Les dieux lacandons sont ainsi des personnifications de forces naturelles ; d'autre part, ce sont des pouvoirs surnaturels qui entrent en rapport entre eux, et en rapport avec l'homme au sein d'un univers hiérarchique . Ce trait de la mythologie lacandone se retrouve dans d'autres cultures mésoaméricaine. Il en est de même de leur conception cyclique du Temps, en particulier l'idée d'une succession de créations et de destructions du monde. Celle-ci commence, en général, par une éclipse du soleil qui plonge la forêt dans l'obscurité totale. Les hommes ont beau supplier les dieux, et brûler du copal dans leurs encensoirs, ils ne peuvent empêcher les jaguars du ciel et du monde souterrain de les poursuivre et de les dévorer. Celles et ceux qui sont vierges sont emmenés à Yaxchilán où Hachákyum, le créateur et dieu principal, les fait décapiter. Avec leur sang les dieux peignent leurs maisons. Ce mythe dépeint les dieux comme des êtres sanguinaires qui se, délectent à l'odeur du sang humain ; et il évoque les sacrifices humains pratiqués par les Mayas de l'ère postclassique. Les âmes des hommes sacrifiés lors de la fin du monde sont envoyées au niveau le plus élevé du cosmos où il fait toujours nuit. Les Hach Winik croient que la fin du monde actuel est proche. Au demeurant, plusieurs familles lacandones se sont converties au christianisme pour que, lorsque adviendra la fin du monde, leurs âmes aillent au ciel « avec Jésus », au lieu d'avoir à souffrir les ténèbres, la peur, et le froid pour l'éternité.
J'ai exploré, près du caribal le plus méridional, une série de grottes où les Lacandons ne se sont aventurés qu'avec crainte. Que ces cavernes aient été habitées, on en tout cas utilisées, par une population indigène antérieure aux Lacandons actuels et dont ceux-ci ignorent tout, c'est ce que tendraient à prouver des vestiges tels qu'une céramique beaucoup plus perfectionnée que celle de nos Indiens, ou encore des murettes de pierres fort bien ajustées construites à l'entrée de certaines salles hypogées. C'est l'eau fortement sulfureuse d'une source voisine qui a creusé dans la masse d'une colline un labyrinthe que nous n'avions ni le temps ni les moyens de fouiller. L'air y est oppressant, presque irrespirable. Nos compagnons indiens étaient persuadés que nous les avions entraînés dans le royaume de Kisin : l'un d'eux, Bor, jeune homme d'un caractère instable et emporté, me fil une scène violente, vociférant que nous allions tous mourir, mais, quand la vengeance du dieu se fit attendre et qu'aucun malheur surnaturel ne fondit sur nous, notre prestige parvint à son comble et Bor ne dédaigna pas d'en tirer quelque peu pour lui-même.
Comme on le voit dans la « Bible » des Quiche, Indiens maya du Guatemala le monde souterrain que ces indigènes appelaient Xibalba a toujours exercé une profonde fascination sur leur imagination. Le « sage » Tchank'in Maash que j'ai mentionné plus haut ne tarissait pas de récits sur ce domaine de l'ombre où coulent côte à côte des ruisseaux glacés et des rivières de feu, où K'in, le soleil, devenu un héros mythico-historique, déjoue les embûches de Kisin, de même que, dans l'antiquité quiche, d'audacieux explorateurs des enfers triomphaient des obstacles magiques dressés sur leur chemin par les maîtres des ténèbres.
