L’épisode abyssinien de Leiris aura une amère conclusion : il écrira en effet à propos d’Emawayish : Pourquoi faut-il qu'elle soit venue se présenter devant moi, vers la fin de ce voyage, comme s'il s'agissait uniquement de me rappeler que je suis hanté intérieurement par un fantôme plus mauvais que tous les zar du monde ?
Au dernier chapitre de Biffures, Leiris parle de ses «crises du dedans», qui l'envoyaient tout le temps chercher un objet que, bien sûr, il ne trouvait pas. Chaque fois qu'il se trouvait seul, ses «démons intérieurs» se réveillaient. «Pour échapper à ce désœuvrement qui faisait proliférer en moi les pensées les plus noires [...], il me fallait partir à la recherche d'un objet» il le cherchait alors; mentalement d'abord, puis réellement dans toute la chambre, manipulant, tous les objets qui lui tombaient sous la main. Parfois il se mettait à écrire dans son journal, «question de noircir la page». Cette activité manuelle, nous dit Leiris, l'aidait à «masquer le manque de ce qu’il avait primitivement cherché». Parfois aussi, il s'en allait chercher cet objet au dehors: «je transformais ma promenade [...] en traînerie borgne devant les étalages des bouquinistes ou les vitrines d'un libraire» .Bien sûr que, là-bas non plus, il ne trouvait pas l’objet (ce disque ou ce livre perdu qu'il cherche et ne trouve jamais).
Il est allé chercher cet objet en Afrique, profitant de l’occasion offerte de participer à la mission Dakar Djibouti : Leiris attend beaucoup de ce voyage qu'il entreprend pour lutter contre la vieillesse et la mort en opposant la progression dans l’espace à la marche éperdue du temps. Il voudrait, dit-il, atteindre «une valeur de plus en plus profonde et générale en même temps que plus humaine». Et il oppose à cette valeur irremplaçable de l'humain le bouleversement provoqué par les fantômes. Il entend saisir, par le voyage, des réalités plus fortes et plus réelles que celles portées par les ombres fantomatiques, images d'un insaisissable passé. Il espère au fond que le voyage lui permettra d'établir «un rapport de virilité» avec les choses.
Ce départ est envisagé par Michel Leiris comme une fuite à la Rimbaud : «Je savais comme tout un chacun, explique-t-il, qu'il avait envoyé tout promener pour s'en aller en Ethiopie. C'était un poète qui avait lâché le milieu littéraire parisien pour s'en aller au diable, vivant en aventurier.» Or, lui même éprouve un véritable écœurement en pensant à la futilité de l'existence qu'il mène aux côtés de Georges Bataille et de Georges Henri Rivière «dont la vie s'exerce sur un plan vraiment trop parisien». Même les constructions littéraires et intellectuelles élaborées dans le cadre de la revue Documents lui paraissent vaines et de peu de poids auprès de la recherche scientifique, objet essentiel de la mission Dakar-Djibouti. N'est-ce pas aussi l'occasion de vivre à la façon des personnages de Conrad ? Son ami Limbourg qu’il avait été retrouvé en Egypte lui avait décrit par ailleurs : le terrible appel du continent noir.
Une philosophie du voyage donc : « M'approprier le monde par le moyen symbolique qui consiste à s'y promener, vivre dans des décors nouveaux pour élargir mes perspectives mentales et rompre la filière du calendrier, étancher certaine soif tant cérébrale qu'affective.. ».» (Fibr..). Une philosophie qui va se situer sur deux axes .Un axe horizontal, physique (le texte littéraire) ou géographique (ses différents voyages dont la mission Dakar-Djibouti); un autre vertical qui est la plongée orphique et poétique à l'assaut de cette « chose indicible » que Leiris lui-même a appelé de diverses manières : l'Absolu, ou l'état de minéralisation ou, « la pierre philosophale », ou le flacon qui contient « l’élixir de Jouvence » ou ce qu'il y a sous le "sourire ambigu de la Joconde" ou le zaïmph, « voile sacré de la Salammbô" de Flaubert » ou surtout le Sacré qui naît de la somme parfaite de l'opération Judith + Lucrèce et que va incarner l’abyssinienne, Emawayish.
