ESPACES DE CULTURES ,ANTHROPOLOGIE,PHILOSOPHIE,VOYAGES...
SUIVEURS DE PISTES,DE SAISONS ,LEVEURS DE CAMPEMENTS DANS LE PETIT VENT DE L'AUBE ; Ô CHERCHEURS DE POINTS D'EAU SUR L'ECORCE DU MONDE. Ô CHERCHEURS,Ô TROUVEURS DE RAISONS POUR S'EN ALLER AILLEURS"...
SAINT JOHN PERSE .ANABASE.
"Il était une fois un président ami des indiens.
"
Aussi reçut-il en grande pompe à l'Elysée des délégués Yananomami, ce peuple de chasseurs et de jardiniers de la forêt amazonienne. Sans doute était-ce un peu bizarre, ces indiens en coiffure d'aras et labret au milieu des ors de l'Elysée. On pardonnera au président d' avoir gratifié un de ses invités du titre de "cacique», (chef ou roi). Habitué à la monarchie républicaine ,il ignorait sans doute que ces "primitifs" n'ont pas de chef mais des hommes influents dont le seul pouvoir est la parole ;chez ces « sauvages » les décisions sont collectives.Ce détail ne figurait pas sur les fiches remises au président avant l'entrevue. Ni lui ni ses conseillers ne pouvaient envisager bien sûr un tel exotisme contraire à toute raison..
Pourtant le président fut parfait: il fustigea, comme il se doit, les Brésiliens qui au nom de la croissance et du progrès, voulaient construire un barrage et continuaient à détruite leur immense forêt. Il promit son aide aux indiens. Les indiens hochèrent la tète, habitués qu'ils sont depuis leur rencontre, à écouter d'une seule oreille les promesses des « blancs ».
Dans le pays du président il y avait aussi des sortes de « primitifs » : certains sillonnaient les routes depuis des siècles, toujours regardés avec méfiance par les sédentaires,
.Il étaient souvent misérables mais se transmettaient de génération en génération une culture et des traditions. On n'aimait pas leur proximité mais on écoutait volontiers leur musique .Il fut même un temps où l'on chantait sur les ondes"mon pote le Gitan" mais ce temps était révolu.Le président se disait volontiers « normal ». Aussi pensait il à l'insécurité que ces peuplades engendrent des qu'ils sont à proximité d'un village et surtout d'un parking de supermarché où ils devaient souvent camper, faute de terrains.. Heureusement le président avait un ministre au grand cœur, préoccupé de la sécurité du bon peuple..Aussi chargea-t- il celui-ci d'expulser tous ces gens et de les renvoyer de route en route vers leur lointain pays. mais comme il se disait volontiers "de gauche", il ajouta aussitôt que le travail devait être accompli avec "humanité".
"On ne pouvait quand même pas ,dit le ministre, accueillir tous les Roms du monde", paraphrasant ainsi un des illustres vieux sages de la gauche "molle" . Tant pis, si le président avait auparavant dénoncé comme barbare la politique pourtant identique de son prédécesseur..On l'aura compris,, le président n'était pas un indien accordant un caractère sacré à toute parole mais le grand « cacique » d'un pays civilisé.
Dans le pays du président, il y avait un coin de forêts et d'eau. Un nom bizarre, Notre Dame des Landes qui évoquait la terre bretonne. Ce n'était pas la forêt amazonienne mais quand même des chênes et des hêtres centenaires, des étendues d'étangs et de marais où vivait une faune évidemment inutile. Il n'y avait plus de chasseurs cueilleurs mais des « jardiniers » à l'instar des indiens, qu'on appelait parfois « Paysans bios ».Le premier ministre du président n'était pas brésilien mais il il partageait la même idée de la croissance et du progrès. Il avait aussi des visions grandioses , comme en ont les indiens : dans son rêve il entrevoyait non des forêts, des jaguars et des singes hurleurs mais une immense étendue de Béton, d'où s'envoleraient des myriades d'avions.Chacun a ainsi les rêves qu'il mérite.
Il détestait le nom du lieu évoquant des landes sauvages ; il détestait ses habitants primitifs , évoquant facheusement d'anciens gardiens de moutons d'un désert, nommé Larzac, . Ceux ci,contre tout bon sens étaient restés obstinément à l'écart du progrès, au point ,qu'ils avaient fini par lasser le pouvoir et garder leurs désert. Les « primitifs », cette fois étaient à portée de la belle cité dont il avait été le cacique.le premier ministre ne tolérait pas d'atteintes à son pouvoir. Des pouvoirs, il en avait,au contraire, entassé de multiples au fils du temps(dans le beau pays de France, on appelait cela cumul).
On l'aura encore une fois compris ,ce n'était pas un indien dont la parole magique ,source du prestige, s'évanouit à l'aube avec les feux de camps;c'était le second cacique d'un pays civilisé.
Il connaissait bien l'histoire de la civilisation:des poignées d'indiens avient occupé inutilement d'immenses étendues, adorant le soleil ,le vent ou ,je ne sais quoi, sans jamais s'intéresser au sous sol. Aussi chaque fois qu'on y préssentait de l'or,du pétrole ou le dernier bien précieux appelé "gaz de schiste", on envoyait la troupe expulser les sauvages vers d'autres contrées plus inhospitalières. Ici ces sauvages contrariaient sa vision d'homme d'Etat: celle ci s'agrandissait pourtant à l'échelle d'une immense ville, dévorant tout le territoire, se développant sans cesse.. Au fil des routes ,des files de camions, toujours plus nombreux, pendant que des avions, toujours plus nombreux sillonneraient le ciel.Ce qui resterait ne serait plus que terre vierge sans jardiniers où il pourrait sans contrainte épandre les déchets et les boues de sa ville,au lieu de devoir louer des terres agricoles pour le faire.
On était en crise économique mais le premier ministre avait trouvé tous les crédits nécessaires pour concrétiser son hallucination.Tant pis si dans le Nord du département ,désespérément agricole, 2000 camions traversaient des petits villages chaque jour, au point que les vitres des écoles en bordure tremblaient de partout;là on n'avait plus de crédit pour contourner ces villages.
Pour mettre enfin au pas tous ces archaïques, Il envoya alors des sortes de cosmonautes casqués et encagoulés, chasser les jardiners et décida de raser les forêts, de combler les étangs .Ses shamans(qu'en France, on appelait technocrates),lui certifièrent la bienveillance des "esprits banquiers" et du dieu CROISSANCE dès lors que les Airbus remplaceraient,vaches,hérons et poules d'eau.
Comme les indiens ,comme les bergers du Larzac, les "jardiniers" décidèrent ,contre toute raison, de se soulever et d'alerter le monde sur la confiscation de leurs terres.
Il avaient compris le message des indiens, mieux que le Président.
Au dernière nouvelle, la présidente du Brésil envisage de recevoir les "jardiniers "pour fustiger l'ethnocentrisme et la folie destructrice des francais.A l'instar du président,va t-elle cette fois encore promettre son aide?. On peut le croire....C'est,en effet, bientôt NOËL.
Les dieux lacandons sont ainsi des personnifications de forces naturelles ; d'autre part, ce sont des pouvoirs surnaturels qui entrent en rapport entre eux, et en rapport avec l'homme au sein d'un univers hiérarchique . Ce trait de la mythologie lacandone se retrouve dans d'autres cultures mésoaméricaine. Il en est de même de leur conception cyclique du Temps, en particulier l'idée d'une succession de créations et de destructions du monde. Celle-ci commence, en général, par une éclipse du soleil qui plonge la forêt dans l'obscurité totale. Les hommes ont beau supplier les dieux, et brûler du copal dans leurs encensoirs, ils ne peuvent empêcher les jaguars du ciel et du monde souterrain de les poursuivre et de les dévorer. Celles et ceux qui sont vierges sont emmenés à Yaxchilán où Hachákyum, le créateur et dieu principal, les fait décapiter. Avec leur sang les dieux peignent leurs maisons. Ce mythe dépeint les dieux comme des êtres sanguinaires qui se, délectent à l'odeur du sang humain ; et il évoque les sacrifices humains pratiqués par les Mayas de l'ère postclassique.
Les âmes des hommes sacrifiés lors de la fin du monde sont envoyées au niveau le plus élevé du cosmos où il fait toujours nuit. Les Hach Winik croient que la fin du monde actuel est proche. Au demeurant, plusieurs familles lacandones se sont converties au christianisme pour que, lorsque adviendra la fin du monde, leurs âmes aillent au ciel « avec Jésus », au lieu d'avoir à souffrir les ténèbres, la peur, et le froid pour l'éternité.
J'ai exploré, près du caribal le plus méridional, une série de grottes où les Lacandons ne se sont aventurés qu'avec crainte. Que ces cavernes aient été habitées, on en tout cas utilisées, par une population indigène antérieure aux Lacandons actuels et dont ceux-ci ignorent tout, c'est ce que tendraient à prouver des vestiges tels qu'une céramique beaucoup plus perfectionnée que celle de nos Indiens, ou encore des murettes de pierres fort bien ajustées construites à l'entrée de certaines salles hypogées. C'est l'eau fortement sulfureuse d'une source voisine qui a creusé dans la masse d'une colline un labyrinthe que nous n'avions ni le temps ni les moyens de fouiller. L'air y est oppressant, presque irrespirable. Nos compagnons indiens étaient persuadés que nous les avions entraînés dans le royaume de Kisin : l'un d'eux, Bor, jeune homme d'un caractère instable et emporté, me fil une scène violente, vociférant que nous allions tous mourir, mais, quand la vengeance du dieu se fit attendre et qu'aucun malheur surnaturel ne fondit sur nous, notre prestige parvint à son comble et Bor ne dédaigna pas d'en tirer quelque peu pour lui-même.
Comme on le voit dans la « Bible » des Quiche, Indiens maya du Guatemala le monde souterrain que ces indigènes appelaient Xibalba a toujours exercé une profonde fascination sur leur imagination. Le « sage » Tchank'in Maash que j'ai mentionné plus haut ne tarissait pas de récits sur ce domaine de l'ombre où coulent côte à côte des ruisseaux glacés et des rivières de feu, où K'in, le soleil, devenu un héros mythico-historique, déjoue les embûches de Kisin, de même que, dans l'antiquité quiche, d'audacieux explorateurs des enfers triomphaient des obstacles magiques dressés sur leur chemin par les maîtres des ténèbres.
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C'est au carabal de San Quentin que j'ai eu la révélation dramatique de ce que signifie pour un Indien le mythe du dieu mauvais.
Le chef du groupe était un vieil homme placide, robuste, aux membres noueux. Il possédait la case la plus spacieuse du hameau et, dans le temple bien construit, présidait gravement aux cérémonies. Il avait deux femmes, dont la plus âgée, privilège très important, « savait » préparer le k'ayem pour les dieux, c'est-à-dire incorporer à la fabrication de cette bouillie de maïs les gestes et les formules sans lesquels l'offrande ne serait pas acceptée avec plaisir par les êtres surnaturels. Mordu au pied par un serpent à sonnettes, il avait supporté sans se plaindre, serrant les mâchoires tandis que ses yeux se remplissaient de larmes, l'opération rudimentaire que j'avais pratiquée sur lui avec une lame de rasoir et de l'alcool. Et voilà qu'il évoquait ses souvenirs : sa vie n'avait été qu'une longue fuite devant la maladie, les fleuves débordés, les flèches d'autres Lacandons hostiles, une lutte incessante contre la faim et les éléments. Soudain il décrivait l'épidémie qui s'était abattue sur le groupe dont il faisait partie — au moment, me semble-t-il, où la « grippe espagnole » ravageait le monde après la guerre de 1914-18. Haletant, martelant les dures syllabes maya, il retraçait avec un sifflement le vol meurtrier des flèches de l'archer invisible qui transperçaient les hommes, les convulsions, les râles des mourants. « Kisin ! Kisin ! » Aussitôt me revint à l'esprit le début de l'Iliade, où les flèches d'Apollon sèment la mort dans le camp des Grecs.
L'idée qu'un sagittaire divin frappe de ses traits les victimes de certaines maladies est commune à plus d'une culture : chez les Aztèques, c'était le dieu de l'Etoile du Matin, le « Seigneur de la Maison de l'Aube » qui, à certaines dates du calendrier divinatoire, s'acquittait de cette sinistre tâche.- JACQUES SOUSTELLE. LES QUATRE SOLEILS.TERRE HUMAINE
les Lacandons ont face à leurs morts une attitude divergente par rapport aux autres groupes yucatèques. Si certaines croyances sont communes, pour les Lacandons la fin de la période liminale met un terme à la relation entre vivants et morts. Jusqu'à cette date, l'âme du défunt est en étroite relation avec son corps qui permet de la nourrir ; des règles de commensalité l'intègre encore dans le groupe familial, même si, déjà, la tombe érigée dans la forêt et la volonté de tenir le mort à l'écart présagent la rupture prochaine. Lorsque celle-ci a lieu, l'âme rejoint l'espace des morts, un univers totalement dissocié de celui des vivants. Autrefois, comme le relatent les mythes des passages reliaient les deux mondes, c'est par là que des hommes se sont rendus au royaume des morts et c'est grâce à leurs témoignages que l'on connaît son existence. Puis ces passages ont été fermés. Les morts vivent en communauté, chez Mensabäk (dans l'inframonde) ou chez les Wayantekob (au ciel), et jamais ils ne sont amenés à revenir parmi les vivants.
Le terme pixan que l'on traduit par les mots « âme », « esprit », désigne en lacandon l'essence, ou la part spirituelle d'un être vivant ou d'un objet. Dans le cas d'un être humain — ou d'un animal — c'est le principe de vie dont la présence dans l'organisme se manifeste par le pouls et les battements du coeur.
Par extension le terme désigne aussi le coeur, les vaisseaux sanguins, et même les poumons et la poitrine. Le pixan a la faculté de quitter son enveloppe corporelle ; il en prend alors l'apparence, et devient le double du corps. Quand une personne endormie rêve c'est que son âme est partie se promener, et les images du rêve sont ce que voit le pixan. C'est aussi le cas du malade fiévreux qui délire. L'âme peut aussi quitter et réintégrer le corps à loisir. C'est le privilège de certains hommes, sortes de shamans qui ne doivent pas avoir de femme mais qui en échange peuvent se promener sur les « chemins menant au ciel ; ils ont le privilège de guérir les maladies. Si son absence se prolonge, si l'âme ne revient pas, celui-ci mourra pourtant . Le pixan, en tant que double du corps, séparé de lui et menant une existence autonome, est immortel.
Chez les Lacandons septentrionaux, il existe trois parties différentes qui composent l'individu : le pixan, siégeant dans les poumons, peut être considéré comme « l'âme » ; le kisnin, « les veines des bras et des jambes », a souvent le sens de « spectre » ; le sol, « l'enveloppe », renvoie au corps. Dans le rêve et lors de la mort, le pixan sort du corps tout en conservant exactement son image. Le cœur est dit ne chi'k yum in pixan, « le grand seigneur de mon pixan » et les poumons hach in pixan, « mon vrai pixan ». Le corps est qualifié de u nah winklil : « son grand propriétaire/ possesseur » (de nah « grand » et u winklil, « son propriétaire »). Au moment de la mort, les Lacandons disent généralement tu sol-in-t-ah u bäh, expression utilisée pour désigner la mue du serpent et qui signifie littéralement : « il ou elle a enlevé sa peau/son enveloppe ». De même, lorsque quelqu'un est sur le point de trépasser dans son hamac, certains disent que seul son sol « couverture ») est là, alors que son pixan est déjà parti Notons que les Lacandons du Nord pensent qu'il existe une seconde âme (ka' pixan) vivant dans l'inframonde sous la forme d'un singe-araignée. Si elle est tuée comme gibier par Kisinle seigneur de l'inframonde (Metnal), l'individu dont elle est le double meurt également.
le terme s'applique aussi aux offrandes. Les dieux « mangent » le pixan de l'encens qui est brûlé pour eux. Ils« mangent » le pixan de la nourriture cérémonielle ; ils « boivent » le pixan du ba'che', du gruau de maïs. En somme les dieux consomment l'essence de ces offrandes, tandis que les hommes en consomment la substance. Le pixan est donc ce qui reste d'une offrande, d'un animal, ou d'un être humain après leur destruction physique. La mort est due à l'action divine. Lorsqu'une faute grave a été commise les dieux refusent tout compromis, toute médiation ; et si le coupable ne parvient pas à « voir » son péché Hachàkyum ordonne à Mensabàk de prendre son âme, à moins qu'il ne prenne celle de sa femme ou celle d'un de ses enfants.
« Chez les Lacandons, au contraire, c'est un membre de la famille qui se charge de préparer le cadavre. Il est vrai que le mode de résidence en famille restreinte (le mari, ses femmes et ses enfants) ne facilite pas l'intervention d'autres personnes. On place dans les mains du défunt un épi de maïs, un os de singe ou de pécari et une mèche de cheveux. Ces éléments seront utiles à l'âme pour se débarrasser des animaux (poules, chiens et poux…) qui l'attaqueront successivement sur le sentier menant au royaume des morts. Sous le cadavre, on place une coupelle en terre cuite contenant des braises pour le garder chaud, sinon, le mort pourrait aller se plaindre aux dieux et accuser ses parents de l'avoir laissé refroidir. Les dieux puniraient alors cette négligence, en faisant mourir une autre personne de la famille. Il en va de même si des braises trop ardentes brûlent le corps. Le lendemain de la mort, le cadavre sera conduit à sa dernière demeure, une tombe dans la forêt.
« Un filet – contenant une gourde de gruau de maïs, quelques tortillas, des bougies et des brindilles pour faire du feu – est disposé dans la tombe sur les genoux du mort. Les tortillas et le gruau sont offerts pour le voyage ; les bougies et les brindilles, pour les nuits solitaires dans l'inframonde. Des sources indiquent que la gourde de balche' placée près du corps serait une offrande pour Sukunkyum.Durant les trois jours qui lui sont nécessaires pour rejoindre le royaume de Mensabäk, l'âme séjourne sur terre. C'est pourquoi de la nourriture est apportée quotidiennement sur sa tombe et le feu ravivé. Ces trois jours sont considérés comme une période délicate, pendant laquelle l'âme est susceptible d'apparaître aux vivants, en particulier lorsqu'ils replacent des offrandes sur la sépulture. Une telle rencontre peut être fatale. Les tortillas et le gruau sont ensuite rapportés à la maison et consommés par la famille car on dit que les âmes ne mangent que le pixan des aliments. Les Lacandons s'attendent cependant à ce qu'un peu de nourriture soit entamé (la moitié d'une tortilla, une gorgée de gruau). Si rien n'a été touché pendant les trois jours, alors il faudra en conclure que l'âme, trop pécheresse, ne reviendra jamais du Metlan (lieux des morts) où elle a été brûlée entièrement par Kisin).» Olivier Le Guen, « Quand les morts reviennent… Réflexion sur l'ancestralité chez les Mayas des Basses Terres », Journal de la société des américanistes
Qu'arrive-t-il au pixan d'un homme après la mort de celui-ci ? l'âme d'un défunt erre pendant trois jours dans la forêt, rôde autour de la tombe et de la hutte familiale, va et vient entre la terre et le ciel . Au bout du troisième jour l'âme entame son voyage vers le monde souterrain qu'elle atteindra après un chemin parsemé d'épreuves et de dangers.
« elle devra franchir une rivière, et c'est l'âme de son chien qui la portera sur son dos jusqu'à l'autre rive.
Une fois de l'autre côté l'âme suit le sentier qui mène à lamaison de Sukunkyum, le Seigneur du Bas-Monde. Celui-ci la transperce du regard, et voit d'un coup d'oeil tous les péchés qu'elle a commis. Il l'envoie alors chez Kisin qui la brûlera en fonction de ceux-ci. L'enfant qui n'écoute pas sa mère aura les oreilles brûlées. Celui qui regarde les gens droit dans les yeux aura les yeux brûlés. L'incestueux aura les parties génitales brûlées et sera changé en mule ou en volaille. Le meurtrier disparaîtra complètement dans le feu de Kisin. Aucune âme n'échappe au châtiment. Même l'âme du nouveau-né sera passée au-dessus des flammes pour avoir fait souffrir sa mère lors de l'accouchement. Les enfants de Kisin voudraient bien brûler l'âme entièrement, mais Sukunkyum les en empêche. Après avoir payé pour ses fautes l'âme est tirée du feu (sauf si elle a tué ou commis l'inceste), et Sukunkyum l'envoie chez Mensabàk. Ce dernier possède des aigles, des serpents et des jaguars géants, et il oblige l'âme à les nourrir. D'abord elle a très peur, puis elle apprend que les monstres ne la dévoreront point car ellen'a pas d'odeur. Au début l'âme a du mal à s'habituer à son nouveau mode d'existence, et désire recouvrer son corps. Mensabàk ordonne alors à l'un de ses assistants d'accompagner l'âme nostalgique jusqu'à sa tombe afin qu'elle puisse contempler son cadavre. Elle est horrifiée à la vue de son corps en putréfaction.
Alors elle « oublie sa nostalgie » et se résigne à retourner chez Mensabàk. Le monde des dieux est bon pour les dieux, mais pas pour les hommes, m'a dit le vieux Chan K'in. Les hommes sont habitués à la forêt, et les âmes des morts sont malheureuses sous le rocher de Mensabàk. Il y a là une multitude de gens; il n'y a pas de forêt, donc pas de gibier ; et les morts y sont séparés de leur conjoint. Ils se sentent seuls dans un monde étrange, et ils regrettent celui-ci. »DIDIER BOREMANSE.OP.CITE
Le genre humain, n'étant plus en contact direct avec les divinités, communique avec elles au moyen des pierres sacrées ou des encensoirs Or, les dieux sont irascibles. « Ils se fâchent contre nous », disent les indiens. Ou encore« ils ne nous aiment pas ». Un dieu irrité contre un homme lui cause de l'infortune en détruisant sa récolte ou, plus fréquemment, en lui envoyant une maladie, à luiou bien à un de ses proches (épouse, enfant...). L'on peut apaiser la colère des dieux par des offrandes de copal, de boisson et de nourriture. (La croyance en la
férocité des dieux est une des raisons pour lesquelles des familles lacandones se sont converties au christianisme).
Il arrive aussi qu'un dieu non représenté dans le temple d'un homme rende celui-ci malade afin d'être vénéré par lui. Après avoir pratiqué un rite de divination l'homme souffrant saura quel dieu implorer et s'en ira brûler de l'encens dans la « maison » de celui-ci. S'il guérit par la suite il fera un pot en terre cuite au fond duquel il déposera quelques pierres sacrées appartenant à la divinité. Il ajoutera cet encensoir à sa collection.
« La relation entre l'homme et les dieux est empreinte d'ambivalence. Hachàkyumest le créateur, le père des « Vrais Hommes » ; et il leur apporte assistance et protection par l'intermédiaire de son gendre, Ah K'in Chob. Celui-ci sert de messager et de médiateur entre Hachâkyum et ses créatures, entre Hachàkyum et les autres divinités, ainsi qu'entre celles-ci et les hommes. Néanmoins si ces derniers commettent des fautes, les dieux les plus cléments sont susceptibles de se mettre en colère et de les châtier durement. Le monde fut détruit plusieurs foi spour cette raison. La mort et l'enfantement dans la douleur devinrent le lot de
l'humanité parce que une femme manqua de respect à Ah K'in Chob. Ce fut alor sque le gendre de Notre Père donna aux hommes les encensoirs afin qu'ils puissent implorer les dieux. Ceux-ci continuèrent néanmoins à apparaître au genre humain durant les cérémonies religieuses. Ils venaient en personne consommer les offrandes de nourriture et de boisson rituelles. Jusqu'au jour où un homme se fâcha contre Ah K'in Chob et tenta de lui asséner un coup de machette. Le dieu condamna alors l'humanité à la maladie et à la souffrance, et cessa de lui apparaître. Depuis ce sacrilège, les dieux devinrent invisibles au commun des mortels. Aujourd'hui il est même dangereux pour l'homme de « voir les dieux ». Des divinités telles qu'Itzanohk'uh et Mensabàk — féroces et cruelles — dévoreraient immédiatement celui ou celle qui s'approcherait de leur antre. Il est pourtant arrivé à certain hommes, ayant atteint un haut niveau spirituel, de « voir les dieux » et de s'entretenir avec eux..
dieux » et de s'entretenir avec eux.
Le vieux Chan K'in (il a plus de quatre-vingts ans) m'a raconté comment son grand-père paternel rencontra Kânànk'ax (« Celui qui garde la forêt ») alors qu'il chassait des pécaris. Tout d'abord l'ancien aperçut un jaguar . Le fauve se dressa sur ses pattes de derrière et prit l'aspect d'un être humain ; il portait une tunique tachetée de rocou. « Moi, je garde ta forêt », dit-il à l'ancien. Et il l'invita à le suivre. Le grand-père de Chan k'in vit de nombreux champs de maïs. Il observa que les dieux vivent groupés (comme l'étaient les Anciens Mayas), et non dispersés comme les « Vrais Hommes ». Il les vit dans leurs maisons occupés à boire du bâche'. Une fois rentré chez lui, l'ancien fut pris de fièvre, et il alla prier dans le temple. L'homme qui a vu les dieux tremble de peur et de froid, et finit par mourir s'il n'implore immédiatement ses encensoirs. Plus tard, il retourna là où il avait vu les dieux, mais il n'y trouva que des ruines (il avait découvert un site archéologique mineur situé près de la colonie « Sival »). Il prit quelques pierres, rentra chez lui, et fit un encensoir pour Kânânk'ax. » DIDIER BOREMANSE.OP.CITE
Chaque campement comportait une maison-temple réservée au culte. Des encensoirs étaient disposés sur des étagères suspendues sous le toit, du côté ouest, de manière à faire face à l'est. Les encensoirs (K'ur) représentaient les dieux, étaient les dieux ; c'étaient donc les objets rituels les plus importants. C'étaient des coupes en terre cuite de forme hémisphérique, à pied large et bas, de facture grossière et comportent une représentation anthropomorphe. S'y ajoutaient des pierres sacrées (appelées pierres de la foret) placées devant ou derrière la poterie. On brûlait dessus du copal comme offrande à la forêt. Le copal (gomme résine végétale semi-fossile ressemblant à l'ambre et signifiant encens en langue des indiens)) était présent dans toutes les cérémonies. On en trouvait dans tous les encensoirs ; en petites mottes sur les planches rectangulaires dont, à terre dans le temple ou suspendu au toit.
Les rites utilisaient une boisson rituelle le Balche ou Baltšé, sorte d'hydromel à base d'écorce séchée mélangée à l'eau, au miel et au mais pilé , très énivrant lorsqu'il avait fermentée 2 jours. Les femmes n'avaient pas le droit de s'en approcher ou de toucher l'écorce ; en revanche, elles fabriquaient le Pozol, la nourriture des dieux boisson épaisse, très nourrissante, faite avec de la pâte de mais délayée dans de l'eau. Toutes les cérémonies étaient accompagnées de chants monotones, ne comportant qu'une échelle de notes réduites ;en général l'officiant expliquait au dieu ce qu'il faisait , puis ce qu'il demandait . Les deux ou trois phrases que comportait le texte étaient répétées sans fin
Au total, la religion, dans la vie quotidienne d'un Lacandon, pèse lourdement. On est déjà confondu quand on évalue le temps, l'énergie, l'ingéniosité et la dépense de force physique que chacun de ces Indiens doit consacrer simplement à survivre face à une nature hostile, dans un milieu qui n'a rien du paradis des heureux sauvages tel qu'on l'imaginait au siècle des lumières : quel labeur sans trêve, quel effort épuisant ne lui faut-il pas renouveler chaque jour pour abattre des arbres énormes, repousser l'assaut perpétuel de la brousse, brûler la jungle, construire et entretenir sa hutte, planter maïs, manioc, coton, tabac, rechercher et cueillir vingt autres plantes, transpercer de ses flèches oiseaux, singes, pécaris et poissons ! Or il bâtit encore un temple, souvent plus spacieux et mieux agencé que sa propre case, avec sa table-autel ou ses étagères; il façonne avec soin ses encensoirs, modèle les figurines qui représentent les dieux, utilise le roucou, le noir de fumée et la craie pour les décorer; il va récolter dans la forêt la gomme aromatique du copal et les baies colorantes; il bat l'écorce dont on fait les bandeaux rituels, creuse un tronc d'arbre pour la fabrication du baltché, érige un abri sous lequel on prépare le k'ayem, entreprend de longs et fatigants pèlerinages à Yaxchilân : bref, lui qui a déjà tant de mal à se procurer ce qui lui est indispensable, pour lui-même et pour les siens, s'astreint en outre à un travail presque équivalent pour le service de ses dieux.JACQUES SOUSTELLE.OP.CITE
En offrant les prémices aux dieux l'homme leur demande principalement deux choses : de pouvoir lui aussi consommer les fruits de sa récolte ; et d'être, lui et les siens, à l'abri des maux et des maladies. La souffrance physique (yah), la maladie, et la mort sont perçues comme un châtiment divin. Si quelqu'un offense offense , les dieux se vengent sur lui ou sur l'un de ses proches. Et la victime n'a d'espoir de guérir que son péché commis est reconnu, confessé, et si une promesse de paiement est faite par des médiateurs à la divinité offensée. Le péché, la médiation, et le paiement rituel sont déterminés par la divination ; et tous ces éléments, pris dans leur ensemble, définissent, à mon sens, la quête religieuse des indiens Lacandons. L'homme dont l'épouse ou l'enfant est malade, dont l'épouse ou la fille va accoucher, pratique le rite de divination pour connaître la volonté des dieux et savoir comment obtenir la « guérison » du malade.
« Lorsque le devin a découvert quelle est la cause de l'infortune, il lui reste à savoir quels dieux sont disposés à l'aider en tant que médiateurs, quel paiement ils veulent, et quel paiement il lui faudra offrir aux dieux offensés. Il utilisera la technique divinatoire que l'on vient de décrire pour obtenir des réponses à ses multiples questions. Celles-ci auront trait principalement au type de cérémonie requise, au nombre et à la forme des offrandes, à la manière dont elles seront distribuées parmi les dieux.
Une fois terminé le rite de divination l'homme va dans son temple, et s'adresse aux dieux qui ont accepté de lui servir d'intermédiaires. Les encensoirs des divinités offensées qu'il s'agit d'apaiser restent sur l'étagère. Seuls ceux des médiateurs (deux ou trois) sont déposés sur la planche-autel, et le célébrant leur offre de l'encens afin d'obtenir la guérison de la personne malade. Ce qu'il dit alors aux encensoirs reflète l'information qu'il a obtenue par la divination. Il confesse sa faute, implore le pardon des dieux et leur promet une cérémonie importante en guise de compensation — paiement qui a été déterminé par le rite divinatoire. Il décrit la future cérémonie aux dieux ; il décrit les symptômes de la maladie, et demande aux dieux de guérir le malade ».DIDIER BOREMANSE
A partir du mois d'août les premiers épis de maïs encore verts sont offerts aux dieux. Entre août et octobre se déroule une série de cérémonies impliquant chacune une préparation différente du mais (à mesure qu'il mûrit). Tout d'abord le célébrant prend, un à un, les encensoirs rangés sur l'étagère suspendue au toit du temple, et les pose avec précaution sur une planche afin qu'ils ne touchent pas le sol (cette planche-autel se trouve par terre). Ensuite il va chercher la nourriture cérémonielle préparée par son épouse — le gruau servi dans des bols et les épis de maïs servis dans des plats — qu'il dépose en face des encensoirs dont la face anthropomorphe est tournée vers l'est Une fois mis place les encensoirs et les offrandes, la cérémonie peut commencer. Le célébrant saisit une calebasse pleine d'encens de copal ainsi qu'une petite palette d'acajou en avec laquelle il sert de l'encens dans chaque pot d'argile, en psalmodiant . Les bols contenant le gruau sont présentés aux encensoirs. Après avoir soulevé tous les bols, l'officiant se lève et prend une conque marine dans laquelle il se met à souffler afin d'avertir les dieux que l'offrande est imminente. Leur « âme » est invitée à venir consommer l'« âme » de la nourriture.
