Une « vogue » d'objets nègres, indiens ou océaniens, va marquer le début du XXe siècle, de même que la seconde moitié du XIXème siècle exaltait le charme de l'estampe japonaise. Apollinaire en a vite compris et souligné le sens profond. Dès I9O9, présentant Matisse dans un bref portrait littéraire, il le montre aimant à s'entourer de sculptures en provenance de Guinée, du Sénégal, du Gabon, où « les Nègres, précise-t-il, ont figuré avec une rare pureté leurs passions les plus paniques ». Par là, dépassant le constat, il dégageait un phénomène essentiel: à travers les objets primitifs », quelques-uns des jeunes artistes d'avant-garde, les plus radicaux et les plus remuants expriment leurs désirs profonds , fuir les valeurs conventionnelles et figées de l'Occident, n'obéir qu'à leurs propres pulsions créatrices, rechercher d'autres formes d'expression que celles de la « beauté grecque ».
« Je passais très souvent, rue de Rennes, devant un marchand de curiosités exotiques, chez le Père Sauvage je regardais les différentes bricoles qui étaient dans la vitine ; il y avait tout un coin de petites statues en bois d'origine nègre j'étais étonné de voir comment c'était conçu au point de vue du langage sculptural, comme c'était très près des Égyptiens. C'est-à-dire que comparativement aux sculptures européennes qui dépendent toujours du muscle, de la description de l'objet d'abord, ces statues nègres étaient faites d'après la matière, selon des plans et proportions inventés….. »
« …Je regardais ça assez souvent, m'arrêtais chaque fois que je passais là, n'avais pas du tout l'intention d'en acheter et puis, un beau jour, je suis entré, j'en ai acheté une cinquante francs. J'allais chez Gertrude Stein, rue de Fleurus, je lui ai montré la statue. Picasso est arrivé. Nous avons causé. C'est là que Picasso a remarqué la sculpture nègre. C'est pourquoi Gertrude Stein en parle. Derain a acheté un grand masque. C'est devenu un peu l'intérêt du groupe des peintres avancés…. » .H.Matisse
« Nous dînâmes un jeudi soir quai Saint-Michel, Salmon, Apollinaire, Picasso et moi. [...] Or Matisse prit sur un meuble une statuette de bois noir et la montra à Picasso. C'était le premier bois nègre. Picasso le tint à la main toute la soirée… Le lendemain matin, quand j'arrivai à l'atelier, le plancher était jonché de feuilles de papier Ingres. Sur chaque feuille un grand dessin, presque le même, une face de femme avec un seul œil, un nez trop long confondu avec la bouche, une mèche de cheveux sur l'épaule. Le cubisme était né. » Max Jacob
« Quand Matisse m'a montré sa première tête nègre il m'a parlé d'art égyptien. [...] Les masques, ils n'étaient pas des sculptures comme les autres. Pas du tout. Ils étaient des choses magiques. Et pourquoi pas les Egyptiens, les Chaldéens.. » .P.Picasso.
« J'accrochai le masque blanc(un masque fang) au-dessus de mon lit. J'étais à la fois ravi et troublé : l'Art Nègre m'apparaissait dans tout son primitivisme et toute sa grandeur. Quant Derain vint, à la vue du masque blanc il resta interdit ». Maurice Vlaminck :
Comme l'indiquent les citations ci-dessus,un débat exista dès le début ( et toujours pas tranché de nos jours ) pour déterminer qui fut le principal découvreur de l'art tribal ,chacun s'attribuant la paternité ou l'origine de son influence ; questions peut-être sans objet puisque nous sommes en présence de réseaux complexes d'influence et de réactions.il n'y eut donc vraisemblablement plusieurs découvreurs mais la légende tissa par-dessus, du fait des artistes eux-mêmes. Une partie confuse quant aux dates et aux faits dates se joua entre Matisse, Picasso, Derain et Vlaminck. Chacun d'eux avança une explication ou un récit le valorisant qui s'accordait mal aux explications et aux récits des autres, au gré des amitiés ou des inimitiés.
Le récit le plus connu et le plus sujet à caution fut celui de Vlaminck, à savoir qu'il avait été frappé par la vue de trois objets africains dans un bistrot d'Argenteuil(alors qu'il en aurait vu d'autres au musée du Trocadéro sans rien ressentir) : il les aurait acheté puis cédé à Derain qui les montra à Matisse et à Picasso. Les études critiques (Jean Laude) montrent en fait que l'intérêt de Derain fut bien antérieur et que ce serait lui qui aurait influencé Vlaminck).