Le fait pur de ma rencontre d'un instant avec le monde, pour ce temps, complice qui avait à mes yeux valeur de conquête féerique. Un gage d'accord, tel est donc le véritable but de ma recherche quand je rêve de ce disque perdu que je voudrais récupérer, quand je rêve également [...] d'un livre d'importance capitale que je m'efforce en vain de découvrir, inspectant chez son éditeur les rayonnages en boiserie d'une pièce où je le sais rangé parmi d'autres ouvrages qui sont des relations de voyage ou des traités de magie." (Je souligne)
La mission de Leiris est celle de secrétaire archiviste, mais outre ce travail, il s’attache aussitôt à la rédaction de ses notes de route conçues à la manière d’un journal intime. En ce sera L’Afrique fantôme qui va se substituer à son journal personnel qu’il rédige depuis 1922, et sera le résumé des 639 jours qu’il passera à parcourir le continent africain d’ouest en est. Le livre va donc opérer une synthèse inédite (livre hybride à double entrée dira son auteur) entre l’approche autobiographique et le travail scientifique de terrain dans le cadre d’une mission subventionnée par l’état. Leiris mêle des éléments de sa vie privée à des observations scientifiques et on le sent petit à petit se diriger vers une analyse psychanalytique de lui-même (rêves, obsessions sexuelles, contact avec des africains).
Le projet de journal d’abord spontané se précise forme au fur et à mesure de la progression de la Mission Dakar-Djibouti. Lorsque les notes deviennent relativement abondantes et que l'idée de les publier ne fait plus aucun doute pour l'écrivain, il commence la rédaction d'un «Avant-propos» (placé au milieu du livre) pour s'expliquer sur le tour trop personnel qu'il a donné à ses carnets de route, en faisant de son moi leur objet principal.
La première partie du journal et du voyage prend l’allure d’une immersion progressive dans cette terre africaine où les pays se succèdent rapidement, et l’on ressent la difficulté de l’auteur à prendre ses marques. Il s’astreint surtout à collecter des données sans s’immerger complètement dans les populations qu’il côtoie, mais témoigne toujours d’un regard particulièrement lucide sur ce qui l’entoure. (cf. mon article : l’homme qui déroba le kono)
Il est éprouvé par la rudesse du climat .Ses sautes d’humeur se font plus fréquentes et il fustige aussi bien les africains qui calquent leurs attitudes sur les administrateurs coloniaux,(regret sans doute et désillusion d’un faux primitivisme qui ne résiste plus à la réalité ; représentation rousseauiste et « exotique »de l’Afrique: le mauvais africain perverti par la civilisation, d’une part, et de l’autre le « bon sauvage naturel ) que la présence coloniale et ses abus. ».Sa dénonciation des abus de l’administration(le livre sera proscrit sous vichy) est pourtant sans appel :
« Finirai-je par dire moi aussi que ces nègres sont tous les mêmes » ? et qu’il n’y a de bon pour les faire marcher que les coups de triques ? (…) Et ces gens qu'on emploie, sans aucune garantie de travail, auxquels il est d'usage de coller des amendes à tout bout de champ. Ces domestiques qu'on met à la porte du jour au lendemain, les laissant n'importe où. Ces gens qu'on brime, qu'on pressure de toutes les manières, par l'impôt, le travail forcé (doré de promesses fallacieuses), le service militaire (qui ne parvient qu'à faire des tirailleurs, c'est-à-dire des hommes capables de toutes les exactions), la prison (souvent, comme chez les Kirdi, pour des crimes qui ne sont crimes qu'à nos yeux), les prestations...Ces hommes, peut-être pas spécialement sympathiques, mais en tout cas , pas plus stupides, ni plus mauvais que tous les autres, les traiter ainsi sous couleur de civilisation, quelle honte. ».
Les oscillations propres à Leiris, (sa philosophie du déménagement) se manifestent bientôt : il écrit ainsi à Georges bataille : "Je ne vois pas ce que peut signifier une quelconque agitation, en dehors du plaisir même de cette agitation. Je suis parti très dégoûté et je reste très dégoûté, car on ne voyage vraiment que tout seul. Mais tout me paraît préférable à la vie que n'importe lequel d'entre nous est forcé de mener en ce moment en France. .. Tu sais avec quelle acrimonie je puis reprocher à mes meilleurs amis de ne pas être autres que ce qu'ils sont. Non pas parce que je pense, au fond, qu'ils seraient mieux étant autres, mais par simple goût du changement."