Au demeurant, les hommes du voisinage savent, en entendant le son de la conque, qu'une cérémonie va débuter ; et ils se dirigent vers le temple afin d'y partager le gruau et les épis de maïs avec le célébrant. Celui-ci donne à présent du gruau aux encensoirs bois il verse quelques gouttes de liquide (provenant de chaque bol présenté au dieu) sur la lippe de chaque figure d'argile. Après avoir offert le maïs et le gruau quatre fois aux encensoirs, le célébrant distribue la nourriture cérémonielle aux hommes présents dans le temple, et les invite à la consommer avec lui. Une cinquième et ultime offrande est faite aux encensoirs qui met fin à la cérémonie. Après quoi ceux-ci sont remis en place sur l'étagère.
« Dans le cas des Lacandons par exemple, l'Européen qui entre en contact avec eux pourra difficilement se défendre d'une double erreur. Ces êtres disséminés dans la jungle, avec leurs armes paléolithiques, lui apparaissent aussitôt comme des « primitifs ». Témoins d'un passé lointain égarés dans le présent, ils lui semblent aussi n'avoir pas eu d'histoire, comme si ce peuple n'avait vécu depuis des millénaires qu'une durée purement biologique. Cette illusion du « primitif » est tenace : elle fait partie sans nul doute de ces présupposés que notre culture injecte à notre pensée sans même que nous y prenions garde. L'ethnologie classique en France, en Allemagne, en Angleterre, s'est fondée sur l'exégèse des croyances, des structures et du rituel de peuples, tels que les indigènes d'Australie, considérés comme « primitifs » et nous offrant, par conséquent, l'image de ce qu'avaient dû être les débuts élémentaires de toutes les sociétés humaines.
La culture des Lacandons n'est, à aucun degré, «primitive. Ils appartiennent à cette partie de l'humanité américaine qui a fait vers 3000 avant J.-C. sa révolution agraire comme nos ancêtres du Vieux Monde l'avaient faite quelque 3.000 ans plus tôt. Certes, les Indiens du Mexique n'ont eu ni bovins, ni porcs, ni moutons, ni chèvres. Leur économie agricole n'a donc pas pu s'enrichir de l'élevage, et la culture du maïs n'a pas connu la charrue. Il n'en reste pas moins que les Lacandons sont des paysans, si étrange que puisse sembler d'abord ce qualificatif appliqué à ces hommes de la forêt.
Bien qu'ils obtiennent de la chasse et de la pêche une bonne part de leurs ressources alimentaires, et qu'ils utilisent des flèches en pierre taillée comme nos Européens préhistoriques, ils se distinguent des nomades chasseurs et collecteurs que les Aztèques appelaient « Chichimèques » et se rangent, avec toutes les tribus illustres ou non du Mexique et de l'Amérique centrale, du côté des agriculteurs, c'est-à-dire parmi des peuples qu'on ne saurait sans arbitraire appeler « primitifs » : la découverte de l'agriculture n'est-elle pas, précisément, l'étape la plus significative du devenir humain, celle qui a marqué la rupture la plus décisive avec le passé ? ».
« Dira-t-on que les Lacandons sont « primitifs » par leur mode de pensée, où les représentations religieuses et mythiques tiennent une si large place …..près les techniques et les connaissances qui leur servent de soubassement, viennent les représentations de caractère mythique et religieux : c'est au sens d'Aristote, après la physique, la métaphysique. Chez nos Indiens, on ne trouve pas de solution de continuité, de fossé, entre l'une et l'autre. C'est nous qui établissons cette distinction. Elle existe dans notre esprit. Mais, dans la réalité, un Lacandon, pour brûler la brousse et semer son maïs, considère l'invocation au dieu du feu comme aussi nécessaire que l'allumage du brasier. Pour réussir à la chasse, il lui faut, certes, un arc soigneusement construit et des flèches bien équilibrées ; il faut également que cet arc et ces flèches aient été tenus à l'écart des femmes, dont le contact suffirait à en ruiner l'efficacité. Homme chétif et périssable, il s'efforce d'insérer sa volonté, sa prière et son espoir dans la machinerie du monde. Un rite exactement et opportunément accompli écarte la menace des jaguars, apaise le dieu des orages, assure au Soleil sa nourriture pour
mi'il reparaisse chaque matin après son pénible voyage dans les ténèbres souterraines. »…
« Tel est un des aspects de la pensée religieuse des Lacandons : elle est intimement mêlée à la pensée positive et à la pratique réaliste qui conditionnent 'une et l'autre la survie des hommes, elle répond elle aussi au souci de l'être assiégé par un univers qui l'angoisse. Mais, sous un autre aspect, elle vise à introduire un ordre dans l'immense et menaçante diversité des choses. L'Indien ne se borne pas à localiser et à exploiter des ressources, ni même à intervenir par les rites dans le jeu des forces cosmiques : il s'efforce de comprendre le monde, d'en construire une représentation. Les mythes cosmologiques, les croyances relatives à la structure de l'univers, aux cieux superposés et aux enfers, à la vie dans l'au-delà, à la fin du monde, dépassent de beaucoup une simple entreprise utilitaire. A la nomenclature des falaises, des lacs, des rivières et des cités en ruines se superpose une géographie sacrée, de même que les espèces animales, les dieux et les astres apparaissent liés par des catégories transposées de la réalité sociale aux êtres naturels et surnaturels. Il s'agit ici d'un effort de connaissance, d'organisation, qui cherche à plaquer sur le réel un ordre issu de la pensée…. »..
« Quand un Lacandon veut dire : « Je suis un Lacandon», il emploie l'expression maya winken, littéralement «homme-je», soit : «Je suis homme». Pour nous désigner, il empruntera à l'espagnol les mots : la gente, « les gens ». Et certes il y a là un de ces cas fréquents d'ethnocentrisme, chaque peuple tendant à s'identifier avec l'homme par excellence. Mais d'un autre point de vue le Lacandon a raison : si étrange et si différent qu'il nous paraisse, il est d'abord un homme, une des formes du phénomène-homme. Si le double poids de l'histoire et du milieu naturel a infléchi l'usage qu'il fait de ses facultés dans un sens qui n'est pas le nôtre, rien dans ces facultés elles-mêmes n'est irréductible aux nôtres. Moi aussi je suis héritier d'un passé et le monde où je vis est aussi une jungle. Je peux, comme le Lacandon, proclamer que je suis homme. Diversement façonnés, nous sommes faits, lui et moi, de la même glaise. Ou, pour employer une autre métaphore, nous sommes, lui et moi, deux variations sur un même thème : ni identiques, ni radicalement étrangers…. »
« J'ai comparé plus haut l'ethnologue à l'astronome. Il est bien vrai que les diverses cultures se situent, les unes par rapport aux autres, comme des astres dans l'espace. De même que l'univers, nous le savons, ne tourne pas autour de notre Terre et ne s'ordonne pas en fonction d'elle, de même notre civilisation n'est qu'un cas particulier parmi d'autres, elle ne constitue ni un achèvement privilégié ni même un point d'observation ou un cadre de référence préférables en eux-mêmes à d'autres. Mais il reste que ces planètes demeurent comparables ; les plus éloignées de nous ne sont pas inconnaissables, parce que toutes sont pétries de la même matière. Etant ainsi parvenus à la notion de la relativité des phénomènes sociaux, en repoussant la tentation d'un illusoire ethnocentrisme, nous savons pourtant qu'une condition humaine commune relie les unes aux autres les cultures les plus diverses par-dessus les abîmes qui les séparent.
Reconnaître en tout groupe humain à la fois ce qui le rapproche des autres et ce qui lui est singulier, telle est bien la première leçon que m'ont apprise les petits hommes cuivrés de la forêt chiapanèque ».JACQUES SOUSTELLE. OP.CITE
« Cette hantise de la mort, chez les nations de l'Amérique moyenne, avait atteint un degré extrême, et c'est sans doute pourquoi elles furent tenues par les Conquérants venus d'Espagne pour des civilisations vouées au malheur et au désespoir - et sans doute pourquoi aussi elles furent aisément conduites à leur fin. Mayas, Toltèques, Tarasques, Aztèques vivaient dans l'attente pessimiste d'une catastrophe. Les Prophéties du Chilam Balam, les pronostics des prêtres, les légendes et les récits mythiques, tout proclamait la proximité de la mort. Les peuples indiens ont vécu les grands thèmes de la philosophie avec une acuité qu'aucune civilisation de l'ancien monde n'a jamais connue. Pour eux, la vie n'est qu'un bref passage, et le néant emporte le monde. C'est que ces thèmes, pour les Indiens, n'étaient pas seulement des idées philosophiques, mais aussi une religion qui donnait son sens à chaque moment de l'existence. Totalement à la merci des dieux, les hommes mortels vivaient avec une ferveur sombre en vue de l'instant suprême où ils seraient unis avec leurs ancêtres ,dans l'au dela intemporel
L'extraordinaire richesse des mythes mexicains est à l'origine du sentiment d'horreur et de fascination que ressent Bernardine de Sahagun. La religion des anciens Mexicains, au moment où les Espagnols la rencontrent, est avant tout une passion, et c'est cela qui trouble et émeut les évangélisateurs. Ce peuple, qui a su vaincre et maintenir sous son joug les nations qui l'entourent, et qui a su inventer l'une des civilisations les plus raffinées de l'Amérique moyenne, est aussi l'un des peuples les plus dévoués à ses dieux, entièrement tourné vers le surnaturel. Chaque geste de la vie, chaque pensée, semble dirigé vers les seuls dieux.
Les dieux, les mythes sont derrière chaque événement. Sur le Mexique règnent une ferveur, une splendeur mystique inconnues de l'Occident. Comme sur les civilisations mayas ou toltêques, plane l'ombre de la fatalité. Mais en contrepartie, il y a l'exaltation, l'ivresse, le partage. Les dieux indiens ne sont pas inaccessibles. Ils ne sont pas indifférents. Ils sont très proches, ils sont liés à la terre et aux êtres vivants par un pacte de sang. Ils se nourrissent d'offrandes, de fumée, du corps et du cœur des victimes. Tout ce qui est vivant leur plaît, tout leur est dû. La prière est avant tout un échange que l'homme fait avec l'au-delà, par lequel il cherche à apaiser les dieux et à détourner de lui le malheur. Comme Sahagun le rapporte, non sans raillerie, l'Indien, si son vœu n'est pas exaucé, n'hésite pas à adresser des reproches aux dieux, à les insulter.J.M.LE CLEZIO. LE REVE MEXICAIN.FOLIO
Le premier soin des conquérants espagnol fut de détruire les religions indiennes et de convertir les Indiens au christianisme. La nouvelle religion, d'abord subie par les indigènes, fut ensuite acceptée volontairement, surtout dans les régions à forte densité de population du Mexique central, où la conquête spirituelle eut lieu très tôt et de manière intensive. Elle se fit avec plus de difficulté en pays maya, dans les lointaines montagnes du Centre, dans les steppes du Nord. Quelques groupes échappèrent à la conversion, d'autres furent à peine touchés. Les Indiens christianisés, c'est-à-dire la grande majorité, n'adoptèrent pas la nouvelle religion sans la modifier plus ou moins, l'adaptant à leur manière de penser. On peut ainsi citer le syncrétisme des Chorti du Guatemala.L'église est le centre de la vie religieuse, bien qu'il n'y ait pas de prêtre résidant dans le village. Le plus important des padrinos, spécialistes religieux âgés et respectés, est chargé de faire venir la pluie à la fin du mois d'avril. Les padrinos sont censés avoir reçu la permission, à la fois de Dieu et des divinités païennes, de célébrer toutes les cérémonies en rapport avec l'agriculture et les rites de transition. Dieu est placé au sommet d'un panthéon qui comprend de très nombreux êtres surnaturels, parmi lesquels figurent Chiccham, serpent à la fois unique et innombrable, Ah Q'in, dieu du soleil, de la connaissance et des pouvoirs magiques, les saints patrons des villages et des familles, souvent associés aux divinités païennes. La représentation des dieux païens ayant disparu depuis longtemps, les saints sont les seules divinités qui existent sous une forme matérielle.
Aujourd'hui, il n'existe donc pas une seule religion dans cette zone, mais plusieurs formes de vie religieuse : catholicisme, catholicisme teinté de paganisme, catholicisme sans polythéisme mais transformé, polythéisme. Quel que soit leur univers religieux, tous les Indiens sont extrêmement pieux et observent avec ferveur leur religion.
Les Indiens polythéistes restent une infime minorité. Parmi eux, les lacandons, d' il y a une trentaine d'années, lorsqu'ils pratiquaient encore leur culte, d'où une riche mythologie orale, à préserver.
Le panthéon lacandon comporte à ma connaissance une trentaine de divinités. Cela ne signifie pas que tous les campements lacandons possèdent tous ces dieux, ni même qu'ils en soupçonnent l'existence. Dans tel ou tel groupement, on ignore jusqu'au nom des dieux vénérés quelques kilomètres plus loin. Je ne veux pas dire non plus qu'un culte est rendu à toutes ces divinités : dans une région déterminée, certaines d'entre elles ont une place dans la mythologie, mais ne figurent pas dans le temple et ne font l'objet d'aucun culte. Elles ont peut-être eu à cet endroit-là une importance plus grande autrefois, importance qu'elles ont gardée dans tel autre caribal. Enfin) alors que certains dieux sont localisés géographiquement, d'autres ne sont pas situés d'une manière précise.
Ainsi, suivant la région, le caractère des dieux change, leur histoire est différente, leur importance varie, leur localisation n'est pas la même, non plus que le culte qui leur est rendu. Autrement dit, nous nous trouvons devant une religion, une même religion, certes, pour toute la zone étudiée, mais à l'intérieur de laquelle les différences locales sont très marquées.
Chez les Lacandons, la société est donc tellement réduite et morcelée qu'un individu peut agir sur la religion : il peut l'appauvrir ; il peut aussi la transformer et l'enrichir
Cet aspect instable n'est-il pas un signe révélateur, dans cette tribu, d'une profonde décadence ? Nous avons admis, avec Morley, le caractère archaïque de cette religion. Cependant, l'importance de l'action individuelle et la faiblesse du groupe en matière religieuse amènent à penser que cette société est en train de se dégrader. Sommes-nous donc en face d'une société archaïque ou en face d'une société en décadence ? Telle est la question que suggère l'étude des Lacandons, aussi bien celle de leur religion, que celle des autres éléments de leur culture. A cette question, il nous est évidemment impossible de répondre. Les Lacandons sont trop peu nombreux pour que la connais sanceq ue l'on peut avoir de leur société soit concluante. D'autre part, leur passé nous est inconnu et l'on ne peut faire à ce sujet que des suppositions
Archaïques ou décadents, ou peut-être les deux à la fois, les Lacandons sont des paysans maya. Leur religion est celle d'une population rurale maya. Elle est relativement simple et ne comporte pas de classe sacerdotale. Ses caractères généraux sont propres à toute l'aire maya. On en retrouve tel ou tel trait dans tel ou tel groupe et à telle ou telle époque. C'est sur ce fond idéologique commun au monde maya que s'est élaborée la grande religion maya classique, infiniment complexe, au sein des hautes civilisations du Chiapas, du Yucatan et du Guatemala, en même temps que ces civilisations atteignaient leur apogée.". GEORGETTE SOUSTELLE.Observations sur la religion des Lacandons du Mexique méridional.Persée.
La pratique rituelle des indiens Lacandons s'inspire de diverses traditions religieuses pré-cortésiennes. Après la chute de la civilisation maya classique, au Neuvième siècle de notre ère, les habitants de la forêt qui survécurent au cataclysme(ou les nouveaux venus dans la région) continuèrent à visiter les centres abandonnés et à y pratiquer d'humbles rites. Comme l'on sait, la forêt du Chiapas et du Petén est parsemée de monuments en ruine (temples, pyramides, stèles...) qui furent érigés par les anciens Mayas durant l'époque classique (250-900 après J.C.). pour les Lacandons ces constructions sont justement l'œuvres de ces êtres surnaturels qu'ils appellent qu'ils appellent k'ul , les « dieux ». Ceux-ci qui auraient vécu jadis sur terre, ont laissé derrière eux leur maisons les grandes ruines mayas sont donc pour les lacandons « la maison des dieux » S'ajoutent aux ruines, des grands rochers du bord des lacs, où l'on allait autrefois en pèlerinage, et des grottes, anciens ossuaires sacrés des tribus qui les ont précédés.les os seraient ceux des dieux désormais invisibles .Leur esprit reste enfouis sous les rochers ou sont montés au ciels comme dans le grand site maya d' Yaxchilán.ils ont laissé aux hommes des encensoirs en terre cuite pour pouvoir communiquer avec eux déposés dans des huttes temples, qui sont aussi des maisons des dieux.
"Dans ce caribal du Sud, dont les habitants sont venus, si j'en crois le vieux chef, des jungles du Guatemala, le culte du Soleil et celui de la Forêt dominent toute la religion. Chez les autres Lacandons, une multitude de divinités occupent à la fois les trois cieux superposés, les encensoirs qui les représentent dans les temples, et certains lieux déterminés.
Kanank'ash, par exemple, « protecteur de la forêt », réside dans une falaise que j'ai pu entrevoir quelques instants, perdue dans la jungle qui sépare le fleuve Chocoljâ de la rivière de La Arena ; toute la forêt, autour de cette falaise, lui appartient, et mon guide lacandon m'interdit de couper ou de briser le moindre branchage. Itsanohk'ou, « le grand dieu Itsana », où l'on peut reconnaître, je crois, l'Itzamna des Maya classiques, habite lui aussi dans une falaise qui domine le lac Peljâ. Les Indiens qui vivent au bord de cette lagune l'appellent d'ailleurs « le lac d'Itsa-nohk'ou ». La haute muraille calcaire est marquée de pétroglyphes analogues à ceux du lac Metsaboc, d'empreintes de mains ouvertes, et d'un dessin représentant un serpent à plumes dont la facture, nettement différente de celle des pétroglyphes, s'apparente à l'art maya ancien. Enfin d'autres dieux hantent les ruines de Yaxchilân, la grande cité maya qui brilla de son plus vif éclat au vu" siècle sur la rive gauche de l'Usumacinta." JACQUES SOUSTELLE. LES QUATRE SOLEILS.TERRE HUMAINE.
Selon la cosmologie des indiens, Il y a plusieurs mondes et plusieurs cieux hiérarchiquement superposés, un nombre variable selon les groupes Lacandons (de trois à cinq). dans chacun il y a un soleil et au dessus du dernier une nuit éternelle . Il y a des dieux dans chacun des cieux. Les dieux qui vivent dans le premier ciel sont soumis aux dieux du deuxième ciel qui, à leur tour, dépendent des dieux du troisième ciel. Tous ces dieux ont à leur service des gens de race blanche,(gente) c'est-à-dire semblables à nous.
Dans CONTES ET MYTHOLOGIE DES INDIENS LACANDONS, l'anthropologue belge DIIDIER BOREMANSE, s'est efforcé de recueillir toute la tradition orole des Lacandons,avant la disparition complète de leur culte : il rapporte le mythe d'origine ci-dessous :
« Au commencement était Ka'koch. Ka'koch n'est pas le dieu de tous ; les Vrais Hommes ne le connaissent point. Notre Vrai Père, Hach Ak Yum, lui, connaît Ka'koch ; celui-ci est son dieu. Ka'koch créa la terre. Il ne fit pas une bonne terre. Elle n'était pas dure. Il n'y avait point de forêt, ni de pierres. Il n'y avait que de la terre et de l'eau).
Ka'koch créa la tubéreuse), pour avoir des adorateurs. On ne sait comment il les fit. Il les créa, les transforma dans la tubéreuse. Il les créa tout d'un coup. D'abord, il créa Sukunkyum, le Frère Aîné de Notre Père; ensuite Ah Kyantho ; enfin il fit le puîné, Hach Ak Yum, Notre Vrai Père). On raconte qu'une fois écloses les fleurs de la tubéreuse, ils naquirent. Ils n'eurent point de mère. Ils naquirent des fleurs de la tubéreuse, ce fut leur mère. Elle avait beaucoup de fleurs. Celles-ci s'ouvrirent, et ils en sortirent. D'abord les trois frères ne virent que la tubéreuse ; il n'y avait point de forêt. Sukunkyum vit que la terre n'était pas vraiment bien faite, et il ne dit rien. Ah Kyantho non plus ne dit rien ; mais il vit que ce n'était pas bon. Ils ne descendirent pas de la tubéreuse. Hach Ak Yum sortit de la fleur et il posa son pied sur le sol. Il marcha et dit :
— Ah ! pourquoi la terre n'est-elle pas dure ? Ce n'est pas bien ! La terre était bourbeuse, on s'y enfonçait. C'était comme un grand marécage.
— Je ne m'y habituerai point ! dit Notre Vrai Père. Comment ferai-je ?
Il prit du sable et le jeta sur la terre ; il l'y répandit. Elle devint sablonneuse ; il y eut des pierres. Notre Vrai Père attendit.
— Ai-je bien fait de jeter le sable ? Nous allons voir... se dit-il. La terre devint dure partout. Il l'examina en marchant, et dit à ses frères
:
— Fort bien, Seigneurs ! Maintenant, c'est de la terre ! Elle est très dure !
Voyant que la terre était bonne, Hach Ak Yum fit la forêt. Il créa tous les arbres. Il fit des lacs et des collines. Très bien ! Et rien que de la forêt. Il n'y avait ni serpent, ni oiseau, ni faisan, ni pécari, ni singe, rien. Il vit surgir les pierres. Il y eut des pierres (7) dans la forêt. C'était bien. Quand il eut fini de créer la forêt, tout fut en ordre. Désormais, la terre était bonne.
Cinq jours après naquirent les autres dieux, les assistants (8) de Notre Père : Itzana ; Sak Ah Pouk ; K'ulel, le balayeur ; K'ayoum, le Seigneur du chant ; Bor, l'échanson ; K'in, le joueur de flûte. Tous naquirent de la tubéreuse, mais on ne sait pas quel était leur lignage (9). Hach Ak Yum et ses frères sont du lignage « Singe-araignée ». D'une autre tubercule naquirent les dieux du lignage « Pécari » qui vivent ici, dans la forêt (10) : Mensabâk, le faiseur de suie ; Ts'ibatnah, qui peint les maisons ; Itzanohk'uh, le faiseur de grêle ; et Kanank'ax, le gardien de la forêt ; ainsi que K'ak, le dieu de la chasse et du courage, qui est du lignage « Chevreuil ». Ensuite naquirent les dieux mineurs. Ils sont très nombreux. Il n'y a personne qui les connaisse tous.
Dix jours plus tard naquirent de la tubéreuse les épouses de Hach a]j; Yum, Sukunkyum et Ah Kyantho.
Auparavant, Ka'koch avait créé le maïs pour Notre Vrai Père, et celui-ci montra à son épouse comment préparer des galettes et de la bouillie. Il fabriqua la pierre à broyer le maïs et lui enseigna à moudre les grains pour faire la pâte. Ensuite, Notre Mère fit les galettes de maïs sur une feuille de bananier et les cuisit sur le cornai (11). Après avoir fait les tortillas, elle apprit à préparer la bouillie de maïs (
Hach Ak Yum vivait à Palenque. Il avait fini de refaire la terre, et il songeait. Il avait réarrangé la terre, créé les arbres et la forêt. La terre était bonne. Notre Vrai Père était assis, et pensait. Puis il créa Kisin. Il le créa, et lui donna son nom : « Kisin » Il le créa dans la fleur « écume de nuit » ). C'est la fleur d'un arbre. Elle éclot durant la nuit et son parfum est délicieux. C'est la « tubéreuse » de Kisin, car c'est là qu'il naquit.
Hach Ak Yum prit de la terre et du bois pourri, et il les mit dans la fleur « écume de nuit », et Kisin en sortit à la tombée de la nuit. Ainsi naquit Kisin, et sa femme naquit en même temps que lui. «
Les lacandons pratiquaient le totémisme et l'exogamie. il existait pour se différencier dix noms d'animaux totems et deux noms de phratries (groupes différents qui permettent le mariage exogame): Karsiya et Kobo. Un système d'identification qui a pratiquement disparu sauf dans les groupes du nord ouest ou qui se réduit à un ou deux totems . Alors que la notion de clans totémiques est limitée aux hommes et aux animaux, l'on retrouve celle de phratries pour le monde surnaturel .
Les « dieux » appartiennent à l'une ou à l'autre des deux phratries .Le soleil et la lune sont ainsi tous deux de la phratrie Karsiya, donc de la même phratrie, bien que mari et femme ;dans de nombreuses mythologies américaines, le mariage du soleil et de la lune correspond à l'inceste. Le soleil et la lune sont ainsi mariés. Ils sont tous deux blancs comme la «gente», comme les humains qui ne sont pas des Lacandons. La lumière que répand le soleil provient de sa tête. Il a dans le ciel un chemin bien ouvert, sans végétation, pour aller du levant au couchant. Quand le soleil arrive au couchant, Usukunkyum vient le chercher et le porte sur ses épaules, au moyen d'une planche. A minuit, le soleil se repose un instant et prend du pozol, puis Usukunkyum le transporte de la même manière jus qu'au levant.
Dans tout le Nord-Ouest, le monde souterrain est régi par un dieu bon Hachâkyum; par un dieu mauvais : Kisin. Le premier, accompagne le soleil dans son voyage nocturne. C'est lui le grand dieu bienveillant du monde souterrain, puisqu'il soutient les poteaux sur lesquels la terre est appuyée lorsqu'il y a un tremblement de terre, lequel est l'oeuvre du dieu mauvais, Kisin,le seigneur de la mort et de la putréfaction. Le mythe d'origine raconté ci-dessus évoque son nom dont l'étymologie reflète sa nature ambigüe : elle évoque « quelque chose qui pue »,l'odeur de la putréfaction ;une autre origine traduit celui par « qui cause la mort ».
Dans la mythologie Kinsin finit par vouloir tuer Hach Ah Kun,,devenu vieux lequel lui échappa en trouvant ou non de l'aide auprès des hommes( en récompense ou en punition le maïs deviendra beau ou la terre stérile). Il finit par se fabriquer un double trompeur que Kinsin tua. Ce mythe est rapporté par Didier Boremanse :
« Le double de Hach Ak Yum était moribond. Mais le véritable Hach Ak Yum pensait à toute autre chose ; il était allé faire le Monde Souterrain. Il était parti avec ses frères aînés, Sukunkyum et Ah Kyantho, et ils firent les piliers qui soutiennent la terre. Et puis ils firent la poutre transversale. Comme pour le toit des huttes, il y a une poutre transversale qui supporte la terre, pour qu'elle ne s'effondre pas. Ils firent aussi des maisons. Il y a des maisons, il y a de la forêt dans le Monde Souterrain ; il y a des arbres, il y a du gibier (mais il s'agit des âmes des animaux abattus sur la terre)). Ils firent la demeure de Sukunkyum, le gardien de Kisin. Hach Ak Yum créa Metlan), le feu où Kisin brûle nos âmes. Et il confia à Son Frère Aîné la garde du Monde Souterrain. »…
Cependant Hach Ak Yum avait fini de créer le Monde Souterrain. Alors il fit éclater la terre (Celle-ci se crevassa, s'ouvrit, et Kinsin s' y engouffra avec tout ce qui lui appartenait. Le sol se déroba sous ses pieds, il tomba, et la terre se referma au-dessus de lui. C'est ainsi Hach Ak Yum fit un sentier qui mène de la terre au Monde Souterrain (c'est par là qu'il en sortit), mais Kisin ne le connaît point. Lorsque Kisin se fâche, il donne des coups de pied sur les piliers qui soutiennent la poutre transversale sur laquelle repose la terre, afin qu'elle s'effondre. La terre tremble, mais ne s'affaisse pas. Le Frère Aîné de Notre Père ne le permet pas. Kisin remue et la terre vibre, mais c'est seulement pour nous effrayer, car elle ne s'écroule pas vraiment.
Après avoir envoyé Kisin sous la terre, Hach Ak Yum était content. Alors il s'en alla au ciel pour créer le firmament. Ka'Koch le dieu de Notre Père, avait déjà fait un ciel ; Hach Ak Yum en fit un autre. Il fit un ciel plus proche de la terre, celui de Ka'Koch est plus haut. Sous le ciel de Ka'Koch, Hach Ak Yum accrocha le ciel de I T'oub, et en dessous, il fit le sien
I
l créa la sphère céleste en faisant monter de la fumée — comme des nuages qui montent à l'horizon et s'accumulent — de chaque extrémité du ciel jusqu'au zénith. Il fit se rencontrer ces nuages tout au-dessus. Ainsi se forma la voûte du ciel, dont la base est de pierre, dure. Hach Ak Yum courut voir au-dessus de cette voûte de fumée, et il vit... la forêt. Il y avait des arbres Il y construisit sa maison. Notre Mère-épouse-de- Hach Ak Yum et T'oub l'y suivirent, ainsi que tous ses assistants). Tous montèrent au ciel.
— Allons-nous-en, désormais nos créatures resteront sur terre. !
C'est pourquoi les Vrais Hommes se trouvent ici, sur la terre. »
Ka'Koch n'est pas bon. Chaque année, il voilait le soleil et causait ainsi la fin du monde L'humanité mourait de froid.
— Mes pauvres créatures ! disait Hach Ak Yum, elles ne sont guère nombreuses et Ka'Koch n'arrête pas de les détruire. Les jaguars dévorent sans cesse les terriens ; si je n'interviens pas, Ka'Koch les aura bientôt exterminés.
Hach Ak Yum parla à l'encensoir de Ka'Koch en vain. Voyant que ses efforts étaient inutiles, il monta voir son dieu et lui dit :
Ka'Koch avait couvert le soleil d'un voile noir.
__ Enlève-le ! lui dit Hach Ak Yum.
Ka'Koch ôta le voile, et le soleil reparut.
__Bien, dit Hach Ak Yum, ne cache point son visage.
Mais Ka'Koch continua de détruire le monde et les hommes en causant des éclipses. Alors, un jour, Hach Ak Yum déclara :
— Oh ! ce sont mes créatures, après tout. Moi, je vais créer un soleil pour qu'il éclaire les terriens. Et je n'ordonnerai point la fin du monde
Notre Vrai Père fit alors celui-qui-nous-chauffe, et il le plaça au milieu du firmament. Ce nouveau soleil, il le donna à T'oub. T'oub est le gardien du soleil, car il n'a point d'épouse. Quand son père lui en donnera l'ordre, il couvrira d'un voile le visage du soleil, et causera ainsi la fin du monde.