Matisse pour sa part a raconté qu'il il passait souvent Paris devant la boutique d'un brocanteur de la rue de Rennes, au Vieux Rouet, et que le marchand, Emile Heymann, surnommé le « père Sauvage », avait toujours dans sa vitrine des statuettes nègres. Il aurait été frappé de leur caractère, de la pureté de leurs lignes » et les aurait trouvé belles « comme de l'art égyptien ». Un jour de l'automne 1906, il entra dans la boutique et, pour une somme dérisoire, en achèta une qui provenant du Congo. Inopinément, il rencontra Picasso qui, en la voyant, fut aussitôt « enthousiasmé L'objet qu'il a montré chez elle était vraisemblablement une statuette vili, assise, tirant la langue. La collection du peintre, inaugurée par cet achat en 1906, s'est développée assez largement : il semble que Matisse possédait en 1908 une vingtaine d'objets de forme, d'origine et de qualité disparates.
Dans son entourage, cet achat aurait été le point de départ d'un emballement, dont il il faut comprendre le sens comme réponses à certains problèmes ; il aura fallu auparavant la révolution des Fauves , dont le chef de file reconnu (sans qu'il le veuille )fut justement Matisse.
La révolution fauve fut celle du chromatisme. Éclatant, criant parfois il ne parvient à cette intensité que parce que le peintre s'est servi uniquement de tons purs, qu'il n'a ni mélangés ni rompus, et qui, unifiés sur leur note la plus haute, sont exaspérés par le contraste établi entre chacun d'eux .Apparente, laissée soigneusement en évidence, la touche concourt encore à hausser la couleur et parvient à une expressivité brutale. Simple le dessin est à la fois suggestion et arabesque. La perspective, le modelé, le clair-obscur s'abolissent ;Pas de nuances. Un art simple qui atteint d'autant mieux l'effet recherché qu'il est plus franc, plus concis. C'est au cours de l'été de l'année 1905 que Matisse découvre l'œuvre tahitienne de Gauguin à Collioure. C'est le choc. la plus grande partie des toiles sont entreposées chez Daniel de Monfreid un ami du sculpteur Maillol. Matisse en prend une vue d'ensemble . Ce même été, Matisse rompt les enchaînements qui le relient jusque-là. Il n'applique plus les couleurs au motif, mais comme le souligne Pierre Schneider, "il livre le motif aux couleurs »
Matisse, homme du nord, né fin 1869, était venu assez tardivement à la peinture en 1892, après avoir délaissé des études de droit, à cause de l'hostilité de son père grainetier. Sa culture artistique était autodidacte et ses années passées à Bohain, centre de tapisseries furent un moment essentiel de son intérêt constant pour le décoratif. Il voulut pourtant passer par les Beaux-Arts mais, du fait de son expérience hors des règles, il ne peignait pas comme les autres. Son sens de la couleur, ses hardiesses sans compromis le heurtent aux milieux académiques, tout comme à ses condisciples de l'académie Julian et même à Gustave Moreau qu'il respectait pourtant et chez qui il rencontra Marquet, Rouault, Camoin, et Manguin,
Sa toile la Desserte fit scandale en 1897 au salon de la Nationale. Dès lors, rejeté, il se forme seul, découvre l'impressionnisme, toujours honni par les officiels, et hanta des lieux retirés comme Belle-Ile,
Matisse n'hésita pas à se plonger dans l'étude de ceux qui lui sont proches par la sensibilité: Chardin, Watteau, Rodin, Manet et Cézanne . " Il faudrait être bien niais pour ne pas regarder dans quel sens travaillent les autres ... Il m'est arrivé d'accepter les influences. Mais, je crois avoir su toujours les dominer ." déclare-t-il.. En 1898, Il épousa Amélie Parayre, une Toulousaine à l'esprit libre, dont le soutien sera décisif car la couleur et les transpositions formelles blessent par trop les yeux des acheteurs et le vouent à la solitude . En voyage de noces à Londres, Matisse est secoué en effet par Turner. Le coloriste s'épanouit dans la découverte de la lumière corse avec des contrastes et des simplifications qui annoncent le fauvisme. Il reçoit surtout le choc de sa découverte de Cézanne encore méconnu et achète au prix d'un gros sacrifice les Trois Baigneuses chez Vollard en 1899.
