aucun survivant de cette génération de convertis, alors qu'on en comptait encore une trentaine au début des années 1970. Leur souvenir se perpétue néanmoins à travers leurs noms, qui ont été transmis à leurs descendants. S'il n'y a plus de chamanes, de très nombreuses croyances, reliées au chamanisme, ont subsisté, notamment celles qui concernent les noms personnels et l'identité qu'ils créent entre la personne qui portait antérieurement le nom et celle qui le reçoit. Un certain nombre d'Inuit portent encore comme nom personnel celui d'un tuurngaq (esprit auxiliaire de chamane) qui leur a été donné dans leur enfance, par un chamane, appelé à leur chevet, comme dernier recours pour tenter de les guérir d'une maladie fatale. On peut aussi mentionner la croyance dans les esprits qui hantent la région et s'intéressent aux humains.
« Ces peuples connaissent, depuis 1980, une renaissance difficile et repensent leur passé. Douloureuses et fières jeunes nations. Les séquelles du colonialisme sont en effet universelles : alcool, drogue, violence allant jusqu'à nier les bases mêmes de ce qui constituait l’équilibre de leur société communaliste et panthéiste Les auteurs témoignent de la résurgence récente de cet art. La langue redevient vivante et l'Eglise mieux inspirée par les jésuites, les moraves mais aussi les pentecotistes si actifs et les baptistes, encourage l'enseignement de la danse, des chants antiques et le recours aux masques. Les artistes haïda, Robert Davidson et Bill Reid depuis I960, sont la preuve de la vitalité de cet art nouveau amérindien qui a sauvé ce peuple de l'extinction. Il en est de même chez certaines sociétés inuit de l'Arctique oriental canadien en baie d'Hudson et chez les Yupiit du sud de l'Alaska. La sculpture sur ivoire et sur stéatite, les peintures deviennent une source de revenus essentielle au risque de devenir répétitves et folkloriques.
La culture est le vecteur de l'avenir d'une nation qui s'affirme. Une société ne meurt pas. Les civilisations ne sont pas mortelles ; elles se métamorphosent. L histoire s'inscrit dans une géographie. Il est en elle un noyau dur qui permet son renouvellement en syncretisme avec d'autres croyances comme le christianisme. Une dynamique souterraine les sous-tend… » JEAN MALAURIE
Dans ce contexte, L’art contemporain des Premières Nations apparaît comme un art ambivalent car il relève de deux mouvements contradictoires : l’intégration et la spécificité. Intégration, puisque pour se faire voir et entendre, les artistes sont contraints d’utiliser les réseaux existants (galeries, musées, centres culturels) et d’employer des techniques contemporaines, revisitées par leur tradition culturelle. Leur art se doit d’être contemporain par sa forme, ses codes, les matériaux et les techniques employés. Spécificité, surtout dans le contenu, puisque l’art autochtone véhicule un message celui des mythes et de la création. Tout en faisant écho aux préoccupations contemporaines (résistance politique, crise environnementale, revendications territoriales, réécriture de l’histoire). le thème et la pratique du chamanisme hantent ainsi les oeuvres et les artistes, comme un message qui doit resserrer les liens avec leur communauté d’origine. L’art est à appréhender alors dans son rôle reyttrouvé de social et de sacré
On peut citer comme exemple Jane Ash Poitras.sa peinture implique une recherche et une connaissance expérimentale pour retrouver les pouvoirs traditionnels en renouant avec le « monde des esprits ». En se référent à Mircéa Eliade pour expliciter sa démarche picturale et personnelle, elle mène une quête spirituelle qui l’entraîne dans une exploration en profondeur des contes et des rituels de son peuple, mais aussi des traditions chamaniques en cours dans d’autres parties du monde.
CHAUMEIL Jean-Pierre, 1983 Voir, savoir, pouvoir. Le chamanisme chez les Yagua du Nord-Est
péruvien rééd. Genève, Georg, 2000).
ELIADE Mircea, 1951 Le chamanisme et les techniques archaïques de l'extase, Paris, Payot,
LIZOT Jacques, 1976 Le Cercle des feux. Faits et dits des Indiens yanomami, Paris, Le Seuil.
PERRIN Michel 1992 Les Praticiens du rêve, Paris, PUF (rééd. PUF "Quadrige", 2001)
1995 Le chamanisme, Paris, PUF ("Que sais-je"; 3e éd. 2001).
RASMUSSEN Knud, 1932 Intellectual Culture of the Copper Eskimos,
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