Le nom du soleil est K'in, et son épouse est Notre Mère, la lune (28). K'in est un Blanc qui a une boule de feu sur la tête. Lui et Ah Kyantho sont les seuls dieux qui soient blancs, mais K'in, lui, porte une tunique que lui tissa son épouse.
K'in sait que les jaguars de Kisin essayeront de le dévorer. C'est pourquoi il emporte toujours son arc et ses flèches avec lui. Quant à Notre Mère, elle emporte son métier à tisser pour frapper les jaguars au cas où ils s'approcheraient d'elle. Le soleil suit son sentier, qui va d'une extrémité du monde à l'autre. A midi, Sukunkyum lui apporte de l'atole et des tortillas. Au bout du jour, quand le soleil atteint son but, Sukunkyum va le chercher et le porte chez lui dans un hamac). C'est pourquoi quand il fait nuit sur terre, il fait jour dans le Monde Souterrain. Le soleil se repose et se restaure dans la maison de Sukunkyum, et puis celui-ci va le reconduire à l'autre bout du sentier pour qu'il reprenne sa course.
Hach Ak Yum créa aussi les choses-du-ciel) : les étoiles. Il vit que, lorsque Notre Mère était absente, la terre était très obscure. Aussi créa-t-il les choses-du-ciel. Il fit les étoiles avec du sable de pierres. D'abord il les sema, et dit :
— Ah ! les racines que j'ai semées seront des racines d'arbres. Toutes les racines des choses-du-ciel sont des racines d'arbres.
Les étoiles que nous voyons sont les racines des arbres que Notre Vrai Père a plantés dans la forêt du firmament. Lorsqu'un de ces arbres tombe, il cause la chute d'une étoile dans le ciel). Après qu'il eut créé les étoiles, il y eut de la clarté dans la nuit. Il ne faisait plus aussi obscur.
•— C'est très bien, dit Hach Ak Yum, leur clarté n'égale pas celle de la lune, elle éclaire juste à la tombée de la nuit. C'est parfait. ».
« Voilà plus de trente ans que j'ai rencontré pour la première fois des Indiens lacandons.
C'était auprès de la rive marécageuse d'un lac, dans la pénombre d'une des forêts les plus épaisses du monde. Avec le vieux coureur de brousse Adolf von Schmeling, Poméranien de naissance et Chiapanèque d'adoption, nous avions tiré des coups de feu en l'air pour signaler notre présence aux « Caribes », comme on dit là-bas. Tout autour de nous, les arbres comme les piliers d'une nef s'élevaient jusqu'à la voûte de feuillages qui nous cachait le ciel, et leurs troncs dérobaient à nos yeux le bord pourtant tout proche de la lagune. Le silence était retombé plus lourd après le fracas de nos armes. Nous attendions dans une chaleur étouffante de serre.
Et soudain ils étaient là : quatre petites silhouettes furtives dans leurs robes écrues, leurs longs cheveux flottant sur leurs épaules, leurs pieds nus frôlant le sol sans bruit. Quelques instants plus tard, nous glissions à l'air libre, dans leur pirogue, sur l'eau grise et calme. Au loin, le lac s'élargissait au pied de hautes falaises crayeuses d'où pendaient des écheveaux embrouillés de lianes. Bientôt, sur un promontoire défriché, apparurent les toits de feuilles roussies d'un caribal, d'un hameau lacandon. Des colonnes de fumée montaient, des foyers, vers le ciel chargé de nuages.
Bien qu'on fût alors dans la saison dite « sèche », il pleuvait chaque jour dans ce pays des Lacandons, et il en fut de même quand j'y retournai l'année suivante. Aux confins du Mexique et du Guatemala, entre Palenque et le fleuve Lacantûn, entre l'Usu-macinta et le Jataté, deux centaines d'Indiens peut-être, vivent disséminés par petits groupes sur près de dix mille kilomètres carrés, dans les replis d'un vaste système montagneux recouvert par la jungle, criblé de lacs, parcouru de fleuves, de rivières et de ruisseaux innombrables. Le vent qui souffle du golfe du Mexique pousse sans trêve vers ces forêts les nuages et les brumes qui s'accrochent aux cîraes
des arbres, ondulent paresseusement le long des pentes et se résolvent à tout instant en averses sur cet océan de végétation gorgée d'eau.
Aussi quel soulagement, quelle impression de confort lorsqu'on se trouve, dans les huttes d'un caribal, enfin au sec ! D'énormes bûches disposées en étoile rougeoient jour et nuit ; les Indiens ne dorment jamais que d'un œil et se relèvent vingt fois pour entretenir le feu. Souvent, pour chasser les moustiques et combattre l'humidité, on allume aussi un petit foyer sous les hamacs. La fumée a laqué de noir les feuilles de palmiers de la toiture.
Encore aujourd'hui, si je passe à l'automne près d'un de ces brasiers où l'on brûle, chez nous, les feuilles mortes, soudain l'acre odeur de la fumée me replace d'emblée, par un vertigineux voyage dans l'espace et dans le temps, sous ces toits, près_ des Caribes avec qui j'ai vécu en partageant des racines de manioc rôties sous la cendre. Je revois les petites cases assiégées par la jungle, avec leurs pauvres plantations entre les troncs d'arbres abattus, la muraille verte de la forêt, le lac s'estompant au loin dans le brouillard. Je me retrouve assis dans un hamac, les yeux et la gorge irrités par l'éternelle fumée, tandis que Tchank'in - - « petit soleil » — taille délicatement des pointes en silex pour ses flèches ».JACQUES SOUSTELLE. LES QUATRE SOLEILS. TERRE HUMAINE 1967
Les indiens que l'on nomme « Lacandons » vivent aujourd'hui dans la forêt du Chiapas, à l'extrême sud du Mexique. Ils sont les derniers représentants d'une culture maya des Basses-Terres, datant de l'ère postclassique, actuellement en voie d'extinction. Leurs ancêtres, originaires du Petén (la forêt guatémaltèque), se trouvaient le long des rios de la Pasión et Usumacinta durant l'époque coloniale et ne pénétrèrent au Chiapas que vers la fin du dix-huitième siècle. Ils ne sont guère nombreux (autour de 400 de nos jours) mais s'intitulent pourtant fièrement, HACH WINIK, « les vrais hommes », en Maya.
Ils ne sont pas, comme on le pense souvent, les descendants des mayas de l'âge classique, ni de ceux qui occupaient leur foret au temps de la conquête, des indiens de langue Cholti, (soumis et déportés par les espagnols durant le XVIème et XVIIème.) alors qu'eux parlent un dialecte Yucatèque.
Héritiers d'une culture en voie d'extinction, il s'infiltrèrent progressivement dans ces régions fuyant les missionnaires et les migrations d'autres réfugiés .Le terme « lacandon » ne désigne donc pas un groupe ethnique précis et ils ne sont d'ailleurs pas homogènes physiquement ni sociologiquement(lacandons du nord et du sud , différents par certains détails vestimentaires des femmes et avec des système de parenté différents).Lacandon dérive d'un terme chol qui signifié « Grand Rocher « (ils ont donc pris le nom des premiers habitants) et qui désigne le lac Miramar au Chiapas. ».El Lacandon devint le nom de toute la région et des tribus qui y vivaient.et s'appliqua à tout groupe indien insoumis du Peten.les Lacandons apparurent dans la littérature au XVIIIème, lorsque, conduits par un curé un petit groupe fonda un hameau près de Palenque, servant d'intermédiaires avec les groupes de la foret.
« Bien que peu nombreux, les Lacandons actuels témoignent d'un manque d'homogénéité culturelle et physique qu'il ne faut pas exagérer, mais qu'il faut souligner. « Chez certains indigènes, écrit J. Soustelle (1937 : 10), la face est très large, la bouche large et les lèvres épaisses, le nez large et aplati, un peu déprimé à la racine ; chez d'autres, la face est plus haute et moins large, la bouche plus étroite avec des lèvres toujours assez épaisses, le nez proéminent, busqué, et relativement étroit, évoquant d'une façon saisissante les figures sculptées de l'époque maya. Ces deux types se retrouvent côte à côte dans les divers groupes ; ils n'ont pas de localisation géographique déterminée. On peut se demander si leur existence n'est pas la marque d'une hétérogénéité fondamentale ou d'un apport de populations... » La question que pose Soustelle est intéressante. Il y a des raisons de supposer que les Hach Winik sont le résultat d'un mélange de populations et de cultures diverses. Peut-être sont-ils les descendants de groupes marginaux qui pénétrèrent dans le bassin de la Pasion et de l'Usumacinta peu après la chute du « Vieil Empire » maya, et qui se mélangèrent aux autochtones ayant survécu au cataclysme. Nul ne le sait »t .DIDIER BOREMANSE.CONTES ET MYTHOLOGIES DES INDIENS LACANDONS .L'HARMATTAN.
les Lacandons conservèrent jusque vers les années 1950 un mode de vie relativement traditionnel, caractérisé par un habitat très dispersé. Ils pratiquaient l'agriculture, la chasse, la pêche, et la cueillette.
Ils vivaient en petits groupes de deux ou trois huttes, disséminés dans la forêt. Ils évitaient, quand cela n'était pas absolument nécessaire, les rapports avec les métis et les indiens groupés en villages, par peur des rhumes, grippes, et autres maladies contagieuses contre lesquelles ils n'avaient d'autre défense que leur foi en les dieux et en leurs encensoirs. Seules les cérémonies religieuses rompaient la monotonie de l'existence de ces indiens, solitaires et oubliés dans la forêt tropicale .Les Hach Winik n'avaient ni chefs politiques, ni prêtres ; seuls les chefs de famille exerçaient leur autorité, mais pas au-delà de leur entourage immédiat Ils pratiquaient la polygynie. Plusieurs hommes n'avaient pas moins de trois épouses, et parfois davantage. Les mariages entre cousins germains étaient fréquents
« J'ai vu au total une population de 73 personnes, réparties en sept caribales, le mot caribal désignant dans toute cette région le groupe de quelques cases qui forment un campement lacandon. Les caribales sont souvent très éloignés les uns des autres, quelquefois à plusieurs jours de marche. des greniers et des temple, …
il y a a dans chaque caribal, un personnage plus important que les autres que l'on peut considérer comme le chef ; son autorité cependant n'est pas très définie, ni très assurée. Si donc l'on peut parler de chefferie en ce qui concerne les Lacandons, il s'agit en tout cas d'un phénomène assez diffus Cette prééminence est le fait d'un homme dans le caribal, soit parce qu'il est aîné ; soit parce qu'il est plus intelligent et plus instruit que ses compagnons. Le chef jouit de privilèges certains : il a souvent une maison, avec ses annexes, plus grande que les autres habitations ; il commence le premier sa fête dans le temple ; c'est lui qui règle les relations soit avec d'autres Lacandons, soit avec les étrangers. Enfin, il est souvent polygame, alors que les autres hommes n'ont qu'une ou point de femme.
Chaque caribal, nous l'avons vu, ne comprend que dix à quinze personnes, c'est-à-dire deux ou trois familles.
Les Lacandons éprouvent une grande répugnance à vivre dans une agglomération un peu importante. Leur tendance naturelle est de se diviser, et non de se grouper. En suivant l'histoire de tel ou tel groupe, on voit qu'une famille s'est séparée des autres, qu'elle est allée s'installer à deux ou trois jours de marche du campement. D'ail leurs, on peut se demander si les Lacandons, étant donnés leurs procédés de culture, ne sont pas sages d'agir ainsi : un village important exigerait le dé frichement d'une si grande surface de terrain que les champs se trouveraient très rapidement à une distance considérable de l'agglomération. Cette observation est peut-être de nature à jeter une certaine lumière sur les causes de la décadence de la civilisation maya. »
Les caribales changent donc souvent de place et leur population ne reste pas constituée par les mêmes familles. Les disputes à propos des femmes ou pour d'autres sujets sont fréquentes. Les familles décident donc de se séparer et de se grouper (dans le cas où il y a regroupement) autrement et ailleurs, le long d'autres rivières ou au bord d'autres lacs, à la recherche de terres qui seraient éternellement fertiles. Si on ajoute à cela qu'on abandonne également le caribal après un décès, on comprendra combien il est difficile de savoir où sont les Lacandons »
Occupant un territoire dans la partie Est de l'Etat mexicain du Chiapas près de la frontière du Guatemala, ils sont disséminés sur près de 9000 km2. Le pays est en même temps très accidenté et couvert d'une épaisse forêt. En dehors de la saison sèche, qui ne dure que du mois de mars au mois de mai, il pleut toute l'année — les pluies les plus fortes tombant de juin à janvier. Les sous-sols sont relativement imperméables facilitant les écoulements de surface et l'érosion rapide des sols. Tout le pays est coupé de cours d'eau, de lacs et de lagunes. Il est très difficile de circuler, car il n'existe aucun véritable chemin. Une trouée faite au machete est « refermée » par la végétation quelques semaines plus tard. On circule à mulet, à pied ou en pirogue.
« Or il suffit de vivre huit jours avec les Lacandons pour constater qu'ils se comportent, dans l'existence quotidienne, avec un sens aigu du réel qui les entoure. Ce ne sont pas des rêveurs éveillés toujours prêts à devenir les jouets d'une illusion. Face à un milieu naturel très dur, à un monde impitoyable, ils appliquent jour après jour toute une série de techniques très sûres, très précises et souvent complexes (qu'on essaie par exemple de faire fonctionner le métier à tisser de type précolombien dont se servent les femmes caribes), témoignages d'un esprit positif sans lequel, d'ailleurs, il n'y aurait pas de Lacandons.
Mais ce n'est pas tout : ils ne se contentent pas de répéter machinalement les gestes nécessaires à la culture du maïs, à la chasse, à la pêche. Leurs actions sont fondées sur une connaissance. Que de fois n'ai-je pas été émerveillé de voir avec quelle certitude ils savaient où trouver en pleine jungle, à tant de jours de marche dans telle direction, un bouquet d'arbres dont l'écorce peut être battue, une colonie de perro-cruets, une plante isolée dont le fruit est comestible, un gisement d'argile ou de silex ; avec quelle érudition ils étaient capables de discerner les diverses variétés de baies, de lianes, d'animaux, de pierres ; quels indices, pour nous invisibles, les guidaient dans la pénombre de la grande forêt. Dans ce monde à eux, c'étaient eux les savants et moi l'ignorant : il s'ouvrait sous leurs yeux comme un livre que l'on déchiffre sans peine, alors que pour moi il demeurait scellé. Sans doute est-ce là le seul livre qu'ils connaissent, et leur savoir n'est-il conservé et transmis que par la mémoire et l'expérience, génération après génération. Il n'en reste pas moins vrai que ces Indiens ont établi l'inventaire du cadre naturel où se déroule leur vie et qu'ils le tiennent constamment à jour : démarche proprement intellectuelle, qui ne me semble séparée de nos processus mentaux les plus rationnels par aucune différence intrinsèque. Chaque Lacandon adulte a dans l'esprit une géographie, une botanique, une zoologie, une minéralogie non écrites mais fort bien adaptées à leurs objets ».J.SOUSTELLE OP.CITE
La végétation luxuriante est formée de grands arbres toujours verts à feuilles persistantes), tels que l'acajou, le cèdre, le fromager, la sapotier, le chêne vert..., et d'une grande variété de palmiers, ainsi que de pins dans les zones plus élevées ; Le sol est couvert de lianes, de buissons, de plantes parasites, de végétaux en train de pourrir Le sol de la forêt est composé d une couche d'humus de dix à trente centimètres d'épaisseur peu favorable à l'agriculture.
Une population peu nombreuse et dispersée, comme les Hach Winik autrefois, peut parfaitement vivre pourtant vivre de la culture sur brûlis. Celle-ci leur donnait le maïs, les haricots, les tomates, les tubercules, les calebasses, les cucurbitacées, le manioc doux, la papaye, le piment, et le tabac. Jadis, le gibier abondait. Les Indiens chassaient deux espèces de singe, deux espèces de pécari, deux espèces de chevreuil et de petits mammifères tels que l'agouti, le paca, le coati, le tatou ; enfin des oiseaux gallinacés : le faisan, la perdrix, la caille ; et grimpeurs : le toucan et le perroquet. Ils pèchaient aussi des tortues, des crabes, et des bigorneaux d'eau douce.
« Les Lacandons forment une société fortement caractérisée. Si on les compare à leurs voisins indigènes du Chiapas, leur originalité saute aux yeux : ils parlent, avec des variantes locales peu importantes, le maya « classique » du Yucatân et non le dialecte tzeltal ; ils ne portent aucun vêtement de type européen, point de chapeau, mais la tunique des hommes ou le corsage et la jupe des femmes (dans la zone sud, les femmes se revêtent d'une tunique semblable à celle des hommes) ; ils n'ont été soumis à aucune évangélisation et conservent leur religion polythéiste. Loin de s'agglomérer en villages sous le commandement de « principales » comme les katinab des tribus du Chiapas, ils se dispersent à l'infini en petits groupes autonomes qui souvent éclatent et se subdivisent encore ; sans doute existe-t-il chez eux des hommes qu'on peut qualifier de chefs, mais la nature et l'étendue de leur autorité varient d'un caribal à l'autre.
Tantôt il s'agit du père de famille le plus âgé, tantôt du frère aîné, tantôt de l'homme qui est réputé connaître mieux que les autres les dieux et les rites, tantôt de celui qui s'est imposé par un caractère violent, voire tyrannique. De toute manière, quand un Lacandon, pour quelque raison que ce soit, ne supporte plus la cohabitation avec ses voisins de groupe, il part avec sa ou ses femmes et ses enfants, défriche quelque part un rectangle de Le plus étonnant peut-être pour nous, c'est de constater que les Lacandons parviennent à vivre, jour après jour, année après année, sans rien recevoir du dehors. Ils cultivent pour se nourrir le maïs, le manioc, la patate douce, le piment, le haricot, le chayote, la tomate. Ils chassent les oiseaux de la forêt, le singe, le tapir, le porc sauvage ; ils pèchent dans les lagunes et les rivières : leurs arcs et leurs flèches, ils les ont fabriqués avec le bois de gaïac, les roseaux, le silex, les plumes de perroquet qu'ils se sont procurés eux-mêmes.
Ils ont construit leurs maisons et leurs temples en branchages et en feuilles. Ils ont fait pousser le coton que les femmes ont filé et tissé pour confectionner les vêtements, et le tabac dont ils roulent ensemble les feuilles à peine séchées pour fumer leurs gros cigares. Ils ont abattu et creusé des troncs d'acajou pour faire leurs pirogues. Tout cela, sans parler de lécorce de baltché qu'ils font fermenter avec du maïs pour obtenir la boisson rituelle, ni de celle que l'on bat pour s'en vêtir, ni de la teinture rouge du roucou et des autres couleurs végétales que les femmes utilisent pour décorer leurs jupes, ni des plumes multicolores dont elle ornent leurs cheveux, ni de l'argile qu'on modèle en encensoirs sacrés, ni des fibres qu'on tord pour fabriquer des ficelles, des filets et des hamacs, ni des calebasses et des gourdes qui servent de récipients, ni des roseaux qu'on transforme en flûtes au son plaintif... que sais-je encore ? Tout, absolument tout, de la nourriture au loisir, de l'arme au jouet, de l'abri au rite, a été arraché à la terre, à l'eau et à la forêt, bâti, façonné, tissé par leurs mains. ». J.SOUSTELLE OP .CITE
Les premiers contacts avec eux datent de la fin du XIXème avec le commerce de l'acajou au Chiapas. Un commerce de troc s'établit avec les bucherons mais aussi les épidémies. Dès lors, les Indiens évitèrent systématiquement tout contact avec les étrangers, changeant de résidence dès que ceux-ci les avaient découverts. Dans les années 1920, le commerce de l'acajou s'effondra, et les « Vrais Hommes » furent rendus à leur solitude.
Après la Seconde Guerre mondiale, la forêt commença à être envahie par d'autres indiens. Ils furent suivis par les Tzotzils des Hautes-Terres du Chiapas. Ces pauvres paysans fuyaient la misère ainsi que le joug des grands propriétaires terriens. Ils espéraient trouverune vie meilleure dans la forêt, qu'ils envahirent et défrichèrent énormément. Non contents de déboiser, les colons polluèrent les rivières avec leurs porcs et leurs mules, et ils chassèrent les Hach Winik du territoire que ceux-ci occupaient depuis des décennies. Les « Vrais Hommes » durent renoncer à leur mode d'habitat dispersé, et ils formèrent des groupements plus compacts, encore qu'à l'intérieur de ceux-ci la population fût relativement disséminée. On compte de nos jours à présent trois communautés lacandones, celles de Naha et Mensabak-Ts'ibatnah dans le Nord-Ouest, qui comptent chacune une centaine d'habitants, et celle de Lacanha Chan Sayab, dans le Sud-Est, dont la population s'élève à plus de cent dix personnes] y a une vingtaine de familles dans chaque communauté.
Bien que séparés, ces groupes ne sont jamais très loin de la piste d'atterrissage. Ils sont donc désormais à portée des missionnaires, touristes, ethnographes, cinéastes, reporters, photographes, et de tous ceux qui, par vocation, curiosité, nostalgie du « primitif, » veulent connaître un peuple qui aurait gardé son identité culturelle. En fait Ces contacts avec le monde extérieur ont miné peu à peu les derniers vestiges de cette culture maya postclassique du Péten, venue mourir au Chiapas. Hors quelques familles, la plupart des Hach Winik ont renoncé à leur religion traditionnelle et pratiquent les rites que leur ont enseignés les représentants locaux de diverses sectes protestantes nord-américaines. Leur littérature orale est en passe de tomber dans l'oubli, et c'est pourquoi il est urgent de la préserver.
« La culture matérielle des Lacandons a changé énormément depuis un demi-siècle. Les huttes aux toits de palmes se sont transformées en baraques couvertes de tôle ondulée, ou même en petites maisons de ciment. Les ustensiles de cuisine, les outils, les armes, les hamacs sont des produits manufacturés, extérieurs à la forêt. Le fusil a remplacé l'arc et les flèches ; la torche électrique a remplacé la chandelle ; le moulin métallique a pris la place de la pierre à broyer le maïs (métate) ; la radio et le tourne-disque ont éliminé la flûte et le tambour
Les techniques du tissage, de la vannerie, et de la poterie ne subsistent que dans quelques familles. Des meubles, des coffres, des lampes à pétrole, des machines à coudre, des casiers de bouteilles ont envahi le sol en terre battue des huttes indiennes. Dans la plupart de celles-ci le feu ne brûle plus entre les trois pierres du foyer, mais dans ur fourneau. Les ciseaux, les aiguilles, les plats en plastique, les couverts les poêles à frire, et les casseroles sont d'un usage courant.
L'aspect physique des adultes appartenant à la jeune génération ne ressemble guère à celui de leurs ancêtres. La majorité portent pantalon et chemise, chaussettes et souliers ; et nombreux sont ceux? qui ont les cheveux courts.
Depuis l'apparition des routes, des camions sillonnent la forêt —ce qu'il en reste — et bientôt, le canot à moteur remplacera la pirogue sur les lacs.
Au cours de ces vingt dernières années, l'alimentation des « Vrai; Hommes » s'est singulièrement détériorée. La destruction de la foré chiapanèque a pris des dimensions apocalyptiques et le gibier a pratiquement disparu. En vingt mois de séjour sur le terrain, je n'ai mangi du pécari que deux fois, et du singe à peine deux ou trois fois, e cela bien que mes généreux hôtes aient toujours partagé leur nourriture avec moi. Ces viandes succulentes sont devenues rares, et l'ordinaire ne comprend généralement que des galettes de maïs et des haricots noirs ». DIDIER BOREMANSE.CONTES ET MYTHOLOGIES DES INDIENS LACANDONS .L'HARMATTAN.
Au début des années 1970, 662000 hectares de forêt furent, par décret présidentiel, attribués aux Hach Winik, considérés comme les descendants des Lacandons de l'époque coloniale. Le gouvernement fédéral espérait-il, par cette mesure, protéger ou sauver la forêt ? Les invasions continuèrent néanmoins, y compris à l'intérieur du territoire lacandon. Aux émigrés précédents tzotzil, chol, vinrent s'ajouter des colonies de péons venus d'autres États mexicains, et de grands éleveurs dont le rêve est d'éliminer la forêt et de la remplacer par de vastes pâturages, sans même épargner assez d'arbres pour donner de l'ombre au bétail.
La décision du gouvernement mexicain de créer un parc sous un prétexte écologique fut en fait un leurre pour les lacandons.Propriétaires théoriques, et analphabètes, ils concédèrent facilement des droits à des compagnies forestières. Pour à peine peine 30% des revenus forestiers. Le reste censé leur servir fut aux mains des compagnies et des fonctionnaires. Des milliers d'arbres furent, et sont encore, brûlés presque inutilement par des colons affamés, ignorant que le sol de la forêt est impropre à l'agriculture. Une fois les arbres abattus, une fois disparue la voûte épaisse de leur feuillage, la mince couche d'humus du sol ne tarde pas à disparaître. Les cendres de la végétation brûlée constituent un engrais naturel et les premières récoltes sont abondantes. Mais, au bout de quelques années, le sol s'érode et devient pierreux et stérile. Et il n'y a plus qu'à s'en aller ailleurs, à déboiser davantage.
« A partir de 1979, des routes furent construites par la compagnie forestière, et l'on proposa alors aux « chefs » des différents « villages » désormais reliés entre eux, ainsi qu'aux villes voisines, de leur donner des camions en guise de paiement pour le bois précieux. La proposition fut acceptée, mais pas à l'unanimité. En fait, les camions furent monopolisés par quelques individus qui refusèrent d'en faire bénéficier la collectivité, et les utilisèrent comme s'il se fût agi de biens personnels. L'injustice existe désormais dans cette société qui était pourtant, il y a encore quelques années, fondamentalement égalitaire. D'intermi nables conflits la minent et empêchent les Indiens de s'unir pour défendre leurs droits et leur forêt en voie d'être complètement détruite.
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Que vont devenir les Hach Winik ? Leur nombre augmente sans cesse et la quantité de terres cultivables diminue. L'économie traditionnelle ne suffit plus, et personne ne leur a enseigné à s'adapter à la situation nouvelle. Les Indiens continuent d'aller vendre leurs flèches aux touristes de Palenque et autres lieux, ce qui leur permet d'acheter des vivres pour suppléer aux maigres produits de la chasse et de la milpa. Mais, avec la crise mondiale actuelle, l'abondance des années 1970 n'est plus qu'un souvenir, et la pauvreté qui s'abat sur le Mexique tout entier n'épargnera point les « Vrais Hommes », dont le sort est désormais lié à celui de l'économie nationale.
Il serait illusoire d'espérer que le gouvernement mexicain sauvât la forêt chiapanèque, et les derniers Lacandons, alors même que c'est tout le pays qui se trouve menacé de ruine, et que c'est ce même gouvernement (16) qui l'a conduit au bord du gouffre.
Les contes et les récits fabuleux qui suivent témoignent d'un monde englouti, d'une époque à jamais révolue durant laquelle les Hach Winik vivaient libres, en communion avec la nature, perdus et oubliés dans les profondeurs de la forêt vierge. Certes, leurs conditions d'existence étaient dures, voire cruelles ; mais la forêt tropicale est plus clémente à l'homme que la civilisation industrielle. Et si l'on devait comparer leur vie d'antan à leur lot présent et à venir, on exagérerait à peine en concluant que les « Vrais Hommes » ont été chassés du paradis ». DIDIER BOREMANSE.CONTES ET MYTHOLOGIES DES INDIENS LACANDONS .L'HARMATTAN.
« Cet espace nordique a un nom: Thulé. Thulé- Tele : loin; Thu-al : Nord (Celte); Tholos ou Tolos : brouillard (grec); Tula: balance (sanscrit); Tulor mexicaine est dans la tradition ésotérique, la Terre lointaine, l'Ile blanche, le Pôle des lumières, le Sanctuaire du Monde. Thulé, baie de l'Étoile Polaire, est à l'aplomb du Pôle céleste. Telle Jérusalem, pôle judéo-chrétien ou La Mecque, avec la Kaaba, pôle de l'Islam, Thulé est le pôle des hyperboréens.
En 1714, un anonyme décrit un voyage le conduisant du Pôle Nord au Pôle Sud par l'intérieur de la Terre : " Aux abords du Pôle, on observe beaucoup d'oiseaux à bec rouge. Au Pôle, un gouffre d'eau, un " grand tournant d'eau ". Nous approchant toujours du centre, nous reconnaissons que cette île prétendue n'était qu'une haute écume sur les eaux se précipitant et s'engouffrant dans cet abîme, formée sur la superficie ".
Au XVII( siècle, le Pôle Nord était souvent apprécié comme un gouffre d'eau où viennent confluer et disparaître à l'intérieur de la terre les eaux de la mer; mais aussi comme un lieu de renaissance et de mort. Au XIXe siècle, la géographie savante, notamment le célèbre géographe allemand Augustus Petermann, considérait que le Pôle Nord était - scientifiquement - une mer " libre de glace ", route de la Chine. Un des grands explorateurs américains de l'époque - 1.1. Hayes - a même écrit, au retour de son exploration du Nord du Groenland, en 1862, un ouvrage intitulé: " La mer libre du Pôle "
Au XIX' siècle, les Romantiques (Bernardin de Saint Pierre) évoquent l'axis mundi comme une véritable Arcadie, Jules Verne, un volcan d'où sort l'aurore boréale, Edgar Poe, une eau de naissance et de mort, Lovecraft, l' Atlantide, un pont jeté entre terre et ciel.
Second pôle: le Pôle magnétique qui a hanté les navigateurs. Troisième pôle, le plus essentiel: le Pôle céleste. L'Étoile polaire ~ référence de tous les navigateurs - est considérée comme le centre absolu autour duquel tourne le ciel; c'est le pôle de l'univers. Pour les Lapons, il est le " pilier ", le " moyeu " du monde. Pour les Yakoutes, le nombril du ciel. Dans de nombreuses populations altaïques, l'autel est tourné vers l'Étoile polaire. Selon la tradition islamique, l'Étoile polaire et la Kaaba enfin sont reliées. Dans la tradition chrétienne, c'est une étoile qui a guidé les Mages vers le Fils de Dieu.
Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que les mots-clés de cette mythologie fantastique recourent à une symbolique complexe ayant peu de rapport avec une géographie universelle. Les clés sont à rechercher sans doute ailleurs et une sémiologie des symboliques reste à décrypter dans le cadre d'une histoire globale. On ne manquera pas de noter que cette vision de l'écoulement du temps est contraire à l'idée occidentale de Progrès; la notion de Paradis perdu, do Age d'or au Pôle, de peuple primordial anté-diluvien présuppose qu'une humanité primordiale vivait au nord, dans l'hyperborée, qu'elle y vivait en symbiose avec la Nature et les Dieux. Voilà bien une notion d'écoulement du temps historique radicalement contraire à notre logique puisqu'elle repose sur l'idée que les peuples, en allant du nord au sud, vivent avec un avenir qui est déjà vécu.