Sa détermination se renforce avec la rencontre qu'il fait, à la première rétrospective Van Gogh en mars 1901 de deux artistes de vingt ans venus de Chatou, Derain et Vlaminck. Ils vont s'enthousiasmer d'y voir « des cobalts purs, des vermillons purs, du Véronèse pur ». Matisse se met à penser en même temps peintures et sculptures sous le choc de Rodin ; il transpose leurs rythmes dans des peintures comme L'Homme Nu, Modèle Debout, Académie Bleue (1900-1901) où il s'occupe uniquement des masses et de leurs rythmes, leur donnant vie et volumes par la couleur. Il peint L'éclatante Nature Morte Au Camaïeu Bleu, le Jardin du Luxembourg, Notre-Dame Fin D'après-Midi, œuvres déjà fauves
Il va connaitre une période d'extrême pauvreté et de dépression lors de la faillite de ses beaux-parents (sa femme déprimée doit vendre sa boutique de modiste) et va se cacher à Bohain sa ville natale » période noire » de deux ans.Il va se ressourcer pourtant grâce à la confiance de Berthe Weil qui l'expose, à sa rétrospective chez Vollard en juin 1904 et à des collectionneurs comme André Level, Olivier Sainsère (les mêmes que ceux du jeune Picasso, mais les deux peintres ne se connaissent pas encore ).Il se lie d'amitié avec Signac près de qui il passe l'été à Saint-Tropez ; sous le soleil du sud, la couleur se libère à nouveau, (Vue de Saint-Tropez, le Goûter Druet) fin 1904 ;le divisionnisme de Luxe, Calme Et voluptéfait sensation aux Indépendants de 1905 et lui apporte un statut de chef d'école.
Avec son ami Marquet, il est proche des fondateurs, en 1903, du sélectif Salon d'automne, à l'origine dominé par les nabis et Odilon Redon, où a lieu une première rétrospective de Gauguin qui vient de mourir. Matisse y expose désormais comme aux Indépendants où il organise au début de 1905 une rétrospective Van Gogh qui rouvre au plus haut niveau le débat sur la couleur au moment où il retrouve Derain retour du service militaire.
L'épouse de Matisse ayant trouvé pour villégiature le petit port ignoré de Collioure où l'on ne parle que catalan, le peintre persuade Derain de l'y rejoindre ce qu'il fait au mois de juillet . Ils vont y faire assaut de couleur et s'apercevoir que le divisionnisme détruit le dessin et atténue ainsi l'effet coup de poing qu'ils veulent donner à leurs toiles. Ils découvrent par contre, qu'ils peuvent reconstituer un graphisme par des traits ou des masses de couleur pure. Matisse peint ainsi la Plage rouge, Vue de Collioure. Surtout la Fenêtre ouverte, Collioure.
Comme indiqué ci-dessus, une des clés de leur évolution vers des compositions plus construites a été de voir des Gauguin, ceux du collectionneur Gustave Fayet à Béziers, ceux d'Océanie chez Daniel de Monfreid. Matisse dira que Gauguin était le seul à pouvoir le sauver du du brouillage divisionniste : « une avalanche de couleurs reste sans force ».
Le coup de barre vers les constructions aux rythmes apparents puisées chez Gauguin se voit dans les deux flamboyants portraits de son épouse : la Femme au chapeau et la Femme à la raie verte6du retour à Paris. Il y ajoute, pour son envoi au Salon d'automne, la Fenêtre ouverte, Collioure et la Japonaise au bord de l'eau. Autant de manifestes.
Le salon d'Automne de 1905 fut celui de naissance du groupe (avec l'adjonction de VanDongen) Il fut « consacré » par le critique Louis Vauxcelles qui lança, en voyant leur salle avec, au centre, un petit buste classique : « Donatello chez les fauves! » Matisse est reconnu comme l'aîné et le devancier de leur révolte qu'ils expriment par la couleur tonitruante, des paysages réduits tout comme les portraits à leur structure, une virulence que rien n'arrête. Sa Femme Au Chapeau y fit scandale, suscita les railleries du public mais fut tout de suite vendue. Cette recherche du choc de la couleur franche est dans l'esprit de rupture qui règne chez les peintres qui se cherchent en ce moment. (Beaucoup et la femme de Matisse elle-même étaient proches de l'anarchisme).Les fauves sont déjà mus par le sentiment de révolution et le besoin de faire groupe qui caractériseront les avant-gardes à venir. Ils vont être rejoints par des jeunes peintres du Havre, Braque, Dufy et Friesz, eux aussi décidés à tout changer. Cela produit un effet de masse d'autant plus percutant qu'ils sont unis par le déchaînement de leur peinture qui dépasse, dans l'éclat de la couleur pure et les simplifications, les libertés prises par Gauguin et Van Gogh.