C'est au carabal de San Quentin que j'ai eu la révélation dramatique de ce que signifie pour un Indien le mythe du dieu mauvais. Le chef du groupe était un vieil homme placide, robuste, aux membres noueux. Il possédait la case la plus spacieuse du hameau et, dans le temple bien construit, présidait gravement aux cérémonies. Il avait deux femmes, dont la plus âgée, privilège très important, « savait » préparer le k'ayem pour les dieux, c'est-à-dire incorporer à la fabrication de cette bouillie de maïs les gestes et les formules sans lesquels l'offrande ne serait pas acceptée avec plaisir par les êtres surnaturels. Mordu au pied par un serpent à sonnettes, il avait supporté sans se plaindre, serrant les mâchoires tandis que ses yeux se remplissaient de larmes, l'opération rudimentaire que j'avais pratiquée sur lui avec une lame de rasoir et de l'alcool. Et voilà qu'il évoquait ses souvenirs : sa vie n'avait été qu'une longue fuite devant la maladie, les fleuves débordés, les flèches d'autres Lacandons hostiles, une lutte incessante contre la faim et les éléments. Soudain il décrivait l'épidémie qui s'était abattue sur le groupe dont il faisait partie — au moment, me semble-t-il, où la « grippe espagnole » ravageait le monde après la guerre de 1914-18. Haletant, martelant les dures syllabes maya, il retraçait avec un sifflement le vol meurtrier des flèches de l'archer invisible qui transperçaient les hommes, les convulsions, les râles des mourants. « Kisin ! Kisin ! » Aussitôt me revint à l'esprit le début de l'Iliade, où les flèches d'Apollon sèment la mort dans le camp des Grecs.
L'idée qu'un sagittaire divin frappe de ses traits les victimes de certaines maladies est commune à plus d'une culture : chez les Aztèques, c'était le dieu de l'Etoile du Matin, le « Seigneur de la Maison de l'Aube » qui, à certaines dates du calendrier divinatoire, s'acquittait de cette sinistre tâche.- JACQUES SOUSTELLE. LES QUATRE SOLEILS.TERRE HUMAINE
les Lacandons ont face à leurs morts une attitude divergente par rapport aux autres groupes yucatèques. Si certaines croyances sont communes, pour les Lacandons la fin de la période liminale met un terme à la relation entre vivants et morts. Jusqu'à cette date, l'âme du défunt est en étroite relation avec son corps qui permet de la nourrir ; des règles de commensalité l'intègre encore dans le groupe familial, même si, déjà, la tombe érigée dans la forêt et la volonté de tenir le mort à l'écart présagent la rupture prochaine. Lorsque celle-ci a lieu, l'âme rejoint l'espace des morts, un univers totalement dissocié de celui des vivants. Autrefois, comme le relatent les mythes des passages reliaient les deux mondes, c'est par là que des hommes se sont rendus au royaume des morts et c'est grâce à leurs témoignages que l'on connaît son existence. Puis ces passages ont été fermés. Les morts vivent en communauté, chez Mensabäk (dans l'inframonde) ou chez les Wayantekob (au ciel), et jamais ils ne sont amenés à revenir parmi les vivants.
Le terme pixan que l'on traduit par les mots « âme », « esprit », désigne en lacandon l'essence, ou la part spirituelle d'un être vivant ou d'un objet. Dans le cas d'un être humain — ou d'un animal — c'est le principe de vie dont la présence dans l'organisme se manifeste par le pouls et les battements du coeur. Par extension le terme désigne aussi le coeur, les vaisseaux sanguins, et même les poumons et la poitrine. Le pixan a la faculté de quitter son enveloppe corporelle ; il en prend alors l'apparence, et devient le double du corps. Quand une personne endormie rêve c'est que son âme est partie se promener, et les images du rêve sont ce que voit le pixan. C'est aussi le cas du malade fiévreux qui délire. L'âme peut aussi quitter et réintégrer le corps à loisir. C'est le privilège de certains hommes, sortes de shamans qui ne doivent pas avoir de femme mais qui en échange peuvent se promener sur les « chemins menant au ciel ; ils ont le privilège de guérir les maladies. Si son absence se prolonge, si l'âme ne revient pas, celui-ci mourra pourtant . Le pixan, en tant que double du corps, séparé de lui et menant une existence autonome, est immortel.
Chez les Lacandons septentrionaux, il existe trois parties différentes qui composent l'individu : le pixan, siégeant dans les poumons, peut être considéré comme « l'âme » ; le kisnin, « les veines des bras et des jambes », a souvent le sens de « spectre » ; le sol, « l'enveloppe », renvoie au corps. Dans le rêve et lors de la mort, le pixan sort du corps tout en conservant exactement son image. Le cœur est dit ne chi'k yum in pixan, « le grand seigneur de mon pixan » et les poumons hach in pixan, « mon vrai pixan ». Le corps est qualifié de u nah winklil : « son grand propriétaire/ possesseur » (de nah « grand » et u winklil, « son propriétaire »). Au moment de la mort, les Lacandons disent généralement tu sol-in-t-ah u bäh, expression utilisée pour désigner la mue du serpent et qui signifie littéralement : « il ou elle a enlevé sa peau/son enveloppe ». De même, lorsque quelqu'un est sur le point de trépasser dans son hamac, certains disent que seul son sol « couverture ») est là, alors que son pixan est déjà parti Notons que les Lacandons du Nord pensent qu'il existe une seconde âme (ka' pixan) vivant dans l'inframonde sous la forme d'un singe-araignée. Si elle est tuée comme gibier par Kisinle seigneur de l'inframonde (Metnal), l'individu dont elle est le double meurt également.