Rappellerai-je le mythe lapon ? Il y a longtemps, longtemps, l'homme vivait en alliance avec les animaux et la Nature. Mais l'homme s'est affirmé homme et a eu la funeste idée de conquérir le feu. Alors l'Animal, la Nature épouvantée ont fuit l'homme, car il avait, par cette connaissance, ruiné l'antique alliance. C'est retrouver le mythe de Chronos, dieu de l'âge d'or. Il parvint, on le sait, à maintenir l'équilibre en dévorant tous ses enfants issus de Rhéa, fille de la Terre et du Ciel. Zeus survécut, caché par sa mère dans une caverne. Les grands équilibres furent de ce fait perdus. Et c'est Zeus luttant contre les dieux nouveaux, qui punit Prométhée, voleur du feu céleste et dont l'invention dite " de progrès " a rompu définitivement Il est singulier que les Esquimaux du nord du Groenland auquel les Occidentaux ont voulu donner un destin en dénommant leur capitale Thulé, aient avec sagesse repris l'ancien nom de Qaanaaq et placé leur histoire sous la protection de leur dieu tutélaire: l'extraordinaire dent de narval, cette " licorne de mer " - narval antique - qui se reproduit tous les trois ans dans ces eaux arctiques de Thulé. Licorne: symbole de pureté, associé à la lune ? Elle est au Moyen Age associée à la Sainte-Vierge. Pour Saint Bonaventure, elle est " arbre de vie ". Elle vit, assure la tradition, chez le Prêtre Jean, à l'entrée du Paradis.
Dans la période troublée et menaçante que nous vivons, il n'est pas douteux que la conscience populaire accorde toujours à l'axe de la Terre, l'un des trois pôles Nord, un pouvoir d'équilibre. Porte du ciel, l'Étoile polaire est par ailleurs et selon la mythologie la plus sacrée, le siège de l'Etre divin, le trône du Dieu Suprême. Quaesivit arcana Polividet Dei (8).l'alliance antique entre l'homme et les dieux. » JEAN MALAURIE.centre d'études arctiques.
L'effacement de la différence entre thulé et les autres lieux mythiques fut, en particulier l'œuvre du suédois Olof Rudbeck , au XVIIIème siècle, à la fois savant, icône patriotique suédoise et linguiste délirant. Il écrivit en particulier 3000 pages d'une œuvre qu'il nomma Atlantica (Atland eller Manheim dans suédois) qui eut un grand succès et une abondante postérité , même si pour Diderot ce fut un exemple du mensonge des mythes. Rudbeck y prétendait que la Suède était l'Atlantide et que le suédois était la langue originelle
Rudbeck tout préoccupé par son panégyrique de la Suède introduisit un syncrétisme qui fit fortune par la suite. Il établissait une équivalence entre la Suède, l'Atlantide, L'hyperborée et Thulé, mêlant les mythes,celui du peuple des Atlantes, peuple heureux avant sa dégénérescence, et celui des Hyperboréens, qui menaient leur vie dans une nature idyllique, malgré leur situation septentrionale, dans une proximité étroite avec les dieux.
Cette Suède mythique sous le patronyme de Thulé et de l'Atlantide eut une postérité où s'échangèrent habitants parfaits, civilisation matérielle avancée, relations privilégiées avec le divin, voire la même fin funestes en oubliant Pytheas et les racines antiques. Déjà la vision de Rudbeck fondait une conception nouvelle de l'histoire : il postulait un passé antérieur aux Hébreux, aux Egyptiens et aux Grecs, reconstitué grâce à des recoupements entre mythes relevant d'aires géographiques différentes. En même temps, il posait l'unité de la race humaine d'un point de vue différent du religieux en lui attribuant une patrie originelle commune, l'Atlantide/Thule, modifiant la représentation du passé et de la « terre primitive » non plus un lieu lié à l'enfance de l'humanité, mais le foyer d'une civilisation archaïque supérieure. Si le savant suédois se contenta d'exalter les racines antiques de la Suède et son ancienneté radicale, ses émules, en revanche, utilisèrent l'équivalence entre la Suède, l'Atlantide, l'Hyperborée et Thulé à des fins qu'il n'avait pas prévues. Ce fut le cas l'Allemand Georg Zschaetzsch dans « L'Atlantide, Patrie primitive des Aryens », 1922), les ufologues, les pseudo-scientifiques et autres occultistes (comme Antoine Fabre d'Olivet et son inspirateur Delisle de Sales, (Histoire du monde primitif ou des Atlantes, 2 vol., 1780). Les Atlantes seront tantôt présentés comme une civilisation supérieure dont le savoir immémorial aurait été transmis à l'humanité grâce à des sociétés secrètes tantôt comme des extra-terrestres influençant l'humanité depuis la préhistoire
« Si cette reconstitution de la genèse du genre humain avait été conçue par le savant botaniste essentiellement pour promouvoir l'Atlantide-Suède, conformément au gothicisme ambiant, elle fut par la suite réutilisée avec des arrière-pensées bien différentes du propos initial. Les occultistes et autres théosophes se précipitèrent en effet dans la voie ouverte par Olof Rudbeck en se référant à leur tour à un passe idéalisé et à un paradis des premiers temps, désormais disparu. Mais ils entendaient, pour leur part, réagir contre le matérialisme et le positivisme de leur époque et d'aujourd'hui; c'est pourquoi ils prônaient le retour du sacré et le dépassement des clivages religieux au profit d'une Philosophie Esotérique « qui concilierait toutes les religions, dépouillerait chacune de ses vêtements extérieurs, humains et montrerait qu'elle a la même racine. » MoniqueMund-Dopchie. Op.cité
Je voudrai citer un exemple concret de ce syncrétisme mêlant les mythologies et les étymologies par un extrait d'un site web, intéressant, en ce sens qu'il véhicule et résume tout ce que mêle la tradition occultiste concernant Thulé : bel exemple de textes sur des textes, à l'infini des mythes ou les diverses mythologies sont rapprochées en dehors du contexte et où le texte est saisi d'emblée comme révélation d'une vérité cryptée.D'où l'héritage de Rudbeck visible par les jeux perpétuels sur l'étymologie, rendus possible, on l'a dit, par le fait que, depuis Goethe, Thule était d'abord et seulement un nom.
« Le terme Thulé semble inexplicable par les racines germaniques. Cependant il figure dans leur textes sous forme de Thulur "catalogue" et Thular "énumération" (saga). Mais Thula en vieux germanique et Thulr en vieux norois ont le sens de "poète*, chant, proser". Le surnom Fimbulthulr est un attribut de Wotan*, ce qui nous amène évidemment à Thuler qui signifie "initié*" et c'est beaucoup plus évocateur : Il est le Suprême Initié ! Remarquons aussi le verbe gotique thulan "ramasser" qui nous fera penser à nouveau à Wotan le Fimbulthuler, l'initié-initiateur qui "ramassa" les Runes* secrètes au pied de l'Arbre* du Monde (cf. art. Irminsul*).
« Thulé, l'hyperboréenne, Île au delà du Temps. Demeure des Immortels et des Élus de Fimbulthul – et la vôtre, un jour, peut-être, si vous savez barrer votre Navire au delà des icebergs et des tempêtes de votre mental. Et n'allez pas croire qu'elle ait été l'apanage des Grecs et des Germains : chacun partout pouvait l'atteindre et l'Ægyptien la connaissait aussi, lui qui l'appelait Benben ; et cette Île surgie des eaux du Noun céleste et sur laquelle l'oiseau Phœnix avait, à l'Aube des Jours, pondu l'Embryon d'Or duquel le monde était éclos. Cet Oiseau Phœnix, Héron cendrédes Ægyptiens, mais à Délos, un Cygne immaculé glissant comme une étoile au ciel au fil des eaux de la Voie Lactée – tout au Nord du monde, et juste sur le cercle du pôle…« Et c'était bien là, la grande Délos du Ciel que Poséidon jadis avait fait surgir de la Mer et se fonder, nous disent les vieux récits, sur une Colonne surgie des Profondeurs afin que Létô puisse enfanter hors d'atteinte de Python… « Et ce furent Artémis et Son Frère Apollon, le Seigneur Pythien, Maître du Chaudron, de l'Holmôs ou du Graal*, et qui naquirent tous deux, comme Létô, sur cette Île au delà des regards que les Grecs nommèrent "l'Île-batie-par-le-Ciel" et nous Thulé, la Bienheureuse…»Racines Et Traditions En Pays d'Europe :
http://racines.traditions.free.fr/
Dans l'esprit du texte ci-dessus,on peut situer plusieurs œuvres du 20ème siècle, qui eurent et ont encore un grand succès public.
Ils présentent la même méthode comparatiste, arrachant textes et mythes de leur contexte et les sollicitant. Ainsi René Guenon (1886-1951), présenta Thulé, dans un livre le « Roi Du Monde », comme le centre ou s'incarnerait Manu le principe ordonnateur du monde. La encore il jouait sur l'étymologie qui ferait ainsi matière de preuves en invoquant le sanscrit où le mot signifierait la balance.(le signe zodiacal)plus une tradition chinoise où la balance céleste serait justement le lieu stabilisateur du monde et symbole de justice..L'étymologie permettait par assonance d'invoquer aussi une Tula mexicaine(le site de Tulum )et un mythe qui verraient les fondateurs venir d'une ile au milieu des eaux (aztlan)qui ne pouvait être que l'Atlantide, si l'on en croit le jeu des assonances.
« Un autre nom de la « contrée suprême » est probablement plus ancien que celui de Paradêsha: Tula, dont les Grecs firent Thule.
Cette Thulé était vraisemblablement identique à la primitive « île des quatre Maîtres ». Le nom de Tula a été donné à des régions très diverses: on le retrouve de nos jours en Russie et dans l'Amérique centrale. La Tula mexicaine doit son origine aux Toltèques. Ceux-ci venaient d'Aztlan, « la terre au milieu des eaux » (Atlantide), et ils avaient apporté le nom de Tula de leur pays d'origine. Il faut distinguer la Tula atlante de la Tula hyperboréenne. Cette dernière représente, en réalité, le centre premier et suprême pour l'ensemble du Manvantara actuel. Toutes les « îles sacrées » ne furent que des images de celle-là. Le mot Tulâ, en sanscrit, signifie « balance », et désigne en particulier le signe zodiacal de ce nom. D'après une tradition chinoise, la Balance céleste a été primitivement la Grande Ourse. Note: « La Grande Ourse aurait même été appelée « Balance de jade », le jade étant un symbole de perfection. Chez d'autres peuples, la Grande Ourse et la Petite Ourse ont été assimilées aux deux plateaux d'une balance. – Cette balance symbolique n'est pas sans rapport avec celle dont il est question dans le Siphra di-Tseniutha (le « Livre du Mystère », section du Zohar): celle-ci est « suspendue dans un lieu qui n'est pas », c'est-à-dire dans le « non-manifesté », que le point polaire représente pour notre monde; on peut d'ailleurs dire que c'est sur le Pôle que repose effectivement l'équilibre de ce monde. » (p. 83) La Grande Ourse est, dans l'Inde, le sapta-riksha, c'est-à-dire la demeure symbolique des sept Rishis. Ceci est conforme à la tradition hyperboréenne, tandis que, dans la tradition atlante, la Grande Ourse est remplacée dans ce rôle par les Pléiades, qui sont également formées de sept étoiles. On sait que pour les Grecs les Pléiades étaient filles d'Atlas, et comme telles, appelées aussi Atlantides. Tula est encore appelée l'« île blanche » (couleur de l'autorité spirituelle). Dans les traditions américaines, Aztlan a pour symbole une montagne blanche. Dans l'Inde, l'« île blanche » (Shwêta-dwîpa) est placée dans le régions lointaines du Nord, et regardée comme le séjour des Bienheureux.« Les faits historiques eux-mêmes, et surtout ceux de l'histoire sacrée, traduisent en effet à leur façon des vérités d'ordre supérieur, en raison de la loi de correspondances qui est le fondement même du symbolisme, et qui unit tous les mondes dans l'harmonie totale et universelle. » (p. 86) René Guénon ,Le Roi Du Monde
Il faut ajouter évidemment et plus récemment le journaliste et écrivain régionaliste normand Jean Mabire dont le livre « Thulé, Le Soleil Retrouvé Des Hyperboréens" se présente comme une quête des origines :
Chantre du « paganisme « nordique, l'auteur déplore l'inversion des valeurs due selon lui au christianisme où les esclaves seraient devenus les maîtres. « Nos ancêtres hyperboréens, européens avant la lettre, paysans et guerriers, avaient la hantise passionnée de l'individualisme et de la liberté. Ils avaient la sagesse de savoir qu'il n'y a pas de véritable individualisme sans ordre, sans hiérarchie, bref, sans « aristocratie populaire, car tout repose sur la sagesse et le courage, dans la grande assemblée des hommes libres »…. « Les hommes de Thulé ne peuvent que déclarer la guerre à toutes les internationales qui rêvent d'universalisme égalitaire ».
En partant du mot même de Thulé, terre du Nord, il lui fallait donc retrouver le chemin parcouru par tous ceux qui auraient été guidés par ce mot comme par un mystérieux mot de passe. Thule représentait à la fois un symbole et un lieu : « c'est le bout du monde, mais c'est aussi le but de la vie » une sorte de Graal une aventure intérieure alimentée par la recherche de l'île sacrée par excellence pourvue d'un étrange pouvoir de mobilisation engendré par son caractère religieux et qui servirait d'antidote à l'incroyance engendrée par les idées révolutionnaires et par les découvertes scientifiques
"J'ai travaillé assez longtemps à ce livre pour découvrir quel pouvoir magique contiennent ces deux syllabes insolites Thulé. De les prononcer devant le feu qui brûle dans une cheminée, et aussitôt les yeux s'emplissent de quelque rêve surgi du fond des âges. Cinq mille ans d'errance héroïque se réduisent en un seul instant fugitif. Soudain, tout redevient possible. Les Hyperboréens revivent parmi nous."…
J'ai choisi d'évoquer le mythe de Thulé sous la forme d'une véritable « Quête », personnelle et passionnée (…). Que ceux que le sujet intéresse fassent donc comme moi et qu'ils partent, à leur tour, à la recherche de l'île sacrée des Anciens. Ils auront, sans nul doute, la chance, par la merveilleuse conjonction du travail et du hasard, de voir peu à peu des certitudes surgir de la nuit de l'Histoire. Et ce n'est pas dans les bibliothèques que nous pourrons retrouver Thulé, mais d'abord au plus profond de notre instinct – et par un véritable pèlerinage vers les hauts lieux de notre monde, qui n'ont cessé, depuis le voyage de Pythéas-le-Massaliote, d'attirer ceux qui situaient au Nord de l'univers le pays-source des Hyperboréens.
Premier guide, Pythéas, considéré par l'auteur, comme navigateur « inspiré » bien plus qu'astronome, parti ,si l'on en croit Hérodote (qui n'en disait pourtant pas tant et qui ignorait jusqu'au nom), à la recherche de Thulé " une île de glace, située dans le grand Nord, où vécurent des hommes transparents" ;il sagirait pour lui, non de vérifier de quelconques calculs, mais de répondre à une sorte d'appel et de rechercher l'ambre, pierre magique par excellence.
A la suite de Pythéas commença un long périple spatial et temporel vers les « portes de lumière » avec des jalons connus. Des noms comme Gobineau ou Wagner, des lieux comme Héligoland, .(l'auteur sans hésiter, situe l'Atlantide autour d' Héligoland ,terre sacrée selon l'étymologie,) , Stonehenge,etc. « Je savais qu'il existait une énigme, et donc un réponse, dans le comté anglais du Hampshire. Les pierres dressées de Stonehenge, le plus prodigieux temple solaire de notre monde, parlent toujours à ceux qui savent entendre les voix du granit et du vent ».
Pour l'auteur, l'univers atlanto-hyperboréen n'a pas disparu dans les cataclysmes universels. Il aurait survécu et l''esprit continuerait à vivre dans le secret d'Ordres chevaleresques ou de groupes initiatiques, dont le plus connu sera justement La Société De Thulé, fondée à Munich en 1918 et dont le grand maitre Rudolf von Sebottendorf, serait ainsi le dernier avatar de Pythéas-le-Massaliote.
La société aurait eu parmi ses adeptes, certains dignitaires nazis dont Rudolf Hess et Alfred Rosenberg.
Cette société trouva un écho dans un livre encore plus célèbre à sa parution, Le Matin Des Magiciens, (1974) des journalistes Louis Pauwels et Jacques Bergier. La nature des thèmes traités dans cet essai est contenue dans la dimension paradoxale que revêt l'expression "réalisme fantastique". Ce dernier considère les réalités du monde – politiques, économiques, culturelles, scientifiques, littéraires etc. – à l'aune de l'occultisme et de la science-fiction. Plus généralement, il s'agit d'un mélange entre des domaines propices à une interrogation scientifique et ceux qui relèveraient de l'imaginaire, voire d'une forme de contre-culture qui aurait pour nom "ésotérisme". Les productions de l'humanité sont envisagées selon une conception de l'Histoire qui englobe le surnaturel, les sociétés secrètes et même les intrusions extra-terrestres. Selon ces auteurs, le nazisme n'était pas seulement une doctrine politique et économique, elle procédait surtout d'un retour au paganisme primitif, une « pensée mystique et magique opposée à l'ordre humaniste et rationnel du monde occidental.
A en croire Pauwels et Bergier, Hitler sous l'emprise de courants occultistes, se considérait comme un voyant doté d'une perception magique du monde et comme l'annonciateur d'une nouvelle humanité dont la naissance était inscrite dans les lois du temps .Or ces convictions ne seraient pas venues de lui, elles lui auraient été inspirées justement par la Société De Thulé.Jean Mabire qui n'a jamais explicitement défendu le nazisme n'est pas loin des thèmes de Pauwels quand il écrit : « Cette enquête me donnait soudain un regard neuf sur la dernière guerre. Je comprenais tout ce qui séparait le Führer du Maître de Thulé : il avait transformé en lutte politique et en conquête militaire ce qui était d'abord une révolution spirituelle. Sebottendorf s'était voulu un Porte-Torche et Adolf Hitler un Porte-Glaive »
Pour éviter toute confusion sur le sens de mes propos (je reconstitue seulement l'histoire d'un nom et des mythes qu'il a suscité au cours du temps ;Lévi-Strauss a justement à propos de la mythologie défini une position dont j'essaie de m'inspirer ,celle de « passeur de sens » ,à l'instar de l'artiste qui propose une œuvre au public sans gloser dessus)), et parce qu'abondent sur le web des sites panégyriques des œuvres évoquées je laisse le lecteur juger de la signification profonde des thèses ci-dessus, en regardant et écoutant la vidéo suivante d'un proche de jean Mabire ,Pierre Vial,justement consacrée à la société Thulé.
« Cette histoire d'un mythe ne montre pas comment meurent les mythes, ce qui est en général leur sort, mais comment ils survivent, et même prospèrent, en se transformant »P.VIDAL NAQUET. ..
« Cette citation me semble éminemment transposable à la fortune de l'ultima Thule dans la mesure où notre île, à l'instar de l'Atlantide, n'a pas été conçue d'emblée comme le sujet d'un mythe, au sens le plus traditionnel et le plus répandu de ce terme, mais qu'elle a fini par le devenir. Ni l'une ni l'autre n'ont en effet été diffusées essentiellement à travers des récits anonymes, venus du fond des âges, qui ont été reconstitués par accumulation d'indices et par comparaison avec des récits analogues, mais sont au contraire les produits de textes datables et pourvus chacun d'un auteur-créateur, qui revendique véridicité et rationalité. Est-il besoin de rappeler que Platon nous offre un récit (celui de l'Atlantide) composé avec des accents hérodotéens et des indices thucydidéens, tandis que Pythéas a inscrit sa Thulé dans un traité scientifique ? Mais l'une et l'autre sont devenues peu à peu des mythes tels que la plupart des Anciens les pensaient, à savoir qu'il s'agissait d'un noyau de vérité historique dissimulé sous des couches superposées de merveilleux et d'affabu lations . » . Monique Mund-Dopchie. op.cité
Mais l'histoire a pourtant son ironie propre et prend sa revanche ; loin des débats des géographes depuis Pytheas, et loin de la mythologie parfois délirante ou pire que Thulé a suscité, le nom magique a fini par acquérir une localisation humble mais bien réelle et ce, par la vertu d'un seul homme. L'explorateur polaire Knud Rasmussen(voir les articles concernant les Inuit) renversa la tradition en décidant de nommer Thulé un endroit précis et déshérité au lieu de le rechercher de manière plus ou moins nostalgique.il fonda donc un comptoir de ce nom au village inuk Ummannaq, («Cœur de Phoque »), situé dans la baie de l'Etoile Polaire au Groenland .Son projet était d'accoutumer les inuit qui avaient acquis des besoins matériels nouveaux mais soumis aux aléas des rencontres au contact des explorateurs, marins et baleiniers, à des échanges réguliers et profitables : matériel moderne contre fourrures.. Ce comptoir devait également, dans l'esprit de son concepteur, servir de base à des expéditions ethnologiques menées chez les mêmes inuit. avec l'aide de ceux-ci, pour faire connaître et apprécier leur culture par les Occidentaux et par les Inuit eux-mêmes.(il en mena sept pour sa part) Il restait pourtant dans la tradition de « l'ultima Thule « puisqu'il faisait du comptoir et de ses habitants « l'avant-poste » de l'humanité.
L'histoire eut encore une ironie cette fois plus tragique : le gouvernement danois qui administrait le district accepta l'installation d'une base américaine. A la colère de l'ethnologue Jean Malaurie, qui dénonça le fait dans Les Derniers Rois De Thulé, en l'espace de deux mois (juin-juillet 1951), cinq mille Américains débarquèrent à Thulé et privèrent les Esquimaux polaires de 25% de leur territoire de chasse sans la moindre compensation. Un événement dramatique marqua finalement l'histoire du district de Thulé: le 21 janvier 1968, un B52, porteur de quatre bombes à hydrogène, s'écrasa à quelques kilomètres de l'aéroport. Il fallut plus de mille hommes (dont on ne connait pas le sort) pour décontaminer le site. Dès la fin de la guerre froide la base américaine plia simplement bagages.
« Silencieusement, comme respectueusement, le navire .s'avance. L'ancre est jetée le 23 juillet devant la montagne de Thulé où dans les brumes, dit-on, la glace et le roc se confondent. La fabuleuse Thulé devient pour tous enfin réalité.
Plus tard, lorsque le monde sera
Plus vieux, un moment viendra où
L'Océan déliera les liens des choses.
Une terre immense s'ouvrira et Thêtis
Découvrira des continents nouveaux.
Alors, Thulé ne sera plus la dernière des terres.(citation de Sénèque)
« ... Lieu dernier de ce pays glacé..., les doctes doutent de ton assiette... ». Le jour se lève. Ce point mystérieux du globe se découvre au travers de la brume sans le moindre fard. Le décor est hostile, sévère, sans pitié. Une plage rocailleuse et sale, un petit hôpital, une vingtaine d'iglous noires aux hauts murs de tourbe, quelques demeures danoises colorées de rouge et de jaune, des chiffons et des débris de caisse épars sur la grève, des ossements et de vieilles casseroles. Les commentaires sont désabusés, Thulé, ultima Thulé... Qui ne l'a célébrée ? Virgile, Pythéas. Thulé de Pythéas où, selon César, « la nuit régnait cent jours de suite au moment du solstice d'hiver ». Dicuil, Procope ont honoré ces rois de Thulé auxquels, en 512, les Hérules ont voulu s'allier. Thulé fut enfin le mythe des mages et des ésotéristes d'une Germanie en folie, puisque Ahnenerbe stiftung du Dr Scheffer devait être en 1933 à la base même du nazisme. Et il me revient en mémoire la singulière Thulé Gesellschajt du baron von Sebottendorff.
Je songe aussi aux avertissements que formulait, dès 1618, Pierre Bertius, cosmographe du Roy Très Chrestien. « La froidure y est indomptable... et... en tue plusieurs. L'hiver y dure neuf mois sans pleuvoir... Les plus riches se défendent... par le feu ; les autres par ,se frotter les pieds et les autres par la chaleur des cavernes de la Terre. Tout ce pais est plein d'ours cruels avec lesquels les habitants ont une guerre continuelle. Il y a aussi... si ce qu'on dit est vray, des licornes. Tous tiennent qu'il y a des hommes appelés pygmées... Les pygmées ont, paraît-il, une forme humaine, chevelus jusques au bout des doigts, barbus jusques aux genous, mais brutes sans parole et sans raison, sifflant à la façon des oyes... »
— « Hahinang Sounainn ! » Salut à vous !
Engoncés dans nos chandails, nous nous précipitons aux rambardes. La coque du navire annuel est ceinturée d'une dizaine de kayaks dont les occupants nous dévisagent. Petits, la face jaune et plate, éclairée d'un énigmatique sourire, ils examinent, en attendant leur heure, de quoi et de qui est faite la cargaison saisonnière » Jean Malaurie. Les Derniers Rois De Thulé. Terre Humaine
« L'imagination de l'homme, pas plus que la nature, n'accepte le vide. Où se tait le bruit humain, la nature fait jaser les nids d'oiseaux, chuchoter les feuilles d'arbres et murmurer les mille voix de la solitude. Où cesse la certitude historique, l'imagination fait vivre l'ombre, le rêve et l'apparence. Les fables végètent, croissent, s'entremêlent et fleurissent dans les lacunes de l'histoire écroulée comme les aubépines et les gentianes dans les crevasses d'un palais en ruine. » VICTOR HUGO
« Une invention individuelle ne constitue pas par elle-même un mythe Pour qu'elle le devienne il faut que transmutée par une alchimie secrète, le groupe social se la soit assimiléeparce qu'elle répondait à ses besoins intellectuels et moraux. Des histoires sortent de la bouche d'individus; certaines réussissent, d'autres pas...
Le problème de l'origine des mythes ressemble à celui de l'origine du langage, que la Société de Linguistique de Paris s'est solennellement interdit de poser parce que les réponses ne peuvent être que conjecturales. Peut-être la neurophysiologie du cerveau saura-t-elle un jour le résoudre. En tout cas, la réponse ne viendra pas des anthropologues, ni des linguistes. Pour ce qui est des représentations mythiques, il est moins intéressant de s'interroger sur leur origine que sur l'attitude intellectuelle des gens vis-à-vis de leurs propres mythes.
De ceux-ci, il existe toujours des versions différentes. Or on ne choisit pas entre ces versions, on n'en fait pas la critique, on ne décrète pas que l'une d'elles est seule vraie ou plus vraie qu'une autre : on les accepte simultanément, et on n'est pas troublé par leurs divergences. Des enquêtes menées en divers points du monde confirment la généralité de cette attitude mentale. Il faudrait l'étudier de près et la comparer avec notre attitude vis-à-vis de l'histoire dont circulent aussi dans nos sociétés des versions diverses et parfois même inconciliables.
D.E. : Donc, pour vous, un mythe, c'est l'ensemble de ses variantes, de ses versions. Vous ne cherchez pas à déterminer la version authentique?
C.L.-S. : II n'y a pas de bonne version, ni de forme authentique ou primitive : Dans tout ce que j'ai écrit sur la mythologie, j'ai voulu montrer qu'on n'arrive jamais à un sens dernier. Y arrive-t-on d'ailleurs dans la vie? La signification que peut offrir un mythe pour moi, pour ceux qui le racontent ou l'écoutent à tel ou tel moment et dans des circonstances déterminées, n'existe que par rapport à d'autres significations que le mythe peut offrir pour d'autres narrateurs ou auditeurs, dans d'autres circonstances et à un autre moment.
Un mythe propose une grille, définissable seulement par ses règles de construction. Cette grille permet de déchiffrer un sens, non du mythe lui-même mais de tout le reste : images du monde, de la société, de l'histoire, tapies au seuil de la conscience, avec les interrogations que les hommes se posent à leur sujet. Ce rôle que j'attribue au mythe correspond à celui que Baudelaire prêtait à la musique. A propos du prélude de Lohengrin, il montre par des exemples que chaque sujet individuel perçoit dans l'œuvre un contenu différent; et pourtant tous ces contenus se ramènent à un petit nombre de traits invariants».Cl.Levi-Strauss .De Près Et De Loin. Odile Jacob
(C'est moi qui souligne dans les textes !)
Est donc perdue l'œuvre de Pythéas qui, seule, eût pu nous informer avec exactitude sur la place qu'y occupait Thulé. Nous avons également perdu l'œuvre de ses premiers lecteurs et commentateurs. Les maigres renseignements qui nous sont parvenus par des canaux indirects sont entachés de contradictions et de flous, qu'il s'agisse de la latitude de Thulé, de la nature de ses mers environnantes, de la métaphore obscure du «poumon marin» ou de particularités de ses habitants, en tous points conformes à la vision stéréotypée des gens du Nord.
« Le dossier qui pouvait être reconstitué sur ces bases offrait de la sorte une voie royale aux candidats «découvreurs d'énigmes», sérieux et moins sérieux, animés du désir d'identifier une fois pour toutes Thulé à un lieu connu par ailleurs, de l'inscrire dans l'histoire et de lui forger un destin. De plus, en raison même de ses obscurités, il mettait à la disposition de créateurs de fictions, reconnues pour telles ou proclamées véridiques, un espace suffisamment rempli pour qu'il apparaisse réel,mais aussi suffisamment vide pour accueillir les rêves et les phantasmes des écrivains et de leurs lecteurs. »Monique Mund-Dopchie. op.cité
Ce qu'on sait de l'œuvre de Pythéas s'y prêtait d'ailleurs : la réalité qu'il avait découverte, échappait aux repères quotidiens et aux codes des peuples méditerranéens.
Il devait donc pour donner vie à « l'ailleurs » recourir à des images. Malheureusement ces dernières ne furent pas parfaitement comprises par les lecteurs du traité SUR L'OCEAN et se mêlèrent avec des théories sur la nature des eaux du globe et avec des représentations mythiques d'autochtones, tenues pour de histoire et de la géographie authentiques par les commentateurs grecs et romains. La «mer figée», la «mer paresseuse et lourde» et le «poumon marin » restèrent des représentations confuses véhiculées à propos de l'océan Septentrional. Demeura un flou et donc un mystère qui entraina des conséquences pour l'imaginaire du lieu.Faute de concret géographique Thulé demeura réduite à un nom véhiculant une image pour les siècles à venir : celle désignant le bout du monde qui marquait la fin du territoire de l'Empire(chez les romains) puis simplement celle du règne de l'humain qui fixait la limite, atteinte par le progrès de la science ou par l'expansion de la « culture. En même temps le symbole s'intégrait et redonnait vie à d'autres mythes : ceux des origines du monde ou des royaumes des morts et des initiés, installés dans des îles océanes grâce à l'imaginaire des Grecs et des Latins et à celui des populations étrangères avec lequel ils étaient entrés en contact. Aux époques suivantes ils ne manqueraient pas d'être suivis — avec d'autres préalables toutefois — dans la voie qu'ils ouvraient au rêve.
Le Moyen Âge continua la recherche des Anciens en la précisant d'autant plus que, parmi les auteurs qui en parlent, plusieurs résidaient en Angleterre (Bède le Vénérable), dans le nord de l'Allemagne (comme Adam de Brème) ou en Scandinavie.