La quête du merveilleux va se combiner avec le désenchantement et les illusions perdues. il décrit dans ses lettres certaines scènes en des termes étonnants : «Un débouché de sauvages nus, de l'autre côté d'une rivière que vous êtes en train de passer, lui décrit-il, est toujours chose très émouvante. De même un sacrifice de poule au cours duquel l'égorgeur parle doucement au sac de toile immonde et rapiécé qui est son fétiche, comme un ami s'ouvre confidentiellement à un ami.» Mais aussi «On se lasse atrocement vite en voyageant. Le merveilleux s'amoindrit, à mesure que l'on n'est plus surpris ».
Déjà désabusé, il va pourtant retrouver toute son enthousiasme en Ethiopie (Abyssinie), pays indépendant et donc délivré des administrateurs coloniaux. Leiris salue le passage de là frontière, le jour de ses 31 ans : «Combien de kilomètres a-t-il fallu que nous fassions pour nous sentir enfin au seuil de l'exotisme!» Il marque d'ailleurs le changement en entamant la seconde partie de son journal. «De ce fait, constate-t-il, tout ce qui peut arriver à quelqu'un dans un tel pays est situé sur un plan tellement différent de notre plan commun que tout ce qui peut s'y passer s'y passe comme dans un monde à part. »
Leiris s'y sent enfin devenu un aventurier, un personnage des livres de Conrad, confronté à des situations extrêmes : «Que j'aime ce pays, écrit-il, où l'on se sent si vivant parce que pas un homme n'y est sûr! » II envisage d'écrire, à son retour en France, un roman qui serait «comme du Conrad français, mais plus « psychologique encore.»
Durant le périple, il va mener en plus de ses activités d'archivage quelques enquêtes ethnographiques pour le compte de la mission, chez les Dogons et chez les Ethiopiens principalement- Ce qui entrainera vingt-cinq ans plus tard, en 1958 un ouvrage de réflexion sur les aspects théâtraux de la possession. Il est en effet chargé par Griaule d'enquêter sur les génies ZAR, les rituels de possession et de guérison, aidé de son interprète Abba Jérôme.
Alors qu'il a commencé à enquêter auprès d'un ecclésiastique, le hasard l'amène chez Malkam Ayyahou, l'une des plus réputées parmi la vingtaine de possédées « professionnelles » que compte la ville. Il assiste à des séances de transes possessives (cf mes articles sur la transe dont des extraits de l’ouvrage de leiris), auxquelles participent des malades en cure dont certaines, installées à demeure, sont de futures professionnelles. Il y a là aussi des parentes, des serviteurs, des amis, des gens de passage venus se distraire ou chercher quelque aventure. Tous ou presque ont quelque accointance avec les ZAR et le plus placide des spectateurs peut à tout instant se mettre à bailler, s'étirer, rugir, se dresser et entamer le mouvement de danse appelé gourri, consistant en rapides tournoiements de la tète et frénétiques balancements pendulaires du buste, au terme duquel le ZAR, alors incarné, crie son identité. Le fervent amateur d'opéra, l'adepte de Méduse qu’est Leiris, va ainsi tout de suite se trouver subjugué par la vision de Màlkam Ayyàhu transfigurée en fanfaronnant capitan Abba Qwàsqwes par une explosion de poudre, puis en Chankit, une minaudante servante lorsque ses hôtes avaient été sur le départ. Il développa aussitôt une réflexion sur le merveilleux, son merveilleux des zar.