Dans son œuvre monumentale, Pierre Schneider a justement décrit cette révolution de la couleur :
« Car, en sa phase initiale, le fauvisme c'est la destruction par la couleur.
Dans cette poignée de toiles que Matisse peint sur le le paysage - plage, port, église, «Faubourg», collines - est soumis à un bombardement intensif qui finit par avoir raison de sa résistance. A l'ordinaire, le crayon établit à même la toile, brièvement mais sans équivoque que, la forme des objets et leur échelonnement dans l'espace. Ce réseau initial, se laisse encore deviner, fragmentairement et faiblement - comme les vestiges d'une ville ancienne éparpillés à travers celle qui lui a succédé - jusque dans des tableaux mais le pousse au paroxysme, ces touches ne renient pas les petits cubes divisionnistes mais les exaspèrent, les mettent hors d'eux. Ce ne sont pas les moyens du néo-impressionnisme qui sont répudiés, mais ses fins : la doctrine signacienne vole en éclats sous nos yeux. La toile change à plusieurs reprises de système de référence en cours de route. De même qu'un tronc d'arbre passera, au gré de sa montée, du vermillon au violet, du violet au rosé, elle se montrera tour à tour impressionniste, néo-impressionniste, proche de Van Gogh, soucieuse ou oublieuse de la vraisemblance, attentive à respecter le contour des choses ou acharnée à l'anéantir. Les critiques parleront, à propos de ces toiles, d'incohérence stylistique. L'incohérence s'explique par la nature ambiguë de la couleur, cette duplicité qui lui permet d'entraîner le peintre aveuglé par son emportement du versant familier au-delà du point où admettra-t-il plus tard, elle nous est imposée.»
Le tableau est détourné en cours de route, obligé à changer de cap. Matisse a raconté avec précision le déroulement de cette passation de pouvoir sous la contrainte : «J'avais la sensation de la coloration d'un objet: je posais ma première couleur, c'était la première couleur de ma toile.» Le souci dominant est d'obtenir le ton local, de rendre les objets, selon leur vérité réaliste et dans le langage du réalisme, l'un après l'autre: «J'y joignais une deuxième couleur...» mais ces deux couleurs, qu'accordait naguère leur commune acceptation du joug de la représentation qui les meurtrissait également - elles étaient en quelque sorte harmonisées par ce qu'on leur avait enlevé -, entrent fatalement en conflit dès que, par le biais du paroxysme, l'abstraction en elles prend le dessus sur la localité: «[...] et alors, au lieu de reprendre, quand cette deuxième couleur ne paraissait pas s'accorder avec la première, j'en mettais une troisième, qui devait les accorder. Alors il fallait continuer...» Or, si avec deux, voire avec trois tons, un espoir subsistait de sauvegarder les apparences et d'obtenir que ce dialogue de couleurs pures signifiât également les conventions réalistes, celui-ci disparaissait à mesure que se multipliaient les tons, submergeant la représentation du réel sous la réalité de leur présence.
Ils cessent d'obéir à la volonté du peintre, s'insurgent, n'entendent plus d'appels que ceux qu'ils s'adressent les uns aux autres. Une note jetée sur le papier, pendant l'été 1905, témoigne de ce renversement: «Employer le dessin pour indiquer l'expression des objets les uns par les autres... Employer la couleur pour son intensité lumineuse, dans ses diverses combinaisons, accords, et non pour définir les objets.» L'utilisation répétée du mot employer, avec ce qu'il implique de volonté active, est trompeuse.