le terme s'applique aussi aux offrandes. Les dieux « mangent » le pixan de l'encens qui est brûlé pour eux. Ils« mangent » le pixan de la nourriture cérémonielle ; ils « boivent » le pixan du ba'che', du gruau de maïs. En somme les dieux consomment l'essence de ces offrandes, tandis que les hommes en consomment la substance. Le pixan est donc ce qui reste d'une offrande, d'un animal, ou d'un être humain après leur destruction physique. La mort est due à l'action divine. Lorsqu'une faute grave a été commise les dieux refusent tout compromis, toute médiation ; et si le coupable ne parvient pas à « voir » son péché Hachàkyum ordonne à Mensabàk de prendre son âme, à moins qu'il ne prenne celle de sa femme ou celle d'un de ses enfants.
« Chez les Lacandons, au contraire, c'est un membre de la famille qui se charge de préparer le cadavre. Il est vrai que le mode de résidence en famille restreinte (le mari, ses femmes et ses enfants) ne facilite pas l'intervention d'autres personnes. On place dans les mains du défunt un épi de maïs, un os de singe ou de pécari et une mèche de cheveux. Ces éléments seront utiles à l'âme pour se débarrasser des animaux (poules, chiens et poux…) qui l'attaqueront successivement sur le sentier menant au royaume des morts. Sous le cadavre, on place une coupelle en terre cuite contenant des braises pour le garder chaud, sinon, le mort pourrait aller se plaindre aux dieux et accuser ses parents de l'avoir laissé refroidir. Les dieux puniraient alors cette négligence, en faisant mourir une autre personne de la famille. Il en va de même si des braises trop ardentes brûlent le corps. Le lendemain de la mort, le cadavre sera conduit à sa dernière demeure, une tombe dans la forêt.
« Un filet – contenant une gourde de gruau de maïs, quelques tortillas, des bougies et des brindilles pour faire du feu – est disposé dans la tombe sur les genoux du mort. Les tortillas et le gruau sont offerts pour le voyage ; les bougies et les brindilles, pour les nuits solitaires dans l'inframonde. Des sources indiquent que la gourde de balche' placée près du corps serait une offrande pour Sukunkyum.Durant les trois jours qui lui sont nécessaires pour rejoindre le royaume de Mensabäk, l'âme séjourne sur terre. C'est pourquoi de la nourriture est apportée quotidiennement sur sa tombe et le feu ravivé. Ces trois jours sont considérés comme une période délicate, pendant laquelle l'âme est susceptible d'apparaître aux vivants, en particulier lorsqu'ils replacent des offrandes sur la sépulture. Une telle rencontre peut être fatale. Les tortillas et le gruau sont ensuite rapportés à la maison et consommés par la famille car on dit que les âmes ne mangent que le pixan des aliments. Les Lacandons s'attendent cependant à ce qu'un peu de nourriture soit entamé (la moitié d'une tortilla, une gorgée de gruau). Si rien n'a été touché pendant les trois jours, alors il faudra en conclure que l'âme, trop pécheresse, ne reviendra jamais du Metlan (lieux des morts) où elle a été brûlée entièrement par Kisin). » Olivier Le Guen, « Quand les morts reviennent… Réflexion sur l'ancestralité chez les Mayas des Basses Terres », Journal de la société des américanistes
Qu'arrive-t-il au pixan d'un homme après la mort de celui-ci ? l'âme d'un défunt erre pendant trois jours dans la forêt, rôde autour de la tombe et de la hutte familiale, va et vient entre la terre et le ciel . Au bout du troisième jour l'âme entame son voyage vers le monde souterrain qu'elle atteindra après un chemin parsemé d'épreuves et de dangers.