Outre la transe possessive, un rituel du culte des ZAR absorbe son attention : le sacrifice. Griaule, qui veut des photos et des films, commandite des sacrifices pour les zar de Malkam Ayyehou. Au cours du sacrifice, le zar, incarné dans le sacrifiant, boit le sang, est coiffé des viscères (péritoine, intestin grêle) et de la peau de l'animal
Le jeune surréaliste Leiris s’était appuyé d’abord sur la poésie pour accéder au sacré, grâce aux muses. Il croit cette fois le trouver dans les rituel de possession qu’il va étudier en détail avec la vieille prêtresse. Il suit au quotidien les cérémonies qu’elle orchestre et semble renaitre Pour la première fois depuis le début de la mission, il ne va pas écrire de notes pendant trois jours. On le sent glisser dans un temps sacré : « Jamais je n’avais senti à quel point je suis religieux, mais dans une religion où il est nécessaire que l’on me fasse voir le Dieu. »
Leiris devait plus tard à propos de la tauromachie, focaliser son attention sur des situations constituant «des sortes de nœuds ou points critiques que l'on pourrait géométriquement représenter comme les lieux où l'on se sent tangent au monde et à soi-même» et qui tirent leur force «de nous mettre en contact avec ce qu'il y a au fond de nous de plus intime, en temps ordinaire de plus trouble sinon de plus impénétrablement caché». À ce propos, il citait les civilisations où ces «remuements souterrains» parviennent à s'extérioriser, parce qu'elles auraient du moins le pouvoir de mettre enjeu notre existence, dans sa totalité».
« II y a des moments qu'on peut appeler des crises et qui sont les seuls qui importent dans la vie. Il s'agit des moments où le dehors semble brusquement répondre à la sommation que nous lançons du dedans, où le monde extérieur s'ouvre pour qu'entre notre cœur et lui s'établisse une soudaine communication. J'ai quelque souvenir de cet ordre dans ma vie... dans une rue lumineuse de Montmartre, une Négresse de la troupe des Black Birds tenant un bouquet de rosés humides dans deux mains [...].
Le sacré demeurait pourtant une notion ambiguë ,une puissance mystérieuse
A la fois , état d'âme particulier habité d'une émotion intense, force qui paraissant émaner de certaines personnes ,mais aussi d'objets comme des pierres, des arbres, ou encore des espaces circonscrits et particuliers comme le sont les temples et les églises . Dans la conception surréaliste, le sacré se confond donc parfois avec le merveilleux, parfois avec une Révélation rappelant la nuit d'extase de Pascal. Parfois il est ce point de «vertige dionysiaque [où] le haut et le bas se confondent [...]», où la ligne entre le faste et le néfaste devient indiscernable. C'est là la conception de Bataille, qui parlait « d'instants privilégiés», de «situations privilégiées» ou de «moments parfaits». Il se référait à Rimbaud pour ce qui est de la tentative de saisir, de «fixer» le sacré
D’autre part, dans une autre perspective ethnologique cette fois, Marcel Mauss soulignait le caractère séparé et interdit du sacré, avant d'insister sur son ambiguïté. C'est-à-dire que cette émotion intense revêt à la fois de la pureté et de l'impureté, inspire en même temps «du respect, de l'amour, de la répulsion, de la crainte, des sentiments divers et forts, évocateurs, de nature à se traduire en gestes et en pensées». Emile Durkheim, le maître de Mauss, avait déjà souligné, en plus, le fait que, dans les sociétés qu'il appelle «primitives», ces états de crainte ou de respect sont des «états collectifs objectivés; ils sont la société elle-même vue sous un de ses aspects». Pour lui, les membres de ces communautés qu'il appelle «primitives» réagissent vis-à-vis du sacré de manière tout à fait rationnelle, afin de continuer à jouir de la protection de l'esprit du groupe. Il y aurait donc chez eux une grande part de théâtre dans les rites.
Devant le rituel de possession Michel Leiris apparaît ainsi comme à la croisée d’un choc contradictoire d’idées. Il y retrouve sa polarité de la gauche et de la droite. A sa «gauche», toute la tradition de la subjectivité et de l'irrationnel qui part de Rimbaud et atteint son apogée avec Bataille en passant par Breton et le surréalisme; à sa «droite», les théories ethnographiques de Durkheim et Mauss dont il se réclame. Comment être et ne pas être dans les deux camps à la fois. Il agit en esthète et ou en ethnologue, rédige des fiches d’observation et en même temps, mène ses propres recherches «en portant la subjectivité à son comble», soit de manière pratique quand les autres ne sont pas là, soit dans le secret de son journal intime qui deviendra L'afrique fantome
Leiris est perpétuellement en quête de ce qui a le pouvoir de l'émouvoir, de le sortir de lui-même : c'est ce qu'il attendait de la création poétique telle qu'il l'envisageait pendant sa période surréaliste. Toujours très critique à l'égard de lui-même, de ses impuissances et de ses insuffisances auxquelles il ne parvient pas à se résigner, rêvant toujours d'une autre destinée, il se laisse emporter par le rituel du culte des ZAR. Ces cérémonies -rituel du café, séances de possession, sacrifices - recourent à des pratiques simples susceptibles de libérer l'expression du mauvais génie, du démon responsable de la maladie du possédé. Celui-ci adopte les attitudes, les façons de parler du ZAR «qui le chevauche» (qui l'a envoûté) pendant le temps de la possession. Une fois identifié, le ZAR pourra ensuite, par des pratiques magiques appropriés, être conduit hors du malade qui sera guéri. Michel Leiris ne croit pas à cette possibilité de guérison, mais il a toujours rêvé de cette possibilité de devenir autre.