À côté de données géographiques reprises à l'Antiquité ou inspirées par l'expérience géographique, le mythe de Thulé s'est aussi inséré dans une tradition littéraire qui subit l'influence celtique et finit par s'inscrire dans la matière de Bretagne.Les deux directions : localisations et imagination littéraires continuèrent au XVI-XVIIème avec des publications tres nombreuses.On se fondait sur les données des Anciens, sur les connaissances géographiques du temps et des descriptions de voyageurs (Christophe Colomb a prétendu être allé jusqu'à Thulé). À des considérations qui intéressent surtout les gens savants vinrent s'ajouter des options liées à la politique : certains pays, dont la Suède, voulaient contenir Thulé ou bien en être proches, afin de se donner un passé prestigieux. Tantôt Thulé sera ainsi une île inexistante dans la réalité, tantôt elle est située en Islande, ou bien dans le nord des îles britanniques (dans les Hébrides ou les Shetlands) ou bien en Scandinavie. L'option mythique a vu surtout dans Thulé un point de départ riche de symboles et de développements plus ou moins oniriques.Située aux confins du monde, dans une région glaciale, Thulé est remarquable dans la mesure où elle connaît une situation marginale à l'opposé des pays de vieille civilisation : les habitants ne cultivent ni le blé, ni la vigne, ils se nourrissent de poissons. Selon certains, ils vivent très âgés; d'autres les présentent comme des sauvages, tantôt bons, tantôt mauvais; l'imagination a pu se donner libre cours.
Pour ce faire, Thulé ne fut plus seulement une ile découverte par un savant et navigateur grec (qu'on oublia peu à peu), mais s'intégra dans des cultures différentes. l'Islande, premier et durable lieu géographique d'ancrage de L'ultima Thulé, fut conçue d'entrée comme une terre de merveilles, par les singularités naturelles et surnaturelles qu'on prêtait à cette dernière ;lieu de séjour accueillant une société-primitive au sens positif ou au sens négatif de l'épithète ; contacts directs avec l'au-delà à travers le purgatoire des âmes souillées et les trolls, qu'on mentionnait régulièrement sans trop y croire. A partir du XVIIIe siècle, l'île autrefois colonisée par les Vikings fut également introduite dans la conscience commune de l'Europe à travers les mythes nordiques, qu'elle avait recueillis dans ses écrits et qui concurrençaient la tradition antique : Thulé bascula alors dans l'univers légendaire des pays du Nord de l'Europe lorsque la diffusion des sagas en dehors de la sphère où ces œuvres avaient été composées et la comparaison entre différentes cultures poussèrent auteurs et publics à s'intéresser aux mythologies autres, en particulier celles de Celtes et des Germains. L'île révélée par Pythéas se transféra ainsi dans de nouveaux horizons oniriques, où elle est devenue plus ou moins équivalente des terres enchantées venues d'ailleurs : Avalon et Asgard ont ainsi rejoint l'Hyperborée, à laquelle Thulé avait été très tôt reliée.
« Il ressort de ces études qu'« il n'existe pas une essence du mythe, qui autoriserait à proposer une définition transhistorique »
Chaque société, à différentes époques, a fabriqué des mythes, s'en est approprié d'autres, transmis par la tradition, en a adapté certains et en a détourné d'autres afin que ces mythes, parfois constitués en mythologie, deviennent les vecteurs de la pensée de la société en question.
La mythologie peut être appréhendée comme un héritage. Son analyse permettra de mieux comprendre chaque société qui le véhicule, située dans le temps et dans l'espace. Mais elle peut aussi être appréhendée comme un récit ou un ensemble de récits qui, par leur forme, leur structure, sont porteurs de sens. Il s'agit alors avant tout d'analyser le ou les récits en question. Ces deux modes d'analyse varient donc suivant les mythes étudiés et la société qui les véhicule, mais aussi suivant leur forme. Ils ne s'opposent pas, mais apportent chacun une vision complémentaire, permettant ainsi de mieux comprendre certains aspects d'une société à un moment donné, mais aussi d'un mythe, de la mythologie, à travers l'appropriation, l'adaptation ou le détournement qu'une société en a fait….Dans l'appréhension d'un mythe, il faut donc être attentif à la fois à son contexte et à ses actualisations particulières, mais aussi à l'imaginaire poétique, qui peut amener un poète « non seulement à transmettre une tradition, mais aussi à l'activer, à la réactiver et la reconfigurer » Jean-Michel Renaud, « Jean-Pierre Aygon, Corinne Bonnet, Christina Noacco (dir.), La Mythologie de l'Antiquité à la Modernité. Appropriation – Adaptation – Détournement », Kernos
Sa fortune surtout grandit ainsi paradoxalement au début du romantisme époque où commença à s'intéresser davantage aux cultures nationales qu'à l'univers gréco-romain.
Le tournant fut surtout accompli par Goethe et sa célèbre Ballade,Der Konig von Thule, intégrée dans le premier Faust (1808) pour être chantée par Marguerite. Dans les vers de Goethe, le royaume de Thulé n'est plus identifié à aucune terre connue, tout au plus s'agit il d'un château au bord de la mer. Inconnu aussi ce roi dont on apprend seulement qu'il est âgé et amoureux d'une morte. Goethe était un admirateur de la culture gréco-romaine mais en même temps un lecteur de la littérature nordique : il a pu emprunter le nom de la ballade à la première tradition, comme aussi bien lui donner une résonance nordique(la coupe de fidélité offerte par son amante qu'il jette à la mer en mourant figure dans la mythologie celtique du transfert de la souveraineté ). Mais on peut tout aussi bien supposer que le nom « Thule» a été introduit dans le poème pour l'assonance et la rime : dans ce cas, ce serait uniquement un jeu de sonorités qui aurait présidé au choix du poète. En tout état de cause, l'harmonie du vers «Er war ein Konig in Thule» a contribué à répandre celui-ci, avec comme véhicule la musique. La musique allemande fit d'abord connaître la version remaniée du poème à travers les compositions de Schubert, Schumann, Liszt. .En France, à partir de la traduction de Gérard de Nerval du premier Faust, La ballade chantée par Marguerite fut en effet mise en musique dans le Faust de Gounod et dans la Damnation de Faust de Berlioz. Plus près de nous, Arthur Honegger, dans son opéra bouffe Le roi Pausole .Avec Goethe et le Faust, la lointaine Thulé, n'était plus qu'un nom poétique qui ne conservait de son origine que son sens le plus fondamental (l'angoisse existentielle des humains, la hantise de la mort et la recherche de moyens pour la contourner)et l'aura poétique rattachée à son nom mélodieux.
Es war ein König in Thule,
Gar treu bis an das Grab,
Dem sterbend seine Buhle
einen goldnen Becher gab.
Il était un roi de Thulé
À qui son amante fidèle
Légua, comme souvenir d'elle,
Une coupe d'or ciselé.
C'était un trésor plein de charmes
Où son amour se conservait :
À chaque fois qu'il y buvait
Ses yeux se remplissaient de larmes.
Voyant ses derniers jours venir,
Il divisa son héritage
Mais il excepta du partage
La coupe, son cher souvenir.
Il fit à la table royale
Asseoir les barons dans sa tour ;
Debout et rangée alentour,
Brillait sa noblesse loyale.
Sous le balcon grondait la mer.
Le vieux roi se lève en silence,
Il boit, — frissonne, et sa main lance
La coupe d'or au flot amer !
Il la vit tourner dans l'eau noire,
Le roi pencha son front pâli
La vague en s'ouvrant fit un pli,
Jamais on ne le vit plus boire
Traduction Gérard de Nerval
« On peut encore considérer que Thulé fut aussi l'objet d'un mythe « littéraire », car certains textes ont indiscutablement orienté son destin : les vers de Virgile et de Sénèque, l'identification à l'Islande proclamée par Adam de Brème et à la Suède par Rudbeck, la ballade de Goethe ont pesé aussi lourd sur la représentation de l'île et les errances de l'esprit auxquelles celle-ci a pu donner lieu que l'Utopie de Thomas More sur la fortune de l'Atlantide. En donnant à son île, d'une part, les qualités morales et politiques de l'Athènes terrienne d'autrefois, d'autre part, les constructions géométriques et l'extrême éloignement de l'Atlantide, le Chancelier d'Henry VIII n'a pas peu contribué à faire de cette dernière une contrée idéale, contrairement à l'interprétation qu'en avait fournie Platon. De même, l'heureuse trouvaille de poètes latins, l'ancrage dans des hauts lieux de la mythologie germanique, la magie d'espaces quasi perpétuellement enneigés ou jugés tels, la pureté de la lumière du grand Nord ont fait oublier qu'un astronome marseillais avait mentionné une première fois l'existence d'une ultime Thulé parce que celle-ci s'intégrait tout simplement dans ses calculs des latitudes et des limites de l'habitabilité de la terre. »Monique Mund-Dopchie. op.cité
S'ajoutèrent bientôt de nouvelles strates de merveilleux qui modifièrent encore la représentation de l'île :
un syncrétisme hasardeux, surtout antirationaliste, opéré à partir d'emprunts à l'antiquité et à d'autres cultures, et avec pour but de satisfaire une nostalgie d'unité de la race humaine et la quête d'une pureté originelle. L'un d'entre eux allait cependant être particulièrement efficace au plan de l'imaginaire: la fusion de l'Ultima Thulé avec l'Atlantide, qui fut préparée par diverses tentatives d'ancrer cette dernière dans un environnement septentrional. Le mythe de l'Atlantide était parti d'un récit initial de Platon pour se transformer au fil des siècles en réécriture de l'histoire de l'humanité et de la civilisation aboutissant à une quête mystique de la civilisation-mère et d'un peuple premier idéalisé. Il suffisait pour la confusion des deux mythes, que certains placent l'Atlantide dans l'Extrême-Nord, soit au pôle soit près de celui-ci, fusionnant ainsi l'éloignement dans le temps(Atlantide) et dans l'espace(Thulé).
A partir de ce moment, Thulé, confondue avec l'île mythique a été dotée d'habitants au niveau de vie technologiquement avancé et d'une haute élévation morale ; de même, on la fit disparaître à la suite d'un cataclysme. Elle devenait dès lors définitivement inaccessible comme tous les paradis perdus de la mythologie, puisque l'éloignement dans l'espace qui l'avait soustraite aux recherches des explorateurs et géographes antiques, était renforcé par l'éloignement dans le temps. Cette nouvelle Thulé alimentera désormais, comme on le voit de nos jours la science fiction, ou la bande dessinée dans une moindre mesure que l'Atlantide toutefois. Elle sera également pour certains groupes occultistes et dans des milieux gravitant autour d'Hitler l'objet d'un véritable mythe au sens ethnologique , c'est-à-dire d'un récit sacralisé expliquant à un groupe qui il est et d'où il vient tout en précisant sa relation avec d'autres et en forgeant une identité.
Arrivé à la pointe extrême de l'Islande, le 21 juin, jour du solstice d'été, Pythéas voit le Soleil descendre, effleurer l'horizon dans la direction du Nord, puis s'élever à nouveau, comme le rapporte le texte cité plus haut de l'astronome Geminos. C'est le fameux Soleil de minuit, phénomène que l'on ne peut observer qu'aux latitudes supérieures à 66°33' dans l'hémisphère nord et au-delà de -66°33' dans l'hémisphère sud. Évidemment, les phénomènes célestes que décrivit Pythéas suscitèrent le plus vif intérêt comme l'incrédulité parmi les lecteurs méditerranéens de l'époque. (par exemple le soleil de minuit recoupe le fameux mythe du Phénix renaissant de ces cendres).
Pour les siècles à venir, la découverte de Pythéas fera débat chez les géographes et les commentateurs : comment localiser Thule sur une carte ? S'agit-il de l'Islande ? Des iles Féroé ou de la Scandinavie ? Le navigateur a-t-il vu ce qu'il raconte ou compilé des témoignages ? L'émergence de la représentation de Thulé, étroitement liée à celle d'un lieu placé à une latitude élevée et doté du soleil de minuit, contribua sans aucun doute à discréditer à l'inverse la découverte du Massaliote aux yeux de géographes seulement théoriciens à l'instar de Strabon. Pour une part et en ce sens, Thulé prit donc place sans le vouloir dans le débat inauguré fortement par les sophistes grecs et Platon : quel crédit accorder au Mythe, connaissance vraisemblable par oui dire ou affabulation illusoire et mensongère mais propre à susciter le pouvoir d'enchantement ?
« Laissons-nous donc aller un instant à imaginer ce qui a pu se passer. Depuis Lewis, au nord de l'Ecosse ou, plus probablement, depuis les Orcades. Pythéas a pu prendre un navire local pour se rendre sur l'île la plus au nord des Shetland, afin d'y mesurer, ou plutôt d'y estimer, la hauteur du Soleil au moment du solstice - estimer étant un terme plus approprié aux mesures approximatives (« moins de trois coudées ») qu'il rapporta. Sur Hermaness Hill peut-être, au point le plus septentrional de l'île d'Unst, il aurait alors pensé à son prodigieux voyage depuis le port de Massalia, où la hauteur maximale du Soleil est de plus de dix coudées, jusqu'à cette terre où elle ne dépassait pas trois coudées. Il avait en fait voyagé à travers 18" de latitude et pénétré plus au nord qu'aucun Méditerranéen avant lui. Et pourtant, il ne pouvait s'empêcher de penser aux histoires qu'on lui avait racontées à propos de cette fameuse île, située encore plus au nord, en pleine mer, là où le soleil se couche et où la mer gèle. Malgré tous ses voyages héroïques, il n'avait donc pas encore atteint les limites du cosmos… Pouvait-il, après être venu de si loin et avoir affronté tant de dangers, repartir sans voir les prodiges célestes des limites du monde alors que seulement six jours l'en séparaient ? Certainement pas…
C'est peut-être là que Pythéas trouva des hommes prêts à le conduire au bout de son voyage : une communauté comme celle-ci devait en effet être habituée à l'océan. Certes, ils cultivaient la terre, mais, sans les ressources que leur offrait la mer, leur vie aurait été bien misérable. Les couches archéologiques de Clickhimin ont révélé quantité d'os de baleine, et même si une partie provient sans doute de l'échouement de ces animaux sur les plages, il est à peu près certain que la pêche à la baleine fut l'une des activités de cette région, comme devaient l'être également des pêches en haute mer telles que celle de la morue. Nous ne savons rien des bateaux de cette communauté, mais l'absence de bois de qualité sur les îles Shetland, très exposées aux intempéries, laisse à penser que les habitants fabriquaient leur bateau à partir de légères structures en bois qu'ils recouvraient de peaux. On a d'ailleurs retrouvé, dans les couches archéologiques, de nombreux piquets et racloirs nécessaires au travail des peaux.
Cette façon de voyager sur l'Atlantique Nord peut sembler extrêmement dangereuse, et pourtant, il y a bien longtemps que, de l'autre côté de l'océan, les Inuits construisent des bateaux de peaux, des oumiaks, pour affronter l'océan. Ces vaisseaux, de dix à quinze mètres de long, peuvent supporter des charges supérieures à deux tonnes et prendre entre dix et trente personnes à leur bord. Pourtant, ils sont tellement légers que deux hommes suffisent à les porter. En ce qui concerne leurs performances, les oumiaks, avec leurs bords élevés et leur fond plat, profitent de toutes les brises, même des plus légères et, tant que leurs jointures sont bien graissées, ils prennent très peu l'eau. Ils sont également si maniables et résistants qu'au xixi siècle les baleiniers américains du nord-ouest de l'Alaska les préférèrent aux baleinières en bois. Pour revenir à notre histoire, nous pouvons dire que, forts d'une tradition de construction de bateau vieille de trois mille ans, les Shetlanders possédaient toutes les compétences nécessaires pour construire des embarcations assez robustes pour aller jusqu'en Islande. » Barry Cunliffe, Marie-Geneviève l'Her, Pythéas le grec découvre l'Europe du Nord.
Il est à noter que plusieurs éléments du récit de Pythéas, ceux qui concernent l'environnement de l'ile et rapporté par certains commentateurs ont fortement contribué à la fortune future de Thulé, d'une part en entrainant jusqu'au XVIIIème un débat sur une localisation possible de l'ile sur une carte, et d'autres part par leur potentiel imagé, conduit à l'émergence de la figure mythique. Il s'agit, d'une part, d'une mer dite « figée » (mare pigrum et concretum) « dormante »à un jour de navigation de l'ile, d'autre part, d'un « poumon marin », dans lequel on ne pouvait ni cheminer ni naviguer.« A un jour de voyage de Thulé, vers la mer Congelée que certains appellent Cronian, écrit simplement le naturaliste romain Pline. On s'est beaucoup interrogé sur la signification exacte de cette description rendue difficile également par les problèmes de traduction… les familles de mots concernés valant par leur obscurité mais aussi bien que par le pouvoir d'imagination. : ainsi concretum intègre dans son champ d'application l'eau gelée des fleuves, les glaçons et la neige, le sel cristallisé, le lait caillé et l'ambre qui résulte d'une concrétion ; en revanche, l'adjectif piger dans son emploi métaphorique, indique simplement l'absence de mouvement , tandis que l'adjectif gravis également employé signifie, la lourdeur, la pesanteur . La réalité visée par les expressions « mer figée », « mer dormante», «mer lourde», «mer morte» continue donc nous échapper par leur polysémie .S'agit il d'une mer prise par les glaces ou en voie de congélation (dans ce cas Pythéas aurait rencontré la banquise).s'agit il d'une mer rendue difficile par la boue mais alors Pythéas reprendrait simplement la représentation culturelle « codée » de son époque qui voyait l'ensemble des terres habitées entourées d'une mer « bourbeuse » (Platon voit dans cette caractéristique l'endroit même où aurait sombré dans l'Atlantide).On se situe,en tout cas, aux limites de l'univers connu et en face d'une mer rendue infranchissable par diverses causes avancées par les auteurs(absence de vents, algues, vase ou glaces).
« Au terme du parcours de textes, on est tenté de dire que la mer des environs de Thulé est en définitive « la mer des incertitudes », conclut Monique Mund-Dopchie. Qu'elle soit « dormante » ou « figée » ou les deux à la fois, elle ne fournit aucun élément sûr qui permette d'identifier Thulé à une terre connue par ailleurs. »
Strabon nous fournit par ailleurs ce qui fut la description la plus fascinante et la plus sujette à discussion. Citant le compte rendu d'un autre auteur Polybe qui rapporte sans y croire les propos de Pythéas, il écrit : « « ... et ces régions où l'on ne trouve plus ni terre proprement dite ni mer ni air, mais une matière composée de ces divers éléments, qui ressemble fort à un poumon marin, et dans laquelle la terre, la mer et tous les éléments restent en suspension : c'est une espèce de gangue qui tient toutes choses ensemble et sur quoi l'on ne peut ni cheminer ni naviguer. »Et Strabon d'ajouter : « En fait, cette matière semblable à un poumon marin, il(Pythéas) l'aurait vue de ses yeux ; le reste, il n'en parlerait que par oui-dire. »
Le poumon marin a beaucoup donné à réfléchir et à rêver .Comme l'explique Monique Mund-Dopchie, tout récit de voyage se trouve devant la difficulté de faire partager le « lointain » à ses auditeurs ou lecteurs et pour se faire de le ramener au familier et au « déjà connu », d'où l'emploi de métaphores comme celle du « poumon marin » ou de la gangue .Pythéas se serait trouvé confronté à un ensemble géographique, où l'on observait une indifférenciation entre la mer, la terre et l'air, qui semblait se fondre en une seule substance Cette substance restait en suspension et oscillait ; aussi pour mieux rendre compte du phénomène, Pythéas recourt à des images (suivant les codes de l'époque) : la substance composée d'air, de terre et de mer ressemble à une méduse, ou n'importe quel autre zoophyte marin, dont les traits communs sont un corps flasque et mou, ainsi qu'une tendance à se confondre avec les eaux de la mer.. il y ajoute d'autres figures exprimant tout ce qui sert à lier corde, câble, amarre, chaînes une gangue qui serre et enveloppe
A l'instar de la mer figée la métaphore du « poumon marin » a agi puissamment sur les débats des commentateurs : fallait il confondre les deux expressions,poumon et mer figée en pensant tout simplement à une image de la banquise ?Traduisait elle des paysages côtiers de la Baltique ou du Jutland métamorphosés par la brume…..Dans une perspective plus irrealisante, Pytheas nous offrait il il une allégorie des marges de l'existence où les choses ne sont pas ce qu'elles semblent être et où les éléments, la terre, l'eau et l'air, se mêlent les uns aux autres. Selon Barry Cunliffe, il est plus simple de comprendre ce passage comme une tentative pour décrire les situations effrayantes qui peuvent survenir près de l'Arctique quand, parmi les blocs de glace à la dérive, l'océan se solidifie en une lourde masse de glace boueuse sur laquelle un brouillard épais et gelé descend parfois pour se mêler à l'eau visqueuse. En un tel moment, le sentiment de dislocation du temps et de la réalité tangible atteint une telle intensité qu'il peut facilement se transformer en panique. Peut-être les remous paresseux de la « mer figée » lui évoquèrent-ils la respiration de l'océan ou peut-être compara-t-il son mouvement à celui d'une méduse translucide géante (pneumôn) étant le mot utilisé par Platon pour désigner les méduses) et créa-t-il alors une métaphore puissante et particulièrement propre à dépeindre une expérience qui a dû rester gravée dans son esprit .
Et il cite « Pécheur D'islande » de Pierre Loti : « Dehors il faisait jour, éternellement jour. Mais c'était une lumière pâle, pâle, qui ne ressemblait à rien ; elle traînait sur les choses comme des reflets de soleil mort. Autour d'eux, tout de suite commençait un vide immense qui n'était d'aucune couleur, et en dehors des planches de leur navire, tout semblait diaphane, impalpable, chimérique…
L'œil saisissait à peine ce qui devait être la mer: et puis, plus rien ; cela n'avait ni horizon ni contours».
Cette explication se rapproche de celle de l'explorateur polaire Paul Emile Victor : "il s'agissait sans aucun doute, de la limite du pack (banquise), le brash-ice où la brume épaisse enveloppe souvent le mélange de glaçons et d'eau vitreuse travaillé par la houle."
Pythéas ,au travers des métaphores aurait pu aussi présenter une vision cosmologique et philosophique ,celle que discutait les philosophes ioniens en rationalisant le mythe .La gangue serait l'océan enserrant la terre dont les marées seraient la respiration, le poumon , et il serait parvenu au point ou se confondent l'air ,la mer et la terre ,aux limites infranchissables du voyage,comme des connaissance.il n'y aurait plus d'au-delà..« la description des éléments transcende le plan de la pure réalité phénoménologique dans une tentative de rejoindre une explication abstraite de l'ordre qui régit le cosmos même Stefano Magnani.
« C'est pourquoi je pense, comme beaucoup de chercheurs avant moi, que le « poumon marin » s'ancre dans une réalité inattendue à laquelle Pythéas a été confronté et qui lui a permis de vérifier le bien-fondé du concept de l'apeiron(l'illimité) élaboré par Anaximandre et de prendre conscience de l'impossibilité — à son époque — d'augmenter les connaissances sur l'au-delà de l'œcoumène. le « poumon marin » s'est vraisemblablement manifesté au moment où les marins marseillais s'engageaient dans le grand Nord, bien avant leur arrivée à Thulé pour autant qu'ils s'y soient personnellement rendus. Quel est dès lors cet élément commun à l'ensemble des mers et des côtes septentrionales qui a été décrit comme un conglomérat de toutes choses et qui s'observe en deçà du cercle arctique ? Pour ma part, la description et la métaphore attribuées à Pythéas me font irrésistiblement songer à un brouillard opaque, présent du reste dans plusieurs textes consacrés à l'océan Septentrional : dans les mers froides (y compris la Manche et la mer du Nord), il arrive fréquemment qu'en l'absence de vent et dans certaines conditions de température, des nappes de brume s'élèvent de la surface de l'eau pour envahir la côte et le ciel, couvrant toute chose d'un manteau ouaté, blanc ou gris: à ce moment, on ne peut plus distinguer la mer de la côte et du ciel, on perd le sens de l'orientation et on a par conséquent l'impression de plonger dans cet indifférencié, qui chez les Anciens, caractérisait les temps primordiaux. Si on ajoute à cela que la brume marque dans beaucoup de mythes le passage entre le monde visible et le monde invisible, entre la terre des vivants et le royaume des morts, on pourrait considérer que Pythéas a poursuivi en la circonstance la démarche inaugurée par les philosophes d'Ionie: il a rendu compte de la réalité (un brouillard épais et persistant) en substituant à l'interprétation mythique (la limite séparant le monde d'ici et l'Autre Monde) - sans pour autant la renier — la rationalité de la pensée scientifique .Monique Mund-Dopchie.op.cité.
En même temps que s'affirmait sa place de choix dans les débats des géographes, Thulé en particulier, par les métaphores de son environnement, devait beaucoup stimuler l'imaginaire des poètes grecs et latins, qui la transformèrent en une terre merveilleuse: «Dans cette Thulé, lorsque le soleil est sur le Cancer, le jour, dit-on, est continu, sans nuits. En outre, beaucoup de merveilles (miracula) sont rapportées à propos de cette île », écrit un commentateur de Virgile. Les Anciens ont profité du vide pour créer de la littérature et ils ont ainsi forgé une autre tradition parallèle au débat scientifique de la localisation lequel devait culminer en traversant Moyen Age et Renaissance, au siècle des Lumières. Cette autre tradition devait devenir prédominante à partir de la Ballade de Goethe et du Romantisme, voire de l'occultisme du XIXème à notre époque : les affirmations des géographes furent amplifiées par l'imagination créatrice des hommes de lettres, tandis que les lacunes du dossier étaient investies par le mythe. Sans trop se soucier des débats scientifiques, aidés par la pauvreté des sources et des descriptions, l'orthographe du nom n'étant pas même fixée(les auteurs ou les copistes des manuscrits hésitèrent longtemps entre Thule et Thyle ou encore du type Tyle) , ils ne retiendront que le nom comme figure des confins ,l'indétermination permettant la condensation d'un monde de fantasmes,de nostalgies de l'origine ou d'utopies politiques. (toujours présents de nos jours dans la tradition occultiste comme en témoignent nombre de sites internet consacrés à Thule et qui ne font qu'accumuler des textes sur les textes anciens, tenus comme Révélation d'une vérité criptée). A partir de l'ULTIMA THULE dont on ne retient donc que le statut de « bout du monde », sans trop se soucier de le situer sur une carte ils vont fonder toute une tradition mythique et poétique pour la culture à venir. « Plus tard viendront, avec les années, des temps où l'Océan dénouera les liens qui enferment les choses, où une terre immense s'ouvrira, où Téthys révélera des nouveaux mondes et où Thulé ne sera plus la dernière des terres » écritSénèque dans Médée .L'intérêt de cette citation est que le philosophe « progressiste » y décrit à la fois ce qui limite encore les connaissances et les lois tout en exprimant son rêve de voir augmenter le pouvoir de la civilisation et de l'empereur romain .Il y définit à la fois le sens d'une terre des confins et le désir qu'elle suscite. L'anthropologie a montré toute la force symbolique de l'opposition centre/périphérie déterminante dans la représentation mythique de la terre : car elle se fonde sur la perception contrastée d'un centre connu, vécu au quotidien, et d'un lointain inaccessible et légendaire, dans lequel on projette ses attentes et ses peurs, ses rêves et ses cauchemars. On mesure donc sans peine tout le parti que l'île de Thulé pouvait tirer, au plan de l'imaginaire, de son statut de dernière terre habitée, d'île océane du Septentrion et du voisinage d'un «poumon marin » apparenté à l'indifférenciation originelle.
« Lorsqu'on soumet les textes antiques à une lecture anthropologique, on peut en effet y mettre en évidence les deux structures de l'altérité qui permettent à l'ethnocentrisme de fonctionner. La première, à savoir le processus d'inversion, est extrêmement simple et répandue : l'autre est le contraire de soi. Les exemples de cette structure binaire chez les Anciens sont nombreux, à commencer par la célèbre opposition Grecs/barbares. La seconde, dite «des cercles concentriques », apparaît un peu plus élaborée: elle pose que l'étrangeté augmente au fur et à mesure qu'on s'éloigne du centre, pour culminer à la périphérie. Cette structure est également attestée chez les Anciens, notamment dans un texte exemplaire d'Hérodote, signalant la perception différenciée que les Perses avaient de la diversité des peuples :
Quel que soit le schéma adopté, la périphérie abrite donc le « radicalement autre», dont la vision varie en fonction du regard que les habitant du centre portent sur eux-mêmes et en fonction du critère qu'ils adoptent pour établir leur jugement. Si le regard sur soi est positif, l'approche de 1a périphérie devient presque inévitablement négative en raison de manques dont le catalogue est régulièrement dressé. Ainsi, la nature des terre ultimes était totalement dépourvue d'atouts et d'attraits aux yeux de Strabon, du fait des températures extrêmes qui y régnaient; en outre, elle empêchait les habitants des confins de devenir civilisés en leur imposant la condition de nomade …Si le regard sur soi est négatif chez les habitants du centre, la périphérie est considérée positivement…Dans certains cas, la périphérie est même surévaluée en vertu d'une nostalgie d'un passé révolu et d'une promotion de l'état de nature, dont le centre est définitivement sorti..Monique Mund-Dopchie op.cité
Les mythes projetteront cette logique ambivalente sur les terres des confins : la nature de celles-ci est le plus souvent belle et bienveillante, fournissant spontanément aux habitants les vivres dont ceux-ci ont besoin et leur épargnant un travail pénible : appartiennent à cet univers radieux dans la mythologie grecque ,l'île de Calypso, l'Atlantide , l'île ou les îles des Bienheureux, le pays des Hespérides et celui des Hyperboréens.(le mythe de Thulé finira par se confondre avec certains). Cependant on rencontre également aux marges de la terre des contrées beaucoup moins plaisantes : pays lugubre des Cimmériens ou Enfer océanique de L'Odyssée,. De même, les habitants des confins se répartissent en divinités plus ou moins positives, appartenant aux générations antérieures au règne de Zeus,(responsables du Chaos) en défunts heureux et en groupes humains qui vivent dans des conditions idylliques, tels les Hyperboréens et les Ethiopiens ; mais on y trouve aussi des humains hors norme, tels les « Pygmées », et des monstres redoutables, sinon malfaisants : Gorgones, Géryon, dragons défendant les pommes d'or des Hespérides,griffons de Scythie etc. Cette ambivalence de la nature et des habitants de la périphérie correspond, en fait, à l'ambivalence des temps primordiaux et à celle de l'Océan.
Celui-ci en effet a bien un aspect double ; il rassure et épouvante à la fois : des héros se purifient et se fortifient dans ses eaux, les terres avoisinantes bénéficient grâce à lui d'une végétation luxuriante mais inversement son infinitude est redoutable. En outre, l'Océan est lui-même une entité primordiale, selon plusieurs cosmogonies. Toute eau «symbolise par sa fluidité ce qui est sans consistance, sans contour défini, sans forme propre et signifie une indétermination radicale». (on retrouve ici le poumon marin). les eaux océaniques rappellent donc par leur masse confuse et désordonnée l'indifférenciation initiale du chaos .il y a un donc une structure imaginaire du Nord, un mythe nordique des origines.Des peuples heureux , comme les hyperboréens mènent une existence paradisiaque, choyés par la nature. d'autre part l'extrême mort abriterait des griffons, gardiens monstrueux de l'or d'Apollon dieu du nord contre les voyageurs trop cupides .