« elle devra franchir une rivière, et c'est l'âme de son chien qui la portera sur son dos jusqu'à l'autre rive. Une fois de l'autre côté l'âme suit le sentier qui mène à lamaison de Sukunkyum, le Seigneur du Bas-Monde. Celui-ci la transperce du regard, et voit d'un coup d'oeil tous les péchés qu'elle a commis. Il l'envoie alors chez Kisin qui la brûlera en fonction de ceux-ci. L'enfant qui n'écoute pas sa mère aura les oreilles brûlées. Celui qui regarde les gens droit dans les yeux aura les yeux brûlés. L'incestueux aura les parties génitales brûlées et sera changé en mule ou en volaille. Le meurtrier disparaîtra complètement dans le feu de Kisin. Aucune âme n'échappe au châtiment. Même l'âme du nouveau-né sera passée au-dessus des flammes pour avoir fait souffrir sa mère lors de l'accouchement. Les enfants de Kisin voudraient bien brûler l'âme entièrement, mais Sukunkyum les en empêche. Après avoir payé pour ses fautes l'âme est tirée du feu (sauf si elle a tué ou commis l'inceste), et Sukunkyum l'envoie chez Mensabàk. Ce dernier possède des aigles, des serpents et des jaguars géants, et il oblige l'âme à les nourrir. D'abord elle a très peur, puis elle apprend que les monstres ne la dévoreront point car ellen'a pas d'odeur. Au début l'âme a du mal à s'habituer à son nouveau mode d'existence, et désire recouvrer son corps. Mensabàk ordonne alors à l'un de ses assistants d'accompagner l'âme nostalgique jusqu'à sa tombe afin qu'elle puisse contempler son cadavre. Elle est horrifiée à la vue de son corps en putréfaction.
Alors elle « oublie sa nostalgie » et se résigne à retourner chez Mensabàk. Le monde des dieux est bon pour les dieux, mais pas pour les hommes, m'a dit le vieux Chan K'in. Les hommes sont habitués à la forêt, et les âmes des morts sont malheureuses sous le rocher de Mensabàk. Il y a là une multitude de gens; il n'y a pas de forêt, donc pas de gibier ; et les morts y sont séparés de leur conjoint. Ils se sentent seuls dans un monde étrange, et ils regrettent celui-ci. »DIDIER BOREMANSE.OP.CITE
Le genre humain, n'étant plus en contact direct avec les divinités, communique avec elles au moyen des pierres sacrées ou des encensoirs Or, les dieux sont irascibles. « Ils se fâchent contre nous », disent les indiens. Ou encore« ils ne nous aiment pas ». Un dieu irrité contre un homme lui cause de l'infortune en détruisant sa récolte ou, plus fréquemment, en lui envoyant une maladie, à luiou bien à un de ses proches (épouse, enfant...). L'on peut apaiser la colère des dieux par des offrandes de copal, de boisson et de nourriture. (La croyance en la
férocité des dieux est une des raisons pour lesquelles des familles lacandones se sont converties au christianisme). Il arrive aussi qu'un dieu non représenté dans le temple d'un homme rende celui-ci malade afin d'être vénéré par lui. Après avoir pratiqué un rite de divination l'homme souffrant saura quel dieu implorer et s'en ira brûler de l'encens dans la « maison » de celui-ci. S'il guérit par la suite il fera un pot en terre cuite au fond duquel il déposera quelques pierres sacrées appartenant à la divinité. Il ajoutera cet encensoir à sa collection.