Au milieu de ces «fous sordides et lyriques», tout se mélange : la trivialité des éléments du sacrifice - les viscères des animaux tués dont se coiffent les prêtresses et le sang chaud qu'elles boivent -, la familiarité des puces dont Michel Leiris est envahi et le caractère exaltant de certaines manifestations dont l'explication résiste à la logique européenne. il se lie avec Malkam Ayyahou, « Très familière, à la fois rieuse et radoteuse, elle participe, écrit-il, de la maquerelle, du pitre et de la pythonisse, mais ajoutera-t-il plus tard, « je pense toujours à la vieille entremetteuse mystique avec un respect mêlé d'affection » Dans ses conduites, il va mêler désir de savoir et désir d'amour, et, dans son journal, écriture subjective et écriture objective. Il écrira moins à sa femme et se confiera davantage à ce journal. Au moment de la publication il remaniera considérablement la seconde partie, ce qui pose la question de savoir si c'est là une conséquence ou non de ses turbulences
Quand apparaît Emawayish, la fille de Malkam Ayyahou, destinée à sa succession, «princesse au visage de cire, mariée à un homme du consul italien», le travail sur les zar devient pour Michel Leiris une véritable obsession, il y plonge comme dans «une mer», « tremper dans le drame de ceux qu'il étudie, de toucher leur façon d'être, de baigner dans la chair vive » Emawayish parait soudain incarner l’ambigüité et la révélation du sacré ainsi que les figures symboliques et tragiques: qui «hantent les songes» de Leiris et qui marqueront l’age d’homme ;elle est par sa fragilité, son aspect, à la fois Judith, Lucrèce et la méduse: «A son allure de princesse se mêle un certain côté succube, à chair molle, moite, froide, qui m'écœure, en même temps qu'il me fait un peu peur ; n'est-elle pas prédestinée ? Et son premier mari, quand il est devenu fou ne se sauvait-il pas de la maison pour s'en aller hurler dans les ruines des châteaux de Gondar?»
Paradoxalement, Emawayish sera l’absente de l’afrique fantome.Citée comme en passant, elle laissera toute la place à la personnalité de sa mère dans le compte rendu des séances, où Leiris intègre de façon significative et pour la première fois au sein du journal subjectif, les fiches objectives d’observation.Les « chansons d’amour » qu’elle improvisera seront présentées comme documents ethnographiques, diplomatiquement platonisés par Abba Jérôme. Pourtant elle sera la grande figure poétique qui va réapparaitre comme « néréide de la mer rouge(cf article précédent :Gondar hutte de paille..) » et surtout elle nous vaudra une page de l’age d’homme. Toutes les images poétiques ambivalentes, les fantasmes et les démons intérieurs, qui hantaient Leiris, figurent dans ce portrait :
"Pensant qu’il me manquait d’avoir un peu vécu à la dure, je saisis l’occasion de faire un long voyage et partis pour près de deux ans en Afrique, comme membre d'une mission ethnographique. Après des mois de chasteté et de sevrage sentimental, séjournant à Gondar, je fus amoureux d'une Ethiopienne qui correspondait physiquement et moralement à mon double idéal de Lucrèce et de Judith. Très belle de visage mais la poitrine ravagée, elle était engoncée dans une toge d'un blanc généralement plus que douteux, sentait le lait suri et possédait une jeune négresse esclave ; on aurait dit une statue de cire et les tatouages bleuâtres qui cernaient son cou haussaient sa tête ainsi qu'eut fait un transparent faux col ou le carcan d'un très ancien supplice laissant aux peaux ses traces en broderie. Peut-être n'était-elle qu'une nouvelle image — en chair et en os, celle-là — de cette Marguerite au cou coupé dont je n'avais jamais pu apercevoir, enfant, le spectre à l'Opéra ? Syphilitique, elle avait plusieurs fois avorté. Son premier mari était devenu fou ; le plus récent, à deux reprises, avait voulu la tuer. Amputée de son clitoris comme toutes les femmes de sa race, elle devait être frigide, au moins en ce qui concerne les Européens. Fille d'une sorte de sorcière possédée par de multiples génies, il était entendu qu'elle hériterait de ces esprits et quelques-uns d'entre eux l'avaient déjà frappée de maladie, la marquant ainsi comme une proie qu'ils viendraient habiter inéluctablement. Ayant fait tuer un bélier blanc et feu pour un de ces génies, je la vis ahaner sous la transe — en plein état de possession — et boire dans une tasse de porcelaine le sang de la victime coulant tout chaud de la gorge coupée. Jamais je ne fis l'amour avec elle, mais lorsque eut lieu ce sacrifice il me sembla qu'un rapport plus intime que toute espèce de lien charnel s'établissait entre elle et moi."