Car, si Matisse emploie effectivement le dessin pour préserver la représentation, cette défense est, on vient de le voir, bien vulnérable. Très vite, elle succombe aux assauts de la couleur, qui ne laisse subsister l'identité des choses que dans la mesure, très variable, où celle-ci ne gêne pas l'affirmation de la sienne - de la couleur qui n'est plus employée par le peintre mais qui l'emploie, prend les commandes, l'emporte vers une destination inconnue de lui. «Quand je peins une table en marbre vert et que finalement je suis obligé de la faire rouge, je n'en suis pas entièrement satisfait, il me faut plusieurs mois pour reconnaître que j'ai créé un nouvel objet....» Le peintre est devenu le serviteur, l'instrument d'une autre volonté, comme l'avait été avant lui Manet - «chaque fois que je commence un tableau, c'est comme si je plongeais pour apprendre à nager», disait-il -, comme le seront après lui certains peintres non figuratifs, vers 1947-1955, qui firent appel à l'écriture automatique pour réduire au silence la volonté de contrôle traditionnellement associée à la pratique de la peinture. La couleur qui provoque l'oubli de tout savoir, de tout faire acquis - après quoi «la vérité, le réel commence» - n'est-elle pas, à l'heure du fauvisme, une manière de chromie automatique! Peu de temps après la fin de la Seconde Guerre mondiale, André Breton rendit visite à Matisse. Il fut question que le poète consacrât une étude au peintr1. Le projet échoua, Matisse se refusant à être qualifié de surréaliste. La réaction se conçoit. Mais on comprendra également l'attitude de Breton, reconnaissant dans l'étrangeté de certaines formes nées sous le pinceau de Matisse et, plus encore, dans «la furie qui le ruait sur la toile vide confusément comme si jamais il n'avait peint», comme disait Mallarmé à propos de Manet, l'intervention féroce, cruelle, déroutante d'une force inconnue - «une force, dira-t-il en 1952, que je perçois aujourd'hui comme étant étrangère à ma vie d'homme normal » - qui s'emparait du peintre, le transformant en médium.
Tout ordre nouveau naît dans le désordre, les ruines. Il n'est pas faux de parler d'anarchie, d'incohérence à propos du fauvisme : du point de vue de l'ordre ancien, tout ici est destruction, chaos. Comment les peintres, les critiques extérieurs au fauvisme n'auraient-ils pas été choqués par la violence destructrice de la couleur, alors qu'elle effraie ceux-là mêmes qui l'avaient introduite? »Pierre Schneider. Matisse. Flammarion
La rencontre avec les Arts Tribaux intervient juste après la révolution des Fauves et l'on peut donc s'interroger sur ce qu'est exactement leur rapport avec le primitivisme : Ainsi Vlaminck, en quête d'une expressivité instinctive et d'une sorte de violence « barbare », la rencontra dans l'art africain mais apprit peu de cet art dans sa propre peinture en dehors de ce romantisme .Derain s'en inspira dans ses sculptures (auparavant il s'était intéressé aux bois sculptés de Gauguin) mais eut plus de difficulté dans ses peintures. Chez lui comme chez matisse, leur intérêt pour le tribal correspondit en fait à la fin de leur période fauve et aux problèmes qu'elle posait.
On a souvent noté d'ailleurs Vlaminck et les autres artistes qui rassemblèrent très tôt des sculptures africaines préféraient des objets dont notre connaissance présente montre que ce sont de piètres exemples de leurs styles respectifs, au sens purement technique de la maîtrise du matériau . Des objets de cette sorte correspondaient en fait mieux et paradoxalement ,comme toute copie, à « l'idée » de primitivité qu'ils étaient censés incarner aux yeux des artistes, mieux qu'une œuvre élaborée et originale qui s'écarte du modèle traditionnel. L'important était qu'ils soient « symbole » du primitif. c'est pourquoi Goldwater souligne -ce qu'il nomme le primitivisme romantique des fauves, analogue en ce sens à celui de Gauguin-qu'ils étaient attirés moins par la qualité formelle des objets que par leur « étrangeté »qui rejoignait leur gout et leur collections d'art provincial et populaire comme les images d'Epinal et les « paquets de chicorée ».
C'est en ce sens qu'on peut parler de dialogue ou de rencontre : la simplification des moyens; l'emploi d'une ligne large, qui n'est pas finie; l'application directe de vastes surfaces de couleur indifférenciée; l'emploi de couleurs pures sortant du tube sur la toile; l'absence de perspective, à la fois dans les personnages et dans la composition comme un tout constituaient en effet les caractéristiques les plus évidentes de la peinture fauve.