« La relation entre l'homme et les dieux est empreinte d'ambivalence. Hachàkyumest le créateur, le père des « Vrais Hommes » ; et il leur apporte assistance et protection par l'intermédiaire de son gendre, Ah K'in Chob. Celui-ci sert de messager et de médiateur entre Hachâkyum et ses créatures, entre Hachàkyum et les autres divinités, ainsi qu'entre celles-ci et les hommes. Néanmoins si ces derniers commettent des fautes, les dieux les plus cléments sont susceptibles de se mettre en colère et de les châtier durement. Le monde fut détruit plusieurs foi spour cette raison. La mort et l'enfantement dans la douleur devinrent le lot de
l'humanité parce que une femme manqua de respect à Ah K'in Chob. Ce fut alor sque le gendre de Notre Père donna aux hommes les encensoirs afin qu'ils puissent implorer les dieux. Ceux-ci continuèrent néanmoins à apparaître au genre humain durant les cérémonies religieuses. Ils venaient en personne consommer les offrandes de nourriture et de boisson rituelles. Jusqu'au jour où un homme se fâcha contre Ah K'in Chob et tenta de lui asséner un coup de machette. Le dieu condamna alors l'humanité à la maladie et à la souffrance, et cessa de lui apparaître. Depuis ce sacrilège, les dieux devinrent invisibles au commun des mortels. Aujourd'hui il est même dangereux pour l'homme de « voir les dieux ». Des divinités telles qu'Itzanohk'uh et Mensabàk — féroces et cruelles — dévoreraient immédiatement celui ou celle qui s'approcherait de leur antre. Il est pourtant arrivé à certain hommes, ayant atteint un haut niveau spirituel, de « voir les dieux » et de s'entretenir avec eux..
dieux » et de s'entretenir avec eux.
Le vieux Chan K'in (il a plus de quatre-vingts ans) m'a raconté comment son grand-père paternel rencontra Kânànk'ax (« Celui qui garde la forêt ») alors qu'il chassait des pécaris. Tout d'abord l'ancien aperçut un jaguar . Le fauve se dressa sur ses pattes de derrière et prit l'aspect d'un être humain ; il portait une tunique tachetée de rocou. « Moi, je garde ta forêt », dit-il à l'ancien. Et il l'invita à le suivre. Le grand-père de Chan k'in vit de nombreux champs de maïs. Il observa que les dieux vivent groupés (comme l'étaient les Anciens Mayas), et non dispersés comme les « Vrais Hommes ». Il les vit dans leurs maisons occupés à boire du bâche'. Une fois rentré chez lui, l'ancien fut pris de fièvre, et il alla prier dans le temple. L'homme qui a vu les dieux tremble de peur et de froid, et finit par mourir s'il n'implore immédiatement ses encensoirs. Plus tard, il retourna là où il avait vu les dieux, mais il n'y trouva que des ruines (il avait découvert un site archéologique mineur situé près de la colonie « Sival »). Il prit quelques pierres, rentra chez lui, et fit un encensoir pour Kânânk'ax. » DIDIER BOREMANSE.OP.CITE
Chaque campement comportait une maison-temple réservée au culte. Des encensoirs étaient disposés sur des étagères suspendues sous le toit, du côté ouest, de manière à faire face à l'est. Les encensoirs (K'ur) représentaient les dieux, étaient les dieux ; c'étaient donc les objets rituels les plus importants. C'étaient des coupes en terre cuite de forme hémisphérique, à pied large et bas, de facture grossière et comportent une représentation anthropomorphe. S'y ajoutaient des pierres sacrées (appelées pierres de la foret) placées devant ou derrière la poterie. On brûlait dessus du copal comme offrande à la forêt. Le copal (gomme résine végétale semi-fossile ressemblant à l'ambre et signifiant encens en langue des indiens)) était présent dans toutes les cérémonies. On en trouvait dans tous les encensoirs ; en petites mottes sur les planches rectangulaires dont, à terre dans le temple ou suspendu au toit.