On entre subitement dans la mythologie de bataille : la part obscure, ignorée, se dévoile tout à coup, et se manifeste comme sauvage :
"Si l'on veut maintenant se représenter avec une première clarté le «graal» obstinément poursuivi à travers des profondeurs nuageuses successives et décevantes, il est nécessaire d'insister sur le fait qu'il n'a jamais pu être question de quelque réalité substantielle et que, tout au contraire, il s'agissait d'un élément caractérisé par l'impossibilité qu'il dure. Le nom d'instant privilégié est le seul qui rende compte avec exactitude de ce qui pouvait être rencontré au hasard de la recherche : rien qui constitue une substance à l'épreuve du temps, tout au contraire, ce qui fuit, aussitôt apparu, et ne se laisse pas saisir". G.bataille
Leiris est conduit alors
à adopter des attitudes qui vont prendre à ses yeux une dimension sacrée, celle même qu'il considère comme la quintessence des actes humains, (l’emportement, la transgression, la force ambiguë des désirs qu'elles expriment en souffrant de son rôle d’observateur, » Amertume. Ressentiment contre l’ethnographie, qui fait prendre cette position si inhumaine d’observateur, dans des circonstances où il faudrait s’abandonner » il veut se muer en corps de désir, s’immergeant à la fois dans la passion et le sacré sacrificiel : Les genres se brouillent alors : Une idée (que j'ai déjà caressée) prend corps en moi, écrit-il le 6 septembre: offrir une bête en sacrifice à Emawayish et participer à la cérémonie
.
Lors d’une séance mémorable de transe( jointe à l’alcool) il esquisse envers elle un geste d’amour, d’érotisme , de rupture, à la fois avec l’objectivité ethnographique, et par ce passage à l’acte, avec ses inhibitions passées.. Son geste participe d'une velléité de quitter son rôle d'observateur, fasciné par le spectacle de gens réalisant le fantasme de communion totale qui l'obsédait. il met la main «la main sous la chamma», en fait la robe, (comme le voile de Salammbô ?) d’Emawayish
Il écrira le lendemain :
"Travail languissant de traduction de texte avec le boiteux. Songeant aux fulgurations incessantes de la vieille, au charme insolite qui émane de sa fille, mesurant l'immense prix que j'attache à fixer leurs paroles, je ne peux plus supporter l'enquête méthodique. J'ai besoin de tremper dans leur drame, de toucher leurs façons d'être, de baigner dans la chair vive. Au diable l'ethnographie! Le carnet d'Abba Jérôme - sur lequel je lui fais noter au vol ce que dit la vieille, ou bien sa fille, ou bien quelqu'un de l'entourage -m'est un monde de révélations dont la traduction, chaque fois, me plonge dans le délire(il s’agit des chansons d’amour improvisées par Emawayish ) [...] Comme je suis en train de traduire, avec Abba Jérôme, les notes prises au cours de la visite d'hier, vient le fils aîné d'Emawayish [...]. Il m'apporte un brin d'une plante odoriférante, genre basilic. Je l'envoie aussitôt m'en chercher une brassée. J'en jonche le sol au-dessous de mon lit cela chassera peut-être les punaises que j'ai rapportées hier et, en tout cas, m'aidera à plonger dans la magie, car c'est avec cette plante qu'on jonche le sol de la maison quand on veut évoquer les zar ou les démons".(c’est moi qui souligne)
Leiris avait il pourtant approché la « tangence » de trop près ? Toujours est-il que l’incarnation de Judith et de Lucrèce va se muer soudain, pour lui, lors de situations tragi-comiques en la personne de la Méduse, contemplée cette fois brutalement sans miroir. Le héros tragique va se transformer en spectateur de plus en plus désenchanté et proclamer son doute et sa déception.