La réduction par les Fauves des moyens employés pour aplanir les espaces coloriés jointe à une sélection limitée des couleurs donne à leurs œuvres quelque chose de direct et d'immédiat. Ce ne sont pas des peintures qui doivent être étudiées et analysées longuement, des compositions où l'on puisse saisir des rapports complexes seulement après une contemplation prolongée. Ceci ne veut pas dire que c'était des artistes sans expérience, sans subtilité, ignorant la tradition et les techniques. Ils usaient de leurs connaissances pour éliminer de leur travail tout ce qu'ils sentaient comme n'étant pas indispensable à un effet essentiel unique. La subtilité réside dans une analyse qui permet la simplification et qui, puisqu'elle précède toute peinture véritable, n'est jamais présente et peut seulement être inférée. Le résultat est simple et frappant et l'appel à la fois iconographique et formel de ces peintures est immédiat et direct. Leur but est de produire une réponse visuelle, affective qui, sans réflexion, "engagera la personnalité tout entière", que ce soit par des moyens qui choquent comme Derain le laisse entendre en "renforçant l'expression" du Ghirlandaio qu'il copia au Louvre ; ou par des moyens qui rassurent, comme dans le désir de Matisse de faire de son art "quelque chose comme un bon fauteuil où se reposer de la fatigue physique". …
..Il est vrai que dans certaines des peintures fauves, il y a des personnages qui, dans leurs formes incurvées et leurs contours clos, rappellent certaines oeuvres primitives et préhistoriques. (Par ex. Matisse, Baigneuses, 1907, et Femmes au bord de la mer, 1908; Vlaminck, Baigneuses, 1908 et 1909). Une telle similarité n'est certainement pas due à une copie directe. Nous pouvons peut-être l'expliquer par cet effort même pour donner aux personnages un sens qui les dépasse, en remplaçant par un symbolisme affectif isolé le symbolisme naturel et direct des peuples primitifs. Dans ce contexte religieux premier, le personnage isolé est tout naturellement une image à l'efficacité magique qui se suffit à elle-même, efficacité que les ramifications allusives des développements ». .R.Goldwater.Le Primitivisme Dans L'art Moderne.PUF
Voulant libérer leur art propre,selon les principes énoncés ci-dessus, les artistes ne pouvaient que rencontrer une caractéristique essentielle des arts africains que J.Laude nomme l'autonomie du fait plastique, due en partie à l'origine d'œuvres sans rapport à une littérature permettant d'en décrire le sujet, parce qu'issues de sociétés sans écriture : « un masque, une statuette existaient en eux mêmes, pour eux-mêmes, tels qu'ils avaient été conçus dans leur plénitude suffisante….. »
M. Leiris écrit à ce propos : « Une statue qui est un dieu ne peut que revêtir une apparence de « chose en soi » au lieu de se présenter comme une création artificielle…..chaque partie exprime le sens qu'elle a pour elle même et non ce que le spectateur pourrait lui donner : la carrure s'exprime à travers la minceur et le dépouillement même d'une statue sur laquelle on a l'impression de n'avoir aucune prise »
Dès 1919, Clouzot et Level écrivaient 'autre part que « l'artiste nègre n'a pas reproduit l'objet patiemment, en copiste minutieux, mais l'a recréé. » Ou plutôt, « la vision, comme toujours, s'est transformée en passant par le cerveau de l'artiste ». Ayant signalé que la surprise, causée par la création, était proportionnelle à « la puissance du transformateur », ces auteurs se demandaient « s'il fallait aller jusqu'à dire que « plus la représentation s'éloigne de l'objet concret, plus la forme d'art créatrice a été grande, plus la projection a été puissante ». Et ils concluaient que, « devant l'objet ainsi créé à nouveau, recréé, il est « impossible de nier que l'on se trouve devant une œuvre qui tient, qui existe » . En 1929, Guillaume et Munro développent une idée sensiblement analogue. Notant 9ue, par suite d'une absence de traditions qui auraient « tendu à développer son sens du dessin sculptural », le spectateur non averti voit, dans une statuette africaine, des déformations « sans motif », ils affirment que ce même spectateur, s'il parvient « à découvrir les relations plastiques », verra ces déformations lui apparaître « nécessaires dans leur intérêt ». Dès lors, « on arrive à regarder une statuette non comme une copie déformée d'un corps humain, mais comme une nouvelle création en elle-même, rappelant la forme humaine d'une façon générale mais avec une indépendance justifiée par sa logique interne, par la nécessité l'harmonie de ses parties ».