Les rites utilisaient une boisson rituelle le Balche ou Baltšé, sorte d'hydromel à base d'écorce séchée mélangée à l'eau, au miel et au mais pilé , très énivrant lorsqu'il avait fermentée 2 jours. Les femmes n'avaient pas le droit de s'en approcher ou de toucher l'écorce ; en revanche, elles fabriquaient le Pozol, la nourriture des dieux boisson épaisse, très nourrissante, faite avec de la pâte de mais délayée dans de l'eau. Toutes les cérémonies étaient accompagnées de chants monotones, ne comportant qu'une échelle de notes réduites ;en général l'officiant expliquait au dieu ce qu'il faisait , puis ce qu'il demandait . Les deux ou trois phrases que comportait le texte étaient répétées sans fin
Au total, la religion, dans la vie quotidienne d'un Lacandon, pèse lourdement. On est déjà confondu quand on évalue le temps, l'énergie, l'ingéniosité et la dépense de force physique que chacun de ces Indiens doit consacrer simplement à survivre face à une nature hostile, dans un milieu qui n'a rien du paradis des heureux sauvages tel qu'on l'imaginait au siècle des lumières : quel labeur sans trêve, quel effort épuisant ne lui faut-il pas renouveler chaque jour pour abattre des arbres énormes, repousser l'assaut perpétuel de la brousse, brûler la jungle, construire et entretenir sa hutte, planter maïs, manioc, coton, tabac, rechercher et cueillir vingt autres plantes, transpercer de ses flèches oiseaux, singes, pécaris et poissons ! Or il bâtit encore un temple, souvent plus spacieux et mieux agencé que sa propre case, avec sa table-autel ou ses étagères; il façonne avec soin ses encensoirs, modèle les figurines qui représentent les dieux, utilise le roucou, le noir de fumée et la craie pour les décorer; il va récolter dans la forêt la gomme aromatique du copal et les baies colorantes; il bat l'écorce dont on fait les bandeaux rituels, creuse un tronc d'arbre pour la fabrication du baltché, érige un abri sous lequel on prépare le k'ayem, entreprend de longs et fatigants pèlerinages à Yaxchilân : bref, lui qui a déjà tant de mal à se procurer ce qui lui est indispensable, pour lui-même et pour les siens, s'astreint en outre à un travail presque équivalent pour le service de ses dieux.JACQUES SOUSTELLE.OP.CITE
En offrant les prémices aux dieux l'homme leur demande principalement deux choses : de pouvoir lui aussi consommer les fruits de sa récolte ; et d'être, lui et les siens, à l'abri des maux et des maladies. La souffrance physique (yah), la maladie, et la mort sont perçues comme un châtiment divin. Si quelqu'un offense offense , les dieux se vengent sur lui ou sur l'un de ses proches. Et la victime n'a d'espoir de guérir que son péché commis est reconnu, confessé, et si une promesse de paiement est faite par des médiateurs à la divinité offensée. Le péché, la médiation, et le paiement rituel sont déterminés par la divination ; et tous ces éléments, pris dans leur ensemble, définissent, à mon sens, la quête religieuse des indiens Lacandons. L'homme dont l'épouse ou l'enfant est malade, dont l'épouse ou la fille va accoucher, pratique le rite de divination pour connaître la volonté des dieux et savoir comment obtenir la « guérison » du malade.
« Lorsque le devin a découvert quelle est la cause de l'infortune, il lui reste à savoir quels dieux sont disposés à l'aider en tant que médiateurs, quel paiement ils veulent, et quel paiement il lui faudra offrir aux dieux offensés. Il utilisera la technique divinatoire que l'on vient de décrire pour obtenir des réponses à ses multiples questions. Celles-ci auront trait principalement au type de cérémonie requise, au nombre et à la forme des offrandes, à la manière dont elles seront distribuées parmi les dieux.
Une fois terminé le rite de divination l'homme va dans son temple, et s'adresse aux dieux qui ont accepté de lui servir d'intermédiaires. Les encensoirs des divinités offensées qu'il s'agit d'apaiser restent sur l'étagère. Seuls ceux des médiateurs (deux ou trois) sont déposés sur la planche-autel, et le célébrant leur offre de l'encens afin d'obtenir la guérison de la personne malade. Ce qu'il dit alors aux encensoirs reflète l'information qu'il a obtenue par la divination. Il confesse sa faute, implore le pardon des dieux et leur promet une cérémonie importante en guise de compensation — paiement qui a été déterminé par le rite divinatoire. Il décrit la future cérémonie aux dieux ; il décrit les symptômes de la maladie, et demande aux dieux de guérir le malade ».DIDIER BOREMANSE
A partir du mois d'août les premiers épis de maïs encore verts sont offerts aux dieux. Entre août et octobre se déroule une série de cérémonies impliquant chacune une préparation différente du mais (à mesure qu'il mûrit). Tout d'abord le célébrant prend, un à un, les encensoirs rangés sur l'étagère suspendue au toit du temple, et les pose avec précaution sur une planche afin qu'ils ne touchent pas le sol (cette planche-autel se trouve par terre). Ensuite il va chercher la nourriture cérémonielle préparée par son épouse — le gruau servi dans des bols et les épis de maïs servis dans des plats — qu'il dépose en face des encensoirs dont la face anthropomorphe est tournée vers l'est Une fois mis place les encensoirs et les offrandes, la cérémonie peut commencer. Le célébrant saisit une calebasse pleine d'encens de copal ainsi qu'une petite palette d'acajou en avec laquelle il sert de l'encens dans chaque pot d'argile, en psalmodiant . Les bols contenant le gruau sont présentés aux encensoirs. Après avoir soulevé tous les bols, l'officiant se lève et prend une conque marine dans laquelle il se met à souffler afin d'avertir les dieux que l'offrande est imminente. Leur « âme » est invitée à venir consommer l'« âme » de la nourriture.