Au geste de Leiris, Emawayish a en effet répondu en se saisissant d’un tambourin et en improvisant avec sa mère, des chansons d’amour, sorte de dialogue chanté que l’assistance suit avec un plaisir évident et que l’interprète euphémisme soigneusement.; elle se situe dans un cadre très leirisien, puisqu’elle exprime son dénuement, sa solitude, son besoin du soutien qu’elle espère de Leiris. Paradoxalement mais conformément au balancement antithétique, qui gouverne sa vie, de la gauche à la droite, le « francais »sembla lui plongé un peu plus «dans l'abîme», où le rattrape un passé profond, chargé d'images d'impuissance, qu'entre autres il avait tenté de fuir par son voyage africain.
Tout au long de la soirée, Emawayish tenta de ranimer son soupirant de plus en plus morose.
« Je ne parle pas. À qui parlerais-je ? je mange les grains qu'on me donne, bois le café qu'on me tend. Je regarde ces trois choses : le carnet d'Abba Jérôme, le [péritoine] du mouton, le genou nu d'Emawayish, et sens plus que jamais mon irrémédiable isolement. C'est comme si ces trois points, formant un triangle dans ma tête (du fait que je suis seul à connaître tous leurs liens), coupaient autour de moi l'univers au couteau comme pour m'en séparer et m'enfermer à jamais dans le cercle — incompréhensible ou absurde pour quiconque — de mes propres enchantements. »
Quelques jours plus tard, sous couvert d'une forte émotion provoquée par le zar de sa mère, elle plaça la main de Leiris sous son aisselle, répondant ainsi pudiquement, mais éloquemment, au geste de celui-ci. Rien n'y fit. Leiris était comme absent de la joute qu'il avait engagée, et pourtant il s'agitait frénétiquement comme rarement il l'avait fait au cours du voyage: le pêle-mêle des observations et des émotions avait cédé la place à un chaos. L'image d'Emawayish et de sa mère lui apparaît soudain pourrie par le spectre de la vénalité. Son contact, qui avait éveillé en lui l'impossible sentiment d'être aimé, lui devient insupportable. Il mettra quatre mois pour écrire là-dessus, à tout le moins pour s'en confier à son journal, avec ambiguïté au reste, puisqu'il le fait sur une note volante qu'il garde par devers lui.(il ne publiera jamais le détail des chansons). C’est à cet instant précis qu’il substitue à son journal intime des notes objectives, des comptes rendus de séances pris en fiches. Prisonnier de la fantasmatique qui le faisait ainsi osciller entre la fusion épiphanique des êtres et la séparation amère, le désir de Leiris pour Emawayish était barré dès l'origine, et s’interdisait tout avenir au moment même où il devait passer dans la réalité .
Il a dit- il la sensation ardente d'être au bord de quelque chose dont, il ne touchera jamais le fond, faute de pouvoir s'abandonner.
« Je commençais à me lasser de l'enquête. Malkam Ayyahou et sa famille commençaient à m'ennuyer dans leur avarice sordide. J'étais de moins en moins capable de voir des mages et des Atrides dans ces paysans .tout simplement. Emawayish et sa mère ne m'éblouissaient plus. J'étais écœuré que toute cette aventure - qui durant longtemps m'avait semblé si parfaite – abimât brutalement dans ce qui depuis toujours avait constitué son armature plus ou moins secrète : une question de gros sous. J'étais devenu tout à fait froid. Je souhaitais me reposer ».