« À l'époque où Matisse s'arrête, rue de Rennes, devant la vitrine du « Vieux Rouet », il a un double sujet de préoccupations. Il s'interroge sur le problème du volume et sur les modalités de sa figuration sans recours au modèle traditionnel. Pour se préparer à cette tâche, il réalise ses lithographies, gravures et dessins de 1906 où il fait intervenir une ligne calligraphiée méditée qui modèle la lumière. Et il poursuit plus complètement son investigation dans le domaine de la sculpture. En même temps, il s'intéresse d'assez près à l'art égyptien. D'autre part, il se soucie de créer des formes simples qui ne contrarient pas le jeu des plans colorés par des détails anecdotiques. Afin de sauvegarder l'unité plastique de l'œuvre, il spécule sur l'arabesque qui relie les différents éléments figuratifs. Et il s'engage plus profondément dans la voie des « déformations ». Cette double préoccupation répond, par ailleurs, à la volonté de créer un système de signes susceptibles de noter et de transmettre les sensations globales, non plus seulement rétiniennes, susceptibles, également, de témoigner d'une fusion de l'être et de l'objet qui a provoqué l'émotion initiale.Jean Laude.La Peinture Française Et L'art Nègre
Le fauvisme fut de courte durée . Le style dit fauve, qui atteignit son apogée entre le milieu de 1905 et le milieu de 1906 devait rencontrer très vite des problématiques délicates : Leur effort pour "revenir à la simplicité nue" avait amené les Fauves à réduire leurs méthodes de communication à une seule, à savoir la couleur, et à employer celle-ci le plus directement possible. Les effets purement optiques étaient privilégiés au détriment des formes sculpturales ; la couleur primait le modelé, sans élaboration de la toile .Cependant, à partir du printemps 1906, les Fauves s'étaient montrés de plus en plus désireux de doter leurs tableaux d'une plus grande stabilité, et de parvenir à un équilibre entre couleur et modelé. Cet intérêt nouveau pour les formes plastiques (qui trouve un parallèle dans l'œuvre de Picasso) apparaissait avec le plus de clarté dans les peintures de Matisse, dans celles de Derain, et, à un degré moindre, dans les œuvres de Vlaminck. Fut déterminante dans cette recherche l'influence de Cézanne lequel pourtant ne manifesta aucun intérêt pour l'exotisme .Si l'on se penche par exemple sur les premiers achats de Matisse de Matisse à l'époque, on y trouve les Trois Baigneuses de Cézanne, à coté de dessins de van Gogh et d'une toile de Gauguin
« Cézanne avait montré la voie d'un nouvel équilibre entre le dessin de surface et le modelé. Ses simplifications de la forme, sa capacité à obtenir, au moyen de plans décomposés en facettes colorées, des effets sculpturaux, ouvraient de nouvelles possibilités aux artistes de la génération montante, les mettant au défi et leur posant un dilemme. En effet, tandis que Cézanne leur offrait une vision nouvelle, la force presque écrasante de son art et son influence potentielle constituaient en même temps une sorte d'impasse. C'est à ce stade que l'exemple de l'art africain pouvait devenir particulièrement utile. Bien que l'art africain, de même que certaines œuvres post-impressionnistes, mît fortement l'accent sur la structure abstraite et la forme conceptuelle plutôt que sur la forme perçue, il n'occupait pas le même territoire. Il était encore moins optique, moins littéralement descriptif et plus ouvertement symbolique que le post-impressionnisme. Et comme son contenu iconographique et son histoire étaient inconnus, non seulement il fournissait un moyen de contourner le post-impressionnisme, mais il ouvrait aussi un chemin dépassant l'histoire et les traditions culturelles héritées. …… ». Jack D. Flam. Matisse Et Les fauves. Dans. W.Rubin.Le Primitivisme Dans L'art Du 20ème Siècle
Pierre Schneider a justement mis en lumière le « dualisme de Matisse, sa dialectique du dessin et de la couleur tout au long de son œuvre, qu'il a rattaché à la dualité des origines maternelles et paternelles :« nature double de Matisse, qui le prédisposait à s'attacher, dans sa pratique artistique, aux situations conflictuelles, à la problématique du dualisme qui se trouve - et c'est la chance historique de son œuvre - au cœur de la culture de l'époque, n'a pas échappé à ses commentateurs les plus clairvoyants », et que l'œuvre picturale reflétera et s'efforcera de résoudre .Matisse lui-même ne se voit pas autrement: «J'en suis un, romantique, mais avec une bonne moitié de scientifique, de rationaliste, ce qui fait la lutte d'où je sors quelquefois vainqueur, mais essoufflé...»