Au demeurant, les hommes du voisinage savent, en entendant le son de la conque, qu'une cérémonie va débuter ; et ils se dirigent vers le temple afin d'y partager le gruau et les épis de maïs avec le célébrant. Celui-ci donne à présent du gruau aux encensoirs bois il verse quelques gouttes de liquide (provenant de chaque bol présenté au dieu) sur la lippe de chaque figure d'argile. Après avoir offert le maïs et le gruau quatre fois aux encensoirs, le célébrant distribue la nourriture cérémonielle aux hommes présents dans le temple, et les invite à la consommer avec lui. Une cinquième et ultime offrande est faite aux encensoirs qui met fin à la cérémonie. Après quoi ceux-ci sont remis en place sur l'étagère.
« Dans le cas des Lacandons par exemple, l'Européen qui entre en contact avec eux pourra difficilement se défendre d'une double erreur. Ces êtres disséminés dans la jungle, avec leurs armes paléolithiques, lui apparaissent aussitôt comme des « primitifs ». Témoins d'un passé lointain égarés dans le présent, ils lui semblent aussi n'avoir pas eu d'histoire, comme si ce peuple n'avait vécu depuis des millénaires qu'une durée purement biologique. Cette illusion du « primitif » est tenace : elle fait partie sans nul doute de ces présupposés que notre culture injecte à notre pensée sans même que nous y prenions garde. L'ethnologie classique en France, en Allemagne, en Angleterre, s'est fondée sur l'exégèse des croyances, des structures et du rituel de peuples, tels que les indigènes d'Australie, considérés comme « primitifs » et nous offrant, par conséquent, l'image de ce qu'avaient dû être les débuts élémentaires de toutes les sociétés humaines.
La culture des Lacandons n'est, à aucun degré, «primitive. Ils appartiennent à cette partie de l'humanité américaine qui a fait vers 3000 avant J.-C. sa révolution agraire comme nos ancêtres du Vieux Monde l'avaient faite quelque 3.000 ans plus tôt. Certes, les Indiens du Mexique n'ont eu ni bovins, ni porcs, ni moutons, ni chèvres. Leur économie agricole n'a donc pas pu s'enrichir de l'élevage, et la culture du maïs n'a pas connu la charrue. Il n'en reste pas moins que les Lacandons sont des paysans, si étrange que puisse sembler d'abord ce qualificatif appliqué à ces hommes de la forêt. Bien qu'ils obtiennent de la chasse et de la pêche une bonne part de leurs ressources alimentaires, et qu'ils utilisent des flèches en pierre taillée comme nos Européens préhistoriques, ils se distinguent des nomades chasseurs et collecteurs que les Aztèques appelaient « Chichimèques » et se rangent, avec toutes les tribus illustres ou non du Mexique et de l'Amérique centrale, du côté des agriculteurs, c'est-à-dire parmi des peuples qu'on ne saurait sans arbitraire appeler « primitifs » : la découverte de l'agriculture n'est-elle pas, précisément, l'étape la plus significative du devenir humain, celle qui a marqué la rupture la plus décisive avec le passé ? ».