Le réel fera retour de multiples façons accentuant le doute et le le dégrisement : II y a d'abord la découverte que la «stérilité magique» (due à la jalousie des zâr) d'Emawayish était un mensonge et que celle-ci, malgré son apparence jeune, est grand-mère; «elle fait figure, à mes yeux, moins de succube que de matrone», dit Leiris. «Et surtout, à mesure que les choses des zâr perdent pour moi de leur mystère, tout glisse sur un autre plan ».il met désormais en doute l’authenticité des sacrifices devant le comportement « professionnel » d’Emawayish lorsqu’il la voit se rincer la bouche au lieu de boire le sang.
Plus tard il écrira à sa femme : « Il ne s'agit que de fantômes, qui m'ont troublé (je n'ai pas à le nier), mais n'ont jamais été rien autre que des fantômes.. »
Lorsqu’il croit se retrouver dans un « autre » terrifiant, tragique, (Emawayish, mais aussi le ZAR, le taureau ou le héros de la tragédie) qui lui est soudain révélé, Leiris s'y reconnaît mais sans parvenir à totalement adhérer à cette image : la révélation tant attendue dans l’épisode abyssinien reste finalement celle d’un hiatus entre le merveilleux et le réel, le moi et cet autre moi qu’il regarde encore comme étrange et étranger ; hiatus qu’il plaçait à l'origine de la tragédie. Les deux polarités s’y rencontrent, se superposent, sans parvenir à coïncider entièrement, mais en se trouvant pour ainsi dire à égalité : sans qu'aucune l'emporte encore vraiment - d'où l'éphémère de ce moment de suspens, d'oscillation, de contemplation (la théorie du tragique parlait de retournement et de reconnaissance pour mener à la catharsis ).chez Leiris celle-ci s’opérera à la fois, dans le choix définitif de la profession d’ethnologue et dans le parti pris de l’écriture autobiographique qu’il appellera l’écriture authentique .
Le voyage en Afrique ,les zar abyssiniens comme l’épisode d’Emawayish vont le guérir, avouera-t-il d’un mythe ,celui du voyage .s’ils ouvrent, en effet, bien des failles définitives dans l’illusion exotique, c’est pourtant pour engendrer de la poésie et de la littérature et faire murir à la fois, un ethnologue et un écrivain à travers toutes ces péripéties hasardeuses. l’Afrique fantôme sera le tournant majeur qui conduira à l’age d’homme et au travail ethnographique.
Pour cerner ce qui le séparait de possédés il considéra son action auprès d'Emawayish en termes de responsabilité: la personne éclatée éthiopienne lui parut irréductible au sujet unique continu occidental. Ce moment constitue un condensé de la naissance de sa réflexion ethnologique la plus originale. Retrouvant Mauss et Durkheim il pensa désormais les zar et la possession en terme d’illusion théâtrale mais construisit la conception d’un théâtre vécu (inconscient) et non joué comme en occident.
Dans une conférence prononcée en 1935 Leiris déclara :
« Regardant vivre Malkam Ayyahou durant plusieurs mois, j'en suis arrivé à considérer que ses zar lui constituaient une sorte de vestiaire de personnalités qu'elle pouvait revêtir selon les nécessités et les hasards divers de son existence quotidienne, personnalités qui lui offraient des comportements et des attitudes tout faits à mi-chemin de la vie et du théâtre ». il est à noter que Leiris s’applique à lui-même ce schéma d’interprétation dans l’age d’homme, opérant ainsi un parallèle, voire une identité entre ses représentations des possédés et de lui-même :
«II me serait à peu près impossible de dire à quels moments, même très jeune, j'étais vraiment naturel, à quels moments j'incarnais un personnage ».
« Emawayish est le secret, grossi de quelques autres avec le temps, sur lequel est construite la théorie du théâtre vécu, théorie par ailleurs nourrie de tous les savoirs de Leiris…..
« Avant que cet amour ne périclite, Leiris enchevêtre les écritures et produit les plus belles pages de son journal. Emawayish et sa mère composent des chansons, les zar se trémoussent en ahanant, et Abba Jérôme, grand maître de l'esquive, dose les mélanges. Tout est dans tout, ou plutôt, chacun en chacun, et Leiris dans son journal en date du 31 août cite une parole d'Emawayish qui est comme une « pique » (et la conclusion que nous devons à celle-ci): « Est-ce que la poésie existe en France ? Est-ce que l'amour existe en France ?».
j.mercier : les traversées Ethiopiennes de Michel Leiris.
chansons d'EMAWAYISH.
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