Rappelons nous la mer Cronienne qu'aurait rencontré Pytheas ! terme onirique de par sa polysémie ;il pourrait dériver du mot celtique croinn-mer gelée ou du substantif irlandais cron –l'enfer, l'abime, comme du norvégien hronn la baleine .le terme connut toute une fortune mythique,repris plus tard par Plutarquedonnant aux Argonautes de Jason un nouveau parcours (inspiré par les textes concernant Pytheas): l'archipel Ogygie(comme par hasard à cinq jours de la grande Bretagne). Quand on pénétrait plus avant dans une mer appelée « mer cronienne », on rencontrait trois îles, dont une habitée par Chronos, le père de Zeus, auteur encore du chaos primordial qui y vivait comme dans une prison dorée ; cette dernière île se caractérisait par son crépuscule perpétuel en été, le soleil ne disparaissant sous l'horizon que pendant moins d'une heure, et constituait un lieu privilégié de recueillement et d'étude pour des pèlerins épris de savoir et désireux d'acquérir des connaissances en astronomie, en géométrie et en philosophie. Au-delà de ces îles se trouvait enfin, toujours selon le récit de Plutarque, un grand continent ce continent ne pouvait être atteint qu'à la rame, tant les eaux avoisinantes étaient rendues fangeuses par les alluvions qui y étaient déposés par des fleuves c'est pourquoi la mer à cet endroit avait pu être dite « figée ».
Thulé va retrouver ainsi la mythologie indo-européenne du Septentrion : les Hyperboréens grecs rejoignent les Uttarakuru indiens(qui occupent le sommet du mont meru ,l'axe du monde) et aux Tuatha Dé Dannan celtes.(« gens de la déesse Dana »,peuple mythique de l'Irlande, devenu peut être les Elfes de Tolkien)) . Les îles du Nord, dont proviennent les Tuatha Dé Dannan, deviennent une contrée se concentrent la science et la magie, le druidisme, la sagesse et l'art.. « Dès lors, selon ce schéma établi par le mythe, les confins, quels que soient les occupants des lieux, constituent des enclaves privilégiées où l'âge d'or s'est maintenu avec ses séductions et ses éléments terrifiants, à une nuance près, qui est essentielle : à l'âge d'or dans le temps succède désormais un âge d'or dans l'espace, que l'on espère découvrir au terme d'une longue quête, aujourd'hui ou demain, voire après la mort. » Monique Mund-Dopchie.
« Pôle mythique, à mieux dire mystique. Les trois grandes religions révélées sont nées dans les déserts chauds du Moyen-Orient : le Sinaï, Jérusalem et La Mecque. Aux hautes latitudes, dans les déserts glacés, il est une autre transcendance : le froid minéral, le vide infini, le cosmos étoile en cette nef ouverte sur l'univers, au faîte de la Terre. Elle vous aspire vers l'absolu et l'indicible. Le logos peu à peu s étouffe et n'est perçu qu'un souffle. C'est l'unité des temps d innocence. De la civilisation du livre, je suis projeté cbez les hommes de l'oralité, dont la langue principale et le geste sont le non-dit.
Je suis normand, cauchois par mon père et d'ascendance écossaise par ma mère. Mais je suis aussi rhénan, étant né à Mayence en Allemagne, le 22 décembre 1922, bercé par les Liecler de Franz Schubert, les chorales de Johann Sébastian Bach et le romantisme de Robert Schumann. La Forêt-Noire a suscité mes premiers songes d enfant. Mais c est au fil de mes lectures des grands tragiques grecs que j'ai découvert qu'il y avait au Nord un au-delà géographique à la dernière terre sinon connue, du moins nommée. La tradition voulait que le Pôle fût siège d une contrée paradisiaque et aussi d une mer libre. Si fort est le pouvoir des légendes que, malgré les évidences géographiques rapportées par des voyageurs — froid, glace, nuit polaire —, l' espace boréal reste, pour les Grecs, lieu de bonheur que nul jusqu'alors n'a entrevu. Borée - selon Homère - est le vent de la génération. Il conduit, entraîne les âmes.
Le dieu du Nord est le plus beau, le plus jeune, le plus mystérieux de la mythologie grecque. Apollon, fils de Zeus et de Léto, est né à Délos, là où enfantent les phoques et les monstres marins, sur des rocs perdus. Ln souvenir du voyage accompli en son enfance dans l'Hyperborée (emporté par les cygnes, oiseaux du Nord qui ne chantent que pour mourir, selon Callimaque, poète d'Alexandrie, au III0 siècle avant J.-G.), ce dieu de la Chasse, dieu du Loup, dieu archer, dieu musicien (il joue de la lyre à la table de Zeus) retourne chaque automne dans le Grand Nord afin de se ressourcer et d'être, au printemps, en mesure d'exercer à Delphes ses grands pouvoirs prophétiques. Il est surtout Alexikakos., le dieu « qui écarte le mal », dieu thaumaturge, médecin, devin. Solaire, Apollon s'oppose aux forces noc-turnes et chtoniennes. Eternellement jeune, toujours nu, imberbe, les cheveux jamais coupés, ayant parfois un nœud retenant sa chevelure derrière la nuque, les traits délicats et les formes efféminées, Apollon est le dieu de l'esprit qui inspire et ordonne la matière ; c'est le maître de l'harmonie du monde. Il apaise et rassemble. Selon Platon, il énonce les lois fondamentales de la République ; il est l'esprit même des lois qui, liant les hommes aux dieux, fondent l'alliance première. « Ce dieu venu du Nord, dit Platon, s'est établi au centre et au nombril de la Terre pour guider le genre humain. » Du Nord, les Hyperborécns lui envoient, chaque année, des messagères, de jeunes vierges, qui, à Délos, lui présentent une offrande. Mais c' est aussi son contraire : hommes et femmes impies dans une autre tradition : celle d'Ezéchiel et de l'Apocalypse. Terres de Gog et de Magog.
Je songe à ces mythes qui m'ont été enseignés alors que j'avais vingt ans. Ils hantent mon esprit cependant que je me dirige vers l'extrême nord, au pays du peuple le plus septentrional de la terre. Thulé (Groenland), à mieux dire Uummannaq (« cœur de phoque ») : je débarque le 23 juillet 1950, me préparant à un hivernage solitaire, pendant 14 mois, parmi les Inughuit. ou Esquimaux polaires. Les printemps et étés 1948 et 1949, j'avais vécu chez les Groenlandais de la baie de Disko, 10° de latitude plus au sud. Leurs récits m'avaient incité à me rendre plus au nord pour retrou ver ce peuple légendaire que mes compagnons d'alors m'évoquaient : « Ce sont nos pères ! » Et me voici allant et venant le long du littoral de la baie de l'Etoile polaire, battue par les eaux glacées. Au large, des icebergs, superbes dans leur dérive nonchalante ».Jean Malaurie.l'APPEL DU NORD
Au-delà du Nord, de la glace, de l'aujourd'hui -delà de la mort à l'écart Notre vie, notre bonheur Ni par terre, ni par mer Tu ne pourras trouver le chasseur qui mène Jusqu'à nous, hyperboréens. C'est de nous, qu'aussi Une sage bouche a prophétisé ".NIETZSCHE.
« ... ou bien deviendras-tu dieu de la mer immense, les marins révéreront-ils ta seule divinité, et Thulé l'Ultime te sera-t-elle soumise? »VIRGILE, GEORGIQUES, I, 29-30.
"La dernière de toutes celles qu'on cite est Thulé. Nous avons dit qu'au solstice d'été elle n'a point de nuit, le soleil traversant alors le signe du Cancer, et, au solstice d'hiver, point de jour: quelques-uns pensent que la lumière et les ténèbres y durent six mois alternativement. Timée l'historien dit qu'à six jours de navigation de la Bretagne, et en deçà, est l'île Mictis, qui produit le plomb blanc, que les Bretons s'y rendent dans des barques d'osier garnies de cuir. On cite encore d'autres îles, Scandia, Dumna, Bergos et Nerigon, la plus grande de toutes, où l'on s'embarque pour Thulé; de Thulé, un jour de navigation mène à la mer congelée, appelée par quelques-uns Cronienne." Pline Histoire Naturelle.
« Simultanément, on a du mal à croire ce qui nous est étranger {...]. Les campagnards d'ici ont la même attitude d'esprit que nous quand nous entendons parler des contrées sises au-delà de Thulé - quelle que soit en vérité cette Thulé, qui permet à ceux qui l'ont dépassée de débiter des racontars invérifiables et irréfutables… » SYNESIOS DE CYRENE.
« Tous sortent de la mort comme l'on sort d'un songe. Les corps par les tyrans autrefois déchirés Se sont en un moment en leurs corps asserrés, Bien qu'un bras ait vogué par la mer écumeuse De l'Afrique brûlée en Thulé froiduleuse. » AGRIPPA D'AUBIGNE. LES TRAGIQUES
Le mythe comme le montre, l'étymologie du mot (muthos) signifie d'abord une histoire, un récit, et plus tard plus tard une fable au sens surtout péjoratif.Selon Mircea Eliade il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des commencements... C'est toujours le récit d'une création »: on rapporte comment quelque chose a été produit, a commencé à être.
S'il y a dans la destinée des mythes passage de l'oralité à la littérature, parfois présenté comme une exténuation du mythe selon Lévi-Strauss, le même insiste surtout sur le fait que, plus que pensés par les hommes, « les mythes se pensent entre eux » : on ne peut considérer qu'il y aurait un état originel du mythe dans sa forme pure, une version authentique ou primitive. Le plus souvent, nous n'avons pas accès aux mythes antiques tels qu'ils auraient existé dans leur transmission orale, c'est par le biais des textes que nous pouvons les reconstituer et en comprendre le sens. Et ces textes se présentent parfois d'emblée comme des oeuvres littéraires, même s'ils ne correspondent pas à notre conception moderne de la littérature (c'est le cas de L'Iliade et de L'Odyssée d'Homère. Nous ne connaissons les mythes qu'à travers des mythologies toujours changeantes, qu'à travers des contextes particuliers, médiatisés par d'autres textes.
Les mythes entretiennent donc les uns avec les autres, à l'intérieur d'une même culture, ou d'une culture à une autre, des relations complexes (correspondances, filiations, parallélismes, convergences, etc.); ils se ressemblent et paraissent s'appeler et se répondre les uns aux autres, mais correspondent à des conditions d'élaboration très variables (sans quoi, comment comprendre la variété des différentes versions d'un même mythe) - ils révèlent des préoccupations communes : recherche du sens de l'existence, souci d'expliquer la création du monde (cosmogonies), les origines de la vie ou de l'humanité, désirs d'amour, de gloire, de puissance, de protection, angoisses des hommes devant une nature hostile, la maladie, la souffrance, la mort et un au-delà de la mort, la fuite hors du monde ou hors du temps, la communion avec le divin, etc. - ils manifestent l'attrait des hommes pour le surnaturel, le merveilleux, ils charment, séduisent, font plaisir à ceux qui l'entendent.
Véhiculés par les mythes, source de nouveaux mythes eux-mêmes, certains noms ont ainsi un fort potentiel symbolique et onirique et hantent notre imagination à travers le temps. Ainsi de Virgile et Sénèque à jean Malaurie et antonin Artaud en passant par Goethe, il suffit pour susciter l'enchantement d'écouter le nom magique tel que l'évoque le premier vers d'une ballade. « il était un roi de THULE…...»" Ce mythe de Thulé, nous rappelle Monique Mund-Dopchie, sera repris dans toutes les littératures, au Moyen Âge dans le cycle de la Table ronde, et à l'époque romantique par Goethe dans sa lyrique Ballade du roi de Thulé. Ce poème chanté, ou lied, sera mis en musique par Gounod et par Berlioz. Goethe chante ce noble royaume lointain où l'amour fidèle (comme le mythe) transcende le temps: Es war ein Kônig in Thulé... Cette ballade, traduite par Gérard de Nerval, eut un succès immense. Ultima thule, la magie du mot, l'évocation mystèrieuse de l'insondable reposent d'ailleurs peut être plus sur la consonnance des syllabes frappant l'oreille et donc sur la musique de la phrase, que sur une description géographique précise qui fera toujours défaut. Dans une séquence saisissante, Sami Frey jouant Antonin Artaud nous restitue ce qui est peut être la poésie originelle du nom. video ci-dessous- (la séquence est à la 20ème minute)
Selon Jean Malaurie,la simple géographie se double toujours d'une géographie sacrée et mythique des points cardinaux présente dans la tradition gréco-latine, aussi bien qu'en Eurasie, en Inde, Chine, et jusque dans certaines régions africaines :
« Le septentrion est fréquemment sous le signe du mâle, de la création, de la force, de la lumière, de l'innocence virginale et de la justice, le midi étant " femelle " et " matriciel ". Apollon, le dieu grec le plus singulier, est le dieu du Nord, le dieu des Hyperboréens. Au Moyen Age et à la Renaissance, la tradition géographico-mystique de Guillaume Postel situe le paradis au pôle Nord. Au XVIIe siècle, le pôle Nord était souvent apprécié comme un gouffre d'eau et comme un lieu de renaissance et de mort. Au XIX', la géographie savante le considérait comme une mer " libre de glace ". L'Étoile polaire, enfin, référence de tous les navigateurs, est souvent considérée comme le centre absolu autour duquel tourne le ciel, le " nombril " du ciel pour les Yakoutes, le " pilier " pour les Lapons ».
Une croyance diffuse de la pensée grecque, fondement des cultes apolliniens, voit l'hyperboréen, descendant de peuples géants mi-divins des temps antédiluviens, vivre donc dans le Grand Nord, l'espace légendaire du bonheur. On peut se demander si des mythes conservant le culte de « grands ancêtres »n'ont pas origine réelle, une histoire et une géographie, celles des peuplements méditerranéens, et des migrations successives de peuples nomades de l'Asie centrale venues de pays périglaciaires: le Caucase, la Scythie, la Mongolie. Se conserverait ainsi au travers des mythes, la nostalgie d'un espace originel, uniformément blanc, couleur devenue symbole de pureté et de paix; une nostalgie d'un âge d'or perdu au Pôle où l'Hyperboréen poursuivait fraternellement une vie communautaire avec les dieux sans guerroyer avec les peuples voisins; une société arctique d'hommes forts et puissants.
« Nord, montagne, humanité primordiale, peuple heureux et immortel: ces idées se retrouvent comme en gigogne dans plusieurs civilisations anciennes. Des fragments de ces idées mythiques se retrouvent dispersés dans toutes les civilisations jusque dans l'Arctique. Les Esquimaux, bien que tard venus dans l' Arctique - 10000 ans au plus tôt - gardent de la Sibérie au Groenland la mémoire d'un peuple pré-Esquimau, plus fort et plus conquérant, les Tornit ou Tunit, peuple anti-ethnique. Il est remarquable, en effet, que le Sud groenlandais ait, encore au XIX' siècle, une conscience aiguë de l'existence au nord, très au nord, d'un peuple de géants plus grands, plus forts et cannibales.On m'a montré, dans la région de la péninsule de Boothia les énormes pierres avec lesquelles ces " Tunit " construisaient de grands iglous. A Thulé, on a même gardé quelques mots du vocabulaire de ce peuple perdu dans la brume des siècles obscurs. " Ce sont nos pères ", me disaient les Inuit de Thulé… » « Cet espace nordique a un nom: Thulé. Thulé- Tele : loin; Thu-al : Nord (Celte); Tholos ou Tolos : brouillard (grec); Tula: balance (sanscrit); Tulor mexicaine est dans la tradition ésotérique, la Terre lointaine, l'Ile blanche, le Pôle des lumières, le Sanctuaire du Monde. Thulé, baie de l'Étoile Polaire, est à l'aplomb du Pôle céleste. Telle Jérusalem, pôle judéo-chrétien ou La Mecque, avec la Kaaba, pôle de l'Islam, Thulé est le pôle des hyperboréens. » « Les invasions se succèdent en Occident. Le mythe demeure: Atlantide de Platon ou Ifverboren, selon les vieux mythes suédois, le jardin des Hespérides, le berceau de la première race des hommes, nouveau Saint Graal, Thulé exprima la tradition celto-germanique la plus ténébreuse, où auraient vécu avant le déluge un peuple d'hommes proches des Dieux, les Atlantes, qui n'auraient survécu à l'engloutissement qu'en fuyant vers l'hypothétique Agaretha. Le Pôle du monde, la capitale, l'île, la montagne des " Maîtres de la Nuit ", des " Douze Sages ". Cette île ou montagne initiatique, où se situerait elle ? »…(c'est moi qui souligne !) ».Jean Malaurie.l'APPEL DU NORD
« Le nom de Thulé, cité pour la première fois par le navigateur Pythéas, remonte aux premières populations indo-européennes ; il a pris en chaque langue une nuance différente: Thuath en gaélique veut dire "le nord" ou "la gauche", Thyle en vieux saxon et Tiule en goth signifient "la limite extrême" et, en sanskrit, Tula, "la Balance", désigne la constellation de la Grande Ourse située au Nord. Cette île lointaine, cette colline sacrée, située "là-bas" au Nord-Ouest, est l'île de l'Autre Monde, le Sid irlandais, paradis celtique, havre de paix et de délices où le temps s'écoule éternellement, sans maladies, sans contraintes morales ni hiérarchie sociale. Thulé, île fabuleuse où les jours sont sans fin, terre mythique sur laquelle on racontera des choses prodigieuses.
Autour du nom va ainsi se construire au fil du temps et des cultures, tout un labyrinthe de mythes rejoignant l'Hyperborée, voire l'Atlantide, mais aussi de voyages et de découvertes réelles. La magie du nom de Thulé repose peut être justement sur le fait qu'il mêle constamment le réel et l'imaginaire, la géographie et l'histoire mais aussi la poésie mythologique, source de littérature. Ironie de l'histoire réelle, le destin de Thulé remonte au récit d'un voyage, source de débats passionnés de la part des géographes de l'antiquité, comme du Moyen Age et de la Renaissance. Un récit en grande part perdu mais vivace dans les mémoires et dont les imprécisions ouvrent justement une brèche d'où peuvent surgir l'imaginaire et les mythes. L'expression « Ultima Thulé » a traversé les siècles pour nous parvenir, auréolée de la magie des terres lointaines et du mystère des limites du monde connu. C'est ainsi que des poètes et des philosophes du début de l'Empire romain, tels Sénèque et Virgile, l'utilisèrent les premiers, loin des débats qui n'ont cessé autour de la réalité géographique. Ceux qui vinrent après se contentèrent de reprendre l'image romantique de Thulé, qui, comme toutes les bonnes images, côtoie les frontières de l'irréel et fascine. Au départ pourtant, un voyage attesté et un récit mais en grande partie perdu et connu seulment par d'autres récits, celui de l'astronome et navigateur marseillais PYTHEAS. Explorateur audacieux, marin, scientifique et géographe de premier plan (étude des marées, calcul de la latitude de sa ville natale et de la pointe sud-est de la Grande Bretagne, etc.) et aussi économiste, son voyage (non dénué d'arrières pensées commerciales) durera 3 à 4 ans selon la tradition et se situe vraisemblablement entre 330 et 320 avant J.-
« S'il existe aujourd'hui un dossier antique sur Thulé, le mérite en revient incontestablement à Pythéas de Marseille, qui a révélé l'existence de cette île lointaine au monde gréco-romain. Cependant la célébrité de l'astronome-voyageur et le nombre d'études que celle-ci a suscité sont inversement proportionnels à l'information dont on dispose à son sujet. Son traité Sur l'Océan est perdu, ainsi que sa description de la terre . Sont également perdus les travaux des érudits alexandrins qui avaient eu un accès direct à ses œuvres. On ne dispose dès lors que d'une tradition indirecte.), relativement ample au demeurant, dont les références à Pythéas et à ses écrits se fondent le plus souvent sur des informations de seconde main.
Seuls deux textes nous renseignent avec quelque précision sur le mode de rédaction adopté par le Découvreur. Le premier, livré par Strabon, nous montre un Pythéas distinguant, à la manière d'Hérodote, ce qu'il a appris en vertu de son autopsie de témoin ou par ouï-dire() Le second texte, fourni par l'astronome Géminos (Ier s. A.J.C.), cite littéralement un bref extrait de Pythéas et nous apprend à cette occasion que notre explorateur s'est rendu dans des contrées où le jour le plus long dure entre 2l et 22 heures et qu'il a bénéficié de l 'aide d'interlocuteurs locaux dans son entreprise :
(Dans ces parages, il semble que Pythéas le Massaliote soit aussi allé. Il nous dit en effet dans son livre Sur l'Océan : « Les barbares nous montraient où se couche le soleil ». Car dans ces lieux il arrivait que la nuit était tout à fait petite, pour les uns de deux heures, pour les autres de trois, de sorte que le soleil s'étant couché, après un petit intervalle, il se relevait aussitôt.). MoniqueMund-Dopchie. Ultima Thule.Histoire D'un Lieu et Genèse D'un Mythe.DROZ. 2009
Les références aux travaux de Pythéas resteront problématiques parce que résultat de sélections opérées par des auteurs différents en vertu de préoccupations différentes et autorisent régulièrement de ce fait des interprétations contradictoires. Certains auteurs antiques le considèrent comme un affabulateur(un mythomane !). C'est en particulier l'opinion de Polybe et du géographe Strabon, pour qui il est inconcevable qu'une mer puisse être entièrement gelée. (Et qu'il puisse exister une terre que l'empire romain ne contrôlerait pas)La biographie de Pythéas n'est que le produit d'hypothèses même si les spécialistes de ces dernières décennies voient unanimement en Pythéas un astronome de génie, qui tint à voyager dans l'Extrême-Nord pour trouver des réponses scientifiques aux problèmes posés par le monde savant de son époque ou pour également ouvrir de nouvelles voies maritimes au commerce de l'étain et de l'ambre. De même, ils s'accordent pour situer la navigation au IVe siècle A.C. Il apparait ainsi comme le plus ancien auteur de l'Antiquité à avoir notamment décrit les phénomènes polaires, les marées ainsi que le mode de vie des populations de la Grande Bretagne et des peuples germaniquesdes rives de la mer du Nord voire, peut-être, de la Baltique. Mais de profondes divergences surgissent dès qu'ils tentent d'affiner cette date, d'établir la chronologie de la rédaction, de calculer la distance qui sépare celle-ci de l'exploration qui l'a fondée et de retracer l'itinéraire suivi par l'explorateur, notamment le long des côtes de la Grande-Bretagne. Elles sont particulièrement importantes lorsqu'il s'agit de fixer Thulé sur une carte et de déterminer la manière dont Pythéas fut informé à son propos. Les identifications proposées pour Thulé demeurent en effet nombreuses aujourd'hui : l'ensemble du Septentrion, le Groenland, les Féroé, Héligoland, l'Estonie (île de Saarema), la Suède, la péninsule Scandinave — dans son ensemble ou partiellement —, les Shetland, l'Islande ; les trois dernières sont toutefois les plus régulièrement avancées. Par ailleurs, d'aucuns suivant Strabon se demandent si Pythéas s'est rendu personnellement à Thulé ou s'il en parle par ouï-dire.
A l'époque de Pythéas, au milieu du IV ème siècle AC, la majeure partie des déplacements se fait sur la Méditerranée. Elle est parfaitement connue, même si l'on utilise principalement la partie orientale, berceau des Grecs. La Méditerranée apparait donc comme le centre du monde. Mais on est déjà allé au-delà de la méditerranée et de la mer noire. Les Egyptiens connaissent l'Afrique intérieure et ont exploré le cours du Nil jusqu'à la IVème cataracte.la tradition rapporte que le pharaon Nécho II, aurait ordonné un voyage autour de l'Afrique aux environs de l'an 600. L'Inde a été reconnue jusqu'à l'Indus par Alexandre le grand. Quant aux fameuses colonnes d'Hercule (détroit de Gibraltar) elles ont déjà été franchies. Les phéniciens possèdent le comptoir de Gadir (Cadix) sur les cotes atlantiques .le Carthaginois Hannon, aurait descendu les cotes de l'Afrique de l'ouest, jusqu'au golfe de Guinée et peut être au Cameroun. Surtout, vers le Vème A.C, le navigateur Hamilcon aurait effectué un « long « périple de 4 mois dans l'océan atlantique. Il serait allé jusqu'en Bretagne.
l'inverse, l'intérieur de l'Europe est ignoré, grecs et phéniciens n'explorant que les régions côtières .C'est le vaste mondes des « Barbares », (ceux qui auraient un langage inarticulés et vivraient dans des forets) : on commerce pourtant avec eux, leur aristocratie cherchant les objets précieux en échange de l'étain, de l'ambre et des fourrures. Toute la partie nord serait en, outre, inhabitée, car trop froide.
"Par une opération géométrique de projection et de calculs astronomiques, les géographes anciens avaient établi la représentation durable d'un globe terrestre divisé en cinq zones, à savoir une zone torride, deux zones tempérées qui enserraient celle-ci de part et d'autre et deux zones froides aux extrémités; toutefois, ils n'avaient pu éviter les ambiguïtés engendrées par un tel découpage. Ainsi, ils avaient situé dans la zone tempérée septentrionale — dont la température leur paraissait favoriser un établissement humain — leur œcoumène (ensemble des terres habitées) conçue comme une grande île ovale intégrant l'Europe, l'Asie et l'Afrique. Mais ils n'osaient supposer que celle-ci fût unique et ils s'interrogeaient dès lors, comme Cratès de Mallos (IIe siècle A.C.), sur l'existence d'autres œcoumènes à la surface du globe, en particulier sur celle d'un «antipode» dans l'hémisphère austral. De même, ils avaient été contraints d'admettre que l'espace de terre habitable qu'ils s'étaient attribué n'était pas nécessairement homogène : selon leur construction théorique du globe terrestre, du fait que la zone torride et les zones froides étaient peu propices au peuplement eu égard à leurs températures extrêmes, il ressortait que les bordures méridionales et septentrionales de leur œcoumène étaient moins habitables que son centre : ensemble des terres formé par l'Europe, l'Asie et l'Afrique ne constituait :onc pas en tous points une surface de peuplement de l'œcoumène. Enfin,l es explorations et voyages introduisaient des nuances dans le propos : l'une part, ils avaient révélé l'existence de déserts de sable dans les profondeurs de l'Afrique et d'espaces faiblement peuplés dans les plaines du grand Nord, qui confirmaient la vision préconstruite ; d'autre )art, ils avaient également révélé que, contrairement à l'opinion reçue, la partie située entre les tropiques était habitable MoniqueMund-Dopchie. Ultima Thule.Histoire D'un Lieu et Genèse D'un Mythe.DROZ. 2009
Comment Pytheas intervint il dans ce débat qui va le mener à un fameux périple ? Comme déjà dit, on sait peu de choses sur lui et la tradition en fera un homme pauvre, comme plus tard Socrate(n'est ce pas là une composante fréquente des mythologies qui font du personnage historique un héros ?). Il occupe sans doute la charge d'astronome à l'observatoire de Marseille et se livre à des observations à l'aide de l'instrument de l'époque ,un gnomon (dont il emportera un modèle réduit dans son voyage) , ici un obélisque de 10ms avec lequel on mesure les ombres portés du soleil pour déterminer en particulier l'heure. On lui attribue toute une série de découvertes astronomiques : il aurait mesuré l'obliquité de l'elliptique, constaté qu'au solstice d'été, l'ombre est la plus courte à midi, tandis qu'au solstice d'hiver elle est la plus longue. Il aurait aussi situé le pole céleste dans le voisinage de la Petite Ourse .Pythéas en quittant Marseille chercherait sans doute à vérifier certaines observations : trouver une terre où le soleil ne doit pas se coucher, mesurer la circonférence de la terre qui pour lui est ronde. Mais les préoccupations scientifiques ne furent sans doute pas les seules pour une expédition surement couteuse à l'époque.Les migrations celtes avaient rendu aléatoire le commerce de l'étain et de l'ambre (Pythéas parlerait le Celte).Aussi la ville et ses commerçants le missionnèrent sans doute pour trouver les sources des matières premières et un passage du nord est de l'Europe, de la mer du Nord à la mer Baltique, en lui donnant le budget nécessaire (peut être plusieurs navires).
Parti de MASSILIA , il aurait gagné l'Atlantique, soit après avoir franchi les "colonnes D'Hercule" en payant tribut aux carthaginois, soit par un voyage fluvial jusqu'au débouché de la Gironde ou de la Loire. Son voyage se serait ensuite poursuivi vers l'ARMORIQUE puis la Grande Bretagne dont il a décrit la forme triangulaire. Il y observe les phénomènes de marée et remarqué la corrélation qui existe entre celle-ci et les phases de la lune. Il rencontre aussi des populations quiexploitent des gisements d'étain. Il existe une forte tradition affirmant que Pythéas aurait voyagé pendant six jours vers le Nord jusqu'aux limites du cosmos (une autre tradition affirme qu'il aurait »affabulé » ou simplement décrit de prodigieux phénomènes astronomiques comme le « soleil de minuit » par simples projections de se calculs).
« Nous pouvons donc imaginer qu'un matin du début de l'été Pythéas, en compagnie de marins locaux, se mit en route dans le détroit de Bressay et que, environ six jours plus tard, il arriva au large de la côte sud-est de l'Islande. Il dut ensuite naviguer vers le nord, le long de la côte est de l'île, et peut-être aborder à Rifstangi, juste à l'intérieur du cercle arctique. Il aurait même pu planifier sa visite de manière à être sur l'île au moment du solstice d'été. Il serait ensuite allé plus au nord pour observer la mer figée, avant de retourner finalement à Mainland. En tout, son voyage pourrait avoir duré près de trois ou quatre semaines, et, de retour à Clickhimin, Pythéas aurait alors pris un peu de repos pour repenser à toutes les merveilles qu'il venait de voir.
Tout cela n'est, comme nous l'avons dit, qu'un scénario imaginaire - une histoire à dormir debout peut-être ; le produit de notre fantaisie dont nous aimerions qu'il soit réalité. Pourtant, l'examen de; données dont nous disposons montre que ce type de voyage n'outre passait en aucun cas les capacités techniques des constructeurs de bateaux de cette époque, et qu'il pourrait même avoir été chose courante. Les détails concernant l'Extrême Nord que Pythéas fut le premier à rapporter sont scientifiquement cohérents et, à n'en pas douter, le fruit d'une observation minutieuse. Il faut alors se demander si Pythéas après être parvenu aussi loin, put se satisfaire de ouï-dire. Il affirme qui non ; prenons-le au mot.