« Dira-t-on que les Lacandons sont « primitifs » par leur mode de pensée, où les représentations religieuses et mythiques tiennent une si large place …..près les techniques et les connaissances qui leur servent de soubassement, viennent les représentations de caractère mythique et religieux : c'est au sens d'Aristote, après la physique, la métaphysique. Chez nos Indiens, on ne trouve pas de solution de continuité, de fossé, entre l'une et l'autre. C'est nous qui établissons cette distinction. Elle existe dans notre esprit. Mais, dans la réalité, un Lacandon, pour brûler la brousse et semer son maïs, considère l'invocation au dieu du feu comme aussi nécessaire que l'allumage du brasier. Pour réussir à la chasse, il lui faut, certes, un arc soigneusement construit et des flèches bien équilibrées ; il faut également que cet arc et ces flèches aient été tenus à l'écart des femmes, dont le contact suffirait à en ruiner l'efficacité. Homme chétif et périssable, il s'efforce d'insérer sa volonté, sa prière et son espoir dans la machinerie du monde. Un rite exactement et opportunément accompli écarte la menace des jaguars, apaise le dieu des orages, assure au Soleil sa nourriture pour mi'il reparaisse chaque matin après son pénible voyage dans les ténèbres souterraines. »…
« Tel est un des aspects de la pensée religieuse des Lacandons : elle est intimement mêlée à la pensée positive et à la pratique réaliste qui conditionnent 'une et l'autre la survie des hommes, elle répond elle aussi au souci de l'être assiégé par un univers qui l'angoisse. Mais, sous un autre aspect, elle vise à introduire un ordre dans l'immense et menaçante diversité des choses. L'Indien ne se borne pas à localiser et à exploiter des ressources, ni même à intervenir par les rites dans le jeu des forces cosmiques : il s'efforce de comprendre le monde, d'en construire une représentation. Les mythes cosmologiques, les croyances relatives à la structure de l'univers, aux cieux superposés et aux enfers, à la vie dans l'au-delà, à la fin du monde, dépassent de beaucoup une simple entreprise utilitaire. A la nomenclature des falaises, des lacs, des rivières et des cités en ruines se superpose une géographie sacrée, de même que les espèces animales, les dieux et les astres apparaissent liés par des catégories transposées de la réalité sociale aux êtres naturels et surnaturels. Il s'agit ici d'un effort de connaissance, d'organisation, qui cherche à plaquer sur le réel un ordre issu de la pensée…. »..
« Quand un Lacandon veut dire : « Je suis un Lacandon», il emploie l'expression maya winken, littéralement «homme-je», soit : «Je suis homme». Pour nous désigner, il empruntera à l'espagnol les mots : la gente, « les gens ». Et certes il y a là un de ces cas fréquents d'ethnocentrisme, chaque peuple tendant à s'identifier avec l'homme par excellence. Mais d'un autre point de vue le Lacandon a raison : si étrange et si différent qu'il nous paraisse, il est d'abord un homme, une des formes du phénomène-homme. Si le double poids de l'histoire et du milieu naturel a infléchi l'usage qu'il fait de ses facultés dans un sens qui n'est pas le nôtre, rien dans ces facultés elles-mêmes n'est irréductible aux nôtres. Moi aussi je suis héritier d'un passé et le monde où je vis est aussi une jungle. Je peux, comme le Lacandon, proclamer que je suis homme. Diversement façonnés, nous sommes faits, lui et moi, de la même glaise. Ou, pour employer une autre métaphore, nous sommes, lui et moi, deux variations sur un même thème : ni identiques, ni radicalement étrangers…. »
« J'ai comparé plus haut l'ethnologue à l'astronome. Il est bien vrai que les diverses cultures se situent, les unes par rapport aux autres, comme des astres dans l'espace. De même que l'univers, nous le savons, ne tourne pas autour de notre Terre et ne s'ordonne pas en fonction d'elle, de même notre civilisation n'est qu'un cas particulier parmi d'autres, elle ne constitue ni un achèvement privilégié ni même un point d'observation ou un cadre de référence préférables en eux-mêmes à d'autres. Mais il reste que ces planètes demeurent comparables ; les plus éloignées de nous ne sont pas inconnaissables, parce que toutes sont pétries de la même matière. Etant ainsi parvenus à la notion de la relativité des phénomènes sociaux, en repoussant la tentation d'un illusoire ethnocentrisme, nous savons pourtant qu'une condition humaine commune relie les unes aux autres les cultures les plus diverses par-dessus les abîmes qui les séparent.
Reconnaître en tout groupe humain à la fois ce qui le rapproche des autres et ce qui lui est singulier, telle est bien la première leçon que m'ont apprise les petits hommes cuivrés de la forêt chiapanèque ».JACQUES SOUSTELLE. OP.CITE
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