« L'expression, pour moi, ne réside pas dans la passion qui éclatera sur un visage ou qui s'affirmera par un mouvement violent. Elle est dans toute la disposition de mon tableau : la place qu'occupent les corps, les vides qui sont autour d'eux, les proportions, tout cela y a sa part. La composition est l'art d'arranger de manière décorative les divers éléments dont le peintre dispose pour exprimer ses sentiments. Dans un tableau, chaque partie sera visible et viendra jouer le rôle qui lui revient, principal ou secondaire. Tout ce qui n'a pas d'utilité dans le tableau est, par là même, nuisible. Une œuvre comporte une harmonie d'ensemble : tout détail superflu prendrait, dans l'esprit du spectateur, la place d'un autre détail essentiel…
Dire que la couleur est redevenue expressive, c'est faire son histoire. Pendant longtemps, elle ne fut qu'un complément du dessin. Raphaël, Mante-gna ou Durer, comme tous les peintres de la Renaissance, construisent par le dessin et ajoutent ensuite la couleur locale.
Au contraire, les Primitifs italiens et surtout les Orientaux avaient fait de la couleur un moyen d'expression. L'on eut quelque raison de baptiser Ingres un Chinois ignoré à Paris, puisque le premier il va utiliser les couleurs franches, les limiter sans les dénaturer.
De Delacroix à Van Gogh et principalement à Gauguin en passant par les Impressionnistes qui font du déblaiement et par Cézanne qui donne l'impulsion définitive et introduit les volumes colorés, on peut suivre cette réhabilitation du rôle de la couleur, la restitution de son pouvoir émotif.
Les couleurs ont une beauté propre qu'il s'agit de préserver comme en musique on cherche à conserver les timbres. Question d'organisation, de construction, susceptibles de ne pas altérer cette belle fraîcheur de la couleur. Les exemples ne manquaient pas. Nous avions devant nous, non seulement des peintres, mais aussi l'art populaire, et les crépons japonais que l'on vendait alors. Le Fauvisme fut ainsi pour moi l'épreuve des moyens : placer côte à côte, assembler d'une façon expressive et constructive un bleu, un rouge, un vert. C'était le résultat d'une nécessité qui se faisait jour en moi et non d'une attitude volontaire, une déduction ou un raisonnement, dont la peinture n'a que faire.
Ce qui compte le plus dans la couleur, ce sont les rapports. Grâce à eux et à eux seuls un dessin peut être intensément coloré sans qu'il soit besoin d'y mettre de la couleur.
Sans doute, il existe mille façons de travailler la couleur, mais quand on la compose, comme le musicien avec ses harmonies, il s'agit simplement de faire valoir des différences.
Certes la musique et la couleur n'ont rien de commun, mais elles suivent des voies parallèles. Sept notes, avec de légères modifications, suffisent à écrire n'importe quelle partition. Pourquoi n'en serait-il pas de même pour la plastique ?
La couleur n'est jamais une question de quantité mais de choix. A leurs débuts, les ballets russes, et particulièrement Schéhérazade de Bakst, regorgeaient de couleur. Profusion sans mesure. On eut dit qu'elle avait été jetée au baquet. L'ensemble était gai par la matière, non par l'organisation. Cependant, les ballets ont facilité l'emploi des moyens nouveaux dont ils ont eux-mêmes très largement bénéficié.
Une avalanche de couleurs reste sans force. La couleur n'atteint sa pleine expression que lorsqu'elle est organisée, lorsqu'elle correspond à l'intensité de l'émotion de l'artiste.
Dans le dessin, même formé d'un seul trait, on peut donner une infinité de nuances à chaque partie qu'il enclôt. La proportion joue un rôle primordial.
Il n'est pas possible de séparer dessin et couleur62. Puisque celle-ci n'est jamais appliquée à l'aventure, du moment qu'il y a des limites et surtout des proportions, il y a scission. C'est là où intervient la création et la personnalité du peintre. »H.Matisse Ecrits Et Propos Sur L'art.Hermann Arts.
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