. Deux questions demeurent pourtant en suspens : Thulé correspond-elle réellement à l'Islande ? Et jusqu'où Pythéas s'aventura-t-il vraiment ? La première de ces questions divise les spécialistes en trois écoles : Thulé est bien l'Islande ; elle correspondrait plutôt à la Norvège ; ce serait les îles Shetland….Barry Cunliffe, Marie-Geneviève l'Her, Pythéas le grec découvre l'Europe du Nord, éditions Autrement, 2003
Poussant plus au plus au nord au large des Orcades, puis des îles Shetland, il aurait donc continué au nord, et découvert une île qu'il va donc baptiser Thulé, dans une région où la nuit ne « durait plus que deux heures ». Pays où selon les « barbares » : le « soleil se reposait ». "Au-delà du canal, il suivit les côtes orientales des îles Britanniques, et lorsqu'il fut à la partie la plus septentrionale, poussant toujours vers le nord, il s'avança en six journées de navigation jusqu'à un pays que les barbares nommaient Thulé, et où la durée du jour solsticial était de 24 heures ; ce qui suppose 66 degrés 30 minutes de latitude septentrionale., écrit Pline l'Ancien dans son Histoire Naturelle. Evoquant l'ile de Thulé , Pyrheas décrit aussi un environnement qui fera beaucoup discuter et écrire, celui d'une mer où la navigation devenait impossible, l'océan ressemblant à un « poumon marin ». C'est à ce stade que, par les imprécisions des mesures et des localisations source de controverses scientifiques, par la perte du récit original, par les obscurités des descriptions reprises de secondes mains par de multiples auteurs , par les difficultés de traduction de certains mots ,la géographie et l'astronomie vont désormais côtoyer la légende et ce, pour les siècles à venir . L'on se trouve confronté à un explorateur dont la vie comporte de nombreuses zones d'ombre qui ne disparaîtront pas de sitôt. « Faute de documents nouveaux, les biographes de Pythéas sont dès lors condamnés à enrichir les maigres renseignements transmis à coup de mises en contexte originales et d'hypothèses ingénieuses, dont la combinaison fait surgir un personnage probable plutôt qu'un personnage historique ».
On peut concevoir aussi que ses découvertes heurtaient d'abord les idées communes comme aussi les paradigmes scientifiques de l'époque. Strabon ne s'en prive pas : il écrit que celui-ci débite des fables :
« Sur Thulé, l'information est encore beaucoup plus incertaine à cause de l'éloignement de cette île, qu'on donne comme la plus septentrionale de toutes les contrées qui portent un nom. Ce qu'a dit Pythéas à son sujet comme au sujet des lieux avoisinants est de toute évidence pure fiction, si l'on en juge à ses récits sur les régions connues, car, comme presque tout y est contraire à la vérité, ainsi que nous l'avons dit plus haut, il apparaît clairement qu'il est moins véridique encore quand il parle des régions situées au-delà des lieux accessibles » (Géographie, 4.5.5).
Depuis Hérodote, les géographes pensaient surtout que la Terre n'était pas habitable en zone équatoriale, trop chaude, ni en zone arctique, trop froide. Le climat relativement tempéré et océanique que Pythéas découvre à la haute latitude de l'Islande leur semble en totale contradiction avec l'extrême rigueur des climats continentaux rencontrés par les explorateurs partis de la mer Noire vers les pays des Cimmériens (aujourd'hui la Biélorussie). On ne connaissait pas l'influence du Gulf Stream qui rend le climat différent aux mêmes latitudes et donne plutôt raison à Pytheas .
« C'est à cette confrontation entre l'approche théorique et l'observation de terrain que l'on doit la controverse suscitée par l'émergence de Thulé dans un univers géographique qui ne l'attendait pas. Par sa découverte, Pythéas fit en effet reculer la frontière septentrionale de l'œcoumène en affirmant que Thulé, située selon lui sur le cercle arctique, à six jours de navigation de la Grande-Bretagne, était tout à la fois la plus nordique des îles Britanniques et la dernière des terres habitables. Cette latitude de 66° signifiait dans la foulée qu'à Thulé le jour du solstice d'été et la nuit du solstice d'hiver duraient 24 heures, le soleil ne disparaissant pas de l'horizon dans le premier cas et n'apparaissant pas au-dessus de l'horizon dans le second. La localisation de l'île sur le cercle arctique fut adoptée par Eratosthène, nous dit Strabon ; quant à la mention du jour et de la nuit de 24 heures à l'époque des solstices, elle fut explicitement reprise par des auteurs dont l'œuvre nous a été conservée : Pomponius Mêla, Solin et Ser-vius, lesquels ne se réfèrent aucunement à Pythéas. En revanche, la révélation du Massaliote fut rejetée par Strabon, qui s'associait Polybe dans cette opposition. S'il reconnaissait à son prédécesseur des compétences en astronomie et en mathématiques, le géographe d'Amasée refusait de croire à l'existence d'une Thulé dont aucun «explorateur» de la Grande-Bretagne et de l'Irlande n'avait parlé et à l'habitabilité de la terre à des latitudes aussi élevées ; selon ses propres estimations, qui rejoignaient celles de Polybe, l'œcoumène avait pour frontière septentrionale le nord de l'Irlande. Monique Mund-Dopchie.op.cité.
C'est cette une image romantique , forgée par l'anthropologie, jusqu'à un tournant récent qui s'est popularisée, on l'a vu, par le cinéma mais aussi par la littérature.des ouvrages eurent dans ce domaine un rôle essentiel, ceux de l'auteur britannique d'origine sud africaine Laurens Van Der Post, The Lost World of thé Kalahari (1958) et The Heart of thé Hunter (1961).le premier relate une expédition à la recherche du monde perdu, et des bushmen « purs » aventure réelle mais aussi mystique, la quête du bushman symbolisant une part de nous même. Le second livre gravite autour d'un personnage moins « fantasmatique « mais qui présente justement les traits du bushmen « domestiqué « donc corrompu ».
Le mythe bushman si l'on le compare à l'histoire réelle que l'on va aborder par la suite peut être résumé en quelques aspects :
Le premier à propos des Bushmen consiste à dire qu'ils vivraient, du moins « traditionnellement », et depuis longtemps dans l'isolement par rapport aux autres populations. En réalité, des liens commerciaux ont existé à travers le Kalahari depuis plus d'un millénaire. Bien que leur organisation sociale puisse être qualifiée de « mésolithique », les Bushmen ont eu accès au fer depuis des siècles .La fonte du minerai n'était cependant pas réalisée par eux-mêmes, mais par des populations voisines .L'histoire et l'archéologie ne peuvent trancher sur l'existence d'une migration forcée vers le Kalahari par des Européens ou des Africains, tout au plus ont-ils imposé et renforcé l'isolement de groupes préexistants
« Si des personnes déplacées se trouvent cependant parmi les ancêtres des Bushmen actuels, elles n'ont laissé aucune trace que l'on puisse suivre, aucun reste que l'on puisse retrouver (excepté peut-être quelques éléments de vocabulaire, non encore attestés). Les /Xam, ou Bushmen du Cap, si vivants dans l'imaginaire collectif, ont disparu depuis longtemps. Ceux du Kalahari sont des cousins très éloignés et assez différents d'eux sous maints aspects. Il est utile à cet égard de rappeler que les Bushmen ne sont pas des nomades au sens où ils se déplaceraient de façon aléatoire, car leurs mouvements les conduisent et les ont presque toujours conduits à l'intérieur de territoires définis, chacun d'eux occupé par un groupe bushman distinct. En un certain sens, les éleveurs khoekhoe (depuis environ 2000 ans), les fermiers noirs bantouphones (depuis le dernier millénaire) et les Européens d'Afrique australe (au cours des 350 dernières années) ont été les véritables nomades, ou plus exactement les véritables migrants, alors que les Bushmen ont toujours été là. »LES BUSHMEN DANS L'HISTOIRE OP.CITE
Le terme de nomadisme est chargé d'ambiguité :la plupart des groupes sont aujourd'hui sédentaires, établis autour des points d'eau permanents ou dans les exploitations agricoles où ils sont salariés. Les déplacements, fortement réglementés durant la période d'apartheid en Afrique du Sud et en Namibie, sont certes croissants, mais accusent un caractère fortement individuel et sont largement motivés par des questions de relations familiales et sociales. Quelle qu'ait été la logique environnementale et économique des migrations d'autrefois, on se déplace aujourd'hui surtout pour des raisons personnelles où il s'agit de rendre visite à ses proches. Quant aux groupements saisonniers des communautés autour des trous d'eau permanents, ils ont laissé place à des rencontres plus aléatoires en ville, où l'on va se faire soigner, acheter de la nourriture, ou encore boire de l'alcool. « Du reste, n'y a-t-il jamais eu une forme unique de nomadisme ? Le climat, la disponibilité des ressources, les modes d'économie, mais aussi la taille des communautés, leur densité et leur occupation des espaces seraient-ils des facteurs négligeables pour l'histoire de l'Afrique australe ? La réponse est bien évidemment non ! De fait, c'était plutôt le semi-nomadisme qui était jadis de rigueur, avec une variation importante, selon les groupes, qui tient à la relation complexe et non déterminée a priori entre idéologies, pratiques et contraintes micro-environnementales ».
Une autre composante du mythe, très actuelle, est véhiculée de l'extérieur par les récits de voyage comme ceux de Laurens Van der Post : les Bushmen « purs » seraient en voie de disparition totale. En réalité, 90 000 Bushmen au moins vivent aujourd'hui dans le Kalahari et les régions environnantes. La grande majorité, cependant, sont ce que Van der Post appelle des Bushmen « domestiqués ».(dont on sait qu'on leur dénie selon le mythe toute identité authentique) C'est que leur histoire récente est en grande partie une histoire du malheur. Les sources coloniales permettent de documenter plus spécifiquement, pour les derniers siècles, des phénomènes d'extermination et d'asservissement, qui ont fait disparaître les Khoesan en tant que collectivités dotées d'identités propres, pour ne faire subsister qu'un sous-prolétariat rural ; c'est tout particulièrement le cas en Afrique du Sud, où les Khoesan ont été absorbés dans la catégorie sociale des « Coloureds », qui regroupe les descendants d'esclaves aussi bien que les fruits des métissages coloniaux anciens. Plus proches de nous, les populations de chasseurs-cueilleurs des pays plus tardivement colonisés ont subi, au cours des dernières décennies, un processus d'acculturation du fait de leur entrée dans des relations de dépendance à l'égard de leurs voisins – fermiers blancs en Namibie, fermiers tswana ou blancs au Botswana – et dans des relations d'échange inégales à la périphérie du système de l'économie de marché. (ce qui n'était pas le cas avant la colonisation.)
Très peu nombreux désormais sont ceux qui ne vivent que de chasse et de collecte, mais la plupart selon des sources récentes ont pourtant conservé des éléments d'identité, quoiqu'en mouvement « La religion bushman demeure vivace, et dans de nombreuses régions la politique traditionnelle du consensus, le système d'obligations familiales et parentales, les règles d'échange de dons et de partage de la viande, et même la migration saisonnière, la dispersion et le regroupement des bandes sont toujours pratiqués. Certaines formes spécifiques d'organisation des bandes sont en train de changer, en raison de la dépendance vis-à-vis des biens de consommation provenant des boutiques et de l'accès à l'eau facilité par les puits mis en place par le gouvernement central, les municipalités ou les fermiers locaux ... En outre, les Bushmen ont conservé leurs propres langues, très diverses, souvent d'une expression subtile, riches en concepts abstraits (au moins dans le cas des langues du groupe « Bushman Central », comme le glwi et le nharo), grammaticalement et phonologiquement complexes. Et quoique la diversité au sein des langues bushmen soit plus grande qu'au sein de la famille indo-européenne, certains Bushmen en parlent couramment plusieurs. »op.cite
l
Les Bushmen ne sont donc pas figés,comme on le voudrait dans la reproduction perpétuelle d'un mode de vie bien réglé entre parties de chasse, partage collectif de la viande, danses rituelles et confection de colliers en perles de coquille d'œuf d'autruche. Ils ont été et sont acteurs (et pas seulement spectateurs distraits) de mouvements, de mutations techniques et idéologiques dont les archives, il est vrai, sont trop manquantes. Ils ont fait face - à des changements écologiques profonds, à des crises graves. Ils ont inventé des institutions, des mythes, des objets, des chants, des solutions techniques qui ont fait date. Ils ont bien, en somme, une histoire. Nous n'en avons pas les annales, mais au moins peut-on exploiter toutes sources et faire appel, outre les archives écrites produites en quantité croissante par les Européens depuis quatre ou cinq siècles, aux archives matérielles (notamment archéologiques), picturales (les très nombreuses peintures et gravures rupestres d'Afrique australe, qui leur sont généralement attribuées, ils n'ont jamais ignoré ni la réalité des autres groupes (en Afrique, de nombreux récits de fondation sont d'abord des récits de guerre et de fuite), et donc aussi des autres dieux, ni la nécessité de commercer ou d'aller prendre femme ailleurs. Rien ne permet de penser hier plus qu'aujourd'hui à l'image d'un monde clos et autosuffisant. Comment considérer sinon par des histoires multiples, cet ensemble de populations trop morcelées, aux territoires bordés de frontières poreuses, qui n'ont pas de langue commune et qui n'ont jamais eu de conscience collective ? Ne risque-t-on pas de donner corps à un «peuple » qui n'existe pas ?(ou pas encore ?)
« C'est à ce point que l'illusion de l'ethnologue rejoint le demi-fantasme des indigènes. Elle n'est, elle aussi, qu'une demi-illusion. Car, si l'ethnologue est bien évidemment tenté d'identifier ceux qu'il étudie au paysage où il les découvre et à l'espace qu'ils ont mis en forme, il n'ignore pas plus qu'eux les vicissitudes de leur histoire, leur mobilité, la multiplicité des espaces auxquels ils se réfèrent et la fluctuation de leurs frontières. Encore peut-il, comme eux, être tenté de prendre sur les bouleversements actuels la mesure illusoire de leur stabilité passée. Quand les bulldozers effacent le terroir, quand les jeunes gens partent en ville ou quand s'installent des « allochtones », c'est au sens le plus concret, le plus spatial, que s'effacent, avec les repères du territoire, ceux de l'identité.
Mais là n'est pas l'essentiel de sa tentation, qui est intellectuelle et dont témoigne de longue date la tradition ethnologique…. »
« Substantifier chaque culture singulière, c'est ignorer à la fois son caractère intrinsèquement problématique, dont témoignent pourtant à l'occasion ses réactions aux autres cultures ou aux à-coups de l'histoire, et la complexité d'une trame sociale et de positions individuelles qui ne se laissent jamais déduire du « texte » culturel. Mais il ne faudrait pas ignorer la part de réalité qui sous-tend le fantasme indigène et l'illusion ethnologique : l'organisation de J'espace et la constitution de lieux sont, à l'intérieur d'un même groupe social, l'un des enjeux et l'une des modalités des pratiques collectives et individuelles. Les collectivités (ou ceux qui les dirigent), comme les individus qui s'y rattachent, ont besoin simultanément de penser l'identité et la relation, et, pour ce faire, de symboliser les constituants de l'identité partagée (par l'ensemble d'un groupe), de l'identité particulière (de tel groupe ou de tel individu par rapport aux autres) et de l'identité singulière (de l'individu ou du groupe d'individus en tant qu'ils ne sont semblables à aucun autre). » MARC AUGE.POUR UNE ANTHROPOLOGIE DES MONDES CONTEMPORAINS.
Ces sources, disparates et dispersées sur plusieurs pays (Angola, Namibie, Zambie, Botswana, Zimbabwe, Afrique du Sud, Lesotho), ont toutes les chances de ne pas révéler une histoire unique. Selon les zones géographiques (de la plaine atlantique à la frange côtière le long de l'océan Indien, du Kalahari aux montagnes du Lesotho en passant par le Karoo, les environnements sont multiples), selon les groupes en question et selon les événements (écologiques, politiques...) survenus régionalement, c'est à de nombreuses histoires que l'on assiste, plus ou moins bien documentées, et laissant d'abord l'impression, à l'échelle des siècles et du sous-continent, d'un écheveau de destinées sociales sans tracé commun (sauf peut-être depuis cent ou deux cents ans. On est loin d'épuiser le sujet quand on a parlé à propos des bushsmen des chasseurs /collecteurs,où de ceux qui parlant une langue à clics ou ont aussi en commun un certain nombre de croyances et de pratiques). nombreux sont les Bushmen qui vivent aujourd'hui (et certains depuis assez longtemps) à la ferme, à la mine ou à la ville, qui sont journaliers, salariés ou clochards, bref des prolétaires dans la plupart des cas,(certaines études les abordent en termes de classes sociales.) et qui n'ont jamais eu l'occasion d'approcher une antilope .Ils ne sont pas moins authentiquement Bushmen. « Les profondes mutations sociales survenues récemment (aux XIXe et XXe siècles) et qui ont désintégré ou transformé de façon traumatique les sociétés bushmen sont encore de l'histoire bushman. Elles ne sont pas un point final. D'autres mutations de même ampleur, d'autres révolutions ont eu lieu par le passé, lentes parfois, décalées selon les espaces, peut-être invisibles pour leurs acteurs, mais que dans le temps long et dans les temporalités multiples des différents groupes il est possible de concevoir comme autant d'événements d'une même trame historique. »
Le débat concerne par exemple l'existence historique de deux groupes historiques bien séparés comme le suggère l'origine des noms : doit on admettre dire qu'il y aurait eu deux groupes ethniques voisins mais bien distincts, d'un côté les Hottentots, ou plutôt les Khoekhoe (nom qu'eux-mêmes se donnaient), éleveurs de bétail et donc producteurs de nourriture, de l'autre les Bushmen, petits groupes moins visibles de « prédateurs » à l'organisation sociale plus lâche, de culture et de langue différentes des premiers ? cette distinction ethnique reposerait sur une opposition culturelle entre un vieux fond de peuplement de chasseurs-collecteurs autochtones et une installation plus récente d'éleveurs entrés en concurrence avec les premiers. Les études récentes penchent pour une vision plus dynamique des interactions entre éleveurs et chasseurs, au gré des phases d'un cycle écologique et économique de longue durée. En phase « ascendante », sociétés d'éleveurs et de chasseurs pouvaient manifester un certain degré de fusion culturelle, et les chasseurs se trouver progressivement absorbés par leurs voisins. Au contraire, en phase « descendante », des individus ou des groupes entiers pouvaient se retrouver exclus des communautés khoekhoe et contraints de rallier des groupes de chasseurs et de marginaux plus ou moins acculturés. Depuis 1980 et ce que l'on a appelé le « débat du Kalahari », nombre d'anthropologues et d'historiens remirent en question la vision des bushmen comme « isolat culturel » dans le Kalahari au profit d'analyses économiques, où ils mettent l'accent sur la prolétarisation née de l'histoire coloniale plus ou moins récentes et donc sur un cercle vicieux où pauvreté entrainait marginalisation et marginalisation, la pauvreté. ». ils voient, d'abord les Bushmen comme une classe sociale dépourvue de la notion de propriété et dominée par des étrangers. Historiquement, c'est probablement le sens initial du terme San (vagabond) utilisé par les Khoekhoe. Les San étaient des gens pauvres, de groupes ethniques déterminés, qui ne possédaient pas de bétail, par conséquent contraints de se livrer la prédation pour vivre.
Pendant des dizaines de milliers d'années,comme le montre l'archéologie, des femmes et des hommes ont bien vécu en Afrique australe de la chasse aux animaux sauvages ,du fouissage des tubercules, de la cueillette de fruits ou d'herbes, de la collecte de miel, d'œufs, d'insectes et de larves, ainsi que de la pêche et du ramassage des coquillages dans les zones aquatiques (fleuves, estuaires, bords de mer). Mais a-t-on vraiment le droit de s'appuyer sur l'indiscutable « air de famille » des cultures matérielles anciennes pour attribuer le nom de Bushmen à des chasseurs-collecteurs d'un passé lointain ?
« Mais en fait, derrière la continuité apparente des modes de vie, combien d'histoires interrompues, de dérives migratoires au gré des changements environnementaux, de mutations technologiques et culturelles qui interdisent d'identifier chaque groupe actuel, dans sa spécificité culturelle et biologique, aux traces archéologiques laissées dans la même zone géographique par les chasseurs préhistoriques ?
Si les apports archéologiques ne sont pas dues à un déficit de prospections de la part des archéologues, ils signifient que les groupes bushmen actuels ou sub-actuels du Sandveld ou du Drakensberg n'y sont pas « depuis toujours » et que leurs ancêtres ont donc participé à l'histoire d'autres sous-régions de l'Afrique australe. Et si, ailleurs, les traces archéologiques militent en faveur d'une présence continue de plusieurs millénaires sur un même territoire, elles ne doivent pas faire oublier que ces millénaires ont été ponctués d'événements (si l'on accepte d'appeler événements des processus qui ont pu prendre place sur une duréeconsidérable) qui ont modifié en profondeur les sociétés de chasseurs-collecteurs, et qui ont précisément contribué à en faire des Bushmen.
Il y eut ainsi plusieurs révolutions technologiques à partir de 20000 ans avant notre ère (Later Stone Age) qui illustrent ou révèlent des changements profonds dans la culture matérielle et dans l'univers mental des chasseurs-collecteurs : la réduction de la taille des outils lithiques, l'utilisation d'outils en os polis, la diversification des outils (lests de bâtons à fouir, équipement de pêche...), la diffusion de l'arc et de la flèche, l'utilisation de récipients (œufs d'autruche, carapaces de tortues), le développement de l'art (pariétal et mobilier), l'usage de parures, l'enterrement des morts. A partir de 4000, les archéologues situent une densification de la population, à laquelle dut correspondre une intensification des échanges et la mise en place progressive d'un système de circulation des objets, des matériaux, des innovations, des animaux, des groupes humains.
« Qu'on en juge à la rapidité avec laquelle s'imposent le mouton et les techniques liées à l'élevage, ainsi que celles liées à la céramique, dans l'univers quotidien des chasseurs-collecteurs, puis, presque sans rupture, la vache, le métal, les techniques et les produits liés à l'agriculture. En à peine plus d'une dizaine de siècles, combien de révolutions se sont-elles produites ? Dans le paysage d'abord, avec l'extension des pâturages, des zones déboisées et des cultures sur brûlis aux dépens des territoires de chasse. Ensuite dans les relations entre les sociétés, concurrentielles et violentes ici, symbiotiques là, mais aussi, de façon soudaine, hiérarchiques, parce que éleveurs et laboureurs véhiculent des échelles de valeurs qui confinent les autres, les chasseurs, aux frontières de la société.Les Bushmen sont-ils nés de .cette mise à distance, ne sont-ils en somme que les victimes d'un processus inéluctable de marginalisation sociale ? On va voir que ces mutations eurent d'abord pour effet de brouiller les limites entre les groupes, avec pour conséquence indirecte de nous rendre malaisée l'interprétation des traces et d'interdire la projection dans le passé de catégories d'un usage récent.
Entre ces groupes d'agriculteurs s'installant dans le sous-continent et les groupes de chasseurs-cueilleurs déjà présents sur place, prirent place différentes formes de contacts et d'échanges). Mais on peut dire que, à quelques exceptions près, les populations de chasseurs-cueilleurs faisant usage d'outils de pierre avaient, à l'aube du second millénaire, été remplacées ou absorbées par les communautés villageoises d'agriculteurs métallurgistes dans la presque totalité des régions où l'élevage de la vache et la culture du sorgho et du petit mil étaient praticables, c'est-à-dire en gros dans la moitié est du sous-continent. Ainsi, seule une moitié ouest, largement dominée par un environnement aride, fut jusqu'à l'arrivée des colons européens le domaine exclusif de communautés diverses de chasseurs-cueilleurs-collecteurs-pêcheurs-éleveurs qui continuaient de produire et d'utiliser des outils de pierre
Cette césure entre l'ouest et l'est, entre des cultures Later Stone Age et des cultures Iron Age, est l'une des coupures mentales les plus profondes dans la perception de la préhistoire de l'Afrique australe. Sur cette césure pèse aussi la périodisation (âge de la pierre versus âge des métaux) forgée dans d'autres parties du monde depuis les origines de l'archéologie pré- et protohistorique. Elle est peut-être, pourtant, largement exagérée par le fait que l'on projette trop aisément sur le passé nos connaissances des populations actuelles ou subactuelles, que nous savons être très différentes sur le plan linguistique par exemple (langues khoesan versus langues bantu de la famille Niger-Congo).
Ainsi, certains présupposés ont longtemps conditionné notre façon de percevoir l'économie, les structures sociales et la culture matérielle des populations préhistoriques. Dans le domaine de l'économie, le rôle du pastoralisme a de la sorte longtemps été minoré, à cause de l'intérêt trop exclusif porté à l'étude de populations de chasseurs-cueilleurs « purs », tant prisées par les préhistoriens et les ethnologues. Or, de par sa position pivot entre chasseurs-cueilleurs nomades et agro-pasteurs sédentaires, cette économie pastorale occupe une place importante dans le paysage de l'Afrique australe des deux derniers milliers d'années ; peut-être est-ce même elle qui éclaire, en partie, le statut de la chasse tout au long de ces deux millénaires, entendue comme une économie complémentaire pratiquée par ces mêmes groupes pastoraux ou par des groupes peu ou prou affiliés à eux. Il convient, en outre, de s'interroger sur l'impact de la colonisation à son égard : dans quelle mesure cette dernière n'a-t-elle pas favorisé le maintien voire, ponctuellement, la formation de groupes de chasseurs-cueilleurs trouvant refuge dans les milieux les plus arides, tandis que disparaissaient les pasteurs, davantage soumis à une concurrence sur leurs terres de pâture et plus vite « enrôlés » par les colons comme ouvriers de ferme? L'économie de prédation n'a-t-elle pas été en partie suscitée, tout du moins modifiée dans son statut, par la colonisation? En d'autres termes, l'archipel bushman n'est-il pas, peut-être autant que le fruit d'une longue préhistoire, la résultante d'un événement historique récent (la colonisation) ayant eu pour effets à la fois de « bushmaniser » économiquement des populations locales et d'éliminer des groupes de culture plus « avancée », mais aussi plus fragiles dans un tel contexte (les éleveurs), accroissant ainsi l'isolement social et conceptuel des Bushmen »ALAIN BARNARD. UN PEUPLE SOUS LE REGARD OCCIDENTAL.LES BUSHSMEN DANS L'HISTOIRE.
Tous les écrits ethnographiques ont eu d'abord un point commun : ils décrivaient la société bushman comme immuable jusqu'à une période récente. Au moins implicitement, ils affirmaient que jusqu'à cette époque, elle a connu des formes d'organisation sociale à la fois anciennes et adaptatives, où les forces extérieures n'eurent qu'une influence minime, où l'égalitarisme était l'idéologie prédominante, et le partage, une pratique suivie.Si histoire ,il y avait désormais ,elle était imposée de l'extérieur par les bantous et surtout la colonisation
Pourquoi alors le Kalahari ? Pourquoi est-ce précisément en ces régions reculées de savanes et de désert parfois arides, que vivent, comme s'ils s'étaient délébérment préservés du temps et des regards, les derniers Bushmen ? Illusion de permanence, paradoxalement produit de l'histoire ! Au cours des millénaires, des chasseurs-collecteurs ont pourtant été de toutes les révolutions. En adoptant d'autres modes de subsistance, en apprenant le maniement d'autres objets ou techniques, en changeant de langue ou de statut social, certains individus ou certains groupes ont pu être « absorbés » dans les sociétés khoekhoe et bantoues, ont pu même sauter le pas et « devenir » des Khoekhoe ou des Bantous. Au cours du dernier millénaire, le phénomène saillant à l'échelle du sous-continent est celui de l'intégration croissante des sociétés dans un système d'échanges et d'interactions se développant à partir du nord et de l'est. Quoique les effets de ce système se laissent appréhender, notamment au plan archéologique, jusqu'au cœur du Kalahari, il est indéniable que cette dernière région a connu de par son écologie une emprise économique et politique de moindre intensité que ses périphéries, faisant du centre de l'Afrique australe, plus que toute autre région, un abri ou un refuge pour des populations. Perçue dans la longue durée, il est clair que la colonisation européenne, procédant d'un mouvement enveloppant depuis le sud et l'ouest, est encore venue renforcer ce phénomène, tout en augmentant considérablement ses effets négatifs.
Débutée au milieu du xvne siècle depuis la péninsule du Cap, l'histoire de la colonisation européenne peut être vue comme celle d'une « frontière », au sens de l'ouest américain en mouvement permanent englobant progressivement les territoires correspondant à la colonie du Cap, à l'Afrique du Sud et à l'Afrique australe dans son ensemble. À l'intérieur de cette frontière, on assiste à la mise en place d'un système d'exploitation des populations et à l'extension d'un réseau de drainage des ressources, à commencer par le bétail. Il ne fait pas de doute que maintes communautés de chasseurs-collecteurs se sont trouvées « absorbés» dans ce processus qui devait signifier au final l'affaiblissement de leur pouvoir de transaction et engendrer un cycle de dépossession-déprédation-rétorsion qui culmina avec les massacres, les enlèvements et la généralisation du servage dans l'Afrique du Sud du XIXe siècle. Brutalement éliminés ou en fuite, les Bushmen disparaissent alors du paysage l ; la pression historique, économique et sociale désintégra les groupes, rendit les individus moins visibles socialement. De gré ou de force, les Bushmen survivants n'existèrent que dans les interstices des sociétés environnantes, profitent des possibilités de survie au prix de changements de statut ou de renoncement identitaire : certains se fondent dans le sous-prolétariat rural de la colonie, d'autres sont absorbés dans une nation sotho en voie de formation .Pour eux c'est une autre histoire qui commence, une histoire du malheur.
C'est le même processus qui se reproduit, plus loin, sur les franges ouest et sud-ouest du Kalahari. Dans ces régions, les populations bushmen ont été en contact, dès la fin du XVe siècle, avec des marchands et des aventuriers européens, et se sont trouvés intégrés dans le grand commerce international des peaux, de l'ivoire et des plumes d'autruche, qui bat son plein au xixe siècle. Ici, c'est la quasi-disparition du gibier, dans les années 1880, causée par sa surexploitation, qui sonne le glas de cette intégration économique et contraint les Bushmen à rechercher d'autres opportunités. Elles leurs sont fournies par la pénétration des trekboers, qui met en branle le processus de domination coloniale dans le Northern Cape au XVIII- XIXe siècle, dans la région de Ghanzi (ouest du Botswana) et dans l'est namibien au XXe siècle.la région subit d'abord l'enclosure des terres par les colons blancs et la confiscation des points d'eau, puis les conséquences de la ségrégation (dès la fin des années 1910) et de l'apartheid (à partir des années 1970), enfin des lois réprimant le vagabondage. De ce fait, les Bushmen se sont retrouvés progressivement « piégés » sur leurs anciens territoires de chasse, contraints à l'immobilité sur les fermes commerciales composant désormais l'espace colonial. Avec la dissolution des liens sociaux traditionnels, les Bushmen, incapables de maintenir un mode de vie basé sur l'exploitation de vastes territoires, n'eurent souvent d'autre choix pour survivre que de s'embaucher auprès du baas (le maître) comme travailleurs agricoles, ce qui leur conférait un statut de dépendants économiques, rarement payés et généralement victimes de l'alcoolisme et des mauvais traitements. Moins que jamais des chasseurs-collecteurs, les Bushmen restent cependant bel et bien des « Bushmen », dont la dégradation sociale et morale ne fait qu'accroître la réputation d'incivilités hors du temps.
« Au terme de cette longue histoire, marquée par une série d'événements et de transformations par lesquels les Bushmen semblent disparaître de la scène, leur prolétarisation contemporaine les rend une fois de plus invisibles, parce qu'indignes d'être comparés au Bushman authentique du mythe . À ce compte, les « vrais » Bushmen n'existent plus, sauf en quelques réserves protégées du Kalahari. Anéantis par l'histoire, les voilà en outre niés par le mythe.
« II n'existe pas une image unique des Bushmen. En tout cas, il n'est pas d'image unique qui soit en même temps une image correcte. Les Bushmen ont été utilisés par des générations de personnes, tant en Europe qu'en Afrique, comme principaux représentants du « primitif », avec à la fois de bonnes et de mauvaises connotations, et il ne fait pas de doute qu'ils continueront à être utilisés de la sorte. Pour paraphraser Lévi-Strauss, les Bushmen sont « bons à penser ».
Ce qui est nouveau aujourd'hui, c'est qu'il y a en Occident une conscience grandissante que les Bushmen réfléchissent également à leur place dans le monde, et qu'ils ne le font pas toujours de la même façon que les Occidentaux. Les représentants bushmen expriment à présent les différences entre les cultures aussi bien que de nombreux anthropologues, et leurs perspectives mettent en relief leurs propres valeurs, qui sont souvent loin d'être « primitives », dans quelque sens que ce soit : partager au sein de la communauté, rechercher un ordre social égalitaire, vivre en harmonie avec la nature, etc. Mais par-dessus tout, ils mettent en valeur leur relation à la terre, qui entre en contradiction avec au moins l'un des aspects de la représentation occidentale, porteur d'une durable méprise : l'idée selon laquelle le caractère nomade de la vie des Bushmen serait une indication de tendances migratoires. Tout au contraire, les groupes de Bushmen ayant survécu jusqu'à ce jour ont occupé leurs territoires actuels depuis des siècles, voire des millénaires.
Un espoir pour l'avenir serait que le regard occidental se rapproche davantage de celui des Bushmen, non seulement sur le plan de la sensibilité spirituelle, artistique ou musicale, mais aussi par une compréhension de l'idée que l'avenir dans la reconnaissance d'une autodétermination et d'une identité fondée sur des droits à la terre ancestrale. »ALAIN BARNARD O.CITE
Pour la situation actuelle des bushmen au Boswana, cliquer sur SURVIVAL.
« On sait que les Bushmen, comme les Hottentots vivaient dans l'Afrique du Sud longtemps avant la venue des Bantous. Il fut un temps où le pays tout entier était à eux, les rives des fleuves et les pâturages, les collines et les vallées où croissent les cèdres, du Cap à la Rhodésie, d'Angola au Mozambique. Mais lorsque déferlèrent les premières vagues des migrations bantoues,.lorsque le peuple bantou avec son courage, sa grande taille, ses chefs de tribu, ses rois, ses médecins sorciers, ses lances de métal et ses haches, ses boucliers et ses massues descendit de l'Afrique Centrale en poussant devant lui ses grands troupeaux de bœufs, les Bushmen lui cédèrent la place après quelques combats, parce que les nouveaux venus étaient les plus forts ; la plupart des Bushmen furent tués, d'autres réduits en esclavage ou repoussés toujours, toujours plus loin, là où ni Bantous, ni bétail ne pouvaient vivre. Les Bushmen sont robustes et résistants, tout en nerfs et en muscles, sans un gramme de chair inutile ; ils savent endurer la faim et la soif, fouiller entre des racines d'herbe pour y trouver une plante comestible, chasser l'antilope qu'ils atteignent de leurs flèches. La bête peut mettre quatre jours à mourir, cependant qu'ils parcourent à sa suite des centaines de kilomètres, si la flèche n'a pas été bien placée. Les Bushmen sont d'extraordinaires observateurs ; ils suivent à la piste l'antilope blessée à travers le terrain le plus difficile, reconnaissent ses traces entre toutes, fussent-elles mêlées à celles qu'auraient laissées d'autres bêtes du même troupeau ; s'ils s'abusent entre les foulées, ils retrouvent la bonne, savent, à des marques individuelles, reconnaître leur antilope, parmi toutes les autres. Même un enfant sait distinguer dans le veld les traces du pied de sa mère ; il discerne immédiatement le chaume sec le plus ténu qui, dans l'herbe, surmonte la racine qu'il pourra manger, aperçoit le scorpion caché dans la poussière, l'évite et saute. Ainsi les Bushmen vivent et se perpétuent dans les lieux les plus défavorables ; ils survivent dans les marais infestés de moustiques où croît le papyrus de la rivière Okovango, fumeuse comme la jungle et dangereuse comme elle, avec ses serpents et ses fièvres ; c'est là que vivent les Bushmen du Fleuve, les seuls qui aient de l'eau à satiété, ils survivent aussi dans les vastes steppes au centre du Bechuanaland ; c'est le territoire des Bushmen Griquas, ceux qui, pendant neuf mois de sécheresse ne disposent pas d'une goutte d'eau et s'en passent… » .ELISABETHMARSHALL THOMAS.DES GENS SANS MECHANCETES.GALLIMARD.
En Afrique australe, vivent en effet des groupes autrefois appelés Bochimans en français, en anglais Bushmen, terme qui s'est généralisé ; ils sont quelques dizaines de milliers, principalement au Botswana et en Namibie, mais aussi dans les pays avoisinants (Angola, Zambie, Zimbabwe, Afrique du Sud).
Un jour une bouteille de Coca-Cola tombe au beau milieu d'un village bushman, crée la surprise, provoque la discorde et trouble une vie paisible faite de chasses et de collectes dans le désert du Kalahari. Un habitant du village décide alors d'aller jusqu'aux confins du monde pour y jeter la bouteille responsable de leurs maux. À mesure qu'il découvre en candides la Civilisation, toutes sortes de mésaventures lui arrive, dont il se sort grâce à son ingéniosité et, surtout, son sens de l'humour. Il s'agit ici bien sûr, du film de JAMIE UYS, LES DIEUX SONT TOMBES SUR LA TETE. À travers ce scénario, le public français, rencontre un peuple attachant, pacifique et égalitaire qui vit en harmonie avec la nature, témoin d'un Âge de pierre qui évoque un Âge d'or. Il était donc une fois un Bushman ingénu et ingénieux confronté à la modernité du monde occidental. Tel est le beau mythe que l'on offre au public de celui-ci. (il est résumé aussi en quelque sorte dans le texte qui introduit mon article ,tiré des « Gens Sans Méchancetés » ,une des rares études anthropologiques sur les Bushmen traduites en français.)
Pourtant il est important de savoir déjà que la réalité du tournage était tout autre : on était au temps de l'apartheid dans un coin (Bushmanland) de Namibie sous protectorat sud africain.les JUL/HOAN, acteurs du film, étaient en fait des auxiliaires bushmen de l'armée sud africaine, embauchés comme pisteurs pour lutter contre le mouvement indépendantiste SVAPO(lequel figure dans le film sous l'aspect des « mêchants preneurs d'otages »). Pendant que leurs femmes servaient de domestiques aux blancs. Dans le Bushmenland, l'alcoolisme entrainait misère et violence.
Longtemps les Bushmen ont été considérés comme des gens sans histoire, ou plus exactement au-delà de l'histoire, qui, isolés au cœur du Kalahari, reproduisent depuis un temps immémorial les mêmes gestes, les mêmes rites, les mêmes mythes (Lévi-Strauss 1962). Mise en place dès le XVIIIe siècle par les premiers explorateurs, cette image des Bushmen comme peuple relique d'une préhistoire où l'on vit en harmonie avec la nature est celle-là même que les média et l'industrie du tourisme reproduisent encore aujourd'hui Il n'est pas rare de voir les Bushmen représentés par un visage de vieillard, comme pour signifier un peuple ancien, « premier », sans âge, c'est-à-dire atemporel. De l'âge des individus à l'âge de la population, nous sommes nombreux à faire le pas, y compris certains scientifiques qui considèrent qu'une société organisée sur les seuls rapports de parenté n'accorderait pas d'importance à la question de l'âge. L'hypothèse est pour le moins hasardeuse, et même dangereuse : les Bushmen ignoreraient tout du temps.». (C'est moi qui souligne ici).DU MYTHE A L'HISTOIRE.IN .LES BUSHMEN DANS L'HISTOIRE.ED CNRS
Des documentaires télévisés et des reportages photographiques, contribuent à réinventer perpétuellement le «primitif» dont se nourrit l'idée d'une « civilisation » occidentale. Le Bushman « authentique » doit pour être à la hauteur de sa réputation, se comporter en véritable chasseur-collecteur (terme plus approprié que chasseur cueilleur trop passif, alors que la collecte met en œuvre de nombreuses techniques) et renouveler par ses gestes immémoriaux, le contrat qui l'unit à une nature bienveillante. Comme les Dogons, comme les Peuls les Bushmen auraient une « essence » et perdraient leur identité, s'ils ne ressemblaient aux moulages des musées ou aux récits des explorateurs. Dès lors, un vrai Bushman chasse à l'arc et taille des outils de pierre, une vraie Bushman déterre inlassablement des racines dans le bush, comme ils l'ont toujours fait et comme leurs ancêtres l'ont fait depuis toujours avant eux. Immobiles dans la répétition, ils sont littéralement, comme leurs gestes et leurs outils, préhistoriques, et pourraient même, ces habitants des déserts d'Afrique australe, avoir un lien de parenté avec nos hommes préhistoriques à nous, ceux des cavernes de l'Europe. De là l'idée, commune bien que généralement tacite, que les Bushmen sont des fossiles vivants, des témoignages parvenus jusqu'à nous d'un mode de vie périmé, qu'ils vivent harmonieusement dans un environnement préservé mais toujours sous l'obscure menace d'un déséquilibre fatal causé par l'intrusion de la civilisation.
Loin de rompre avec le mythe, l'anthropologie l'a longtemps entretenu poussé par le « semi-fantasme » d'un monde pur, préservé où la recherche de L'ICI est en fait nostalgie de L'AVANT. De fait, la plupart des études anthropologiques ont porté sur les Bushmen subsistant principalement de la chasse et de la collecte et groupés en communautés isolées. On fabriqua là une image homogénéisée des Bushmen, une population, un peuple même, qui vivrait en harmonie avec la nature, constituant une « société d'abondance », pacifique et égalitaire. IL a existé pourtant et existe en fait des Bushmen qui pratiquent la pêche, l'agriculture ou l'élevage et vivent en étroite relation avec des groupes bantouphones, témoignant d'une organisation sociale faite de clans, de hiérarchies et de logiques d'accumulation, en totale contradiction avec l'idéologie .
La question d'une unité culturelle n'était pas discutée de manière critique, faisant du coup l'impasse sur les différences. La plupart des chercheurs ont longtemps appréhendé ces sociétés comme systèmes (la parenté, l'économie, les échanges, la cosmogonie, les rituels, la littérature orale, etc.), au détriment des dynamiques historiques et de la spécificité régionale. Sans être niées, les relations avec les populations bantouphones étaient rangées dans la rubrique des « changements », lesquels seraient consécutifs à l'impact de la colonisation de l'Afrique australe. Dès lors, l'arrivée des Bushmen dans l'histoire ne saurait être imputée qu'à l'arrivée des groupes bantouphones, puis des colons blancs ; l'histoire des Bushmen n'existerait pas avant celle des rapports de domination.
L'anthropologie trouve parfois renfort dans la science : Les origines de l'humanité pourraient être enfin localisées dans l'Ituri et le Kalahari, (la localisation en Afrique varie pourtant au rythme des découvertes de fossiles) là où vivent les deux plus emblématiques populations de chasseurs-collecteurs : les Pygmées et les Bushmen. On aurait identifié Eve, la mère de l'humanité : elle serait Bushman. Une équipe de généticiens américains serait parvenue à distinguer les Jul/hoan par leur matériel génétique de tous les autres groupes bushmen ; il s'agirait d'un « lignage ancien et séparé ». Les Jul/hoan seraient dès lors le peuple le plus ancien du monde. Les résultats de ces études peuvent laisser sceptiques. Selon d'autres généticiens les ethnies africaines sont trop mobiles et trop brassées génétiquement pour conclure aussi vite l'origine géographique de l'Homo-Sapiens.
« Depuis des siècles, les représentations que se fait la société européenne (et plus généralement « occidentale ») des populations rencontrées au cours de son expansion alimentent la perception de son propre passé. Il nous semble en effet naturel de penser que les « primitifs » côtoyés lors des voyages de découvertes ou étudiés par les chercheurs de terrain ont quelque chose à nous apprendre sur nos ancêtres. La distance spatiale serait en somme un bon étalon de la distance temporelle. De façon avouée ou non, ce que nous croyons découvrir chez l'autre, c'est ce qui a disparu chez nous-mêmes ; le voyage ailleurs est souvent un voyage avant.
Beaucoup de populations du monde ont sans doute permis de porter remède au sentiment d'un passé trop vite passé : à l'instar d'un Leo Frobenius, l'anthropologue n'éprouve-t-il pas toujours, à quelque degré, la tentation d'aller trouver chez l'autre un parfum d'Atlantide – des gestes, des coutumes, des pratiques, quelque chose de nous-mêmes qui allait s'évanouir à jamais? Plus que d'autres, certaines populations du monde ont paru susceptibles de soigner notre nostalgie des origines. Les Fuégiens, les Tasmaniens et les Khoesan en font partie, sans doute au premier chef. Comme si ces populations des extrémités américaine, australienne et africaine, les plus éloignées de nous par la géographie, étaient les plus à même de nous ramener à nos premiers temps, parce qu'elles seraient les plus éloignées de nous par l'histoire
Anthropologie physique, comportements éthiques ou économiques, pratiques artistiques, religiosité et cognition ; ce ne sont là que quelques déclinaisons d'une comparaison récurrente et apparemment fructueuse entre notre passé ancien et des groupes humains qui paraissent être des reliques vivantes de la préhistoire
Il n'en demeure pas moins que la grande diversité des systèmes sociaux observables, leur plasticité à travers le temps et notre inclination fréquente à rechercher des explications globales parfois fondées sur des disciplines connexes mal maîtrisées (la génétique des populations, les neurosciences, l'éthologie animale par exemple) devraient être autant d'incitations à suspendre a priori son jugement face à la « boîte à outils » comparatiste. À cela s'ajoute une autre raison : la facilité avec laquelle nous nous tournons toujours vers les mêmes populations, en fort petit nombre, et notamment vers les populations du sud de l'Afrique, devrait nous alerter sur le fait que ces groupes nous renseignent peut-être d'abord sur nos propres représentations des sociétés passées et sur nos propres critères de définition de l'authenticité des sociétés actuelles. »François Xavier FAUVELLE–AYMAR.L'AILLEURS ET L'AVANT. L'HOMME 2007
Il existe donc un mythe bushmen ou plutôt des mythes qui ont varié suivant en cela les vicissitudes de l'histoire : la transformation des Bushmen de « sauvages brutaux » (selon la perception prédominante aux XVIIIe et XIXe siècles) en « gens sans méchanceté » (au XXe siècle). Ces représentations changeantes révèlent non pas seulement une évolution des idées occidentales ou de la société bushman dans son ensemble, mais aussi des expériences différentes de rencontre avec les Bushmen au cours du temps. Ainsi l'image du « sauvage brutal » fait-elle la part belle à l'idée d'un chasseur habile, rusé, violent envers l'étranger. Si de telles représentations possèdent une part de vérité historique , ce n'est pas tant parce qu'elles illustrent un fait propre à la société bushman comme telle, que parce qu'elles renvoient au contexte de confrontation violente sur la zone frontalière lors de la colonisation de l'Afrique australe par les Blancs(on peut se reporter à l'article précédent concernant l'extermination des /XAN) Les Blancs tuaient les Bushmen par distraction, les pourchassaient dans les zones montagneuses de l'intérieur, en faisaient leurs esclaves. Ils diffusèrent des maladies telles que la variole, la rougeole et la syphilis. et prenaient possession de terres qui avaient été exploitées depuis des millénaires par les Bushmen pour la chasse et la collecte. Les Bushmen ripostaient par des actions violentes dans les régions de montagnes de l'Afrique du Sud et du Lesotho, suscitant une image négative et violente d'eux-mêmes.
« L'image des Bushmen dans la représentation occidentale est le produit de siècles de contacts. C'est une image changeante, parce que la société bushman, comme la société occidentale, a subi de profondes mutations durant cette période. La transformation de cette image est intéressante et importante autant pour ce qu'elle nous apprend sur la société bushman que, plus significativement peut-être, pour ce qu'elle révèle sur la culture et les valeurs de l'Occident. Au demeurant, si l'image a fondamentalement évolué, essentiellement en passant d'une valeur négative à une valeur positive, les stéréotypes séculaires présentant les Bushmen comme « primitifs » et « naturels » ont, eux, perduré. Les Bushmen ont, de fait, longtemps renvoyé à l'Occident une image de lui-même, si bien que cette image se modifie à mesure que l'Occident change. »op.cite
La colonisation vit les Européens au XIXe siècle, se considérer comme race supérieure à tous le autres peuples, non pas simplement en tant que détenteurs d'une technologie plus avancée et d'institutions gouvernementales plus « éclairées », mais aussi sur de critères biologiques. Les différences biologiques entre les peuples furent donc mises en exergue. Dans le cas des Bushmen, la faible stature, les cheveux en « grains de poivre » et la stéatopygie (développement graisseux des fesses) furent dénigré comme autant de caractéristiques propres aux branches « inférieures » de la race humaine. Ainsi, nombreux furent ceux, à commencer par Sara Baartman, un femme khoekhoe, qui furent exhibés en Europe comme des « monstres », des « monstres » censés êtres représentatifs de leurs peuples respectifs. Sara Baartmar également connue sous le nom de « Vénus hottentote », fut exhibée à Londres partir de 1810 environ, et quelques années plus tard à Paris, où elle mourut et où son corps devait rester en tant que pièce de musée. (Sa dépouille fut récemment restituée à l'Afrique du Sud après bien des débats et hésitations).
L'image positive contemporaine entretient cependant une continuité avec l'image ancienne sur un aspect essentiel : le Bushman doit rester primitif, même s'il a acquis désormais le statut de « bon sauvage ».La stigmatisation négative va alors paradoxalement frapper les bushmen « domestiques », ceux qui, sédentarisés , ne sont plus chasseurs-cueilleurs, (ou ne l'ont jamais été) mais pisteurs, travailleurs agricoles, domestiques, auraient ainsi dégénéré. Ils sont à distinguer des survivants qui préservés par l'aridité du Kalahari, seraient demeurés, « purs », un des fantasmes de l'anthropologie (cf les articles : « Quand Les Dogons Doivent Ressembler Aux Dogons »). On peut parfaitement appliquer aux Bushmen ce que JL.AMSELLE écrit des Peuls :
« L'identification du Peul pur prend ainsi la forme d'une longue course-poursuite qui commence au XIXe siècle avec les anthropologues Or elle se poursuit de nos jours, certains anthropologues n'hésitant pas à utiliser les données craniométriques ou à postuler une continuité entre les pasteurs représentés sur les fresques du Tassili des Ajjer et les Peul nomades d'Afrique de l'Ouest d'aujourd'hui.
Le Peul pur, le vrai Peul, c'est le Peul nomade rouge, Bodaado aux cheveux laineux qui se considère pratique le pulaaku, c'est-à-dire la manière de se comporter en Peul. Celle-ci, sorte de conatus spinoziste, se caractérise par la résignation l'intelligence , le courage mais surtout la retenue ou la réserve). Les trois premières valeurs, comme le fait remarquer M. Dupire, se retrouvent dans bien d'autres sociétés africaines mais on peut en dire autant de la dernière. Ces valeurs sont le propre de toutes les sociétés aristocratiques d'Afrique de l'Ouest, qu'elles soient sédentaires ou nomades. Elles ne sauraient véritablement définir une spécialité peul. Si, lorsqu'il est nomade, il est déjà difficile d'identifier le Peul autrement que par sa langue - elle-même extrêmement dialectisée - la tâche est encore plus complexe lorsque l'on se trouve face à des Peul païens semi-nomades ou sédentaires. »J.L.AMSELLE.LOGIQUES METISSES.PAYOT.
Le nom bushman véhiculerait donc une « Idée platonicienne » immuable, à l'instar des Peuls. En fait il est paradoxalement le produit d'une histoire largement contingente et fabriquée en partie par nous. Une histoire, au final, qui pourrait bien être en train, seulement aujourd'hui, de mettre au monde le sentiment commun d'« être bushman ». Naît-on ou devient-on bushman, est-ce l'affaire d'une vie d'homme ou de la longue histoire ? Cela se lit d'abord dans l'histoire d'un nom.
Le terme Bushmen, singulier Bushman, dérivant du néerlandais Bosjesmans et signifiant littéralement « hommes du bush, hommes de la brousse », a son équivalent dans la plupart des langues européennes, Bochimans ou parfois Boschimans en français. Bochimans est largement tombé en désuétude, face à l'utilisation massive du terme Bushmen dans la littérature spécialisée et compte tenu également du fait que ce terme est le seul (avec son doublon afrikaans Boesmans) à avoir véritablement valeur d'ethnonyme en Afrique australe. Ce nom néerlandais dérive probablement de Bosmanneken, traduction littérale du mot orang-outang emprunté par les Néerlandais au malais, langue d'Indonésie où le primate était désigné comme un « homme de la forêt ». Importé au Cap de Bonne-Espérance, le mot devient d'abord un sobriquet servant à désigner différents groupes repérés par les colons et qui leur paraissent mériter une dénomination à part.
Ce terme apparaît au Cap à la fin du XVIe siècle et désigne alors tous ceux qui ne possèdent rien, ni territoire fixe, ni chefs, ni bétail, ni même maisons. Il permet d'opposer deux groupes autochtones, d'un côté les Hottentots, dont l'organisation socio-politique est structurée et que les colons peuvent assimiler, de l'autre côté, les Bushmen, sauvages et prédateurs, insaisissables, et par conséquent dangereux. Ces derniers forment en quelque sorte une catégorie par défaut, puisque toutes sortes de « gueux » peuvent y être inclus, dès lors que leur mode de vie échappe à la compréhension des colons. Ainsi, des Hottentots ayant perdu leurs troupeaux et vivant de rapines deviennent-ils des Bushmen. Sans territoires ni chefs, ils ne sont pas considérés en tant que « société », mais tout juste comme des hommes vivant dans et de la brousse, etc. À ce stade, le terme de Bushmen permet de regrouper au sein d'une même catégorie à usage pratique tous les groupes « hottentots », quelle que soit par ailleurs leur disparité culturelle, qui manifestent une apparente haine de la civilisation ou sont réputés vouloir l'extermination des colons et de leurs familles.
Le terme va se transformer et se figer pour devenir à la fin du XIXe siècle une catégorie ethnique, voire raciale, qui désigne un peuple unique de chasseurs-collecteurs entretenant un rapport intime avec l'environnement, de « bons sauvages » dirait Rousseau, vivant en harmonie avec la nature. On en arrive à une société idéale, utopique, fondée sur des relations égalitaires ; une société d'avant les rapports de domination, de classes, de compétition économique ; une genèse dans laquelle chacun aimerait se reconnaître.
Quant aux anthropologues, ils ont utilisé le terme « Bushmen » jusqu'à ce que, dans les années 1960, les membres du Harvard Kalahari Research Group le considèrent comme connoté négativement Afin de faire droit à des revendications terminologiques le Botswana, où vivent aujourd'hui la majorité des Bushmen, utilise officiellement le terme BASARWA (singulier Mosarwà), tandis que le terme SAN a trouvé crédit en Namibie et en Afrique du Sud.
La problèmatique de la dénomination générique (Bushmen ou San ?) en recouvre une autre au cœur des débats anthropologiques récents : peut on parler d'une ethnie et d'une conscience autochtone ? comment les groupes bushmen se dénomment ils eux-mêmes ? Les groupes ont bien un nom propre mais en reçoivent un autre des populations voisines. La situation est complexe et n'a encore jamais fait l'objet d'une analyse complète et détaillée.
Les groupes bushmen, loin de se penser dans une perspective unitaire, se nomment tantôt en référence à des lieux, à des régions, voire des axes cardinaux et à des animaux chargés de puissance ou tantôt se définissent en stigmatisant leurs voisins. Des termes péjoratifs sont donc utilisés par certains groupes pour en désigner d'autres, qui témoignent de relations de domination. L'ethnonyme nharo (ou naro) proviendrait d'un terme qui signifie « subordonné » ou « soumis. De péjoratif, il a été revalorisé pour devenir le seul utilisé aujourd'hui par ce groupe.
La dénomination des groupes établis dans la région d'Omaheke (Namibie) frontalière à celle de Ghanzi (Botswana) présente des situations tout à fait éclairantes. Les divers groupes bushmen qui y vivent, Jul'hoan, Nharo et /Auleisi, se dénomment et dénomment leurs voisins, les uns par rapport aux autres et suivant des critères géographiques. Ainsi, dans les langues nharo et Jul'hoan, le terme au signifie « nord » ; les /Auleisi sont donc les « gens du nord Dans ce contexte, les termes sont relatifs et géographiquement orientés. Ils se justifient uniquement par référence aux autres groupes bushmen, en opposition avec le centre géographique et politique des locuteurs eux-mêmes.
Il reste aujourd'hui que le terme générique s'il donne encore une illusion d'unité devient un instrument de lutte pour qui veut faire avancer de concert la cause de la minorité « autochtone » bushman et la prise de conscience d'une identité collective. la catégorie de Bushmen n'a donc pas libéré toutes ses potentialités historiques en désignant désormais une identité à faire exister dans l'avenir..
Comme déjà dit ces Bushmen sont pourtant vus comme un peuple hors d'âge, sans histoire, présentant les traits de l'homme « naturel » qui n'a pas encore été touché par les maux de l'Occident ou des autres civilisations « avancées ».il participe ainsi de l'autocritique occidentale conduite, notamment au XVIIIe siècle, à partir de notions comme l'« homme naturel » ou l'« homme sauvage »(ROUSSEAU) comme de la désillusion contemporaine provoquée dans ces sociétés par le sur-développement technologique, la sur-industrialisation et les déchirures de la guerre .d'où l'idéalisation de de la société bushman que l'Occident peut considérer comme enviables : un égalitarisme social, une volonté de consensus, une éthique du partage et un mode de vie perçu comme proche de la nature. Le texte suivant partant d'une intention bienveillante et généreuse à l'égard de ces peuples, et d'inquiétude pour leur survie, s'appuie pourtant sur les composantes du mythe, dont on verra plus loin qu'il est contredit en partie par une histoire réelle plus complexe
« Ce qui reste de ce petit peuple est exemplaire. Il est le premier occupant du sud de l'Afrique. Il a cependant une morphologie asiatique. Il vit à l'âge de pierre et partage avec les Esquimaux la particularité de supporter les conditions climatiques les plus rudes de la planète. Il s'est adapté à la sévérité de l'environnement, au point de savoir vivre sans eau ! Nomade, il constitue l'une des huit ou dix dernières populations à vivre encore uniquement depsédalicn. Après avoir survécu quelque deux ou trois millions d'années sans se transformer notablement, il disparaît aujourd'hui sous nos yeux. Non qu'il ne sache plus surmonter ses conditions de vie redoutables, mais du fait que notre civilisation scintille de plus en plus près de ses portes et qu'il vient, volontairement, se brûler à ses feux. D'ores et déjà il est en marche vers l'occidentalisation irréversible. Deux ou trois millions d'années l'en séparent, mais elle n'est plus qu'à dix jours de marche !
Le rempart du désert est tombé, et la terre continue de tourner. L'aventure n'est cependant pas sans importance, pas seulement un peuple de plus qui meurt, la période qui s'achève, c'est l'homme du paléolithique qui -s'éteint... et personne n'écoute ce qu'il aurait son dernier souffle !
je ne pouvais me défaire de l'idée qu'ils étaient là, comme l'avaient été les plus anciens ancêtres, accrochés comme eux à la vie avec un tel acharnement en dépit de conditions pratiquement insurmontables, qu'on pouvait imaginer qu'ils en avaient, eux-mêmes, directement transmis la flamme. Ayant survécu aux agressions d'une implacable nature pendant plus de deux millions d'années, leur victoire sur la disparition de l'espèce ne manquait pas d'être émouvante et admirable. Je leur étais reconnaissant d'avoir su s'accrocher aux principes simples grâce auxquels ils avaient sauvegardé, jour après jour, le fil mince et fragile de la continuité de l'homme. Nous ne sommes jamais que le résultat des privations accumulées par ceux qui nous ont précédés.
Qu'allaient-ils devenir maintenant ? Le pronostic était facile : sur les huit sous-groupes, six ont déjà abandonné la vie ancestrale et quitté le bush pour les fermes ou les réserves. Alors que cinquante-cinq mille Bochimans vivaient encore de façon traditionnelle il y a moins d'un siècle, on ne peut guère en compter, aujourd'hui, plus de huit cents : quelques K'ong et quelques Gwi/Kué. Mais on peut dénombrer soixante mîÏÏe~descendants de Bochimans qui ont adopté le mode de vie des Tswana1, et qui, avec eux, travaillent pour les fermier s dans la région de Ghanzi. Dilués dans la population noire, ils sont devenus citoyens au Botswana et ils en ont adopté les usages les habitudes. Les mariages mixtes se multiplient avec les Tswana, et les Bochimans intégrés commencent à parler leur langue. Ayant acquis un langage commun, ils commencent à se marier entre sous-groupes. A la vitesse à laquelle se produit l'intégration, il est vraisemblable que dans cinq ans au plus il n'y aura plus aucun Bochiman traditionnel dans le bush. Très bientôt les derniers à leur tour se rapprocheront de Ghanzi. Ils loueront leur travail à quelque pionnier qui ne manquera ni de courage ni de grandeur. Simplement, il viendra d'un autre monde, avec d'autres idées. Il élèvera des vaches par milliers, s'appliquant à les nourrir et à les soigner. Il sera l'un de ceux dont le Bochiman ne peut s'empêcher de constater l'évidente folie : « II nourrit la viande ! » Sommet de l'invraisemblance ! Puis ils se fondront parmi les descendants de leurs aïeux qui s'y sont déjà dilués. Ils entreront dans le Système. Leurs enfants iront à l'école. Ils apprendront à compter au-delà de trois. Ils oublieront le poison du diam-Dhidia, la scarification des femmes et la danse de l'élan.
Un ancêtre de plus sera mort ! Mais la disette sera écartée et l'aveugle ne sera plus laissé en chemin, attendant que le soleil mette un terme à sa soif. Le vieillard et l'impotent pourront attendre une mort plus naturelle. ».CES HOMMES QU'ON ACHEVE.MICHEL ANSELME.ED DU ROCHER
Les carnavals masqués , continuent à rendre hommage aux mythes anciens un peu partout . Habillé sous forme de chèvre, de diable, d’ours ou de monstre avec mâchoire en acier, « l’homme sauvage » appartient au monde de ces mythes.
Le photographe Français Charles Freger découvre le Krampus ) à Salzburg lors d’une mascarade. - créature démoniaque, née dans des pays comme l’Autriche, la Bulgarie ou la Slovénie. Fasciné par la rencontre, il se mit à la recherche des divers figures du mythe dans une chasse photographique à travers, ce qu’il appelle « l’Europe tribale ».
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